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Andriy Khalpakhchi : « La culture joue un rôle majeur dans cette guerre »

Politiste

À l’issue de la 52e édition du festival international du film de Kyiv, son directeur Andriy Khalpakhchi revient sur les évolutions du cinéma ukrainien depuis le début de la guerre. Provoquant un rejet de la culture russe et un appel au boycott à l’international, l’invasion de février 2022 a favorisé un renouveau culturel ukrainien qui se traduit notamment par un intérêt inédit pour les productions nationales.

Ingénieur de formation, Andriy Khalpakhchi a commencé sa carrière comme enseignant à l’Université de Construction et d’Architecture de Kyiv. Passionné de cinéma et profitant de l’élan de liberté offert par la perestroïka, il fonde, au milieu des années 1980, un ciné-club qui va révéler au public ukrainien les chefs-d’œuvre du cinéma étranger interdits jusqu’alors en Union soviétique.

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Lorsqu’il prend la direction du Festival international du film de Kiev « Molodist » en 1993, son principal objectif est la promotion du cinéma ukrainien à l’intérieur du pays comme à l’étranger. À la suite de l’invasion russe de février 2022, il décide de maintenir le festival, estimant que les cinéastes ont un rôle important à jouer sur le front de la culture. Après plusieurs siècles de domination russe et de répression de la langue ukrainienne, il estime que la guerre a permis un renouveau culturel nécessaire à la réalisation de l’indépendance ukrainienne. MD

Le festival international du film de Kyiv se déroule dans un pays en guerre pour la seconde année consécutive. Qu’est-ce qui vous a poussé à maintenir le festival malgré l’invasion et quelles ont été les principales difficultés ?
À la suite de l’invasion russe, nous avons d’abord été contraints d’annuler la 51e édition du festival qui devait se tenir au mois de mai 2022. Nous avons finalement réussi à l’organiser au mois de décembre, mais dans un format réduit à trois jours en conservant uniquement la compétition officielle. Le jury travaillait à distance, il n’y a eu que six invités venus de l’étranger et nous avons dû renoncer à l’ensemble de nos programmes parallèles. Une partie du festival a été déplacé au festival de Hambourg en Allemagne. Cette année encore, la compétition nationale de cinéma ukrainien est hébergée par le festival de Hambourg avec le soutien financier de nos collègues allemands.
Il faut comprendre qu’à ce moment-là, les Russes concentraient leurs frappes sur les installations énergétiques, afin de nous priver d’électricité et de chauffage à l’approche de l’hiver. Les coupures étaient très fréquentes et nous nous retrouvions plusieurs heures par jour sans lumière. Pendant le festival, nous avions installé des générateurs de secours près du cinéma afin de pouvoir continuer la projection des films, y compris durant les coupures d’électricité.
Pourquoi organiser un festival dans la guerre ? Pour y répondre, je souhaiterais me référer au film Wartime Notes de Barbara Cupisti, la présidente du jury de notre compétition documentaire. Un des personnages principaux de son film, le chef d’orchestre de l’opéra de Lviv, formule parfaitement ce que nous, les travailleurs de la culture, ressentions tous au début de la guerre. « Sommes-nous vraiment utiles ? Que pouvons-nous faire pour notre pays ? ». Personnellement, je ne peux plus prendre les armes en raison de mon âge. Mais nous avons rapidement réalisé qu’il existait également un second front dans le domaine de la culture. Il est important pour nous de montrer au monde entier que la culture et le cinéma ukrainien sont toujours debout malgré les difficultés. Il nous incombe également de soulager nos spectateurs dans un contexte extrêmement traumatique.
À partir de cette année, nous avons également décidé de faire un festival à part entière à partir de notre compétition de film LGBT. Le premier festival de cinéma queer d’Ukraine « Sunny Bunny » a donc eu lieu cet été du 22 au 28 juin 2023. Nous estimons que c’est un évènement qui a une résonnance particulièrement importante dans le contexte actuel, alors que notre pays prétend bientôt intégrer l’Union européenne.

Est-ce que les Ukrainiens continuent à aller au cinéma malgré la guerre ?
Au moment de l’invasion et durant les semaines qui ont suivies, les salles de cinéma étaient dans un état de crise totale. Il ne faut pas oublier que nous sommes passés presque sans transition de la pandémie à la guerre. Le Covid a fait beaucoup de mal au cinéma, car les salles ont très longtemps été fermées puis la fréquentation est restée faible, car les gens avaient peur et il y avait de fortes restrictions. Quand la guerre a commencé, les cinémas ont de nouveau arrêté de fonctionner. Il est ensuite arrivé une chose surprenante et très encourageante. C’est la hausse d’intérêt des spectateurs pour le cinéma ukrainien. Nous avons toujours envié le box-office des productions nationales en France ou en Pologne, où les spectateurs sont historiquement nombreux à aller voir les films de leur propre pays. Je pense que l’on peut y voir un certain patriotisme culturel. Grâce à la guerre, c’est enfin arrivé à notre cinéma. Plusieurs films ukrainiens ont pour la première fois largement dépassé les blockbusters américains. C’est le cas de Dovbush de Oles Sanin, qui raconte l’histoire d’un personnage du folklore de l’Ouest ukrainien, une sorte de Robin des Bois des Carpates. Il y a aussi le dessin animé Mavka qui est même sorti en France en 2023 (sous le nom Le royaume de Naya) ou encore Le serment de Pamfir, présenté en Quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes en 2022 et qui a aussi connu un grand succès dans nos salles. On n’avait jamais connu cela avant la guerre et la majorité des Ukrainiens montrait jusque-là peu d’intérêt pour les productions nationales. On peut donc y voir une conséquence aussi inattendue que positive de ce conflit sur l’industrie cinématographique en Ukraine.

Quelles ont été les conséquences de la guerre sur les financements, la production et la réalisation de films en Ukraine ?
Les années précédant la guerre ont vu un fort essor de la production cinématographique en Ukraine. Les financements publics destinés au cinéma ont connu une augmentation quasiment ininterrompue, y compris durant la pandémie. Depuis 2004 environ, on assiste à une institutionnalisation progressive de notre système de financement public du cinéma en prenant pour modèle l’Institut du cinéma polonais (Polish Film Institute). Cette dynamique a favorisé l’apparition de toute une nouvelle génération de cinéastes ukrainiens. Durant les dernières années précédant la guerre, on a pu constater une participation récurrente de films ukrainiens dans les compétitions des festivals les plus prestigieux comme Cannes, Berlin ou Venise. Des films produits et réalisés avant la guerre continuent à être présentés en festival et à sortir dans les salles. Plusieurs d’entre eux sont d’ailleurs liés à la guerre, qui a en fait réellement commencé dès 2014 avec l’annexion de la Crimée et la création des républiques séparatistes à l’Est du pays. Pour l’instant, nous avons des choses à montrer ici et à l’étranger. Nous avons d’ailleurs sélectionné deux films ukrainiens dans notre compétition internationale de cette année. Le thriller Stay Online de Eva Strelnikova, et Stepne de Maryna Vroda, récompensé par le Léopard de la meilleure réalisation au festival de Locarno.
L’invasion russe a bien évidemment compliqué la situation puisque les financements publics ont été fortement réduits en raison des besoins liés à l’effort de guerre. Quand il y a des bombardements quotidiens sur l’ensemble du territoire, il va de soi que les moyens de l’État doivent être concentrés sur des secteurs prioritaires comme l’énergie, les transports et l’alimentation. De nombreux films continuent cependant à être produits et tournés actuellement grâce aux efforts déployés par nos producteurs pour trouver des financements à l’étranger. Ils participent à toutes les séances de pitching possibles pour trouver des financements à l’étranger, en festivals ou ailleurs. Le cinéma ukrainien profite par ailleurs d’un autre effet inattendu depuis le début de la guerre, qui est de l’ordre de la solidarité. Il y a une forte hausse de la demande de films ukrainiens de la part des festivals et des plateformes de streaming. Tout le monde veut pouvoir montrer du cinéma ukrainien aujourd’hui.

Quelle a été la réaction des cinéastes ukrainiens depuis le début de l’invasion ? Quelles sont les principales trajectoires ?
Nous nous trouvons en ce moment même dans un café du centre de Kiev d’où l’on pourrait croire qu’il ne se passe rien de particulier à l’exception de l’existence d’un couvre-feu entre minuit et 5 heures du matin. Nous connaissons une période assez calme en ce moment dans la capitale et, durant le festival, l’alerte aérienne n’a résonné que deux fois. Nous avons réalisé que nous devions contribuer à l’effort de guerre sur le front culturel puisque les conditions nous le permettent désormais. Au début de la guerre, la situation était très différente. Tout le monde était terriblement effrayé. Il faut comprendre que l’ennemi s’est approché à moins de 20 km du centre-ville. Personnellement, j’ai pris la décision de ne pas quitter Kiev et, durant cette période, au moment de me coucher, je comprenais qu’il était possible que je me réveille dans une ville occupée et avec un avenir plus qu’incertain. Certains cinéastes ont immédiatement quitté la ville et parfois même le pays, notamment ceux qui avaient des enfants en bas âge. Une fois le temps de la stupeur passé, nous avons compris qu’il fallait se remettre au travail. L’invasion nous a fait réaliser que la culture et sa promotion sont des armes primordiales dans le combat pour la souveraineté et dans la guerre d’opinion au plan international. Les Russes ont toujours excellé dans la promotion de « la grande culture russe » et de leur cinéma, qui sont, la plupart du temps, doublés d’un objectif de propagande politique. Pendant très longtemps, les Russes faisaient même la promotion de leur culture sur le territoire ukrainien. Avant 2014, Moscou organisait de nombreux festivals en Crimée, y compris de cinéma, afin de préparer la péninsule à l’annexion et à la russification. De ce point de vue, nous avons pris beaucoup de retard sur les Russes. Lorsque j’en ai pris la direction au début des années 1990, l’une des tâches principales du festival « Molodist » était la promotion du cinéma ukrainien à l’étranger. À l’époque, les gens ne savaient même pas que certains des plus grands cinéastes soviétiques comme Alexandre Dovjenko étaient ukrainiens. Désormais, lorsqu’un cinéaste ukrainien choisit le thème et le message de son prochain film, il le fait avec la conscience que son travail doit aussi contribuer à la promotion de la culture ukrainienne pour la victoire.
De nombreux cinéastes se sont tout simplement engagés dans l’armée ou dans les bataillons de volontaires afin de rejoindre le front. C’est par exemple le cas d’Oleg Sentsov qui a passé 5 ans dans les prisons russes. Il est désormais officier dans les forces spéciales et se trouve actuellement au centre des combats. Il y en a de nombreux autres comme les directeurs de la photographie Vladislav Pilutzki ou Sergey Mikhalchuk qui se trouvent également sur la ligne de front. Malheureusement, nombre d’entre eux ont déjà perdu la vie en nous protégeant. Le plus important est que la plupart d’entre eux ont rejoint l’armée volontairement, alors qu’ils auraient pu rester à l’arrière ou quitter le pays.

Quelle est la position de l’État sur la culture ? Reste-t-il des moyens humains et financiers au niveau public pour la culture malgré la guerre ?
Le cinéma et la culture dans son ensemble ne sont pas des secteurs prioritaires pour un État en guerre. Le gouvernement a néanmoins alloué d’importants moyens dès les premiers jours du conflit afin de protéger les principales traces matérielles de la culture ukrainienne. Il a notamment fallu évacuer et mettre à l’abri les collections des musées qui risquaient de se retrouver en territoire occupé ou menacées par des bombardements. Mais nous nous reposons désormais beaucoup sur les aides venues de l’étranger. Nous n’aurions pas pu organiser notre festival cette année si nous avions compté uniquement sur l’État ukrainien. Nous avons reçu l’aide de plusieurs ambassades comme celles de l’Italie, de la France et de la Suisse, ainsi qu’un soutien significatif du Goethe Institut allemand. Plusieurs initiatives importantes ont vu le jour en Europe depuis le début du conflit pour le soutien du cinéma ukrainien. Le CNC français, l’agence Eurimage et d’autres fonds européens allouent notamment des aides importantes à la post-production de films ukrainiens et soutiennent les projets qui se sont retrouvés en difficulté à cause de la guerre. Grace à ces aides, nous avons également été en mesure de tenir un pavillon ukrainien durant le festival de Cannes. Notre présence à Cannes est essentielle car toute l’industrie du cinéma est présente durant cet évènement à l’importance planétaire. C’est très important pour la communication et la promotion de notre cinéma à l’étranger, afin d’intéresser notamment les autres festivals. Nous avons organisé des panels pour favoriser des coproductions avec l’Ukraine et plusieurs séances de pitching de projets ukrainiens. Il était important de prouver que même en situation de guerre, il est totalement possible d’organiser des tournages en Ukraine. Enfin, cela a été l’occasion d’amplifier et de prolonger nos appels au boycott total du cinéma russe, notamment dans les festivals.

Au festival de Cannes en 2022, vous avez été une des voix principales appelant au boycott du cinéma russe. Maintenez-vous cette position ? Que pensez-vous des cinéastes russes ouvertement opposés au régime de Poutine et à l’agression russe ?
Je voudrais d’abord rappeler que j’ai un respect sans limites pour les gens qui se sont ouvertement opposés au régime poutinien en Russie, et cela même avant la guerre. Néanmoins, la majorité des cinéastes se proclamant de l’opposition collaboraient aussi avec l’État en recevant de l’argent du ministère de la Culture et d’autres organismes liés à l’État. Aujourd’hui leur position est plus prononcée. Nombre d’entre eux sont poursuivis par les forces de sécurité, désignés comme agents de l’étranger et la majorité a tout simplement quitté le pays. En 2022 à Cannes, le débat se cristallisait autour de La Femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov, présenté en compétition officielle. Je ne souhaite pas commenter les qualités artistiques de ce film, qui est loin d’être un chef-d’œuvre. Le vrai problème est qu’il a été tourné avec l’argent de l’oligarque Roman Abramovitch qui finance aussi le régime poutinien. Kirill Serebrennikov ne s’en est d’ailleurs pas caché et a publiquement pris la défense du milliardaire durant le festival. Plusieurs réalisateurs russes essayent également de cacher leur lien avec la Russie. J’ai récemment discuté avec le directeur du festival du film de Hambourg. Il n’a sélectionné aucun film russe, mais en a reçu plusieurs en candidature, dont certains avec des génériques découpés pour masquer les traces de financements institutionnels russes.
J’ai grandi dans l’Ukraine soviétique des années 1950. À l’époque, il y avait un rejet radical de tout ce qui était allemand, même plusieurs années après la guerre. Cela était d’autant plus le cas durant la guerre. Personne n’aurait imaginé une seule seconde qu’une pièce de Goethe puisse être jouée dans un théâtre soviétique ou un opéra de Wagner dans un opéra européen durant la Seconde Guerre mondiale. Peu à peu ces auteurs sont revenus et il est même possible aujourd’hui de projeter et débattre des films de Leni Riefenstahl qui a pourtant servi la propagande nazie. Nous n’appelons pas à une interdiction totale de la culture russe, mais seulement à une interruption de sa diffusion et de sa promotion pour un moment donné. Mais ce boycott advient malheureusement déjà trop tard. Que nous montre l’invasion de l’Ukraine ? Le fait que l’Europe et l’Occident ont laissé passer trop de choses toutes ces années. Le boycott et les sanctions les plus radicales auraient dû être entrepris dès le génocide en Tchétchénie. Il a d’ailleurs été prouvé que les attentats par explosions qui ont servi à alimenter la haine de la population russe contre les Tchétchènes ont été organisés par les autorités russes elles-mêmes, par le FSB. Pendant ce temps, le prince Albert de Monaco se rendait en Sibérie et votait au Comité olympique pour la tenue des Jeux olympiques de Sotchi. Il y a ensuite eu l’Abkhazie en Géorgie, la Syrie, la Crimée, le Donbass…
Il ne faut pas laisser passer ce moment aujourd’hui, car ce qui se passe menace l’ensemble du monde civilisé. C’est pourquoi nous parlons de boycott ou d’interruption de la culture russe. Vous savez, j’ai grandi moi-même avec cette culture et cette langue. J’ai une grande collection de livres russes. Lorsque ma femme était enceinte, je lisais Eugène Onéguine à son ventre, estimant que ce serait bon pour le futur enfant. Mais aujourd’hui je ne veux et ne peux plus lire Pouchkine. Même Pouchkine.
En Ukraine, nous avons décidé de ne plus montrer aucun film russe ou réalisé par un Russe par principe. Il y a des exceptions extrêmement rares comme le film documentaire réalisé par le russe Askold Kurov sur le procès du réalisateur ukrainien Oleg Sentsov. Bien sûr, le temps passera, et une partie de cette culture reviendra, y compris en Ukraine. Mais tant que la guerre durera, il faudra respecter la volonté des Ukrainiens de ne plus écouter Tchaïkovski.
Pour revenir aux dissidents russes à l’étranger. Il faut dire que dans tout appel il y a des exceptions. Même si nous parlons de boycott il peut y avoir des exceptions. Je serrerais avec plaisir la main du réalisateur Andreï Zviagintsev ou de l’actrice Lia Akhedjakova. Mais pour l’instant, il n’y a pas de nouveau film de Zviagintsev et je crois savoir que le prochain sera un film français. Un réalisateur russe, mais un film français.

Quelle est votre position sur l’héritage du cinéma soviétique, sur les films créés par des équipes mixtes ukrainiennes et russes et les films réalisés en Russie par des cinéastes ukrainiens comme Kira Mouratova, Grigori Tchoukhraï ou Roman Balaïan ?
C’est en effet une question importante et complexe. En URSS, nous étions tous des Homo Sovieticus. Les gens étudiaient en Russie, travaillaient en Russie et filmaient en Russie. Si on met de côté les très nombreux films de propagande, il y a évidemment des chefs-d’œuvre absolus. De mon point de vue, Quand passent les cigognes de Mikhaïl Kalatozov demeure l’un des meilleurs films du cinéma mondial. Même après 2014, ce film, ainsi que plusieurs autres chefs-d’œuvre du cinéma soviétique comme Le Père du soldat de Revaz Tchkheidze continuaient à être diffusés régulièrement sur la télévision ukrainienne. Ils ne sont probablement plus diffusés aujourd’hui, mais reviendront certainement rapidement.
Pour ce qui est des cinéastes ukrainiens qui travaillaient en Russie soviétique puis en Russie contemporaine, comme Kira Mouratova ou Roman Balaïan, la question est ailleurs. Dans plusieurs de leurs films jouent des acteurs qui ont ouvertement apporté leur soutien au régime russe et à sa guerre depuis 2014. C’est par exemple le cas d’Oleg Tabakov. Honte et déshonneur. Comme le dit Balaïan : « Qu’attendiez-vous de lui, il a toujours été un peu simplet ». Il y en a malheureusement beaucoup d’autres dans ce cas et en ces temps de guerre, il y a bien évidemment un rejet total de tous ceux qui ont participé à la propagande servant l’agression russe. Certains des cinéastes soviétiques puis russes les plus célèbres vont jusqu’à outrepasser la propagande d’État. C’est notamment le cas de Nikita Mikhalkov qui a déclaré que l’Ukraine avait transmis le virus du Covid à la Russie en envoyant des oiseaux contaminés. Il a pourtant fait de très grands films à ses débuts comme Cinq Soirées ou Quelques jours de la vie d’Oblomov. Ces films reviendront probablement un jour sur les écrans, y compris en Ukraine. Pour l’instant, et tant que la guerre durera, on ne veut plus rien voir qui soit associé à ces sinistres pantins de la propagande poutinienne.
Je ne sais pas si j’ai vraiment répondu à votre question pour la simple raison que cela demeure une question pour moi aussi. Je ne sais toujours pas quoi faire avec cet héritage et quelle attitude adopter après la guerre. Ce qui est néanmoins certain, c’est que tant que la guerre dure, on ne montrera rien de cela. Je me répète, c’est une interruption nécessaire et justifiée.

La question de la langue est instrumentalisée par l’État russe pour justifier son invasion et même le début de la guerre depuis 2014 ? Du côté ukrainien, il semble qu’il en va de la survie de l’identité culturelle du pays. Quelle est pour vous l’importance de la culture dans cette guerre ?
La culture joue un rôle majeur dans cette guerre. Revenons encore une fois à la période soviétique. Bien que le parti communiste prônait l’internationalisme, une telle chose n’a jamais existé et les Soviétiques ont mis en place une politique culturelle et linguistique colonialiste, favorisant l’utilisation du russe dans l’ensemble des républiques de l’Union. Cette politique était un héritage direct de la Russie impériale et, nombreux sont ceux qui l’ont oublié, mais les écoles, la culture et la langue ukrainiennes ont commencé à être interdites et réprimées dès le règne de Pierre Ier au début du XVIIIe siècle. Une volonté partagée ensuite par les dirigeants soviétiques de faire disparaître progressivement la langue et l’identité ukrainienne. La renaissance de la culture ukrainienne des années 30 a été stoppée par les exécutions massives et la poésie tout simplement interdite. La culture ukrainienne était maintenue à l’arrêt par la répression soviétique. Après la chute de l’URSS, le retour à la langue ukrainienne était absolument nécessaire, car la souveraineté et l’indépendance d’un État ne peuvent pas se réaliser pleinement tant que la langue principale vient de l’étranger. Cela a été démontré plusieurs fois dans l’histoire. Lorsque la Tchéquie et la Slovaquie ont obtenu leur indépendance de l’Empire austro-hongrois, Kafka écrivait toujours en allemand et de nombreux autres écrivains et artistes tchèques et slovaques continuaient à utiliser l’allemand comme langue de la culture. Cela a facilité les projets de l’Allemagne fasciste. Il a fallu des années avant que le tchèque regagne sa prééminence. Pour l’Ukraine, un retour à la langue nationale est nécessaire pour son développement et protéger sa souveraineté. Et il faut faire encore beaucoup d’effort afin que la langue ukrainienne s’implante durablement sur l’ensemble du territoire national. Il faut dire qu’à ce niveau-là, la guerre a grandement accéléré la tendance. À la suite de l’agression, une grande partie de la jeunesse, y compris dans les villes traditionnellement russophones comme Odessa, a commencé à parler ukrainien. Les générations plus âgées ont également progressivement transité vers la langue ukrainienne dans leur quotidien. C’est une réaction d’auto-identification et de résistance de la population ukrainienne. L’agression russe a entrainé une renaissance de la culture ukrainienne par le patriotisme. De plus en plus de nouveaux livres, de poèmes, et autres œuvres ukrainiennes sont publiés. On redécouvre tous les jours à quel point cette culture est riche et a survécu dans le temps malgré les tentatives répétées de la réprimer. Comme nous aimons bien le répéter ici avec humour, Poutine a enfin fait de nous de vrais Ukrainiens.


Maxime Daniélou

Politiste, Doctorant en études slaves et chargé de cours à l’université Paris-Nanterre

Mots-clés

Guerre en Ukraine