Séries

Eric Benzekri : « L’écriture d’une série, ce n’est pas une démocratie : c’est une chambre d’auteurs »

Critique

Créateur de Baron Noir, première vraie série politique française, Eric Benzekri s’empare avec La Fièvre d’un scandale dans le monde du foot pour mieux saisir certaines tensions, générées et amplifiées par les réseaux sociaux, et qui traversent la société dans son ensemble. L’occasion d’un long entretien sur l’art de concevoir une série télé.

Avec la série Baron Noir, Eric Benzekri a directement contribué à mettre la France sur la carte en matière de série. Une écriture vive, au présent, trempée dans la matière documentaire (il a été conseiller politique pendant une quinzaine d’années) qui auscultait les soubresauts de la vie politique à travers la lucarne du Parti Socialiste. Et comme, en travaillant au plus près de l’actualité, il arrive que l’écriture prenne de l’avance sur la réalité des faits, la Présidente Amélie Dorendeu, jouée par Anna Mouglalis dans la saison 2 annonçait à ce titre l’arrivée d’un Emmanuel Macron à l’Élysée.
Les mains dans le réel, le sens des dialogues denses en termes d’idées et de matière à réflexion mais accessibles dans un mouvement ininterrompu des corps et de la langue le rapprochent d’un auteur comme Aaron Sorkin : Eric Benzekri poursuit en effet le style du « walk and talk » créé par l’auteur américain de la série The West Wing (À la Maison Blanche), alliant le mouvement et l’agilité de la langue pour une réception ambitieuse. Avec La fièvre, il continue sur le même rythme. Une série d’action, dans laquelle nous sommes projetés au cœur d’une agence de communication, chargée de l’image d’un club de foot, tentant de déjouer les tensions identitaires du pays. Radioscopie au scalpel, la série pose un regard inquiet et plein d’interrogations sur la société française. Retour avec le créateur des séries Baron Noir et La fièvre sur son itinéraire et ses méthodes de travail. QM

publicité

Vous avez été conseiller politique pendant une dizaine d’années. Et, c’est en regardant les séries The West Wing (À la Maison-Blanche) d’Aaron Sorkin, Les Sopranos de David Chase et The Wire de David Simon que vous avez appris à écrire, après un travail de compréhension des enjeux narratifs, à force de les voir et de les décortiquer…
Ce sont trois séries assez différentes du point de vue de l’écriture. Je voulais comprendre s’il y avait une sorte de formule. Évidemment, il n’y en a pas. Il y a des auteurs en fait. C’est ça qui est génial. Tout en respectant les codes des séries, avec une fin d’épisode autour d’un cliffhanger ou un cliff émotionnel – que j’appelle le cliff Soprano, lorsqu’à la fin d’un épisode, la musique apparaît, on a, comme dirait ma mère, « larsseb’ », un peu l’angoisse qui monte. On ne peut pas quitter ni enchaîner, on laisse le noir avec la musique de la dernière scène qui se poursuit et les noms défiler sur l’écran. Un peu groggy. Un cliff émotionnel. C’est dur à faire parce que les diffuseurs demandent des relances pour activer l’histoire, et ils ont raison, c’est aussi ça une série. On l’a fait pour l’épisode 5 dans La Fièvre, le personnage qu’interprète Nina Meurisse regarde la fête au club, c’est un truc un peu contemplatif, avec une certaine joie, mêlée d’une appréhension. En regardant ces séries, j’ai ensuite, lors d’une seconde vision, tout chronométré. J’ai regardé l’intégralité des saisons avant de chronométrer, je ne suis pas malade, je n’aime pas les data, je suis avant tout sensoriel ! J’avais besoin de comprendre comment ça marchait. Comment une vision d’auteur arrive à s’articuler avec des codes d’écriture ? Ce sont des questions très concrètes, il faut donc chronométrer. Combien il y a de scènes, combien de temps elles durent ? Combien de temps on peut se permettre de ne pas voir le personnage principal ? Au bout de combien de temps se croisent les deux intrigues majeures ? Les fameux plots (intrigues) A et B des livres de scénario que je n’ai jamais lus. Mon attention portait aussi beaucoup sur le moment où tu pouvais jouer avec ces codes. C’est-à-dire à détourner les règles que tu dois respecter. Or il y a une règle fondamentale dans une série TV, normalement, toutes les sept minutes, il faut une relance. Parce qu’aux Etats-Unis, toutes les sept ou huit minutes, je ne me souviens plus, il y a une coupure pub. C’est particulier, je continue à regarder encore si je relance convenablement, et dans le bon rythme. Et puis, il y a les dingues, comme Sorkin, qui accélère. Lui, il relance toutes les quatre minutes. C’est étrange parce qu’alors que c’est censé être une contrainte, on rajoute. J’aime bien ça. On pourrait croire que le côté un peu pirate serait de ne pas faire toutes les huit minutes, mais faire plus « cinéma » et allonger les écarts toutes les quinze minutes, par exemple. Pas forcément. J’en ai tiré comme conclusion que tout était possible. Ce sont des questions que j’ai apprises en regardant ces séries, et que je me pose avant chaque épisode. Est-ce que je peux me permettre dans le préquel – ce qui précède le générique ou le carton, ce que je fais pour faire sobre et ne pas polluer les spectateurs avec tous les noms, de ne pas mettre le personnage principal ? Doit-on commencer un épisode autour de l’émotion du personnage ou par un évènement ? On lance comment l’épisode, sur le personnage ou l’intrigue ? Les deux en même temps ? Ou encore un hors point de vue pour se placer un peu en surplomb ? The Wire réfléchit beaucoup à ces questions par exemple. Dans cette série, les deux façons alternent quasiment systématiquement, je trouve ça merveilleux d’arriver à construire ça. Pareil pour le « midpoint », le moment qui va faire basculer l’épisode – à peu près au milieu en général – de quel nature est-il ? Et puis enfin, la fin de l’épisode. Je n’arrive pas à réfléchir à un épisode tant qu’on n’a pas la fin. On décide du début à partir de la fin. Quand j’ai l’idée du début avant la fin, je suis très dérangé dans la construction, j’ai du mal. Pour moi, c’est la fin qui dirige. Ce sont nos plus longs échanges en salle d’écriture, « il a quelle gueule cet épisode ? ». Nous étions trois pour La Fièvre : Laure Chichmanov, avec laquelle j’ai travaillé aussi sur la saison 3 de Baron Noir, Anthony Gizel et moi. Parfois, j’arrive le matin en leur demandant de quoi ils veulent parler. Parce qu’au fond, c’est d’abord ça qui compte. On fait une série d’auteur, c’est donc une question d’envie. Et quasiment de nécessité.

Ces trois séries américaines sont remarquables aussi dans leur inscription documentaire. Lorsque vous écrivez Baron Noir, vous connaissez parfaitement les rouages des organisations politiques. Et particulièrement le Parti Socialiste, et les associations satellites. Avant d’arriver à cette première série que vous créez, et les différentes étapes de son écriture, vous avez participé à l’écriture de deux autres séries.
En fait, j’envoie à Canal une sorte de prototype de Baron Noir en dix fois moins bien. Un ancêtre qui s’appelle La présidentielle. La chaîne trouve ça bien, donc on se voit. On me demande de travailler les épisodes. C’est intéressant, mais je dois aller travailler sur la campagne de Ségolène Royal. Je leur dis que je n’ai pas le temps, que je m’y mets plus tard. Ensuite, après l’élection, il y a une déprime politique, comme d’habitude. Et il faut occuper le temps de cette déprime. Je reprends donc ce projet en me disant que s’ils ont aimé, comme ce n’est pas mon milieu, il doit y avoir quelque chose de pas mal à travailler. Je me mets à voir des séries que je n’avais pas eu le temps de voir – Mad Men et d’autres. Je me dis qu’il se passe quelque chose, les mecs sont en train de raconter leur pays, et nous, on est là avec des épisodes de 90 minutes avec des enquêtes policières reproductibles. Or, des séries arrivent en France, vraiment super, comme Les Revenants par exemple, une série d’auteur avec quelque chose de particulier, de bizarroïde, avec un ton, une façon de filmer. Ça ressemble à du cinéma. Ce n’est pas mécanique. En fait, l’ennemi, c’est ça : « mécanique ». Je vois bien que la série est proche du roman du XIXe siècle que j’aime, social, politique, très documenté, et qui parle de l’époque, qui parle des gens face à l’évènement. Les livres d’Émile Zola interrogent la façon dont évolue les individus quand ils sont placés devant l’évènement. La bourse, la guerre, les grands magasins. Des évènements politiques mais aussi des évènements sociétaux. Je trouve que la série fait ça, avec la durée, elle permet d’aller au fond de l’identité des personnages. Avec trois volets de plus au Parrain, je ne serais pas mécontent. Je me mets donc à écrire, payé par Canal+. On écrit avec un ami avec lequel j’étais à Sciences Po Strasbourg puis avec lequel j’ai milité à SOS Racisme, Thierry Keller. Les retours sont bons, mais ils nous disent qu’il faut un auteur de série pour nous aider à restructurer. Pas de problème. On nous présente des personnes, et parmi elles, se trouve Jean-Baptiste Delafon. On s’entend hyper bien. Il est super talentueux. On se remet à écrire les quatre premiers épisodes dans une sorte de mission commando de trois mois. J’ai adoré, il m’a appris les post-it, les trucs, comment il faisait concrètement ! Et moi, j’avais mes histoires de chronomètre.

Les post-it évoquent les séquences accrochées au mur de façon à se représenter l’écriture et la structuration des évènements et de la narration ?
Oui ! Je ne fais pas vraiment de séquenciers, plutôt du point par point, mais c’est lui qui m’a appris à le faire. C’était super de parler et d’écrire, j’ai adoré.

Une sorte de libido intellectuelle ?
Quasiment extatique, où tu te dis « wooohh ! ». Je connais déjà un peu ça parce que j’ai fait beaucoup de discours avant. Beaucoup, plein. Des textes de congrès. Je sais les punchlines, la formule, la comparaison historique, l’introduction choc, la conclusion, comment tu emmènes, mettre les rieurs de ton côté. Ce sont des scènes. Quelquefois on m’amenait une note sur la culture, une note sur les finances, etc, des notes de spécialistes, puis je devais faire le discours. Ce sont les post-it ! Comment d’un amas de trucs qui paraissent éparses, il faut donner une ligne directrice, une vertébration. C’est comme un scénario, en somme. Je me suis alors senti hyper heureux de retrouver cette gymnastique intellectuelle – appliqué à un autre domaine, j’avais déjà cette compétence. Là, c’est même augmenté. Canal nous lit, on a écrit les quatre premiers épisodes, c’est super, ils nous disent qu’il reste deux séries en développement, avant de passer en production : Maison Close et la nôtre. Ils nous donnent une réponse trois semaines plus tard pour nous informer quelle série partira en production. Trois semaines dans le stress, et c’est Maison close qui est pris. Donc, il faut retourner travailler, c’est fini.

Ils ne décident pas de décaler une série pour échelonner leur projet par exemple ?
Non. Mais ils avaient un problème avec certains textes de Maison Close, donc ils demandent à Jean-Baptiste Delafon de venir travailler dessus. Et Jean-Baptiste me prend avec lui pour l’aider à restructurer des choses. Je collabore à l’écriture, mais pas du tout comme pour La présidentielle, d’ailleurs, j’avais un boulot en même temps. J’ai appris aussi que Canal souhaitait que je rejoigne le projet Maison Close pour continuer à me faire les dents. Puis quelques mois plus tard, un producteur m’appelle pour participer à l’écriture des Lascars. C’est super, ce sont d’autres auteurs, d’autres écritures. Il faut organiser, ce que je sais faire. Puis, avec Jean-Baptiste, on écrit un film, 16 ans ou presque avec Laurent Laffitte puis on développe un autre projet sur la Société Générale, Kerviel et tout ça. De mon côté, je développe un film qui reprend la base de La présidentielle. J’ai trouvé une structure qui me permet de faire un film. Je le fais lire à Jean-Baptiste. Il me dit que c’est une série. Qu’il faut l’envoyer à Canal, qu’on a trouvé comment faire une série politique en France.

Quelles modifications avez-vous apporté entre les deux projets ?
Le principal a bougé en fait : dans La présidentielle, il y avait un personnage assez bon, éthique, kantien et un autre très intelligent, très roublard, amusant mais qui était un pourri au fond. Dans Baron Noir, les deux deviennent un. Et donc c’est Tony Soprano, mais en politique. On envoie un résumé à Canal+, et Fabrice de la Patellière répond tout de suite, « venez me voir demain ». On le voit, on raconte, il trouve ça super. Il nous demande quel est notre producteur. On n’en a pas, parce qu’on souhaite développer nous-mêmes le début pour garder le contrôle artistique. On écrit le pilote, On retravaille encore, Canal aime bien. Sur cette base, on va voir un producteur qu’on aime bien, Thomas Bourguignon. Il fera les trois saisons.

Vous écrivez l’intégralité de la première saison à deux ?
Oui, on écrit même les deux premières saisons tous les deux. Jean-Baptiste s’en va pour la troisième. On attend les retours de la saison 1 pour poursuivre ou pas. Les gens ne détestent pas, alors on continue. Jean-Baptiste termine cette deuxième saison fatigué, il travaille sur d’autres projets, et puis c’est quand même moins sa vie que la mienne ces trajets politiques. Il prend donc du recul, je me pose la question de continuer. Je poursuis, avec deux nouveaux auteurs. On avait travaillé sur quelques épisodes avec Olivier Demangel et Thomas Finkielkraut qui sortait de la FEMIS série. On avait besoin de quelqu’un qui suivait tous nos échanges, qui ne se perde pas dans nos débats. Qui soit solide, organisé.

Avant l’écriture à proprement parler, vous échangez avec Jean-Baptiste Delafon – sur les deux premières saisons ?
On est tout le temps ensemble, sauf au moment d’écrire les scènes. Pour les saisons 1 et 2, c’est un ping-pong. Mais, dans la saison 2, Thomas et Olivier nous font du bien parce qu’en sortant du tête-à-tête, on comprend que c’est mieux d’être plus nombreux. Cette partie, c’est pour la définition des épisodes, le point par point. Une sorte de séquencier, en synthétique. C’est long. Deux ou trois mois par épisode. On a aussi un autre document, c’est le compte rendu quotidien de nos séances de travail. Avec des bouts de dialogues déjà.

Vous êtes tous les deux à discuter des séquences, à imaginer les situations et dialogues, et une personne prend des notes de façon à retrouver certaines propositions ?
Oui, parfois, une situation va s’appliquer quand même, mais, à un autre moment, un dialogue va se retrouver dans la bouche d’autres personnages. En tout cas, notre dialogue produit une structure et des séquences mais aussi des éléments de situations ou de dialogues qu’on va utiliser.

C’est très oral dans un premier temps ! Vous jouez un peu les situations ?
Oui, verbomoteur. Et oui, on mime, on est debout, on imite. Ensuite, on part écrire. Avec Jean-Baptiste, on se partageait les scènes, et chacun part écrire de son côté. On s’envoie tous les jours ce qu’on a fait. Au bout d’un moment, on a un bloc de 10 ou 12 pages, et chacun propose des modifications à l’autre – on raye pour indiquer l’endroit en question, et on propose un ajout dans une couleur. Il faut bien sûr faire attention à l’autre. Et ainsi de suite. Il ne faut pas trop penser aux épisodes suivants. Je fais très peu d’arcs narratifs.

Chaque épisode est construit selon une unité narrative et esthétique. Vous disiez avoir besoin de connaître la fin d’un épisode pour l’écrire.
J’écris chaque épisode en connaissant la fin, je ne peux pas faire autrement. En revanche, je ne connais pas la fin de la série au début de l’écriture. Il faut aussi faire confiance aux situations créées par le récit lui-même et les personnages. C’est très riche, il y a parfois des super rebonds selon une situation ou un personnage. Alors que si on gèle tout avant, on devient prévisible. Le but, c’est le contraire. Pour Baron Noir saison 3, il a fallu augmenter la room. Puisque Jean-Baptiste partait, il fallait trouver un autre système. Thomas et Olivier sont restés. Raphaël Chevènement est arrivé. Thomas est monté en grade et a co-écrit deux épisodes je crois, avec Olivier. Et Laure Chichmanov est venue, pour tout noter. Elle tient une cartographie extrêmement précise de mon cerveau. Dans La Fièvre, elle a commencé à écrire des scènes aussi. J’aime procéder comme ça, elle s’est plongée dans la matière pour la saison 3 de Baron Noir, elle sait faire maintenant. Elle sait ce que je veux, elle connaît mes trucs. Je me répète, elle m’interroge, me demande de préciser, revient sur une discussion. Elle essaie aussi de me faire accoucher. Pour La fièvre, j’ai aussi travaillé avec Anthony Gizel. Ils sont très forts, ils ont des qualités différentes, c’est très précieux pour l’écriture d’une série. Ce n’est pas une démocratie, c’est une chambre d’auteurs, et au bout d’un moment, quelqu’un doit trancher. Je n’arrive pas à réfléchir tout seul, je suis très verbomoteur : je rebondis sur ce qui est dit. Globalement, lorsqu’on me dit quelque chose, j’ai envie de dire « non », rien que pour la curiosité intellectuelle d’aller choper un argument, ou un truc embrouillant. En fait, c’est ce qu’on fait toute la journée. Ensuite, je m’enferme pour écrire les scènes. C’est moins long, entre 4 et 5 semaines, mais c’est très intense. Toutes les questions qu’on s’est posées pour le point par point ressurgissent d’une façon encore plus concrète. Donc, on voit des problèmes apparaître. J’arrête alors d’écrire, je les appelle, on se voit trois jours pour rétablir la situation. On ne peut pas juste théoriser, il faut écrire et se confronter à la matière. Il faut répondre à des questions très simples sur la place de la caméra. Une chose a matrixé ma façon d’écrire, comme je n’ai pas lu de scénario avant : j’ai étudié des structures de séries que je voyais, qui étaient donc montées. La fusion entre l’écriture, le jeu, la musique, l’image, le rythme est fait par le montage. J’écris monté.

Vous écrivez les situations que vous voyiez mentalement ?
Tout ce qu’on voit à l’image est écrit ainsi. Ma première question est donc, où est la caméra ? Quel est le point de vue ? Je n’invente rien, ce sont des questions de base, mais écrire monté suppose de ne pas faire d’erreur, sinon, au montage, on est dans la merde. S’il manque des plans qui permettent de monter. À l’écriture, il faut fermer les yeux et tout voir, tout entendre.

Comment sait-on qu’une série est terminée ?
On ne sait jamais. Personnellement, je me suis arrêté parce que je n’avais plus d’énergie. L’enchainement des saisons de Baron Noir est dur. Et puis, j’avais un peu la sensation d’un monde politique gelé. Imaginez Rickwaert (le personnage interprété par Kad Merad dans Baron Noir) au pouvoir… j’étais fatigué. J’avais aussi peut-être besoin de me prouver que je pouvais faire autre chose. L’idée de faire un contre-champ de Baron Noir sur la société était cool. Encore une fois, la question est, où mettre la caméra ? Qu’est-ce que j’éclaire ? La société. Oui mais quoi ? L’élément déclencheur est un scandale. OK, mais qu’est-ce qu’on éclaire ensuite ? Les réseaux sociaux. OK mais comment les représenter, comment représenter le dashboard, le tableau de bord ? Par ailleurs, une série, c’est d’abord un métier, c’est-à-dire qu’on emmène les spectateurs dans une situation par un métier, les hôpitaux, les keufs, les trafiquants, la mafia, le président etc. Là, c’est une agence de communication. C’est le métier qu’on découvre. C’est notre véhicule pour rentrer dans la société. On ne rentre pas par le club de foot, on entre par les communicants qui aident le club. Ce qui ne m’oblige pas par rapport au club, ce n’est pas l’objet central.

À partir de l’agence de communication, vous pouvez ouvrir une perspective dialectique, et mettre en scène les termes du débat. J’avais lu que vous écriviez sur le foot.
J’ai fait exprès de dire ça pour qu’on me laisse tranquille. Si je disais que je faisais un truc sur les tensions identitaires dans le pays, je n’aurais jamais pu écrire normalement.

Nous avons évoqué la documentation qui nourrit votre écriture. Baron Noir était lié à des enjeux que vous connaissiez très bien, comment vous êtes-vous documenté pour La Fièvre, quelles sont vos premières intuitions ?
Je suis parti de sensations. De l’état du débat public. Je suis parti d’un malaise. Je suis mal à l’aise, c’est trop violent. Ça paraît bisounours, donc j’essaie de trouver les mots, mais je trouve que ça ne sent pas bon. Je me suis dit que c’était sans doute un sentiment assez partagé. J’ai d’abord lu beaucoup, d’historiens, de philosophes, de livres politique sur les États-Unis, Trump, sur le mouvement Cinq étoiles en Italie….

Des livres qui analysent des situations politiques contemporaines ?
Oui, des enquêtes, des livres sur la France et d’autres pays, et je vois aussi beaucoup d’images de TV, je me suis immergé là-dedans. Ensuite, j’ai fait un truc un peu bizarre mais qui m’a aidé à mieux saisir : je me suis complètement immergé dans les réseaux. Pendant deux ou trois mois. C’est très dur émotionnellement. Un copain me demande un jour sur quoi je travaillais, je lui réponds « je me radicalise sur les réseaux sociaux ». Je voyais bien pourquoi tout le monde devenait radical, sur tout et n’importe quoi.

Vous allez sur les réseaux pour saisir la rhétorique, la langue utilisée ?
Oui, mais aussi pour comprendre l’algorithme. Quand on se retrouve avec un compte avec du contenu quasi exclusivement nazi, un compte avec que du contenu indigéniste hard, un compte avec uniquement du contenu islamiste, en fait, ce sont des bulles. J’ai créé des comptes, et en cliquant sur des personnages que je souhaitais suivre, l’algorithme propose d’autres personnes qui vont dans la même direction. Tu ne deviens qu’un type d’individus. C’est le Far West, les gens sont souvent là de façon anonyme, il y a des robots, on ne sait jamais à qui on parle, c’est très étrange. Mais c’est surtout principalement de la haine qui s’exprime.

Le monde depuis les réseaux est anxiogène, mais ce n’est pas non plus la réalité.
Ma thèse est que non, la société se met aux normes des réseaux sociaux. Ils dictent l’information dans une large mesure, ça commence par une vidéo qui ensuite inonde le débat public, jusqu’à le structurer. Et donc, ça polarise. Il existe des stratégies de meute et d’organisation de tout cela. Tout n’est pas chaotique mais c’est un terrain de luttes entre propagandistes. Et certains, naïfs, croient que c’est un service gratuit pour les informer, mais c’est délirant.

C’est aussi un lieu démocratique qui permet à une réflexion plus minoritaire d’émerger.
Si c’était démocratique, on connaîtrait les algorithmes. Or tous les algorithmes sont conçus pour avoir une chose : des annonceurs. La publicité est placée avec les messages qui suscitent le plus d’engagement. Donc plus on choque, plus on clash, plus il y a de la pub. Et plus il y a d’argent. Ce ne sont pas des systèmes d’informations contrôlés par les pouvoirs publics, ce sont des sociétés privées qui sont très souvent entre les mains d’un seul individu. C’est le cas de Méta, c’est le cas de Twitter. Ce n’est pas qu’un changement technologique, c’est de la techno-politique. C’est un modèle financier qui s’inscrit dans la création de valeurs capitalistes classiques, dans la publicité : on pense que c’est cool parce que tout le monde peut s’exprimer, et c’est gratuit, alors qu’en fait ce n’est pas du tout gratuit, c’est l’intégralité de nos données qu’on donne, nos opinions politiques. Ensuite, nos fichiers sont vendus pour nous micro-cibler. Et envoyer des messages personnalisés. Les personnes tout le temps connectées sont en train de perdre leurs libertés cognitives. Qui devraient être un nouveau droit de l’homme.

Pour travailler ces questions, narrativement, deux personnages émergent dans un affrontement. Le football est à la fois périphérique aux enjeux narratifs et central parce que c’est un sport populaire qui traverse toutes les classes de la société.
Comme il s’agit du sport le plus populaire, s’il y a un scandale à l’intérieur, la caisse de résonnance médiatique est tout de suite énorme. Ce qui m’aide à faire durer et faire monter tout de suite en intensité la charge de l’évènement déclencheur. Le même évènement dans le syndicat des cordonniers – je n’ai rien contre bien sûr ! – ne crée pas du tout le même choc dans la société. Par ailleurs, le foot est un collectif, et je traite de la question du collectif – un parti politique par exemple. Enfin, je pense que le foot est un des derniers lieux où tout le monde se rassemble encore un peu. Quelles que soient ses origines. Une victoire, on est content. C’est un moment où il y existe un potentiel de fraternité. Et pas chacun dans son coin comme sur les réseaux. C’est un agrégat de culture commune, c’est ça qui m’intéresse. Parce que sans culture commune, il est difficile de parler des évènements qu’on vit, la façon dont on les ressent. C’est une ligne de front importante, je pense, du combat pour le collectif, comme l’école. Si ça pète là, c’est très dangereux pour la suite, ce qui explique l’énoncé « c’est comme Dantzig en 39 » dans la série. C’est vraiment exagéré, mais il y a quelque chose de vrai là-dedans. Choisir le foot dans la série est aussi important parce que c’est l’endroit où la jeunesse issue de l’immigration a percé. Au point de représenter le pays. Ça m’intéresse évidemment. Une nouvelle génération qui devient les couleurs du pays. Qui deviennent des référents. Le problème là-dedans, c’est l’argent. Et la starification, comme dans tous les sports. D’où l’idée de la coopérative pour remplacer le nom des joueurs par le nom d’une cause. Quand on se regroupe, on est beaucoup plus puissant à onze qu’à un + un + un etc. C’est un message bébête, mais avec de belles images et de beaux personnages, ça tient la route.

La série déploie un affrontement théorique, à quel moment de l’écriture la théorie de la fenêtre d’Overton apparaît ?
Lorsque se pose la question des armes. Un scénario, c’est d’abord « et si… ». Et si un mec file un coup de boule à son entraineur, c’est quoi le pire ? Les armes. Il y avait deux pires possibles. Ma première idée était la sécession territoriale. Un délire de Marie Kinsky, l’influenceuse de droite extrême, qui évoquait l’idée d’une barrière pour séparer des camps qui ne s’aiment pas. Chacun vit de son côté. J’ai beaucoup regardé l’Afrique du Sud pour réfléchir à cette première intuition. La théorie afrikaner au départ est celle-là, un développement séparé. Et l’autre solution, ce sont les armes. Plus simple à expliquer, et à concevoir.

L’idée d’un duel entre deux personnages est apparue rapidement à l’écriture ?
Oui, avec l’idée qu’elles n’auraient qu’une scène commune. C’est un duel à distance. La jonction entre la première partie et la seconde partie de la série est la scène charnière entre les deux. Ce n’est pas théorique ce duel à distance, il n’y avait pas de logique à ce qu’elles se croisent. Par ailleurs, j’aime l’idée qu’elles se connaissaient plus jeunes, ça densifie leur relation. Et ça pose les questions, est-ce que les gens peuvent changer, jusqu’où et à quel point ? C’est le principe de la guerre civile : tu partages avec quelqu’un le même quartier, la même rue, le même immeuble, et dix jours plus tard, tu t’affrontes. Pas d’ennemi extérieur, ça n’a rien à voir, c’est plus douloureux.

La série se réfère à un livre de Stefan Zweig, Le monde d’hier, souvenirs d’un européen, dont vous vous inspirez pour le titre et l’intuition inquiète portée sur le monde.
En relisant le livre, je suis tombé sur ce passage qu’on entend dans la série, dont il me semblait que ça nous concernait au premier chef.

Vous évoquiez votre écriture nourrie par l’image que vous avez en tête, filmer les réseaux sociaux peut-être un peu abstrait, comment vous le figuriez-vous ?
C’est l’idée d’un capharnaüm, d’un trop plein. Trop d’images, trop de messages, trop d’opinions. On a réfléchi à la façon de montrer ça à l’écriture, mais c’est surtout en préparation du tournage, où le réalisateur Ziad Doueiri m’a dit qu’il fallait que ce soit encore plus grand. Je voulais faire un mur d’écran, mais le mur qu’il a conçu est délirant. On a rajouté encore du contenu pendant la préparation pour remplir cet immense mur. Il fallait un effet gavage. Gavé d’images. De vitesse, d’instantanéité. Il y a un épuisement mental dans l’époque. Je voulais qu’on le ressente à l’image.

Le duel évoqué fonctionne aussi beaucoup à travers un montage parallèle.
Oui, comme il s’agit de coup de communication, le duel fonctionne comme une partie de ping-pong ; ça va vite, il faut le penser comme un échange. J’avais parfois en tête l’idée des deux joueurs au filet, ça va encore plus vite. On a même du mal à regarder. On ne souhaite pas de changement de plan, il faut rester en plan plus large, sur les deux joueurs de façon à voir le mieux possible l’échange. Je pensais à ça parfois. À la fin des épisodes, souvent c’est accéléré, tout monte en intensité les quinze dernières minutes – c’est là que je voyais qu’il ne s’agissait plus d’échanges de fond de court. L’épisode 6 est un épisode entier quasiment au filet.

Le rythme des échanges agit comme une série d’action.
Pendant Baron Noir, Ziad Doueiri m’a appris le mouvement. Les scènes de début de Baron Noir ne sont pas écrites comme elles sont tournées. J’ai donc écrit un peu par la suite, à la Ziad. Même s’il n’a pas réalisé la saison 3. Je l’ai fait encore plus pour La Fièvre, d’abord parce que ça correspondait encore davantage – je ressentais un truc où il fallait que ce soit l’urgence permanente, les mots employés – fin du monde, guerre civile, Winter is comming – renvoie à un degré d’enjeux extrêmement forts. Il faut donc adapter la nature du récit au degré d’enjeux, je ne sais pas faire autrement. Le rythme doit crédibiliser le haut niveau d’enjeux. Quasiment cataclysmique, apocalyptique. J’ai beaucoup écrit en me disant « faut que Ziad vienne ». On se connaît par cœur. C’était beaucoup d’images, beaucoup de séquences, beaucoup de mouvements alors qu’avant j’écrivais une grande scène avec des indications de lieux, de mouvements, qu’on découpait ensemble sur le plateau au moment du tournage. Pour La Fièvre, j’ai écrit tenant compte de son esthétique et du genre. J’ai écrit en découpant à l’avance – on a cherché les décors en fonction. Il était content, c’était son cadre d’image. Et il a encore accéléré !

Vous avez écrit avec dans la tête, le langage visuel de Ziad Doueiri, et il a mené le travail encore ailleurs ?
Oui, il a fait d’autres choses entre temps, et il me dit qu’il veut tourner en scope, faire moins de gros plans. Il veut faire davantage de plans moyens pour mieux incarner l’action et les personnages dans les décors. J’ai trouvé que tout ce qu’il me racontait collait parfaitement. Par ailleurs, Ziad est libanais, il sait très bien ce qu’est la guerre civile pour l’avoir vécue. Il avait la même détermination que moi à aborder le sujet.

Les deux personnages principaux sont filmés de façon très différente.
On a radicalisé le spectacle pour le personnage de Marie Kinsky. C’est la politique spectacle, la lolisation du pire. Ziad a eu une phrase super, lorsque nous étions dans le théâtre pour les nombreuses séquences sur scène avec Ana Girardot qui l’interprète – c’est un personnage très difficile à jouer, « be a bitch ». C’est tout. Elle a tout de suite compris. Elle a commencé à s’amuser en fait avec le personnage. Ziad est instinctif et aime les acteurs instinctifs. Et parfois, un mot suffit. Pas forcément le bon mot, mais le mot juste pour l’acteur ou l’actrice.

Vous écrivez avec l’idée des acteurs et actrices en tête ?
Non, on fait le casting avec Ziad.

Vous avez fait des lectures avec les acteurs de façon à appréhender ces textes très denses ?
Une seule. On discute du rôle avant bien sûr. Ensuite, notamment les deux actrices principales – Nina Meurisse et Ana Girardot – ont beaucoup bossé. Elles devaient connaître parfaitement leurs textes.

Vous êtes présent au tournage tous les jours. Vous participez aux choix de mise en scène ? Quel rôle avez-vous ?
Ziad ne découpe pas, il arrive sur le décor trois heures avant le début du tournage. Et moi, plus tard. On a vu les décors avant, on a beaucoup parlé, mais pas de découpage précis. Il arrive le matin, et réfléchit à la façon de faire. Lorsque j’arrive, à peu près en même temps que les acteurs, on fait la mise en place. Il tâtonne, il cherche. Les acteurs sont parfois là, il leur demande de se lever, de bouger, on en discute. Je peux aussi lui dire que dans quelques scènes, au même endroit, un plan ressemble trop à celui-ci, alors on change. Comme on tourne dans le désordre, en fonction des décors, il faut avoir conscience de situations qu’on retrouve quelques minutes ou épisodes suivant. Et ne pas refaire deux fois le même plan. On ne veut pas filmer de la même façon des situations parfois proches, parce que dans les mêmes lieux. On ne doit jamais voir la même chose – sauf si on veut en jouer. Je suis pas mal avec les acteurs, mais aussi parce que Ziad me le demande. Aller expliquer une situation aux acteurs pendant que lui cherche des angles. Ça permet aussi de se démultiplier. Comme on a aussi beaucoup d’articles de presse dont l’équipe déco s’occupe, ils peuvent me montrer directement sur place. Enfin, je suis producteur, il y a donc des décisions de producteurs à prendre parfois. Une séquence que Ziad souhaite tourner à une heure précise pour une question de lumière suppose un coût qui doit se répercuter ailleurs. On a dû tourner avec une équipe réduite 2 heures par jour – en plus du reste – pour une scène qu’il souhaitait tourner entre chien et loup. On ne fait jamais cela en série. Ça bouffe du temps, mais il avait raison, il fallait ça pour la fin d’un épisode. Mais il faut donc gagner un peu ailleurs. On se connaît super bien, on travaille dans une confiance totale, c’est très fort. C’est son image, dans un respect total de ce que j’écris. C’est une grande chance pour moi.

Vous montez ensemble, avec les monteurs ?
Ziad travaille d’abord avec les monteurs, je ne viens que dans un second temps. On fait beaucoup de prises pour avoir des possibilités au montage. On fait peu de champ contre-champ, il faut donc d’autres angles. On fait un master – un plan pour l’ensemble d’une scène, puis la même séquence tournée selon différents axes et différents cadres. Pour proposer plus de choses au montage. Je n’ai pas beaucoup de surprise au montage, comme l’écriture est assez montée. Mon intervention consiste avec Ziad à resserrer. On essaie aussi de bouger quelques séquences, ou de couper net à un endroit. On cherche le rythme.

La Fièvre, une série créée par Eric Benzekri et réalisée par Ziad Doueiri, diffusée sur Canal+ depuis mars 2024.


Quentin Mével

Critique, Délégué général de l’Acrif

Rayonnages

CultureTélévision