Design

Stéphanie Marin : « Avec le design, la classe devient le lieu d’un jeu de découverte »

Historien de l'art et du design

Quel peut être l’apport du design à l’éducation ? En équipant une classe d’éléments reconfigurables, la designer Stéphanie Marin et son agence smarin explorent les possibilités d’émancipation collective par la modularité. Un travail qui s’inscrit dans une perspective résolument optimiste sur le monde : la « complexité heureuse ».

L’activation dans une école primaire du projet Écoletopia – un système ouvert d’éléments que les élèves modulent librement selon leurs exigences – est l’occasion pour la designer Stéphanie Marin de réfléchir autour du rôle du design dans les contextes publics : instrument d’une utopie collective, prototype pour le test de modes de participation émancipés ou dispositif d’expérimentation de formes et fonctions ? À partir de cette expérience en cours et sur le fond de la crise climatique et sociale qui traverse le monde, la designer revient sur sa définition du design. Avec sa parole limpide et ses objets aux formes simples et joyeuses, elle questionne l’injonction normative de la discipline, et milite, au contraire, pour la fondation, toujours fragile mais nécessaire, d’une « complexité heureuse ». EQ

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Le projet Écoletopia a été présenté pour la première fois au Centre Pompidou Metz, dans le cadre de l’exposition « L’art d’apprendre, une école des créateurs » (2022). Il est actuellement déployé pour la première fois au sein d’un établissement scolaire, à l’école Saint-Charles de Monaco (à l’invitation du Nouveau Musée National de Monaco et la Direction de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports de la Principauté de Monaco). Quel est l’objectif de ce projet ?
Le projet Écoletopia est la somme de plusieurs recherches que je mène en équipe, au sein de mon agence, smarin, dont le fil rouge est ce que nous appelons « la complexité heureuse ». L’occasion pour mettre ces recherches en œuvre nous a été fourni par l’invitation de la commissaire Hélène Meisel à participer à L’Art d’Apprendre, une exposition autour du rapport entre les artistes et la pédagogie, entre autres, à partir des travaux théoriques et des expérimentations de Paolo Freire et de Dan Peterman. Dans ce cadre, le Ministère de l’Éducation Nationale a été invité à une expérience : trois classes primaires sont venues étudier une journée par semaine dans une salle de l’exposition transformée en salle d’école. C’est la conception de cette classe qui nous a été confiée. À l’atelier smarin, nous travaillons en équipe depuis de longues années, et avons tous et toutes des compétences complémentaires, pour concevoir, développer, fabriquer à l’atelier mais aussi pour diffuser nos projets dans des cadres différents. Même si je suis celle qui répond aux questions, beaucoup de décisions nous appartiennent. La question des programmes pédagogiques ne se posait pas, car elle est l’affaire du corps enseignant, alors nous nous sommes demandé ce que nous pouvions apporter en plus par le design. Le contexte du Musée pour ce projet à expérimenter hors du cadre scolaire, nous situait dans un parcours de pensées d’artistes que nous pouvions rendre palpable. Dans ce chantier, la question de l’éducation est vite apparue comme vertigineuse, car elle porte en elle une constellation sans fin d’autres questions : Pourquoi devons-nous apprendre ? Comment ? Pour construire quelle société ? À quoi aimerions-nous que le monde ressemble pour les enfants ? À quoi les enfants aimeraient que leur monde ressemble ? Nous avons eu la chance de partager ces questionnements avec les enfants et leurs enseignants. Une séance de présentation mutuelle a eu lieu avec chacune des classes. En présentant nos réflexions aux enfants, j’ai utilisé les mots d’un vocabulaire très soutenu comme entropie/néguentropie. Face à ces notions, que j’ai pris le temps d’expliquer, les enfants n’ont pas décroché, au contraire, ils étaient heureux d’être engagés sur un projet dont leur avenir est le sujet. Parmi les premières questions que je leur ai posées – et que tout le monde devrait se poser, à un moment ou à un autre –, figurait : « De quelles compétences aurez-vous besoin pour vivre la meilleure vie possible ? » Il s’agit d’une question vitale, qui a tendance à s’estomper quand on approche les contours du monde dans lequel on sera adulte. Après une discussion, l’accord se fait autour de ces réponses : pratiquer et développer les potentiels de son propre corps, et le maintenir en bonne santé le plus longtemps possible ; agir en groupe pour réussir les transformations de masse qui s’imposent ; s’exercer à une forme d’interaction esthétique, sensible, sans but de créer, ou de produire. Ce dernier point, qui peut sembler inattendu, révèle que les enfants sentent l’exigence d’un temps dédié à l’essai, comme contre-point à la vitesse et à l’abondance numérique.

Comment le design se déploie dans la classe ?
La classe est équipée d’un ensemble d’éléments, pensé comme un système qui se construit par le groupe-classe. Des blocs de liège, des planches en chêne, et des tourillons s’assemblent et construisent des bureaux, des grandes tables ou bien d’autres agencements solides. L’agencement de la classe reste reconfigurable : il est possible en quelques minutes de mettre la classe à plat, de ranger tous les objets dans 3 m3, et de profiter d’un espace nu. L’objectif de ce principe à répéter est de soumettre l’organisation de l’espace commun au collectif, du point de vue de la prise de décision mais aussi de l’action. D’autre part, l’usage d’assises rebondissantes et de luminaires à variations rythmées, nous permet d’aborder avec les élèves la conscience somatique, la compréhension du langage du corps. Il s’agit d’expérimenter des pratiques simples pour entretenir et développer des capacités psychomotrices. Avec le design, la classe devient le lieu d’un jeu de découverte, qui permet d’aborder des techniques de respiration, de mouvements d’entretien, et la confiance en ses ressentis – qui peuvent être des outils de réparation.

Les éléments du design composent le « dispositif » de la classe, l’agencement physique de ses composantes – le mobilier, les supports, les lumières. Et, en effet, le fait de s’approprier cet agencement, de l’inventer ensemble selon les géométries variables du collectif constitue déjà un pas vers une pédagogie moins verticale. Mais comment passe-t-on du dispositif au programme pédagogique ?
Le système d’éléments de construction est accompagné de fiches qui augmentent la connaissance sur les matériaux qui composent les éléments et entourent les élèves dans la classe. Ces fiches décrivent le paysage d’extraction des matériaux employés, les étapes intermédiaires de leur transformation et les formes des éléments qu’ils ont autour d’eux. Mais on y retrouve aussi des approfondissements sur l’histoire de l’utilisation de ces matières par l’homme, leur principales propriétés et applications, ainsi que leur empreinte écologique. Avec ces fiches, nous voulions initier à la vision de ce que nous appelons « la chorégraphie du monde » dans lequel chacun évolue et intervient. Nous expliquons aussi comment nous avons trouvé les informations qui nous intéressent sur les matériaux, à partir de recherches internet, et comment nous avons pu nous fier à certaines sources et pas à d’autres. Il y a aussi dans la salle de classe Écoletopia des jeux d’exploration des rapports entre signes, codes, couleurs, formes, langages. Le Sign System est un coffret de 103 pièces, sept formes archétypales en bois, à manipuler, pour dessiner ou former toutes les lettres de l’alphabet latin ou de l’alphabet arabe : des systèmes qui permettent de jouer avec des écritures, des codes, des sens et des limites du langage. Le Color System est un ensemble de 600 pièces en liège et gouaches, d’autant de couleurs uniques : il sert à confronter les tons, les nuances, et les aires de rectangles et carrés, avec le but de développer la sensibilité à ces notions fondamentales. Certaines pièces sont en terre, en cotons pressés, en craie, en algue, en mycélium, pour présenter un monde possible de matériaux singuliers pour leurs propriétés durables. Tous ces supports sont pensés afin de développer le temps d’activité « autotélique », c’est-à-dire sans autre objectif que le processus : exercer sa sensibilité et ses qualités de concentration. Dans ce projet, il me semblait important de travailler en contre-point des outils numériques. Non pas pour les éviter, au contraire, mais pour accompagner l’enfant dans un usage d’outils et de pratiques polyvalentes, dont il resterait conscient et critique. L’enseignante avec qui nous avons travaillé a pu interpréter cette proposition et en a fait un outil de régulation pour la classe. Je vais maintenant l’accompagner (de loin) dans la fabrication de ses propres pièces qui demeureront de façon permanente dans la classe, pour que l’expérience Écoletopia puisse se prolonger après notre départ.

Il s’agit plutôt d’éducation au design ou d’éducation par le design ?
En travaillant à la conception de la classe, j’ai pris conscience d’à quel point design et éducation sont proches, car ils partagent deux questions fondamentales : quel monde souhaitons-nous et comment le faire advenir. Aujourd’hui, nous touchons à la limite des ressources, les enjeux climatiques nous imposent une transformation de notre culture de consommation et de production. Avec l’industrialisation et la globalisation, nous avons engagé un développement d’outils et de machines impressionnants de complexité, et dont les performances nous mettent paradoxalement face à la perspective d’une forme de quasi-inutilité confortable. Face à ces nouvelles menaces, le design ne peut pas être seul un accès à la solution. Conscients de cette crise, les projets de design se nourrissent de plus en plus des apports des sciences sociales et humaines, des recherches sur les matériaux, en visant des choix d’échelles de production de plus en plus justes. Pour arriver à modifier les pratiques liées à la consommation et la définition de nouveaux équilibres, il faut du temps. La recherche en design peut produire des expérimentations susceptibles de nourrir les réflexions qui mènent aux décisions à fort impact – même si elles sont prises à une autre échelle.

En France, on connait bien les pièces de mobilier conçues par Jean Prouvé pour les établissements scolaires, dès les années 1930, dont la chaise type « standard » produite pour l’École libre des sciences politiques de Paris, ou le pupitre conçu pour l’École nationale professionnelle de Metz : des meubles qui illustrent l’idéologie du standard de l’époque, entendu comme un dispositif de démocratisation, alliant le design à une vision humaniste de l’éducation. Si maintenant ces chaises ornent les salons d’une élite passionnée du design moderniste, les écoles, notamment publiques, sont envahies par des copies et des vestiges de cette idéologie du standard, dans la plupart des cas en mauvais état, comme des reliques d’une époque révolue. Avons-nous encore besoin du standard ?
L’idéal du standard universel, le rêve d’égalité et de liberté pour tous se heurte aujourd’hui à la réalité d’une conformité impossible. À l’intérieur du groupe humain, non seulement nous habitons des corps variés dans leurs dimensions et leurs aspects, mais l’usage que nous en faisons varie en fonction de notre âge ou des périodes de notre histoire personnelle et sociale. Personnellement, je pense que cohabiter dans des lieux où espaces et objets sont standardisés ne constitue pas une perspective réjouissante. Le rapprochement à la norme représente une telle distance à parcourir pour certains d’entre nous qu’elle se transforme en blessure. D’autre part, dans notre immense diversité, nous pouvons relever un certain nombre de constantes : la nécessité du mouvement, la nécessité d’un environnement sain, l’importance de sentir une forme de cohérence autour de soi. Alors, comme nous avons besoin de plateformes communes et de codes communs, pour relier l’individu au collectif, nous pouvons partir de ces constantes. Certains espaces publics peuvent former des ponts entre les êtres vivants entre des configurations émotionnelles étrangères les unes aux autres, et les réunir dans des instants de partage.

Dans cette perspective, l’enjeu du design serait alors d’envisager, à partir de ces constantes, les objets de notre habitat ?
En effet. À cette fin, il ne faut pas avoir peur de remettre en question les habitudes les plus répandues, les plus banalisées. Ensuite, ne pas hésiter à mettre les observations intuitives qui sont le fait du designer à l’épreuve du monde scientifique, pour les fonder sur des appuis solides, partager les résultats des recherches et entamer des échanges réguliers avec des chercheurs de différentes disciplines. Ainsi, les propositions, aussi radicales soient-elles, deviennent sérieuses. Un exemple : nous nous sommes intéressés à la station assise, qui occupe une partie très importante de nos routines. Comme les études scientifiques le confirment avec des données assez alarmantes, celle-ci favorise la sédentarité, un problème ayant des conséquences préjudiciables à notre santé. Alors nous avons beaucoup travaillé sur les potentiels d’une position assise active sur une surface souple et nous avons développé une SChaise, permettant toutes sortes de mouvements, notamment l’attitude du rebond, tout en maintenant une base de stabilité. De la même manière, nous avons développé le tabouret CHi Chi, dont le ressort permet de rebondir si bien qu’un automassage des organes internes se produit – très agréable ! Pour veiller à ce que les objets ne répandent pas de pollutions invisibles (ce qu’on appelle « les composants POP » : polluants organiques persistants), il faut aussi développer une véritable expertise, qui se met en place à partir d’un échange constant avec le monde de la recherche scientifique, en particulier la science des matériaux. En effet, il est démontré que nous nous entourons souvent de matériaux toxiques qui diffusent dans l’air des molécules dont l’impact est dramatiquement nocif. En particulier, certaines salles de classes peuvent en être saturées. On parle de plus en plus d’économie circulaire, de recyclage. Pourtant, l’accès aux informations techniques objectives (et accablantes) qui concernent l’impact des matériaux sur notre environnement de vie est trop rarement préalable à la prise de décisions qui engagent le collectif à travers ses équipements. Le recyclage du plastique, par exemple, pose de dangereux problèmes pour la santé et l’environnement et il continue de faire l’objet de mises en avant basées sur de bonnes intentions. Pendant ce temps, la production de plastique est en voie de tripler d’ici 2060. En ayant toutes ces notions en tête, nous essayons de travailler à partir de matériaux sains, abondants, compostables et qui prendraient la place de ceux qui posent les plus gros problèmes mais qui ont des qualités indéniables.

La question d’un design modulaire, composé d’une constellation d’éléments que l’usager peut réassembler selon ses besoins et ses désirs, a hanté les designers à partir des années 1950, cherchant à tempérer les impératifs de la production de masse avec l’exigence d’une customisation individuelle, d’une liberté d’usage. En Italie notamment, cet axe de recherche devient central dans le travail d’Enzo Mari ou Bruno Munari, Joe Colombo, jusqu’aux containers proposés par Ettore Sottsass à la mythique exposition Italy: The New Domestic Landscape au MoMA de New York, en 1972. Plus récemment, d’autres designers comme Thomas Lommée ou Jerszy Seymour ont revitalisé cette tradition, avec des approches plus contemporaines, contaminés par la culture des makers. Cette tradition a influencé ta recherche ?
Entre autres, j’ai été inspirée par la lecture d’Otl Aicher, cofondateur, avec Max Bill et Inge Scholl de l’école d’Ulm, et par Vilém Flusser, notamment par son ouvrage corrosif Post-histoire (Éditions Cité du design / T&P work unit, 2019). Tous les deux sont si critiques, si exigeants, capables de condamner sans appel tout un pan de notre culture. En même temps, ils ne perdent jamais de vue la possibilité d’une hypothèse heureuse. C’est leur attitude hautement critique, développée à plusieurs niveaux de lecture du monde et de ses cultures, qui m’ont conduite à m’intéresser à des propositions de mobiliers-systèmes. Mon agence, smarin, produit souvent des objets qui s’utilisent en systèmes et forment des outils pour « fonctionnaliser » un lieu. Au-delà̀ des différentes occasions de déploiement de ces systèmes, permettre aux usagers l’auto-construction est une proposition qui fait sens dans l’idée de réduire les volumes de transport et de production en général, ainsi que le budget de production d’un projet. Par exemple, le système Vie Géométrique (2013) est composé de petits blocs en liège et de tourillons produits dans une qualité et un rapport qualité-prix de petites unité industrielle, et permet de développer à partir de là toutes formes d’agencements en incorporant des plans en bois récupérés autour du site à meubler. Dans ce projet, récupérer des matières premières sans les transformer permet une réduction à la fois du budget, du volume de production et de transport. De la même manière, l’empreinte carbone sera aussi très faible. Dans la même perspective d’envisager les systèmes comme des outils d’économie et d’autonomie, la grande réussite du projet d’Écoletopie serait de pouvoir produire un guide permettant aux écoles de fabriquer elles-mêmes (et s’il le faut, avec notre accompagnement) les éléments pour meubler les classes, en partant des ressources locales et de très petites transformations de celles-ci.

La modularité, d’une certaine manière, détourne la question de la responsabilité du designer : il ne produit pas des dispositifs qui conditionnent directement les comportements, mais laisse la main libre à l’usager. Il n’impose pas, il propose. Dans cette ouverture, le design fait un pas avant, vers l’usager auquel il tend la main, et en arrière, en laissant ouvert et inachevé le processus d’élaboration de la forme.
Une part disproportionnée de l’attention est portée sur les usages et l’expérience utilisateur, alors que l’objet créé dans un premier temps des conditions de vie lors de sa production, et participe au monde très longtemps après sa dernière utilisation. La responsabilité du designer ne peut se limiter à la production d’une intimité à l’abri des contingences. Je crois que la recherche de la modularité comme je l’envisage est au fond une recherche de durabilité, de soutenabilité. En effet, en s’affranchissant de définir un usage précis et une typologie précise, le designer peut dessiner un système à destination d’unités d’installations, temporaires ou permanentes, domestiques ou publiques, qui répondent à d’autres logiques qui sont avant tout environnementales. Les propositions peuvent s’hybrider, mais toujours à partir de matériaux non fusionnés, pour garantir des déchets simples à assimiler. La proposition d’une palette ouverte d’usages permettant d’inventer sa propre partition et de pouvoir la rejouer sans fin, est une base pour le confort de l’usager. C’est un préalable pour produire un cadre d’intimité adapté, un climat de confiance – qui constituent les bases pour un environnement « de bonne qualité ». Au fond, un système de construction ouvert engage chacun/e à « s’installer confortablement », à exprimer librement ses choix, mais aussi à partager la responsabilité dans toutes les dimensions du projet. Certes, il y a là le risque d’une contrainte pour l’usager final, qui se retrouve à produire des décisions au sujet de son agencement à un moment donné et en dehors de toute autorité du designer. Mais il aura aussi la possibilité de tout ranger dans un volume très petit aussi souvent qu’il le désire – ce qui est assez appréciable dans les cas des espaces communs ou partagés comme les institutions et les lieux publics. Selon les occasions, il sera possible de réaffecter les éléments d’étagères en bureau, en canapés, en séparations d’espaces, de former des espaces autonomes à l’intérieur des architectures. Il sera possible de végétaliser des parties de ces espaces. Ainsi, le design assume une dimension dynamique, ouverte, il accompagne l’individu dans la construction de sa relation joyeuse avec le monde complexe dont il fait partie.

Ces dernières années, le design a été investi par les impératifs de repenser son rôle et son histoire au sein de notre société globale – non seulement du point de vue d’une domination coloniale, mais aussi dans la perspective d’un rééquilibre entre les genres. Te considères-tu une designer féministe ?
J’aime bien le terme que tu as utilisé : la « perspective d’un rééquilibre entre les genres ». Je pense qu’il faut œuvrer pour un rééquilibre général entre les individus, entre les groupes, entre les groupes dans l’environnement Ces dernières années, dans leur turbulence, ont fait émerger l’expression des volontés de sortir de la violence sociale, notamment en parallèle aux phénomènes liés aux migrations. Le rejet des situations d’oppression nous pousse à observer à quel point elles sont répandues. Et malheureusement, on constate que les écarts sont visiblement sur la voie d’accélérer un processus dangereux de déséquilibre. Je pense qu’il y a là un grand chantier, souhaitable, impératif, et qui concerne tous et toutes. Comme dans le cadre de l’école, impliquer le design dans les projets d’urbanité me réjouit. Cela donne l’opportunité de développer des prototypes de pratiques de transformation, de contribuer à la fondation d’une culture du transfert de l’expérience individuelle à l’expérience sociale.

Ton travail sur les systèmes, sur la modularité, sur les chantiers participatifs et sur les usages partagés, sur des approches qui rappellent celle que Umberto Eco appelait dans les années 1960 « l’œuvre ouverte », révèlent une forme d’optimisme, laissant entendre qu’au travers le jeu de l’art et du design, la société peut trouver une unité, un mode de fonctionnement collectif, apaisé. Dans les années 1960, on appelait cette vision « utopie », comment l’appelles-tu aujourd’hui ?
Chez smarin, nous parlons de notre « devoir de fun » : la nécessité de retrouver une attitude positive, alors que l’on observe les chiffres catastrophiques du monde. Si le terme « écoletopie » fait référence à une forme d’utopie, ce serait la « nowtopia », situation où le réalisme ne paralyse pas l’action. De toute manière, la notion d’utopie est relative à la situation à partir de laquelle elle se forme. Les crises se succèdent, nous sommes tous réunis dans ce mouvement de fond dont peu importe la suite. Et c’est sur ce mouvement de fond, que le design œuvre, travaillant à des prototypes de manières d’échanger au fil de nos besoins et désirs pour approcher le rééquilibre. Il est une des instances d’expérimentation et de diffusion de propositions et de pratiques pour s’engager dans une transformation qui ne renonce pas à se penser heureuse.


Emanuele Quinz

Historien de l'art et du design, Professeur de théorie et histoire de l'art contemporain à l'Université Paris VIII