Cinéma

Thierry de Peretti : « J’ai besoin de connaître mes personnages »

Critique

Le cinéaste Thierry de Peretti revient en Corse pour adapter pour la première fois une œuvre littéraire, À son image, un roman de Jérôme Ferrari, fresque sur trois générations, qui remonte de la fin des années 1970 jusqu’à 2003 depuis le regard d’une jeune photographe, témoin privilégié de l’indépendantisme armé et dont le destin fatal est une allégorie funèbre de l’Histoire corse.

Après un film parisien sur les liens entre la police et le trafic de drogue, Enquête sur un scandale d’État, inspiré du témoignage d’un indic, L’Infiltré, le cinéaste Thierry de Peretti revient en Corse pour adapter pour la première fois une œuvre littéraire. À son image de Jérôme Ferrari est une fresque qui remonte à rebours de la fin des années 1970 jusqu’à 2003 depuis le regard d’une jeune photographe, Antonia. Une vie violente, deuxième long métrage de Thierry de Peretti, et sa face B, Lutte Jeunesse, documentaire à partir du casting de cette fiction, faisaient un portrait de groupe du regard masculin sur la lutte indépendantiste corse des années 1990. À son image opère un pas de côté avec le destin fatal de ce personnage féminin, allégorie funèbre de l’Histoire corse. Quelques jours avant le début du tournage, en août dernier, le cinéaste nous a parlé de ce projet prêt à tourner. RP

publicité

Le film dont vous allez commencer le tournage est une adaptation du roman À son image de Jérôme Ferrari paru en 2018 chez Actes Sud. Comment avez-vous rencontré ce texte ?
Jérôme Ferrari et moi sommes de la même génération. Ses premiers romans se sont fait connaître en même temps que mes premiers films. Nous sommes sans doute un petit groupe, dans la littérature et le cinéma, à essayer d’extirper de l’histoire corse récente des récits qui sont ceux de notre génération. Sans avoir eu totalement le même point de vue, nous avons assisté en Corse aux mêmes événements.
Le festival de littérature le Marathon des mots de Toulouse m’a invité en 2018 avec Jérôme Ferrari à lire des extraits du Sermon de la chute de Rome qui avait reçu le Prix Goncourt en 2012. Avec Jérôme, nous avons alors discuté de cinéma. J’avais par le passé réfléchi à adapter ce roman-là ainsi que Balco Atlantico, mais les droits n’étaient pas libres. Les producteurs ont l’habitude d’acquérir à la hâte les droits d’un grand nombre de romans sans même avoir de projet précis, et c’est encore pire pour les romans primés. Je disais à Jérôme que je pensais qu’il y avait de grandes chances que quelqu’un qui ne connaît pas la Corse ne puisse pas adapter correctement ses textes ou autrement que de manière superficielle. Comment raconter avec précision une époque, une société, une culture si on n’en est pas issu ? Et pour quelle raison louche d’ailleurs ? Je ne parle pas de la véracité, de vraisemblance, ni même de l’authenticité, mais d’une relation que l’on peut engager avec un texte qui lui-même a fait ce chemin (en l’occurrence avec l’histoire politique d’un lieu).
Suite à cette discussion, Jérôme m’a envoyé le PDF de son prochain roman alors sur le point de sortir. À son image, m’a bouleversé. Et je crois que j’ai eu le sentiment, sans doute un peu narcissique, que le roman dialoguait d’une manière secrète ou inconsciente avec mon deuxième long métrage, Une vie violente (sorti en 2017), même si leurs récits ne sont pas totalement contemporains. J’y ai vu comme une conversation entre nous, entre nos œuvres.
À l’époque pourtant, j’avais envie de faire tout autre chose, hors de Corse, car Une vie violente avait été si intense. Mais en lisant le livre, l’idée de refaire un film proche de celui-ci n’était plus une question, car j’y voyais la possibilité de réussir ce qui y avait été raté, de repasser différemment par les mêmes endroits, d’aller un peu plus loin. Avant tout, c’est le personnage d’Antonia qui m’a beaucoup impressionné.

Antonia a beau être un personnage féminin, on l’identifie à votre regard. Elle se situe en dehors de l’indépendantisme armé tout en en étant un témoin privilégié, d’autant qu’elle est photographe. La voyez-vous comme un double ?
Comme une sœur plutôt, ou comme une nièce puisque je joue son oncle dans le film ! Ce n’était pas du tout le cas avec le personnage principal d’Une vie violente pour lequel je ressentais une forme de proximité générationnelle : quelqu’un de la même origine sociale, né en même temps que moi mais qui aurait pris un chemin différent. Antonia a quelques années de plus que moi, mais une partie de son questionnement est sans doute proche du mien.

Adapter une œuvre littéraire est nouveau pour vous. Avez-vous travaillé le scénario avec le concours de Jérôme Ferrari ?
La fabrication du film l’a intéressé. Il s’est montré curieux du choix des acteurs et a assisté à des répétitions. Il a aussi répondu volontiers lorsque je l’ai appelé pour lui poser des questions. En revanche, il a eu l’élégance de nous laisser totalement libres, avec la scénariste Jeanne Aptekman, d’adapter son texte comme bon nous semblait. L’adaptation d’un roman est une nouveauté pour moi. Les personnages traversent des évènements politiques réels que je connais bien. Mais la fiction me prive ici des appuis que me donnent, dans mes autres films, les parcours de personnes réelles. Me confronter à des êtres qui n’existent pas, c’est très déstabilisant pour moi. Ça l’a été dans l’écriture et ça l’est encore à ce stade. La littérature se permet des choses sur lesquelles le cinéma ne peut pas tout à fait passer outre. J’ai un souci du détail un peu obsessionnel, même si ce n’est pas qu’une question de réalisme, plutôt une affaire de composition et de cohérence de l’ensemble qui demande d’avoir des réponses concrètes : quelle voiture, quel métier, quelle maison… J’aurais du mal à faire un film où je ne sache pas répondre pas à ces questions. Tandis que la littérature peut s’en foutre complètement. Les questions sociologiques, presque anthropologiques, sont très importantes pour moi. J’ai besoin de connaître mes personnages. Cela me serait impossible de les mettre dans des situations qui n’existent pas, des situations qui relèvent de la seule fiction.

Est-ce que le succès de votre film précédent, Enquête sur un scandale d’État, qui a réuni près de 250 000 spectateurs en salles, a aidé le montage financier d’À son image ?
De temps en temps, j’ai l’impression que oui, parce qu’on me laisse faire ce film, en Corse, avec un casting d’acteurs non professionnels. Pourtant, je me retrouve face à des difficultés plus grandes que sur mon deuxième long métrage Une vie violente. J’y vois deux raisons : la première est que la conjoncture est très différente d’alors. Il est encore plus difficile de financer du cinéma indépendant qu’en 2015 ou 2016. L’autre est que À son image est un plus gros film et se déroule sur vingt-cinq ans. Le bon résultat d’Enquête sur un scandale d’État se fait annuler par le contexte bien plus défavorable que lorsque je l’ai réalisé en 2019. En définitive, les deux s’équilibrent. Je suis très privilégié dans ce sens-là car À son image a obtenu tous les guichets que nous avons sollicités. Des montants légèrement supérieurs m’auraient néanmoins permis d’être moins contraint par le temps pour un projet de cette ambition. Canal+ a préacheté le film, Arte est co-producteur, nous avons eu l’avance sur recettes, deux régions nous soutiennent (la Corse et la Région Sud). Je travaille à nouveau avec les Films Velvet à la production, Pyramide qui distribuera le film (et assurera aussi les ventes internationales) et quasiment avec la même équipe artistique. Quarante et un jours de tournage sont prévus, ce qui en soi est correct, mais néanmoins restreint pour le nombre de décors, de scènes, de rôles qui traversent différentes époques. Dix jours de tournage de plus m’auraient donné de l’air. Pendant la préparation, j’ai vu Yannick de Quentin Dupieux et De nos jours de Hong Sang-soo. Parfois, je me dis que c’est ce que je devrais faire : un seul décor ou deux, une poignée de jours de tournage. L’intelligence avec laquelle ces cinéastes résolvent ou négocient les difficultés m’impressionne. Quand je vois leurs films, je ne me sens pas très malin d’avoir envie de faire Voyage au bout de l’enfer.

L’équipe artistique connaît un changement : vous retrouvez la directrice de la photographie Josée Deshaies qui avait fait l’image de votre court métrage Le Jour de ma mort en 2005.
Oui, nous avions tourné ensemble mon premier court métrage dans mon village de Bastelica où une partie de À son image se passe également. Josée est venue dès le mois de mars en repérages et faire des essais de caméra pour les séquences hivernales avec l’actrice qui joue Antonia. Nous avons choisi une Alexa 35 et fait des tests de séries d’objectifs très différents. Une séquence sera tournée en plusieurs formats : en Beta, avec un vieux Nokia tout pourri, en DV et en photos. Comme nous utilisons beaucoup d’images d’archives, la monteuse Marion Monnier a déjà commencé à agencer ce matériau. Certaines archives vont être retravaillées en VFX : avec l’intelligence artificielle. Ces images, notamment celles de la prise d’otage de l’hôtel Fesch à Ajaccio en janvier 1981 dont il est question dans l’histoire, je les ai beaucoup vues. Tout à coup, l’A.I. permet de me les faire redécouvrir de manière puissante. C’est impressionnant et prometteur pour la suite du travail.
Lors des repérages techniques, j’ai organisé une grande playlist avec trois heures de projection d’une dizaine d’extraits de films différents que j’ai projetée en salle pour les chefs de postes et les comédiens qui le souhaitaient. Les extraits s’enchaînent, comme un seul grand film rapiécé : cet ensemble nous sert de références communes et nous permet de nous laver les yeux. J’ai choisi beaucoup de films asiatiques comme toujours, mais pas que… Les Garçons de FengKuei, Goodbye South Goodbye, Un temps pour vivre, un temps pour mourir, notamment.

Vous avez en effet dit un jour dans un entretien que les meilleurs films corses avaient été tournés à Taïwan…
J’avais lu un entretien d’Elia Suleiman  où il disait que pour comprendre la société palestinienne, il fallait voir les films d’Hou Hsiao-hsien. C’est exactement ce que je ressentais pour la Corse, que ses films ou ceux d’Edward Yang montraient ce que je voyais ici.

Sur vos tournages, vous mettez en place des dispositifs qui s’appuient sur des plans séquences très longs.  Par exemple, en vue de tourner une séquence qui se passe pendant un concert en soutien à des militants, vous organisez un véritable concert, ouvert à tous à condition de respecter le dress code de l’époque.
La scène du film sera tournée avec la durée d’un vrai concert des mythiques Chjami Aghjalesi. Ils sont une vingtaine de musiciens de plusieurs générations sur scène. Nous réfléchissons avec eux à leur répertoire, comment les spectateurs vont être habillés etc. Ces concerts qui avaient lieu dans les années 1980 étaient quelques fois interdits par la préfecture, ce qui donne une évocation particulière de la tension qui régnait durant cette période. On essaie de trouver une organisation qui permette de construire le film en accord avec ma façon de travailler qui est parfois un peu en opposition avec le pragmatisme de la production.
Nous revoyons à peu près chaque jour le plan de travail, même s’il ne change pas dans les grandes largeurs. Le nombre de jours de tournage nous oblige à envisager un découpage très précis. Mais certaines scènes me demandent du temps : j’ai besoin de les chercher. Je ne peux pas abattre le plan de travail comme ça. Cela voudrait dire que je ne tourne que ce qui est écrit, et je ne sais pas faire ça ou plutôt ça ne m’intéresse pas trop. Le récit sur plusieurs époques nous a contraints à un ordre de tournage qui casse la chronologie et la continuité de manière assez forte. Pour moi, c’est un problème. J’ai l’habitude de réécrire pendant le tournage si je me rends compte qu’une séquence n’est plus indispensable parce qu’elle est contenue dans une autre par exemple. Des choses apparaissent en tournant que l’on n’avait pas perçues à l’écriture. La discontinuité est moins propice à cette reconstruction permanente.

Ce récit sur plusieurs époques, de 1979 à 2003, vous a posé des questions en termes de casting. Comment avez-vous décidé si les personnages seraient incarnés par un seul acteur tout au long de l’histoire ou si vous changeriez de comédiens à chaque époque ?
Ce problème s’est résolu de lui-même par le choix des acteurs : j’ai su en les rencontrant qu’ils pourraient incarner leurs rôles à des âges différents. Le récit a beau se dérouler sur trois décennies, il ne s’agit pas d’un film sur le temps qui passe. Je l’avais constaté sur Une vie violente : l’action se passe sur dix ans, mais on ne perçoit pas les durées de façon si claire en voyant le film. Avec Julie Allione (qui construit le casting du film, mais avec qui plus largement, je prolonge l’écriture du film au moment de la préparation) nous avons assez vite tranché sur le fait qu’il fallait un seul groupe d’acteurs et pas deux ou trois acteurs différents pour chaque rôle. Notre hésitation a porté sur l’âge : fallait-il des acteurs qui soient plus proches des personnages au début ou à la fin de l’histoire ? Nous avons opté pour les plus jeunes et pas pour des acteurs qui auraient 30 ou 35 ans. C’est le groupe sur lequel nous sommes tombés qui m’a convaincu. Leur jeunesse les rendait plus intenses et plus bouleversants. Ils se connaissent, sont de la même génération (entre 20 et 25). Certains d’entre eux ont une expérience de jeu mais pour la plupart, ils sont étudiants. Ils sont tous corses bien sûr, bilingues, ils ont grandi ici et sont très politisés, très au fait de l’histoire contemporaine de l’île. Il fallait qu’on soit avec leur jeunesse au début du film, qu’on ait peur pour eux quand ils vivent ces événements forts, qu’ont les voie traverser tous ces états de la vie que le récit les fait traverser. Je fais des films qui ont une dimension documentaire forte. C’est aussi un film sur eux, sur cette bande là et pas uniquement sur des personnages de fiction. Je continue d’écrire avec eux tout au long de la préparation que leur rôle soit important ou non.

Le scénario comporte de nombreuses scènes de groupe. Comment avez-vous choisi les figurants ?
Je n’aime pas trop ce concept de figuration. Je connais chaque personne qui apparait dans le film. Julie travaille pour cela sur un temps très long. Elle rencontre des centaines de personnes, de toutes les générations et cela pour tous les rôles. La moindre personne choisie a passé des bouts d’essais, mais il s’agit d’un casting non sélectif : toutes les personnes qui se sont présentées, sauf s’ils ne le veulent plus, sont dans le film, mais distribuées selon la nécessité des scènes. Julie les voit en essais, en entretiens seuls puis en groupe, je les vois aussi plusieurs fois et pratiquement jusqu’au tournage.

La liturgie de l’enterrement parcourt tout le récit de À son image : la religion catholique très ancrée dans la culture corse est un thème nouveau dans votre travail. Vous avez d’ailleurs assisté à une ordination de prêtre récemment pour préparer le film.
J’ai eu la chance d’être accueilli et de pouvoir passer du temps au séminaire Saint-Luc d’Aix-en-Provence avec les séminaristes. J’aurais aimé y rester bien davantage. À son image est un récit plus mystique que politique.

Le récit commence par un deuil qu’on ne peut s’empêcher de percevoir comme symbolique : au-delà de la mort de sa protagoniste, le scénario raconte la fin d’une illusion du militantisme armé.
Le roman et le film dressent un constat plutôt amer. C’est un roman sur la vérité et sur la fable. Il s’agit presque plus d’un film d’anticipation que d’un film sur les années 1980 qui ont été très racontées, commentées et d’une certaine manière, très récupérées. C’est une façon d’avancer déguisé pour parler d’aujourd’hui.

Des réactions massives de colère ont éclaté en Corse en mars 2022 suite au meurtre d’Yvan Colonna en prison. Ces événements récents ont-ils coloré différemment pour vous la préparation d’À son image ?
J’ai tout simplement failli arrêter de faire le film pour me consacrer plutôt à ces événements si forts de l’année dernière. Évidemment, cela résonne. Ce sont des discussions que j’ai sur les années 80 et 90 avec les jeunes comédiens d’À son image qui sont très politisés, radicaux même. Ils connaissent très bien les événements que nous allons traverser mais bien sûr pour moi ils étaient contemporains.
La mort du Préfet Erignac en 1998 et l’arrestation d’Yvan Colonna datent de 2003, l’année de la  mort d’Antonia, le personnage principal du film. Malgré l’importance de l’événement dans l’histoire récente de la Corse, il demeure un point aveugle du roman. D’autres ombres, planent sur le récit, comme des fantômes. C’est seulement une fois le film fini que je pourrai percevoir ce qu’il a attrapé dans ses filets.


Rayonnages

CultureCinéma