Cinéma

Yolande Zauberman : « Je me suis toujours dit qu’il faut s’occuper de Gaza »

Critique

Tourné bien avant le 7 octobre, le neuvième film de Yolande Zauberman part à la recherche d’un garçon qui aurait « marché de Gaza à tel Aviv pour devenir une fille ». La Belle de Gaza vient d’être montré au Festival de Cannes avant sa sortie en salles ce mercredi. L’occasion d’inverser les rôles pour un entretien avec une très grande intervieweuse.

Dans la rue Hatnufa de Tel Aviv, Yolande Zauberman part à la recherche d’un garçon qui aurait « marché de Gaza à Tel Aviv pour devenir une fille ». Avec la simplicité d’un mythe, elle fait le portrait de cinq femmes trans la nuit autour de cette rue qui est comme le chemin des Enfers. La nuit nous rapproche de ces cinq personnages en même temps qu’elle fait disparaître dans le noir la société dont la violence n’apparaît que dans les récits. Comme dans une danse, la cinéaste embrasse le visage de ces cinq femmes qui deviennent les seules habitantes de Tel Aviv. RP

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On sent que les femmes que vous filmez n’avaient jamais été regardées de cette façon. C’est comme si l’intensité du regard que vous portez sur elle nous permettait de les voir vraiment.
Petite, alors que j’étais une enfant isolée et timide, les gens venaient me raconter leurs histoires. Le nombre de fois où j’ai entendu des vieux grecs me raconter leurs tortures par les colonels à l’époque en me disant : « Je n’ai jamais raconté ça à personne » ! J’ai cet accès à une parole que je cherche peut-être, mais sans le savoir, ou de manière muette. J’ai souvent l’impression que les questions que je pose sont celles que poserait un bébé s’il avait la parole. Dans Would You Have Sex With An Arab ? j’ai interviewé le journaliste Gideon Levy, grand spécialiste de Gaza, à qui j’ai posé la question qui est devenue le titre du film, il m’a dit : « c’est la meilleure interview de ma vie ». Tout d’un coup, les questions me viennent, je les ai à l’intérieur de moi. Parfois, je ne les formule même pas, mais il existe dans la vie des situations où il suffit de penser à une chose pour qu’elle se produise.

Vous voulez dire comme une intuition magique ?
La magie, pour moi, c’est lorsque quelqu’un vous emmène à un endroit dont vous vous rendez compte que vous le connaissez déjà. Mes films sont un peu comme des parcours magiques : à part Nadine qui chante la sourate à la fin et qui porte des lentilles, je les avais toutes connues avant sur le tournage de M. Le fait de les retrouver mélangeait quelque chose du passé et du présent. Cela nous a permis par exemple d’aller très loin avec Talleen, jusqu’à entrer dans sa famille pour cette raison. Avec son père, ils ne s’étaient jamais parlés, ce qu’ils font pour la première fois dans le bus qu’il conduit. Tout d’un coup, cette possibilité de parole est donnée. Cette conversation avec son père n’aurait pas existé sans le film. J’adore Talleen parce qu’à chaque chose que je lui demandais de faire, elle répondait non, puis elle plongeait d’elle même sans me prévenir. Scène du bus : la parole du père de Talleen est libérée par le fait qu’il soit en train de conduire. Je voulais filmer le père de Talleen de nuit. Il est chauffeur de bus de nuit. C’est Israela, celle qui est mariée avec un rabbin qui a organisé ce tournage et obtenu toutes les autorisations. Talleen était assise au premier rang du bus. Quand j’ai vu son reflet dans le miroir, j’avais mon cadre. Ça n’est pas compliqué !

Toutes les cinq accomplissent toutes un trajet personnel immense avec ce film.
Exactement. Nathalie qui portrait le voile de façon non religieuse, simplement pour cacher son visage à sa famille, s’est mise à porter le hijab. Danielle a arrêté la prostitution. On les voit se transformer parce que le film est fait de plein de petits tournages sur une longue période. J’ai commencé à chercher la Belle en 2019. Chaque fois que j’allais en Israël, au festival de Jérusalem par exemple, j’allais dans la rue et je la cherchais partout. Dès cette époque, j’ai fait des images qui sont dans le montage final. Mais le film à proprement parler a commencé à être produit fin 2022.

On sent qu’elles vous donnent beaucoup d’elles mêmes. Vous fixez-vous des limites sur ce que vous filmez ?
Pour moi, il existe une différence entre violence et brutalité. Rentrer avec une caméra dans la vie des gens est un processus vital, joyeux et violent. J’en accepte la violence. Si je ne l’acceptais pas, je ne pourrais pas faire les films que je fais. Et il est indispensable qu’elle soit consentie. Nathalie nous a appelés après son opération et a accepté d’être filmée malgré la douleur. La brutalité, c’est ma limite. Rien ne peut être volé. Quand elle souffre, elle souffre vraiment. C’est étrange d’être filmée à cet instant, mais elle l’a voulu et accepté. Je pense qu’il y a quelque chose de l’ordre de la nudité vers laquelle on va ensemble. Ma limite, c’est l’éthique. Filmer quelqu’un comme une victime, victimiser des victimes, de mon point de vue, ça n’est pas éthique. Ce serait leur enlever toute forme de beauté, d’intelligence, de lutte contre la douleur, de joie. Ma limite, c‘est celle là. Je filme depuis mon intimité avec une petite caméra, une petite équipe, entre quatre et cinq personnes – Selim Nassib, mon compagnon, prend le son, j’ai un assistant pour la caméra et un autre pour le projecteur.

On sent l’immense violence à laquelle ces femmes sont confrontées mais vous la présentez presque avec douceur. Quand vous dites en voix off « on m’a raconté qu’un jour un garçon avait marché de Gaza à Tel Aviv pour devenir une fille », c’est presque comme un conte. Ça paraît d’une simplicité enfantine…
C’est pour cette raison que j’ai fait le film : justement parce que cela me paraissait impossible. Je suis obsédée depuis toujours par l’idée de frontière et par l’idée d’ennemi. Tout d’un coup, j’imaginais cette femme qui avait fait ce trajet alors que personne ne sort de Gaza. Déjà à l’époque, avant le 7 octobre, ce lieu était un trou noir.  En plus c’était le lieu de Samson et Dalila qui est mon mythe préféré depuis l’enfance. Les cheveux longs qu’il ne faut pas couper, coucher avec une femme très belle, perdre soudainement sa force, le suicide collectif : tout me fascinait dans cette histoire. Je me suis toujours dit qu’il faut s’occuper de Gaza. Il faut que cet endroit cesse d’être cette prison doublement fermée qu’il était déjà bien avant le 7 octobre. Ce trajet homme/femme, Gaza/Israël me semblait inouï. Ce qui m’a poussé à faire ce film, c’est de savoir comment celle qui portait en elle ce couple d’ennemis pouvait voir le monde. On m’aurait dit qu’une fille était venue de Damas, je ne l’aurais pas fait.

Vous ne filmez quasiment pas d’hommes dans La Belle de Gaza.
Dans M, je n’ai pas filmé de femmes. Dans La Belle de Gaza, j’étais là pour elles, et je ne me suis pas posé d’autres questions. Je filme le père dans le bus parce que cette rencontre m’intéresse et aussi l’ami d’enfance de Nathalie avec lequel elle jouait au foot quand elle était petite et qu’elle s’appelait Mohamed. C’est extraordinaire, ce qu’il raconte à ce moment-là. Cette humanité entre eux, la façon dont il s’occupe d’elle donne un espoir fou !

Nadine dit : « Il faut être très puissante pour affronter cette rue. Tout le monde n’est pas capable de le faire. ». On imagine qu’il faut l’être également pour la filmer sur le long cours.
Les gens ont l’impression que M, Would You Have Sex… ou La Belle de Gaza ont connu des tournages difficiles ou dangereux. Alors que pas du tout, c’est tout le contraire. C’était comme si quelque chose s’ouvrait à moi. Parfois, j’ai l’impression que la caméra est comme une flûte qui attire les gens à elle. Pour M, j’ai filmé Talleen pour qu’elle vienne questionner Menahem sur sa sexualité car il est attiré par les femmes trans. La production ne comprenait pas ce que cette séquence avait à faire dans le film. Un jour, je leur ai montré le film en l’enlevant du montage : ça devenait sinistre. Talleen apportait le rêve au film. Elle incarnait la possibilité de se réinventer à partir d’une blessure. Un jour, pendant le tournage de M, Menahem et moi avons croisé une femme trans très très belle. Menahem est sorti de la voiture l’aborder, mais elle s’est enfuie. Menahem m’a dit, dépité : « Mes parents ne m’aiment pas, mes enfants ne m’aiment pas et même les femmes trans me rejettent ». On a gardé cette prise que j’ai voulu compléter par un plan de jambes de femmes qui fuient. On m’a parlé de la rue Hatnufa. Elle est totalement taguée, c’est un endroit complètement incroyable qui est d’ailleurs classé. J’y suis allée où j’ai trouvé trois femmes trans palestiniennes qui ont bien voulu courir devant ma caméra. En rentrant, Selim Nassib, qui parle arabe m’a dit : « Tu sais que l’une d’elle est venue à pieds de Gaza ? » Je n’en revenais pas qu’il ne me l’ait pas dit avant ! C’était tellement impensable !

C’est votre troisième film qui se déroule exclusivement de nuit. Qu’est-ce que vous trouvez cinégénique dans l’obscurité ?
J’aime la nuit. Les nuits documentaires sont magnifiques. Je tourne avec une caméra Leica géniale que j’adore parce qu’elle fait tout de suite une image de cinéma mais que les chefs opérateurs n’aiment pas parce qu’elle est difficile, elle crée plein d’accidents, que j’accepte volontiers car je trouve qu’ils font partie de l’aventure. C’est comme si je cherchais la lumière dans la nuit en fait. On m’a expliqué récemment la différente entre les ténèbres et la nuit. Dans les ténèbres, il n’y a plus aucune lumière, dans la nuit, il y en a encore. Je filme des situations difficile que j’essaie de rendre lumineuses avec des personnages qui le sont suffisamment pour éclairer l’image de leur présence.
J’ai envie que ce soit une expérience pour le spectateur autant que ça l’est pour nous. Je fais ces films avec mon intuition et surtout avec tout ce que je ne connais pas encore. Avant, je passais beaucoup de temps à repérer avant de commencer à tourner. Depuis Would You Have Sex… ?, je me lance. Le chemin est déjà là. Sur Classified People que j’ai tourné en Afrique du Sud pendant l’Apartheid, j’ai changé mille fois d’avis avant de me fixer sur Robert et Doris. On m’avait découragée de les questionner sur leur histoire. Il a fallu qu’on soit dénoncés et que le tournage prévu n’ait pas lieu pour que je revienne à mon idée initiale de filmer ce couple mixte que j’adorais, qui était comme des grands-parents pour moi sur place.

En voyant La Belle de Gaza, j’ai beaucoup pensé à ce film. Est-ce qu’en tournant, vous aviez en tête les échos qu’il présente avec La Belle de Gaza ?
Classified people a fait de moi ce que je suis. Ce film ne m’a plus jamais lâchée. Je ne faisais jamais confiance à ce qui pouvait être politique, j’en avais une vraie psychose. Tout d’un coup, avec Classified people, j’ai trouvé ma politique, c’est à dire la politique de l’intime. Aujourd’hui ça paraît presque banal. À l’époque, ça ne l’était pas du tout. Ca paraissait naïf de penser comme ça. J’avais une question muette en rencontrant le couple de Robert et Doris : comment on vit quand on est désigné d’une certaine manière ? Quelle est la marge de liberté qu’on a ? Eux me disaient : « La marge de liberté qu’on a, c’est l’intime. Comment tu vis, c’est ça ta politique. » J’ai épousé immédiatement cette idée, elle a changé ma vie. Donc pour répondre à votre question : je ne pense pas à Classified People. C’est Classified People qui pense en moi. Le film devait initialement s’appeler Let’s Take A Walk On The Wild Side.

Cela pourrait aussi être le titre de La Belle de Gaza ! Comme vous ne parlez ni arabe ni hébreu, il arrive souvent que vous filmiez sans comprendre ce qui se dit.
On me traduit au fur et à mesure. Mais ça n’est pas réellement un problème de ne pas comprendre. François Tosquelles, l’un des fondateurs de l’antipsychiatrie, qui a suivi une analyse avec un psychanalyste allemand qui ne parlait pas espagnol disait que la musique de ce qu’on dit est aussi importante que le sens des mots. J’adore tourner dans des langues étrangères. Quand quelque chose de fort et de juste se dit, cela permet une certaine distance qui m’intéresse.

J’étais étonnée que la question religieuse prenne une telle importance pour toutes les femmes trans que vous filmez.
Je ne m’attendais ni à ce qu’elles soient si attachées à leur famille, ni à ce qu’elles soient si religieuses. C’est un endroit du monde où les gens sont tellement proches de leur famille qu’être rejeté par elle est une douleur immense. La modernité, pour moi, c’est ça, le mélange ente archaïsme et contemporain.

Avez-vous montré le film en Israël ?
Je demande toujours aux personnages que je filme s’ils sont d’accord pour que le film soit projeté sur leur territoire. Je n’ai pas montré Would You Have Sex With An Arab en Israël par exemple. M, si. La Belle de Gaza, cela va être à elles de décider. Elles auraient dû toutes être présentes à Cannes, mais seules Talleen et Israela sont venues car, au dernier moment, trois d’entre elles ont eu peur d’être vues comme des prostituées même si on les regarde comme des reines. Je pense que ça ne sera pas évident pour elles de montrer le film en Israël.
Quand une personne accepte que je la filme, je lui montre une image, une seule. Je veux qu’elle comprenne comment je la regarde. À partir de cette image, chacune a décidé si elle me faisait confiance ou non. Je demande cette confiance. Si je ne l’ai pas, je ne peux pas filmer.

Et si vous n’aviez pas trouvé la Belle ?
On aurait continué à la chercher !

 

Yolande Zauberman, La Belle de Gaza, en salles le 29 mai

 


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