Série TV

John Wilson : « À la fin de mes tutos, on réalise qu’il n’y a pas de solution  »

Critique

Dans son New York natal, John Wilson prend le prétexte d’une série de tutos humoristiques pour dresser un portrait mélancolique de sa ville et documenter de manière émouvante le quotidien de ses habitants sous la forme de série TV. Reconnue par la critique, How To… a récemment fait l’objet d’une retrospective au festival de cinéma Visions du Réel à Nyon (Suisse). Une occasion de découvrir le travail de cet artisan majeur du cringe.

Du propre aveu de John Wilson, son film de fin d’études, Jingle Berry, est la chose la plus embarrassante qu’il lui a été donné de voir. Pourtant, le réalisateur américain a fait de sa peur du cringe la marque de fabrique de ses courts métrages d’abord auto-produits puis de How To … With John Wilson, une série produite par HBO et Nathan Fielder entre 2020 et 2023 et à laquelle l’auteur a choisi lui-même de mettre fin. En trois saisons de six épisodes chacune, le trentenaire new-yorkais prend le prétexte de tutoriels qui proposent des solutions métaphysiques à des problèmes concrets (comment trouver une place de parking, comment faire du small-talk, comment choisir une bouteille de vin)… et échouent sur les deux tableaux avec un certain panache et une drôlerie mélancolique. Pour chaque épisode, Wilson rencontre des spécialistes de ces choses du quotidien et dessine par petites touches un portrait de groupe de la grande ville. Mais il dresse surtout en creux un autoportrait qui ressemble au journal filmé de Jonas Mekas si le cinéaste expérimental lituanien avait passé sa jeunesse dans les comedy cellars de l’Est américain. Le festival Visions du réel de Nyon a eu la riche idée de l’inviter pour une rétrospective et une carte blanche et c’est donc en Suisse que j’ai rencontré cet homme qui doute. RP

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Qu’est-ce que cela vous fait d’être l’invité d’honneur d’un festival international de cinéma ? Saviez-vous que vous aviez une fanbase inconditionnelle en Europe ?
C’est complètement dingue de découvrir depuis mon arrivée à Nyon l’engouement qui existe ici pour mon travail. C’est seulement ma deuxième fois en Europe après un séjour à Copenhague pour le festival CPH : DOX il y a deux ans. Je suis totalement incapable de prévoir un voyage pour le plaisir et j’ai toujours eu envie de voir l’Europe qui est un territoire de cinéma qui a beaucoup compté dans ma vie. J’espérais secrètement être invité ainsi un jour grâce à mon travail. Je me sens très honoré qu’il soit montré dans un festival de « vrais films ».

Vous n’avez pas le sentiment de réaliser de vrais films ?
Le monde de la télé est un peu à part, les cinéastes ne nous perçoivent pas toujours comme faisant partie de leur univers. Dans un événement comme Visions du réel, la télé n’est pas toujours prise au sérieux. Même si on peut y produire des choses totalement cinématographiques et géniales, bien sûr, comme Twin Peaks, dont je viens de revoir la première saison.

New-York est un territoire familier de la cinéphilie. C’est étonnant de voir comment vous filmez cette ville où vous êtes né et plus particulièrement le quartier du Queens où vous vivez, d’une façon à la fois familière et pourtant totalement exotique.
New-York est l’une des villes les plus filmées au monde, mais j’avais le sentiment de ne l’avoir jamais vue telle que je la perçois moi. En fait, c’est beaucoup plus facile de la filmer exactement telle qu’elle est plutôt que de la mythifier sous forme de fiction. Il existe tellement de films, comme Cruising de William Friedkin avec Al Pacino, ou Macadam Cowboy de John Schlesinger aussi, qui sont comme des capsules temporelles qui permettent de voir comment la ville était à l’époque. Cela fait partie des raisons pour lesquelles les gens les aiment. Leur qualité d’archives les rend tellement magnétiques… J’avais envie que l’on puisse couper le son de ma série et profiter des simples images, de ce qu’elles révèlent de l’espace urbain, que How To puisse être une archive du temps présent. Comme les grands basiques de cette ville sont comme intégrés à mon système depuis l’enfance, je peux me concentrer sur des éléments plus inhabituels qui ne sont jamais montrés au cinéma. Je suis surpris de constater que toutes mes choses préférées à New York disparaissent du jour au lendemain… cette ville se transforme à une telle vitesse !

Si tout ce que vous filmez se métamorphose à mesure que nous le voyons, vous pourriez refaire à l’infini tous les épisodes de How To !
Oui, on ne sera jamais à cours d’images drôles, insolites, émouvantes avec cette ville ! On peut continuer à regarder au même endroit et trouver encore et encore des choses amusantes à y filmer. Je pourrais rester tout le temps dehors et filmer en continu.

Vous sentez-vous comme un anthropologue de la vie quotidienne ?
J’espère absolument que mon travail a une portée anthropologique ! C’est exactement la raison pour laquelle je filme tout le temps. J’aime regarder des archives d’il y a cent ans, penser aux personnes qui sont dessus, je suis tellement reconnaissant que quelqu’un ait un jour produit ces images. Cela m’amène à me demander comment mes images seront perçues dans cent ans… même si j’ai conscience du penchant égotiste de cette pensée.

Est-ce que vous filmez tous les jours ?
Quand nous étions en phase de production, je tournais tous les jours, oui. Parfois seul, parfois avec un van rempli de collaborateurs. Dans la vie quotidienne, les interactions sociales me rendent particulièrement anxieux. Quand je suis au bar, j’adore écouter quelqu’un me parler pendant des heures plutôt qu’avoir à donner mon opinion sur quoi que ce soit. Le travail est le moyen que j’ai trouvé pour créer des relations dans lesquelles je me sente bien. Faire cette série m’a aidé à parler à des gens.

How To fait le portrait de New-York, mais aussi de toute une famille d’originaux, comme un homme qui consomme des rations militaires vieilles de plusieurs décennies, un autre qui déplore d’avoir été circoncis au point qu’il essaie de se reconstituer un prépuce, ou d’autres encore qui sont convaincus que des éléments de leur passé ont été modifiés par une faille temporelle. Comment trouvez-vous les personnes que vous interviewez et que l’on ne voit strictement jamais à l’écran ?
Ils sont juste sous notre nez, il suffit de regarder. Pour la moitié d’entre eux, je les rencontre tout simplement dans la rue, par hasard. Pour l’autre moitié, j’organise des castings. Si je cherche à parler à quelqu’un qui est contraint, de par son travail, à uriner dans des bouteilles en plastique, je cherche des chauffeurs de taxi, et pour cela, il me suffit de me rendre à des stations très fréquentées. Si je cherche des voisins bruyants, c’est encore plus facile : tout le monde à New York rencontre ce problème. Je pensais que mes difficultés à réaliser la série augmenteraient avec le temps, mais c’est l’inverse qui s’est passé. Les personnes que j’ai rencontrées se sont mises à me faire plein de suggestions qui m’ont fait gagner beaucoup de temps. Pour la majorité des gens, jusque-là, quand je parlais de documentaires alternatifs, la référence, c’était Borat de Sacha Baron Cohen, les émissions de caméras cachées ou des pranks que l’on trouve beaucoup sur internet. Ça n’a pas été facile au début de convaincre les gens que je m’intéressais réellement à toutes ces choses aussi ennuyeuses que les échafaudages ou les piles alcalines par exemple! Après les premières diffusions, tout le monde a compris que le sarcasme portait davantage sur moi que sur eux. Les gens qui se montraient totalement sceptique au cours de la première saison se sont mis à faire confiance au ton de la série après ses premières diffusions.

Le montage de How To… fait beaucoup penser aux journaux filmés par Jonas Mekas. Ce cinéaste qui a été une figure incontournable du cinéma expérimental de New-York fait-il partie de vos influences ?
J’ai passé des heures à regarder Lost Lost Lost et Walden, ses deux journaux filmés tournés à New York. Jonas Mekas est une figure tellement importante, son héritage est immense … je l’adore. Je ne l’ai pas connu personnellement, mais j’ai beaucoup fréquenté le Anthology Film Archives, le lieu où il collectait les films expérimentaux et les projetait. Nous avons aussi trainé dans le même bar pendant quelques années mais je ne l’ai jamais rencontré. Il était très ami avec Martin Scorsese et je crois que le film de lui que je préfère est le documentaire qu’il a tourné sur le tournage des Infiltrés, Notes on An American Film Director. Ça dure une heure, il parle à Martin, Leonardo Di Caprio, Matt Damon… C’est incroyable de voir ce monde à travers son regard !

Votre série est à la fois hilarante et très mélancolique. Comment équilibrez-vous ces deux émotions ?
Ces deux sentiments sont présents chez moi, mais je crois que leur équilibre dépend surtout de l’humeur du spectateur. Selon que vous êtes joyeux ou triste, vous ne percevrez pas les épisodes de la même façon. J’aime choisir des sujets qui n’ont pas de solutions ou en tout cas pas de résolution apparente. Cela permet de naviguer dans des océans d’hypothèses qui me permettent d’en apprendre davantage sur moi-même. Si je suis super déprimé quand je produis plein d’épisodes à la suite les uns des autres, c’est parce qu’il s’agit d’un énorme travail de prendre contact avec toutes ces personnes différentes. Mais chaque épisode est un rollercoster émotionnel, c’est vrai. J’aime mettre le spectateur dans un état d’optimisme contradictoire. C’est à dire qu’à la fin d’un de mes tutos, on prend conscience qu’il n’existe pas de solution au problème que j’ai soulevé, mais grâce à des biais satiriques, on trouve une solution pour soi-même, une façon de s’en sortir mentalement avec quelque chose de compliqué et d’inextricable.

Répondre d’une façon très prosaïque à des questions métaphysiques est un procédé comique très employé par le stand up. Est-ce que vous êtes proches de la scène new-yorkaise des Comedy Shows ?
J’ai grandi avec le Saturday Night Live dont je suis un énorme fan. J’ai eu une véritable obsession pour Mitch Hedberg, Chris Farley et toute cette vague de comiques à l’humour cassant. Plus jeune, j’ai passé pas mal de temps à aller voir des plateaux d’humoristes, il y a une énergie dans ces salles qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Je me suis servi de cet esprit pour la série, c’est certain. Et j’étais évidemment dingue du travail de Nathan Fielder qui vient du monde de la comédie pure. Quand je l’ai rencontré et qu’il a voulu produire sous forme de série les courts métrages que je faisais seul dans mon coin, j’ai dû faire beaucoup d’efforts pour ne pas me comporter comme un fanboy absolu. C’était absolument génial de pouvoir collaborer avec lui.

Comment êtes-vous parvenu à garder cette atmosphère très personnelle de home made movie en collaborant avec une plus large équipe alors qu’initialement, vos courts métrages étaient totalement artisanaux ?
À cette époque, je pouvais passer un an pour réaliser huit minutes de film. Il était indispensable de donner des stéroïdes à ce processus de production un peu trop mou. Mais ça n’a pas été facile de collaborer au sein de ce gros paquebot qu’est devenue la production et d’autant plus avec des humoristes et des auteurs que j’admirais énormément comme Susan Orlean. Nous avons passé quatorze semaines en writing room : ce processus peut s’avérer mortel tant réécrire à plusieurs peut venir à bout de la sève initiale. Mais ces sessions d’écritures ont été comme une thérapie pour moi. J’ai révélé à mes co-auteurs un tas de choses que je n’avais jamais avouées à personne. Ensemble, nous sommes partis de mes émotions, mes angoisses principalement, et nous avons réfléchi au cœur de chaque sujet. Car, que je parle de comment jeter ses piles, ou de choisir du vin chez le caviste, le sujet n’est jamais uniquement la chose elle-même. La chose est là pour révéler la source d’anxiété liée à ce problème. Lorsque les gens semblent avoir confiance en eux dans un domaine au point de l’élever au rang de culte, je trouve qu’on fait face, là, à un comportement humain qui mérite d’être questionné, non ?

Dans un épisode de How To …, vous montrez à la caméra les carnets que vous tenez scrupuleusement depuis des années en notant tout ce que vous faites chaque jour. On ressent une forme de vertige du temps en voyant cet objet.
Je tiens encore ces carnets et si je les arrêtais, cela me donnerait un profond sentiment d’échec. Je ressens la constante inquiétude de la disparition des choses. J’aime essayer d’être poétique dans ma façon d’aborder le souvenir, comme Mekas a pu l’être dans son travail de journal intime. Je me réfère à des choses un peu banales, triviales, qui peuvent parler à tout le monde.

How To… peut ressembler aux peintures de vanités du XVIIe siècle. Est-ce que vous confronter aux petits changements quotidiens est un moyen de ne pas penser à la mort ?
Oui, c’était une lutte constante. C’est en commençant la série que je me suis mis à penser fortement à la mort. J’étais tellement excité de faire cette série, de l’amener jusqu’à sa fin, que je pensais constamment qu’il n’était pas question que je meure avant ! Mais heureusement, j’ai le sentiment que plus mon travail est abouti, moins je crains la mort. Chaque fois que je finis une œuvre, j’ai un sentiment de soulagement d’avoir terminé à temps.

Et le futur ? Quels sont vos projets ?
Je continue à tourner constamment, bien sûr. Je suis beaucoup trop superstitieux pour parler des motifs récurrents qui m’intéressent et sur lesquels j’ai commencé à travailler. Je réfléchis à un format plus long que ce que j’ai fait par le passé, pour le grand écran. C’est pour cette raison que je suis si heureux d’être ici à Nyon : c’est un hasard total si la télévision s’est présentée à moi. Je me suis toujours senti appartenir au monde du cinéma.