Cinéma

Dani Rosenberg : « Le cinéma israélien actuel n’existera bientôt plus »

Critique

Nouveau film de l’Israëlien Dani Rosenberg, Le Déserteur plonge dans l’histoire de Shlomi, un jeune soldat qui décide impulsivement de quitter son poste dans la bande de Gaza. Inspiré par une expérience personnelle du réalisateur, le film, tourné dans une Tel Aviv vibrante et tumultueuse, prend une dimension prophétique face à la guerre qui embrase la région depuis le 7 octobre.

Le deuxième long métrage du cinéaste israélien Dani Rosenberg a été montré pour la première fois cet été au Festival de Locarno. Inspiré d’une anecdote autobiographique, Le Déserteur suit un jeune soldat qui quitte la bande de Gaza pour rentrer à Tel Aviv. Il ne s’agit pas d’une évasion préparée. Comme le Bartleby de Melville, le jeune Shlomi « préférerait ne pas » et se contente de rester sur place quand son unité repart à la caserne après une mission.

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Traversée folle d’une Tel Aviv qui festoie au sommet du volcan, Le Déserteur a pris un air prophétique depuis le début de la nouvelle guerre qui sévit depuis le 7 octobre. Le réalisateur nous parle de son choix de donner un angle burlesque à ce récit éminemment tragique d’une mère patrie qui envoie ses enfants à la mort et de son nouveau film tourné près de Gaza à l’automne et de ses craintes pour son pays et pour la liberté de son cinéma. EP

Dans Le Déserteur, le personnage de Shlomi, un jeune soldat qui quitte clandestinement son poste dans la bande de Gaza, fait penser à Ulysse : lorsqu’il rentre du front, son chien est le seul de son entourage à l’accueillir chaleureusement.
L’Odyssée fait partie des récits qui ont structuré ma conscience. Il me poursuit continuellement. C’est un récit d’apprentissage fondateur dont l’influence se retrouve dans bien des œuvres. Jusque dans Retour vers le futur de Robert Zemeckis, où le voyage dans le temps de Marty Mc Fly ressemble au désir d’Ulysse de voir l’avenir. Shlomi est lui aussi un Ulysse moderne à bien des points de vue. Lorsqu’il rentre chez ses parents, il retrouve sa maison vide, mais elle n’est pas exactement telle qu’il l’avait quittée. Le monde a changé pendant son absence au front. J’ai pensé à Ulysse qui part à la rencontre des siens au Royaume des morts pour la scène où Shlomi revoit ses parents à l’hôpital. Sa mère veut le sacrifier : c’est l’essence même d’un récit de tragédie. Le jeune soldat ne l’accepte pas. C’est exactement ce qui se passe en Israël actuellement. Benjamin Netanyahu sacrifie les kidnappés, il sacrifie les soldats ainsi que les Palestiniens.

C’est frappant que vous parliez de Retour vers le futur car il y a des effets troublants de bégaiements temporels dans la genèse de votre film ainsi que dans sa structure. Le film résonne tragiquement avec les attaques du 7 octobre, pourtant, vous en avez écrit le scénario il y a dix ans.
La première idée est venue de ma tentative d’évasion ratée au cours de mon service militaire. Une nuit, je gardais un camp dans le désert, j’ai essayé de m’échapper. Je me suis mis à courir pendant des heures sans jamais trouver de route. Mon seul repère dans l’obscurité était la caserne. J’ai fini par y retourner sans que personne ne s’aperçoive que j’étais parti. En écrivant le scénario, j’ai imaginé ce qui se serait passé si j’avais réussi à m’enfuir. Ma volonté première était d’écrire une histoire au sujet de l’amour, du romantisme, des relations humaines …Mais la réalité revenait toujours par la fenêtre, m’empêchant de suivre le fil que j’avais choisi. Quand on vit dans un environnement aussi violent, ignorer le réel est impossible.

Cet effet de bégaiement temporel est renforcé par la structure symétrique du récit : dans sa seconde partie, Shlomi parcourt à rebours tous les lieux où il est passé dans la première.
Mon sentiment est qu’Israël est actuellement comme un cul de sac, un labyrinthe continu dont on ne peut pas sortir. Shlomi est comme un hamster dans sa roue. Je voulais qu’on ressente cela dans la forme de boucle que prend le récit : Le soldat quitte la maison de ses parents, puis y revient ; il sort de Tel Aviv puis y revient. Il quitte l’hôpital, puis y revient. Il ne peut pas échapper à ce à quoi l’assigne la société, c’est à dire être un soldat. Même Shiri, son amoureuse, veut absolument qu’il retourne au front. Le seul endroit où il est accepté, c’est dans la maison de sa grand-mère, mais ce lieu est contaminé par la démence de la vieille femme. Lorsqu’il combat ce qu’il est, tout ce qui l’entoure se met à dérailler. C’est pour cette raison que le film se termine quand un ambulancier lui demande son nom. C’est la première fois qu’il ne peut échapper à son identité.

Ido Tako est dans tous les plans. Comment avez-vous casté ce jeune acteur et comment lui avez vous fait travailler ce rôle particulièrement physique ?
Je voulais qu’il soit jeune. La première image que j’ai eue en intégrant le service militaire est aussi celle qui m’est restée : ces soldats ne sont que des enfants. J’ai très rarement vu ça dans les films pour la bonne raison que les acteurs sont la plupart du temps déjà des hommes avec de l’expérience. Nous avons vu en casting plusieurs centaines de jeunes. Ce que je cherchais, c’était quelqu’un qui porte les qualités ambivalentes du personnage : la force de sa libido, de son désir qui le pousse à fuir l’armée, sous laquelle perce la douleur de la perte de l’enfance. Quand Ido est entré dans la pièce, c’était magique. Il était déjà le personnage. J’avais besoin d’un acteur assez athlétique. Avec un instructeur de l’armée, il s’est beaucoup entraîné physiquement aux mouvements du combat, à ramper, à sauter, à escalader. Nous nous sommes longuement entretenus aussi avec des soldats revenus du front avec un Syndrome post traumatique. En revanche, je n’ai pas voulu faire trop de répétitions. Je tenais à garder la fraicheur de l’énergie d’Ido.

Vous avez tourné les séquences dans l’ordre chronologique. Que cherchiez-vous avec ce choix peu habituel ?
En tournant ainsi dans l’ordre des scènes, je voulais obtenir le sentiment que le personnage de Shlomi vieillit dans le temps du film. Ido Tako a passé trente jours sans dormir. Il était dans une énergie folle, le tournage a été pour lui très dense en termes d’exercices physiques donc sa carrure s’est réellement étoffée pour devenir celle d’un homme au cours de cette période. Le dernier plan où il pleure s’est improvisé sur le moment et je suis sûr que cela n’aurait pas pu arriver sans le tournage dans l’ordre.

Les relations entre les personnages passent moins par les dialogues que par leur attitude corporelle : les gestes entre Shlomi, sa mère et sa grand-mère sont tendres tandis que les scènes au front ou dans la violente course-poursuite où la foule se déchaine contre le jeune homme sont marquées, elles, par le burlesque. Comment avez-vous travaillé cet équilibre ?
C’est vrai que la mère touche le visage de Shlomi comme une femme qui caresse son amant plutôt que comme une attitude maternelle. Ces gestes improvisés pendant les répétitions ont contribué à construire l’idée qu’elle n’est pas une mère typique. La scène de danse est venue d’une « commande » de l’immense comédienne Tiki Dayan qui joue la grand-mère. Elle m’a dit : « C’est incroyable qu’on ne m’ait jamais fait danser dans aucun de mes films». Je l’ai prise au mot ! Nous avons mis de la musique et fait une seule prise de cette danse improvisée entre elle et Ido. Le burlesque était une des premières inspirations. Celui du muet, bien sûr. Keaton et Chaplin m’ont beaucoup influencé. Mais si j’ai fait du couple de touristes des Français, c’est pour qu’ils aient l’air de sortir d’un film de Jacques Tati. Le jeu d’Ido est comique au début dans la base militaire, et ensuite lorsqu’il porte un uniforme trop grand à la fin, comme Charlot soldat. Ce qui me plait dans l’influence du burlesque c’est qu’il est très subversif, il offre une revanche contre le pouvoir, contre la structure sociale.

La course ininterrompue de Shlomi dans Tel Aviv est rythmée par une partition jazz nerveuse. Quelle était votre commande au compositeur Yuval Semo ?
Je voulais que la musique permette de sentir le cœur de Shlomi. Le tempo devait être celui d’un battement de cœur et d’un roulement de tambour en même temps. Au début, le sound design donne l’illusion que les armes qui tirent sont des percussions. C’est ce motif que j’ai commandé à Yuval Semo. Le batteur a ensuite performé cette partition en live devant les images du film en improvisant en partie. J’ai vraiment vu le sentiment de la frénésie de la musique s’emparer de lui à mesure qu’il jouait.

Comment vivez-vous aujourd’hui à Tel Aviv ?
Nous vivons aujourd’hui le cauchemar que je décris dans mon film : la guerre est à une heure de voiture de Tel Aviv. Quand on ne connaît pas Israël, on ne réalise pas à quel point c’est un petit pays. Ce n’est pas comme en Ukraine où le front est éloigné de la vie qui se déroule à Kiev. À une heure de chez moi, c’est une folie indescriptible. Tout le monde essaie d’empêcher la pensée de cette violence de pénétrer son esprit, mais c’est impossible. Elle se faufile sous la surface, elle s’insinue sous la peau. C’est pour cela je voulais donner la sensation que personne ne peut fermer les yeux dans cette ville, y compris Shlomi. Il est incapable de dormir. Il n’y a que dans le dernier plan du film qu’il peut fermer les yeux.

Le film a été financé avec l’aide de l’Israel Film Fund. Cela a-t-il été difficile d’obtenir une aide d’État pour un film aussi subversif ?
J’ai eu la chance d’avoir l’aide à un moment où sa directrice, Noa Regev, se battait pour l’indépendance. Elle a payé le prix fort d’avoir aidé mon film au point que le gouvernement actuel veut la remplacer. Il est certain que sa volonté est d’exercer un contrôle beaucoup plus étroit dorénavant. Depuis quelques semaines, le gouvernement fait peser une grande menace sur toutes les aides publiques au cinéma afin de contrôler tout propos critique à son égard. Dans moins d’un an, le cinéma israélien tel que nous le connaissons n’existera sans doute plus. Après des années de refus, quand j’ai fini par obtenir ce financement j’ai repris le scénario à la base car je me rendais compte que le monde n’avait plus rien à voir avec ce que j’avais décris dans la première version. Tout avait vieilli. Comme spectateur, j’ai horreur de sentir qu’un film a été écrit à une autre époque, qu’il est devenu anachronique. Dans la première version, Shiri était comédienne de théâtre parce que cela correspondait à ce qu’était Tel Aviv il y a dix ans. Elle est devenue sous-cheffe dans un restaurant car la ville est devenue une Fooding City. La gastronomie est désormais la culture de référence. Tout le monde parle de nourriture ou veut monter un restaurant. J’interprète cette atmosphère boulimique comme une injonction à manger et boire autant que possible avant la catastrophe.

Avez-vous montré le film en Israël ?
La Première du film a eu lieu au festival de Haïfa le 5 octobre dernier, deux jours avant le début du conflit. Mon distributeur a décidé de repousser la sortie après la fin de la guerre. Comme c’est justement maintenant que le film doit être vu, j’organise moi-même des projections non commerciales dans de petits cinémas de Tel Aviv. Je ne sais pas quelles seront les réactions des spectateurs. Un de mes étudiants à la Sam Spiegel’s School de Jérusalem a vu le film juste avant le 7 octobre, alors qu’il revenait tout juste de trois mois à Gaza. Il m’a dit « le déserteur, c’est moi ! ». Il m’a demandé de projeter le film aux camarades de son unité. À ce que j’ai compris, un lien de visionnage circule parmi les soldats qui reviennent du front. Ils sont en demande de le voir, car absolument personne en Israël ne parle de ce qui se passe à Gaza. Et surtout pas la presse israélienne. Dans le monde entier, tout le monde en débat continuellement, mais dans mon pays, on n’évoque que l’héroïsme et pas les événements réels et le fait que les soldats ne veulent pas participer à cela.

Vous avez terminé un autre film après les attaques du 7 octobre. Of Dogs And Man s’est-il fait de manière totalement spontanée ?
Oui, c’était largement improvisé. À la fin du mois d’octobre, je suis allé à la frontière de la bande de Gaza pour tourner avec une équipe de seulement trois personnes. J’ai été animé du même sentiment que pour Le Déserteur : la réalité a beau être à portée de main, je n’y ai accès qu’à travers la télé ou mon téléphone. Je ressens le besoin de comprendre ce qui se passe réellement. C’est pourquoi je devais absolument être là-bas, de sentir ce qui s’y passe. Le chaos dans lequel a plongé la région s’est répercuté sur mon esprit, j’étais dans un état dépressif. J’ai écrit un script très basique : il s’agit d’une adolescente qui part à la recherche de son chien après le 7 octobre dans le kibboutz où elle vit. Je voulais rencontrer les gens, voir comment les choses se déroulent et essayer de comprendre cette réalité. Ce qui s’est produit a dépassé nos attentes. On n’a pas le droit d’aller là bas. On a dû se cacher, travailler clandestinement. À part l’adolescente qui est comédienne, tous les autres personnages jouent leur propre rôle de façon presque documentaire. Je termine le montage en ce moment, donc je suis en train de me poser la question de ce que j’ai vraiment filmé.

Comment voyez-vous l’avenir en Israël ?
D’après moi, Israël a déjà perdu cette guerre brutale, folle et sadique. Cette défaite peut aussi donner une sorte d’espoir pour le futur. Comprendre qu’on n’est pas aussi fort qu’on le croyait peut donner l’occasion de voir les personnes qui sont face à soi. J’espère que les Israéliens vont jeter dehors non seulement Benjamin Netanyahu mais aussi tout son gouvernement fanatique et radical. Tout le monde souffre de cette guerre. Israël compris. Cette situation ne peut pas continuer. Il y a dix ou vingt ans, on avait le sentiment qu’on pouvait rester dans ce statu quo qui n’était pas la paix, mais pas vraiment la guerre non plus. On ne peut plus vivre dans ces conditions à l’avenir, ni les Palestiniens ni les Israéliens. La plupart de mes amis ont fui pour d’autres pays. Moi, je ne peux parce que j’ai des enfants et que je suis divorcé. C’est ce qui me donne envie de me battre pour eux, pour que cela reste possible de vivre là, et de filmer ce qui se passe.

Le Déserteur, de Dani Rosenberg, actuellement en salle.


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