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Hélène Frappat : « Le cinéma est toujours très en avance sur la société »

Critique

Philosophe, écrivaine, critique et traductrice, Hélène Frappat aime se penser espionne pour mieux traverser les frontières entre les disciplines et les genres. Avec Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, elle signe un essai qui prolonge Trois femmes disparaissent, son dernier roman. Une nouvelle fois, elle enquête sur le cinéma pour mieux saisir la société, et surtout tenter d’y produire des effets.

Dans Gaslight, le mari de Paula jouée par Ingrid Bergman enferme sa femme dans leur austère demeure victorienne et fait varier insensiblement le volume de la lumière au gaz pour lui faire croire qu’elle devient folle.

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L’autrice Hélène Frappat s’appuie sur ce scénario et sur l’évolution du terme « gaslighting » dans la société pour scruter la permanence des mécanismes d’emprises visant à étouffer la parole féminine. Dans son roman paru en janvier 2023, Trois femmes disparaissent dont deux adaptations se préparent, l’une à l’IRCAM, l’autre au cinéma, elle étudiait déjà une forme de répétition de la domination masculine sur le corps féminin à l’échelle d’une dynastie d’actrices hollywoodiennes, Tippi Hedren, sa fille Melanie Griffith et sa petite-fille Dakota Johnson. Dans le cadre d’une carte blanche donnée par le Festival d’automne à Alice Diop du 10 au 12 novembre, elle a proposé une installation à huit mains avec la cinéaste et l’anthropologue-réalisatrice Verena Paravel et l’écrivaine Penda Diouf.
Philosophe de formation, traductrice, critique de cinéma et écrivaine, elle piste ce terme états-unien dans Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes pour en mesurer la portée et convoque tout un casting de femmes « évaporées » aussi bien réelles que fictionnelles, réécrivant une histoire des relations entre hommes et femmes. Dans sa cuisine où elle écrit autant qu’elle fait à manger, elle a évoqué les différents champs qu’elle mêle dans cet essai. À partir du film de Cukor dont un nouvel aspect est exploré à chaque chapitre, l’essai fonctionne en étoilement de références et pensées, comme un manuel de survie pour retrouver sa voix. RP

 

Le concept de gaslighting que vous étudiez dans votre essai provient d’une œuvre de fiction, Gaslight. Comment avez-vous découvert ce film de George Cukor de 1944 et comment sa vision et son interprétation se sont-elles transformées en vous jusqu’à ce projet de livre ?
J’ai vu ce film de Cukor au milieu d’un milliard d’autres grands films américains. Est-ce que j’étais enfant ou adolescente la première fois ? Je ne m’en souviens pas. En tout cas, je l’ai d’abord regardé comme un film gothique terrifiant. Il m’a fallu longtemps pour le percevoir comme je le décris dans mon livre.
Quand Géraldine Mosna-Savoye m’a passé commande d’un essai philosophique pour la collection La Relève dont elle reprenait la direction aux Editions de l’Observatoire, le sujet du gaslighting a été très vite évident. Je suis convaincue depuis toujours que philosophiquement, le cinéma est le meilleur laboratoire de pensée qui soit, qu’il est toujours très en avance sur la société. Tout nous y est dit et surtout, la pensée y est incarnée. En particulier par les actrices. La façon dont le corps des actrices disparaît, commence à bégayer, se met à crier nous apprend tout ce que l’on a besoin de penser sur notre monde… Quand j’étudiais la philosophie, j’avais proposé à mon directeur de recherches, Étienne Balibar, un sujet de mémoire de maitrise sur La Conspiration chez Leibniz et Jacques Rivette. Il avait éclaté de rire croyant que je plaisantais. Alors que j’étais absolument sérieuse. L’université m’a toujours reproché d’écrire sur le cinéma au point que je me suis longtemps sentie comme un agent double ou triple entre plusieurs disciplines. Il est évident pour moi qu’être auteur est une activité d’espionnage. Par ailleurs, je n’ai jamais établi de hiérarchie. Si on ne voit que les grands films de bon goût, on ne comprend rien au cinéma. Il faut tout voir pour le penser vraiment.

Le thriller domestique est un véritable sous-genre du film d’angoisse à cette époque-là : outre George Cukor, Fritz Lang, Alfred Hitchcock, parmi bien d’autres cinéastes, voient dans la conjugalité un récit policier ou horrifique, dans lequel les femmes sont le plus souvent la proie des maris.
C’est pour cela que je crée ce terme de Gaslight Movie : il me semble étonnant qu’on n’ait jamais constitué ce genre, même aux Etats-Unis. J’ai vu récemment paraître une collection intitulée Noir By Gaslight chez l’éditeur de DVD Criterion, ce qui montre bien que ce terme est devenu viral. Tous ces films dont vous parlez ont été tournés autour de la Seconde Guerre Mondiale : ce genre est menaçant parce qu’il parle précisément d’une époque menaçante pour les femmes. Gaslight était d’abord une pièce de théâtre anglaise à succès qui a donné lieu à un film britannique que la MGM a racheté et dont elle s’est dépêchée de détruire les copies, gaslightant les spectateurs pour qui il devenait impossible d’en retrouver la trace au point de mettre en doute le fait même qu’ils avaient vu ce film. Je trouve cette anecdote géniale parce qu’elle est au cœur du sujet. À partir de son exil, je suis convaincue que quand Fritz Lang réalise aux Etats-Unis des films sur une violence masculine très littérale envers les femmes (souvent jouées par l’actrice Gloria Graham), il transpose en fait dans ce contexte la violence du nazisme.

Ce qui est d’autant plus troublant qu’il était suspecté lui-même d’avoir tué sa femme en Allemagne …
Je ne crois pas qu’il ait assassiné sa première femme comme on l’en accuse. Effectivement, elle s’est suicidée après avoir découvert qu’il la trompait avec cette terrible nazie qu’était Thea Von Harbou. Est-ce que la loi française appellerait cela aujourd’hui un suicide par influence ? C’est possible. Ce n’est pas un hasard si ces films de la même époque qui tous mettent la femme en position de victime se déroulent pendant le nazisme. Si Gaslight de Cukor est aussi fort, c’est qu’il noue la violence conjugale intime et la violence politique du nazisme et qu’il permet de penser le changement d’échelle de l’un à l’autre. George Cukor est certes né à New York, mais il est juif hongrois d’origine, il est homosexuel. Il porte un regard ironique sur la conjugalité dans sa forme traditionnelle qu’il regarde comme un petit théâtre, de l’extérieur. C’est ce qui donne au film son humour camp qui a mis trente ans à m’apparaître. Écrire ce livre m’a permis de me décoller de ma peur de spectatrice identifiée à l’héroïne.
Alfred Hitchcock, lui, s’est montré très précurseur dans son regard sur le nazisme et sur le négationnisme avec son film britannique Une femme disparaît en 1938. Il y dit clairement qu’il n’y a pas de destruction sans négation de la destruction. En écrivant Trois femmes disparaissent, j’ai découvert que Hitchcock était un violeur dans la vie. Je n’ai pas enquêté sur toute son existence de ce point de vue-là, mais je pense que si l’on s’y penchait, on découvrirait dans les placards d’autres cadavres de jeunes filles que celui de Tippi Hedren. En revanche, en tant que cinéaste, il ne place pas le spectateur dans une position dégueulasse ou perverse (contrairement par exemple au film Annette de Leos Carax que je trouve abject). Je ne jette pas pour autant les films d’Hitchcock avec l’eau du bain. Pas de printemps pour Marnie sorti en 1964, avec Tippi Hedren et Sean Connery est l’un des films les plus violents qui soient sur le viol. Le premier scénariste a refusé d’écrire la scène de viol au motif qu’elle rendait le personnage masculin antipathique. Il y a de quoi rire ! Hitchcock l’a viré et remplacé par une scénariste féministe, communiste, qui refusait la limousine que lui envoyait le studio, préférant aller sur le tournage à vélo.

Vous êtes romancière, critique de cinéma, philosophe. Comment avez-vous choisi la forme de cet essai à la croisée de ces trois modes d’écriture ?
Déjà, pour mon premier roman, les lecteurs n’étaient pas à l’aise pour le classer. J’ai eu la chance que les éditeurs ne m’embêtent pas avec cette question. La forme s’impose à moi. Elle met des décennies, mais lorsqu’elle est prête, elle est là et elle ne pourrait plus être autre chose. Lorsque je travaillais à Trois femmes disparaissent, la forme que j’avais en tête était celle d’un livret d’opéra. Ce qui a été une expérience extrêmement joyeuse dans cette écriture, c’est que toutes sortes de parties de mon moi existentiel et politique ont fini par s’y retrouver mêlées. Quand j’avais une vingtaine d’années, j’ai milité intensivement contre le négationnisme au point de faire fermer une libraire. Dans ce livre, tout se trouve rassemblé avec la fiction, le cinéma, les actrices sur lesquelles j’ai écrit pour la première fois dans mon livre précédent (même si j’ai plus l’impression d’avoir écrit avec elle tant j’ai le sentiment de les avoir rencontrées télépathiquement).
Ingrid Bergman figurait déjà en couverture de mon livre sur Roberto Rossellini. Son visage est évidemment magnifique, mais il porte surtout avec lui l’histoire de sa famille germano-suédoise, celle de sa relation avec le photographe Robert Capa. La façon dont cette actrice a fui les studios hollywoodiens pour se retrouver dans le cinéma de Roberto Rossellini raconte beaucoup de choses sur l’histoire de l’Europe de la Seconde Guerre mondiale. Rossellini ne savait tellement pas quoi faire de son grand corps nordique qu’il la fait marcher sans cesse, il la filme de dos. La Peur, le dernier film qu’ils font ensemble que j’évoque dans ce livre est pour moi le plus cruel des gaslight movies explicitement sur le nazisme. Le génie de Rossellini est de réussir à reconstruire une conscience humaine européenne sur un champ de ruines à partir du visage d’Ingrid Bergman.

Le Gaslighting… est chapitré en quatre actes, comme une tragédie. Mais en tant que narratrice, vous enfilez à nouveau l’imperméable d’enquêtrice que vous endossiez déjà dans Trois femmes disparaissent, à la recherche d’indices, de témoins, de victimes pour votre enquête. On peut voir aussi ce livre comme un manuel de survie, un guide pratique.
Oui, je le perçois en effet comme un manuel de survie, mais aussi d’émancipation. Je ne me suis jamais sentie ni intéressée ni satisfaite dans des genres qui étaient clos sur eux mêmes. Quand je faisais une thèse de philo sur la force chez Kant, j’étais obsédée par une question qui paraissait futile à mes congénères mais que Kant prenait lui tout à fait au sérieux, celle des effets de la pensée philosophique sur ses lecteurs : est-ce que ça marche, qu’est-ce que ça produit ? En travaillant sur ma thèse, j’ai découvert une lettre adressée en 1881 à Kant par une lectrice, Maria Von Herbert. Suite à un chagrin d’amour, cette femme voulait se suicider. Mais ayant lu La Critique de la raison pratique et La Critique de la raison pure, elle savait que le premier devoir de l’homme envers lui-même est de conserver sa vie. Prenant ces textes complètement au sérieux – ce que je fais moi aussi : au quotidien, je prends Kant absolument au sérieux – elle se demande, et demande au philosophe par ce courrier, comment appliquer cette pensée alors qu’elle est profondément désespérée. Elle lui renvoie qu’il est incapable de suivre lui-même la philosophie qu’il a mise en place. Quand on est face à un spectacle ou une expérience qui nous écrase, qui nous terrasse physiquement, comment finit-on par trouver en nous une force qui va nous permettre d’échapper à cette peur ? Je crois que l’ironie permet ce dépassement, ce que Hannah Arendt nomme l’ironie comme forme de vie. Le film de Cukor se termine par l’ironie de son personnage Paula qui retourne les arguments de son bourreau et se met à en rire.
Marx dit que quand l’histoire se répète, c’est tragique avant de devenir grotesque. Trois femmes disparaissent raconte l’histoire de la répétition d’un destin à travers trois femmes. Il fallait une narratrice détective comme un chœur grec pour permettre au lecteur de sortir de cette répétition. C’est la question que je pose également concernant le gaslighting : face à un énorme déterminisme historique, comment essayer de trouver des modalités de liberté individuelle, y compris dans l’effet sur le lecteur. Attention, cela ne relève pas pour moi du développement personnel que j’ai en horreur, que je conçois comme un alibi du libéralisme qui incite à s’accommoder de son bourreau plutôt que de se libérer de sa prison. Mais ce n’est pas parce qu’on rejette le développement personnel qu’il ne faut pas attendre de la pensée un effet, qu’il soit politique, organique, physiologique. Les livres doivent nous mettre en branle, pour employer un terme cher à Denis Diderot.

C’est le cas ! Votre livre n’a pas fait que du bien à la lectrice que je suis. Les exemples que vous convoquez laissent une place très intime aux pensées et émotions du lecteur.
Le personnage de Paula dit à la fin que la nuit sera longue. On est à une époque qui manque absolument de lumière. Le film de Cukor ne fait que travailler cette question, il opère tout un travail dramaturgique sur la lumière qui baisse et remonte. En cela, c’est un film sur le cinéma. Il nous donne les moyens de penser cette nuit le plus radicalement possible et en même temps d’y trouver une issue de lumière. À la fin du film, Cukor sort son héroïne de sa maison hantée pour la mettre sur un plateau de cinéma et faire d’elle le metteur en scène. C’est à elle de maîtriser l’éclairage à partir de ce moment-là. J’aimerais faire la même chose avec ce livre : donner une torche à chaque lecteur et lectrice.
En écrivant Le Mont Fuji n’existe pas, je suis retombée sur Maigret et le corps sans tête de Simenon qui est un de mes auteurs préférés. Dès la première page, on connaît l’assassin, il s’agit d’une femme qui tient un café sur le canal Saint Martin. À la fin du livre, quand le détective peut voir en cette femme d’une cinquantaine d’année la petite fille qu’elle a été, l’enquête est finie. Il m’est apparu clairement que Maigret est un écrivain. On comprend alors que son enquête porte en fait sur la condition humaine. Dans Maigret à New-York, Simenon décrit l’état de transe dans lequel se trouve le personnage quand il accouche d’un récit au point que ses assistants savent qu’il ne faut surtout pas le déranger. Il est face à des êtres humains qui ont des histoires mais qui n’ont pas de récit. Dans Le Gaslighting…, il s’agissait que le lecteur puisse accoucher de son propre récit. Pour moi, c’est cela le travail d’un écrivain, y compris sa fonction politique et éthique. Au sujet de l’écriture du Mont Fuji n’existe pas, j’aime parler de vampirisme éthique : l’écrivain est toujours en train de transformer des personnes en personnages. On s’inspire de ce qu’on a sous les yeux en respectant les frontières des êtres dont on parle. Mon premier livre s’appelle Jacques Rivette, secret compris. J’avais volé cette formule à Jean Paulhan, non pour dire que j’avais compris le secret de la personne la plus secrète que j’ai rencontrée dans ma vie. L’idée était au contraire que le secret est compris dans le livre, qu’il en fait partie. Le récit a toujours un effet inquiétant et bienfaisant à la fois.

Est-ce que la femme gaslightée est la sœur muette de la sorcière, cette figure féminine opprimée largement réhabilitée ces dernières années ?
Tout à fait. En écrivant Lady Hunt, qui est un récit fantastique, sur la ligne de crête entre deux mondes, j’ai fait une découverte à ce sujet. Je me suis documentée sur la Chorée de Huntington, une maladie génétique pour laquelle existe un diagnostic mais pas de traitement. Si bien que si l’on en est atteint, on sait que l’on va mourir exactement de la même façon que ses proches avant soi. D’un point de vue métaphysique, cela touche au fantastique, car la condition humaine empêche normalement par définition de connaître sa propre mort. Le nom de l’affection vient du Dr Huntington qui a découvert que ses patientes avaient toutes le même type de symptômes qu’il a commencé à répertorier. La région dans laquelle ce médecin a découvert la prévalence de cette maladie n’est autre que Salem, où ont eu lieu les procès célèbres des sorcières. Dans les années 1980, des chercheurs ont exhumé des femmes condamnées pour sorcellerie et ont diagnostiqué sur les cadavres la maladie de Huntington qui se traduit entre autres par des symptômes d’apparence psychiatriques comme des danses incontrôlées, des démarches titubantes… Ces femmes ont été condamnées et assassinées parce qu’elles étaient malades !
L’exemple particulier de Paula dans le film de Cukor révèle aussi la big picture de ce que la société fait aux femmes dans les États-Unis des années 1960. Le cinéaste Douglas Sirk a vu et montré comme personne ce que cela fait à une femme d’être enfermée toute la journée. Tout est fait, comme l’analyse Betty Friedan que je cite dans le livre, pour  renvoyer concrètement les femmes chez elles, pour qu’elles terminent leurs études très tôt, qu’elles abandonnent après le lycée, que l’avortement leur soit impossible, qu’elles aient des enfants très tôt. La société les coince dans leurs maisons. J’ai le souvenir d’avoir vu dans un musée à Barcelone un film expérimental génial qui racontait cela parfaitement …

Il s’agit sans doute du film de found footage Home stories de l’autrichien Matthias Müller, qui monte des plans tirés de films hollywoodien de l’Age d’or où des hommes ferment en cascade des portes, cloitrant leur femme dans le confort de leur chambre.
Oui, c’est cela. S’il fallait une bande annonce du livre Le Gaslighting, ce film-là serait parfait. Leur enfermement donne une vision organique du maquillage, des talons hauts, de ces fringues sophistiquées magnifiques au point que ces attributs en deviennent cauchemardesques. Pour qu’elles ne sortent pas de cette maison, de cette cage, il faut que cette force invisible qu’est la société les ait gaslightées.

Votre livre procède du même effet d’accumulation que le film de Mathias Muller : vous démultipliez les figures gaslightées jusqu’à un certain vertige qui en devient angoissant.
L’effet d’accumulation vient de Barbe bleue, le conte qui invente le gore. Une seule femme précédente au grenier ne suffirait pas à ce que la nouvelle épouse comprenne l’horreur de la situation. Il faut qu’il y en ait eu toute une collection avant. L’accumulation est le processus psychique nécessaire pour arriver à l’élucidation.

L’accumulation de figures gaslightées vous permet de réécrire une histoire exclusivement féminine dont les hommes deviendraient les personnages secondaires. Elle prend également des airs d’anthologie amoureuse qui donne envie de lire tous les titre auxquels vous renvoyez.
J’ai pensé le livre comme un objet ouvert dans lequel chaque lecteur peut ajouter ses propres références. L’accumulation peut aussi avoir un effet bienfaisant en nous montrant qu’on n’est plus seule. Nous sommes même très nombreuses.

Comment avez-vous élaboré le casting de ces femmes gaslightées, réelles comme Britney Spears, Rebecca Solnit, Martha Mitchell (qui, la première, a dénoncé les véritables auteurs du scandale du Watergate mais sans être entendue) ou fictionnelles comme Alice, Cassandre, Antigone et Hélène qui structurent le livre en quatre chapitres ?
Très vite, j’ai eu la conviction qu’il fallait que ce livre soit incarné. J’ai répété en boucle au sujet de mon roman précédent que les actrices faisaient en grand ce que font toutes les femmes et tous les êtres humains. Ce qu’elles nous montrent en grand, c’est qu’elles sont réduites à un corps et que tout doit passer par de l’incarnation. C’était évident en écrivant ce livre que je le ferai à ma manière de romancière, donc avec des personnages. Le problème philosophique du gaslighting c’est la crédibilité. Le sujet n’est pas celui d’une exception, mais repose au contraire sur l’expérience collective des femmes.  C’est ce qui m’a permis de remonter à la première femme non crédible : Cassandre, qui est désignée comme une barbare alors qu’elle parle extrêmement bien le grec. Elle fait face à des gens qui ne comprennent pas ce qu’elle dit, lui demandent de répéter ou de traduire son discours pourtant excessivement bien construit. C’est dans cette forme de la tragédie qu’on est dans le plus ironique et le plus littéral à la fois.
Dans ses écrits, Florence Dupont définit la tragédie comme une forme musicale et une forme funéraire : il s’agit de pleurer les morts, avec ce paradoxe historique que les femmes le prennent en charge, comme dans toutes les civilisations, ce chagrin, ces larmes alors qu’elles n’en ont pas le droit officiellement ; Elles n’ont pas le droit de monter sur scène : les acteurs sont des hommes habillés en femme. Les lois de Solon leur interdisent de manifester publiquement leur chagrin, de montrer leur visage endeuillé, de pleurer trop fort. Il faut qu’elle la boucle. Mon hypothèse est que l’ironie résulte du socle de cette tâche impossible. En relisant Sophocle, Eschyle, j’étais sidérée par le fait que la folie dit les choses littéralement, et que c’est aussi ce que fait la tragédie.
Alice m’obsède depuis toujours. Dans Logique du sens, Gilles Deleuze revendique d’écrire sur Alice au pays des merveilles du point de vue du fou. Il est alors du point de vue de la figure qui menace et terrifie la petite fille. Dans sa passion pour le non sens, Deleuze ne s’intéresse pas à l’angoisse que le non sens, qui est une logique de pouvoir, déclenche chez la petite fille. Ce rapport au langage est fait pour gagner sur l’autre. Ce qui m’intéresse chez Antigone, c’est qu’elle retourne le discours du gaslighteur Créon en lui demandant si ce ne serait pas plutôt lui qui serait complètement fou. L’ironie féminine est l’ennemi intérieur de la cité grecque. La formalisation du gaslighting relève du sophisme, comme Gorgias l’a théorisé. Il a réhabilité Hélène de Troie qui était la figure la plus haïe par les Grecs. Hélène est l’éternelle salope dont la beauté provoque des guerres. Ces élucubrations ont une fonction historique. Hélène n’a cessé d’être kidnappée en permanence. C’est par le langage, par la rhétorique que Gorgias réhabilite cette figure. La vérité n’est pas le sujet des sophistes dont l’enjeu est plutôt le pouvoir de persuasion du langage.

Le langage est central dans Le Gaslighting … qui a pour projet de pister un mot. Vous menez alors une enquête philologique.
En 1948, des avocats utilisent la notoriété du film de Cukor qui avait vraiment été un carton à sa sortie, pour parler de « gaslight treatment » pour leurs clientes qui ont été victimes de leur maris. Le terme quitte la fiction pour le réel, devient le verbe gaslighter, avant d’entrer réellement dans la langue comme substantif. Dans les années 1960, la notion de double bind employée en psychanalyse aide à définir le gaslighting par cette double injonction qui fait que le gaslighté est toujours perdant, quoi qu’il fasse. La psychanalyse puis le féminisme s’en saisissent. Wittgenstein disait que « la logique (donc la philosophie) prend soin du langage ». Il me semble que c’est mon travail en tant qu’écrivain. Dans Comment savoir de James L. Brooks, le personnage joué par Reese Whiterspoon est en dépression. Son assurance maladie l’envoie voir un psy à qui elle demande avec naïveté en quoi consiste son activité. Il lui répond par cette définition qui est une leçon existentielle formidable : « La psychanalyse nous aide à savoir ce qu’on désire et à trouver les mots pour l’obtenir. »
Lorsque la Cinémathèque française m’a demandé de programmer quatre séances pour sa case Parlons cinéma, j’ai choisi de montrer Spanglish de ce même réalisateur dont je revois tous les films chaque année. Spanglish raconte combien James L Brooks est quelqu’un qui est toujours entre deux langues dans sa tête. Mais on peut aller plus loin : tout être humain est un traducteur en permanence. Aucun des mondes dans lesquels nous vivons, celui du travail, de l’amour, de la maison, des enfants, ne parlent la même langue. Tous nécessitent un travail de traduction perpétuelle. C’est pour cela que c’est tellement important de partir de nous. C’est le langage qui nous constitue. Si le chef d’œuvre de Cukor a eu un écho immédiat dans la société états-unienne, c’est parce que, comme toutes les grandes œuvres, il nous voit avec transparence et il nous renvoie qui nous sommes.  Quand je vois les films, je les crois au premier degré. Ça existe parce qu’on y croit. La forme du livre est fictionnelle parce que la fiction est le lieu où l’on trouve des vérités sur la vie.

Hélène Frappat, Le Gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, éditions de l’Observatoire