Fabrice Aragno : « Godard voulait aller au bout de son cinéma, voire du cinéma tout court »
Dernier film achevé avant sa mort le 13 septembre 2022 à Rolle, Film-annonce d’un film qui n’existera jamais : « Drôles de Guerres » synthétise les derniers travaux de Jean-Luc Godard, lui qui s’est adonné, dans la dernière partie de sa filmographie, à la création de montages musicaux et abrasifs constitués de fragments d’œuvres disparates (dans Le Livre d’image en 2018 notamment, sans doute son film-somme). En une vingtaine de minutes à la fois sidérantes et éminemment solennelles, « JLG » a signé un court-métrage d’une grande pureté, dont le « sublime minimalisme[1] » évoque le roman-photo et les intertitres du cinéma muet, tout en élevant l’esquisse au rang d’œuvre à part entière. Constitués de plans montrant des collages réalisés sur des feuilles A4, le projet de film et le film s’y confondent et ne font plus qu’un : Drôle de Guerres existe bel et bien, entre les pages-images d’un Film-annonce… en forme de projection – cinématographique mais surtout mentale. À l’occasion de la sortie du film en salles début mai, rencontre avec Fabrice Aragno, cinéaste, monteur et chef-opérateur suisse, proche collaborateur de Jean-Luc Godard avec lequel il a travaillé sur l’ensemble de ses derniers films (de Notre musique (2004) au Livre d’image en passant par Film Socialisme (2010) et Adieu au langage (2014)). Il revient sur la création de Film-annonce…, dont il a réalisé le montage en suivant les instructions mathématiques du maître de Rolle, et sur les différents projets de films et d’expositions qui ont animé Godard à la fin de sa vie. CL
On a découvert Film-annonce d’un film qui n’existera jamais : « Drôles de Guerres » à Cannes l’an dernier, à l’occasion de projections croisées aux côtés du documentaire Godard by Godard de Platares et Bonnaud, ou des Filles du feu de Pedro Costa. Etant donné que le film dure seulement vingt minutes, comment va se dérouler son exploitation en salles ? Le dernier film de Jean-Luc Godard, Le Livre d’image, n’avait déjà pas été montré dans le cadre d’une distribution classique par exemple…
Je ne sais pas exactement comment le film va être vu ! Ce qui est sûr, c’est que l’idée de Thierry Frémaux, lors du dernier Festival de Cannes, d’associer la projection du film avec celle des Filles du feu de Pedro Costa était une idée magnifique. Les deux films, qui n’ont pourtant rien à voir, se font parfaitement écho : l’un est silencieux, l’autre musical, et les deux semblent comme émerger du noir. C’était une séance exceptionnelle. J’étais cependant beaucoup moins emballé par le documentaire de Florence Platares et Frédéric Bonnaud, qui correspond à une vision un peu caricaturale de l’œuvre de Godard. On le montrait encore dans le décorum de la Nouvelle Vague, en occultant son travail à partir de son installation à Grenoble dans les années 1970, ce jusqu’à ses films contemporains réalisés ces dernières années, pas mentionnés non plus. Cinq décennies sont éludées, alors que tant de choses sublimes y ont été faites… Bref, pour revenir à la distribution de Film-annonce, je trouve cela formidable que le film puisse sortir en salles, et le travail que les distributeurs de Bluebird ont fait est à la hauteur, avec des textes de Nicole Brenez et Nicolas Klotz pour accompagner la couverture presse du film. Peut-être aurait-il fallu garder l’idée de la séance cannoise avec le film de Pedro Costa, et les sortir ensemble. Mais, pour être honnête, je n’ai pas vraiment mon mot à dire sur la sortie de Film-annonce… qui, il faut le rappeler, reste une commande. La maison Saint Laurent a commandé le film à Jean-Luc Godard, et une fois que la commande a été livrée, elle est désormais uniquement entre ses mains.
Film-annonce… est constitué d’ébauches d’un film qui n’a jamais pu être tourné, Drôles de Guerres, et il s’agit en même temps d’un film à part entière. On est comme passé de la préproduction à la post-production, en sautant le tournage. Pouvez-vous nous détailler un peu la genèse de ce film et la chronologie des différentes étapes de sa création par Godard ?
Cela dépend de quoi on parle, car il y a un projet global à l’origine qui était de réaliser un film d’après un roman de Charles Plisnier, Faux Passeports. Le film s’appelait à l’époque Carlotta ou bien Drôles de Guerres – ce n’était pas tout à fait tranché – et devait être constitué de six chapitres tournés en pellicule et en vidéo. C’était un projet de long-métrage duquel est né Film-annonce…, qui a lui émergé d’un travail à la main de Godard sur une brochure papier. Pour préparer tous ses derniers films, Jean-Luc n’écrivait pas de scénario classique mais faisait du collage, en travaillant directement la matière des images. C’était un travail graphique, avec des morceaux d’images ou de textes qui étaient disposés dans un espace, quel qu’il soit. Parfois c’était du papier, d’autres fois ça pouvait être un tableau aimanté voire une étagère ! Le Livre d’image a commencé comme ça, avec chaque rayon d’un meuble pour disposer les extraits (livres, DVDs, images diverses) à utiliser dans chaque chapitre. Pour ce Film-annonce…, Godard a travaillé avec du papier A5 sur une table en bois. Il a procédé comme un animateur réaliserait un film d’animation en collage, avec des ciseaux, de la colle et des éléments disposés sur la surface d’une feuille de papier. Et à la fin ça fait des plans, ou tout simplement des pages, comme un passage direct du livre au cinéma… À partir de là, il a chronométré chaque plan en ayant en tête une durée précise qu’il a ensuite inscrit sur des post-it collés sur les planches en question. Dans un second temps, j’ai très concrètement moi-même photographié ces pages et monté le film en suivant ses indications. On en revient à La Jetée de Chris Marker, qu’il m’avait évoqué plusieurs fois au fil de ces dernières années. Godard disait que cela serait pas mal d’en revenir aux origines de l’image : l’image fixe, le noir et blanc, le silence.
À quel moment le film a-t-il pris cette forme ?
Entre janvier et mars 2022, avec l’aide notamment de Jean-Paul Battagia et de Nicole Brenez. Après le travail sur papier de Jean-Luc en décembre 2021, plusieurs réunions ont eu lieu durant lesquelles il nous a transmis ses instructions. On discutait par exemple de la durée des plans. Parfois, on s’interrogeait : il y avait des moments où il ne se passait rien. Ce qui ne dérangeait pas du tout Jean-Luc, bien au contraire. Pour lui, il fallait voir le film comme une exposition dans un musée : face à un tableau, on reste parfois une minute, parfois des heures. Il arrive même que l’on passe devant sans le regarder. Il y avait quoiqu’il en soit l’idée, très tôt, de faire comme si l’on « exposait » des plans au spectateur. Pour en revenir à la chronologie de Film-annonce…, j’ai monté le film sur un DVD entre janvier et mars, et lorsqu’il a vu le film, il a considéré qu’il s’agissait, selon lui, de son meilleur film. Il disait que c’était magnifique parce que l’on y voit le temps. Il était donc ravi et on a livré le film à la maison Saint Laurent via leur producteur Anthony Vaccarello. Saint Laurent a présenté le film à Cannes l’année suivante. Entre temps Godard est mort, et le titre du film a été changé : le titre d’origine est Film-annonce du film « Drôles de Guerres » – « qui n’existera jamais » est un ajout qui ne vient pas de Jean-Luc mais de Saint Laurent. Quoiqu’il en soit, je tiens à rappeler, pour lever toute ambiguïté, que ce film est bien un film de Godard : il l’a imaginé, construit manuellement, monté mentalement, vu, apprécié, et donc en quelque sorte signé. Je n’ai été, à titre personnel, qu’un magnétoscope ou un instrument. Il ne montait cette fois tout simplement pas avec ses mains mais avec des post-it.
Comment s’est passé la collaboration avec Saint Laurent ? Le nom de la maison, qui apparaît au début du générique, peut sembler un peu étonnant ici.
Ça peut paraître inattendu mais il y a en réalité beaucoup de commandes dans la filmographie de Godard. Tout au long de sa vie, Jean-Luc a réalisé des publicités et des films pour Darty ou des marques de Jeans. En ce qui concerne ce film-ci, quand on a un financement avec carte blanche pour réaliser ce que l’on veut, il n’y n’a pas vraiment de raison de refuser. Alors bien sûr, on se focalise sur Saint Laurent car il s’agit du film qui sort juste après la mort de Godard, mais au fond, ça n’a rien d’incongru. La maison Saint Laurent a, depuis plusieurs années, l’envie d’entrer dans le cinéma et de produire des films. Ils ont demandé à plusieurs cinéastes de faire quelque chose et notamment à Jean-Luc. Peut-être qu’ils imaginaient un film avec des actrices, car le contrat stipulait qu’il serait bien que les costumes soient pris des collections de la maison, ou alors quelques accessoires disposés ça et là. Mais demandez à Godard de faire du bleu et il fera du rouge. Je pense que Saint Laurent le savait et ça fait partie du jeu. Cela aurait été même surprenant qu’il fasse exactement ce qu’on lui avait demandé de faire, et Saint Laurent aurait été, je crois, déçus s’il avait monté un défilé de mode. Godard a été sincère du début à la fin, est resté fidèle à lui-même et à ce qui l’habitait à ce moment-là. Il voulait aller avec ce film au bout de son cinéma, voire du cinéma tout court, jusqu’à ce que la page devienne du film. Et si l’on va jusqu’à l’issue de ce processus là – d’autres projets, à l’état d’ébauche avant sa mort, vont dans ce sens – on peut non seulement sauter l’étape du tournage, comme vous le mentionniez plus tôt, mais aussi celle de la post-production. Il ne resterait alors plus que l’idée du film. On ne filmerait plus la brochure, comme on l’a fait ici, pour plutôt en imprimer directement les pages. On aurait alors le film entre nos mains.
Film-annonce… est un film très radical. Le film s’ouvre sur presque cinq minutes de silence, avant un premier passage musical accompagné d’une voix-off. C’est un choix assez déroutant, même quand on a l’habitude de voir des films de Godard. Comment a-été conçue la bande-son, qui alterne entre silence absolu et fragments sonores décontextualisés ? On reconnait d’ailleurs un extrait, en fin de film, de Notre musique.
Pour constituer la bande-son, Godard a travaillé à partir d’une timeline dessinée recouvrant la totalité du film. Il a marqué avec de petits traits verticaux rouges les moments où le son surgit du silence, accompagné d’indications. Par exemple, à 4 minutes de film, « prendre 3 minutes de Notre musique, à partir du DVD à 57m40s ». Tout se jouait à la seconde près, et j’ai exécuté ses instructions sans me poser de questions. Quand une discussion évoquant Le Silence de la mer de Melville est par exemple interrompue brutalement à la fin du film, c’est tout simplement parce que j’ai coupé à 3 minutes d’extrait pile comme me l’avait indiqué Jean-Luc. Je ne me suis pas dit d’attendre que le dernier mot de la phrase se coupe de manière plus élégante et harmonieuse. La coupe est quelque part terrible parce qu’elle est arbitraire, franche, directe. Elle tombe comme un couperet. C’est radical. Et lorsque j’ai réalisé cette coupe, j’ai été transi par ce qu’il venait de se passer : à partir d’un découpage arbitraire, de l’émotion surgit, avec des sentiments très forts qui peuvent émerger d’une simple indication temporelle. C’est pour ça que la bande-son agit ici comme une sorte d’interférence dans le flux des pages et de la lecture.
Le temps préside au contenu des extraits…
Oui, c’est très beau. Avec Godard, on a coréalisé, en 2012, un film pour la télévision suisse intitulé Quod Erat Demonstrandum. C’était un film de commande de 26 minutes. Pour la structure, Jean-Luc avait décidé qu’on aurait une minute de générique de début et une minute de générique de fin, ce qui nous laisse 24 minutes – comme les 24 images par seconde de la projection cinématographique. Et puis, pour chapitrer le film, on a simplement coupé ces 24 minutes en 4 parties de 6 minutes exactement… C’est une espèce de construction mathématique qui, certes, s’est assouplie au montage par la suite, mais qui a guidé le processus de création. Pour Film-annonce…, il ne s’est au contraire pas ravisé au montage mais s’en est tenu au chronométrage initial. Le temps, c’est comme le destin : on ne le change pas, il est pré-écrit. Les chiffres décident de son passage comme un grand ordonnateur. Il subsiste alors à l’intérieur de la fragilité humaine. C’est ce qui est très touchant dans le film, je trouve : la rigueur des coupes, du silence, et qui en même temps reste toujours dans le champ de l’inattendu. Contrairement au découpage initial de Quod Erat…, les coupes n’interviennent pas à intervalles réguliers mais de manière imprévisible. On ne sait jamais combien de temps la page que l’on regarde va rester à l’écran. C’est ce qui les rend si belles et si fragiles en même temps, et qui produit de la pensée. Il ne se passe parfois rien dans le film, et on s’ennuie probablement après avoir lu la courte citation imprimée sur la feuille de papier. Or, c’est en s’ennuyant que l’on commence à penser, et cette pensée-là, qui a émergé de l’ennui, est ensuite bousculée par la coupe impromptue, qui régénère à son tour cette même pensée. Tout à coup, il y a un autre texte, ou alors un visage, un trait rouge, une musique, etc. C’est ce qui me plaît le plus dans cette forme.
Pouvez-vous nous parler de la peinture abstraite, rouge et noire, qu’a faite Godard, pour le plan n°1 et n°40, qui sert aussi d’affiche au film. Ces deux couleurs sont déterminantes dans Film-annonce… et leur superposition à l’acrylique évoque une sorte de correction, comme si l’on avait voulu recouvrir quelque chose par de la couleur.
Godard a toujours été peintre – on mettra d’ailleurs bientôt en place une exposition de ses travaux picturaux, je l’espère. Il a, dans ses films, travaillé l’image comme un peintre, par exemple en usant des filtres sur une caméra 35mm dans Pierrot le fou. Jean-Luc était au fond un peintre fauviste. Avec cette planche principale, qui a donné l’affiche, je ne parlerais justement pas d’une correction mais d’un ajout. C’est ce qu’il faisait sur les photos qu’il prenait notamment avec son iPhone. Il jouait avec une petite palette numérique pour ajouter des traits bleus, jaunes ou rouges sur des instantanés modestes pris au bord du lac Léman ou au pied d’un arbre. Je ne saurai en dire davantage sur cette peinture en particulier parce que Godard n’a jamais rien voulu expliquer. Moi j’y vois du sang : celui de la souffrance, de la lutte. Mais chaque spectateur y trouvera bien une chose différente ; c’est ce qui fait toute la richesse et la beauté des films de Jean-Luc, depuis toujours.
Sur le plan n°14, on peut lire entre autres : « c’est votre affaire et non la mienne de régner sur l’absence ». D’où provient cet extrait et peut-on y voir déjà Godard nous annoncer sa propre disparition, le film ayant été achevé plusieurs mois avant son suicide assisté en septembre 2022 ? Était-ce une idée qu’il disséminait dans ses derniers travaux ?
Je crois que c’est extrait de Faux Passeport de Plisnier. Et il est évident de penser à sa disparition en regardant le film aujourd’hui. Jean-Luc a laissé derrière lui beaucoup de choses et d’indices. Dans son bureau, on trouve un collage incroyable constitué de post-it et d’images superposées, au-dessus desquelles est mentionnée une citation de Bernanos issue du Journal d’un curé de campagne, que Godard avait repris entre autres dans Le Livre d’image : « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce. » Il le disait souvent lui-même : « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce pour tout ce qui se termine… » Godard parlait beaucoup de la mort et de tout ça. Donc il est probable que cette citation de Plisnier recouvre cette question de la fin. En réalisant Film-annonce…, Jean-Luc avait de toute façon déjà 91 ans, et s’il n’avait pas choisi d’en finir plus tôt – parce que physiquement, je pense qu’il pouvait aller jusqu’au centenaire –, il allait bien disparaître à un moment donné. Donc il y pensait de toute évidence à travers ses films, les différents messages qu’il nous envoyait et les indices qu’il disséminait derrière lui.
Retournez-vous souvent dans sa maison et ses ateliers à Rolle ?
Oui, j’y reviens souvent… Il y a d’ailleurs un projet de tourner un film là-bas, qui est en bonne voie. Mais je ne peux pas en dire plus pour le moment.
Avec la préparation de Drôles de Guerres, certaines informations évoquaient un grand retour à la fiction tandis que d’autres, plus surprenantes, mentionnaient le souhait de Jean-Luc Godard de faire jouer Natacha Polony en speakerine sur un plateau télé dans un projet de film intitulé Scénario… Ces deux films sont-ils liés d’une quelconque manière ? Et qu’en est-il de Scénario en particulier ?
Il y avait en effet, dans le projet de Scénario, un chapitre intitulé « Fake News », avec un personnage de journaliste que l’on voyait sur un plateau de télévision puis que l’on suivait ensuite jusque dans sa vie privée. La question était de savoir si l’on faisait jouer tout ça par une actrice ou si l’on demandait à une vraie journaliste d’incarner ce rôle en injectant un peu de fiction dans les scènes de vie personnelle. On avait même imaginé les décors de l’appartement, c’était assez précis. Dans Scénario, il y avait quoiqu’il en soit des chapitres fictionnels comme celui-ci et d’autres plus documentaires, certains avec des acteurs et d’autres sans comédien.
Ce projet-là a-t-il été mené à bien ?
Il sera bientôt montré. Je ne sais pas où ni quand, en salle ou à la télévision. Mais la chose est faite…
… donc pas exactement sous la forme que l’on imagine ?
La chose est faite. Mais pas telle qu’elle a été prévue au départ, oui. Il faut savoir que Drôles de Guerres et Scénario sont nés juste après la sortie du Livre d’image, entre 2018 et 2019. Les deux projets avançaient bien et Jean-Luc travaillait sur les deux en parallèle. Parfois on avançait sur l’un, puis d’autre fois sur l’autre, etc. Et puis, il y a eu la crise du Covid-19 et les confinements successifs qui nous ont empêché d’avancer, la fatigue et le temps qui passe n’aidant pas. C’est ce qui a fait que le projet de long-métrage de Scénario, qui était de tourner en pellicule avec certains chapitres de fiction avec des actrices, n’a pas pu se faire comme cela avait été voulu initialement. D’autres formes ont été trouvées mais je ne peux pas en dire davantage pour le moment.
Vous avez conçu, avec Jean-Paul Battagia l’an dernier, le parcours Eloge de l’image à la Ménagerie de Verre à Paris, composé d’images des cinq derniers longs-métrages de Jean-Luc Godard. L’idée du parcours était-il aussi de rappeler que les images godardiennes restent à se réapproprier ? Qu’il faudrait, comme il le faisait lui-même, continuer à revisiter son œuvre, à la rebâtir à notre tour de nos mains, par le montage ou le déplacement par exemple ?
Oui, c’était même l’idée de départ, puisque le projet Eloge de l’image est né à partir de Sentiments, Signes, Passions, une mise en espace du Livre d’image. On a imaginé un parcours à travers lequel on se promènerait dans le film projeté sur une quarantaine de téléviseurs, avec chacun des chapitres répartis dans une chambre ou une salle dédiée. On y passe d’une pièce à une autre comme d’un chapitre du livre à un autre, en avant ou en arrière, avec l’idée que l’on peut aussi se positionner au beau milieu du film : spatialement et temporellement, entouré de toutes les pièces et de tous les chapitres. Et puis, après avoir montré Sentiments, Signes, Passions à Nyon puis à Berlin, on a fini par intégrer cinq films à l’intérieur du dispositif, ce qui a donné Eloge de l’image tel que vous l’avez vu à la Ménagerie de Verre à Paris l’an dernier, repris depuis à Lisbonne et à Hong Kong. Il s’agit d’un parcours visuel et sonore mais avec comme horizon la défragmentation des images, pour rendre aux fragments leur pleine valeur, comme pour leur rendre leur liberté. On s’est d’ailleurs rendu compte que c’était un peu pareil que le projet de Film-annonce… : le film existe en nous parce que les images sont libérées et libératrices. Dans les parcours à Nyon ou Berlin, le fait de voir les images inscrites dans un lieu réel, avec des fenêtres qui donnent sur l’extérieur, où l’on aperçoit une place que les gens traversent, rendent soi-disant passant ces images moins importantes que ce qui se passe à l’extérieur ou dans l’enceinte même du lieu. Les images nous ouvrent les yeux sur le monde. Le film n’est qu’une manière de transmettre, de voir, de s’intéresser aux choses du réel. Le cinéma souligne quelque chose du monde, comme la peinture
Il met en lumière, dans tous les sens du terme…
Oui, et si l’on va au bout de ce raisonnement, on pourrait à la fin retirer les images. Godard avait d’ailleurs quasiment retiré ses propres images de son cinéma, puisque dans Le Livre d’image, ce sont les images des autres qu’il récupérait. En dernière instance, on se dit qu’on pourrait enlever toutes les images si l’on arrivait à voir le monde directement. C’est à mon sens la meilleure manière de s’approprier son travail : traverser les images pour aller voir le monde. D’autres projets de cet ordre, comme un parcours filmique à l’intérieur duquel se déplacer physiquement, sont donc prévus. Et Jean-Luc aimait bien ça. Il disait que ça redonnait de la liberté aux images comme lorsque l’on remet dans la nature des dauphins qui ont grandi dans un parc aquatique… Et puis il ne faudrait pas vraiment parler d’« exposition » mais de « projection vivante », ce qui nous éloigne de la morbidité. Voilà l’héritage que nous a laissé Godard : des projections vivantes.
Jean-Luc Godard, Film annonce du film qui n’existera jamais : « Drôles de Guerres », sortie le 8 mai 2024.