Société

Sarah Schulman : « Pourquoi punir la personne qui nous pousse à nous regarder dans le miroir ? »

Curatrice

Quelle est la mécanique des rapports de pouvoir ? En quoi, nous implique-t-elle ? Qu’elle traite de l’homophobie familiale, du sionisme ou de la gentrification, la romancière, dramaturge et productrice de cinéma Sarah Schulman revient longuement sur la manière dont ses expériences en tant que lesbienne militante, juive et états-unienne ont modelé ses œuvres. Et notamment Les liens qui empêchent, qui paraît enfin en français.

Romancière, dramaturge, productrice de cinéma lesbienne, juive et états-unienne, Sarah Schulman est aussi militante ; au sein d’Act Up dès la fin des années 1980, aujourd’hui avec Jewish Voices for Peace et BDS – toujours dans sa ville natale de New York. Ses essais critiques s’attachent à mettre en lumière une mécanique des rapports de pouvoir et les manières dont elle nous implique, de la gentrification, au sionisme, en remontant jusqu’à l’homophobie familiale, analysée par l’autrice dans Les liens qui empêchent. L’homophobie familiale et ses conséquences, un livre datant de 2009 dont la traduction vient de paraître aux Éditions B42. SB

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La traduction des Liens qui empêchent arrive quinze ans après sa publication originale, en 2009. C’est votre troisième collaboration avec les éditions B42, les deux premières étant les traductions de livres publiés respectivement en 2013 [La Gentrification des esprits] et 2016 [Le Conflit n’est pas une agression]. Comment s’est opéré le choix de revenir à une parution plus ancienne ?
Ce livre a en réalité été écrit au 20e siècle, mais j’ai mis dix ans avant de parvenir à le faire publier. Les éditions B42 m’ont un jour contactée sans crier gare pour me dire qu’iels voulaient faire paraître La Gentrification des esprits. J’ai accepté, nous nous sommes rencontré·x·es et on s’est bien entendu·x·es. Je crois qu’iels ont constaté que leur audience répondait positivement à ce livre, et nous avons continué à travailler ensemble. Le choix de traduire Les liens qui empêchent est venu d’elleux. Personne n’avait jamais traduit ce livre. J’étais d’accord, sans être persuadée que ce texte serait pertinent. Et puis je suis arrivée ici, en France. Et j’ai été surprise de constater que ça l’était, incroyablement même. J’ai été à Paris, à Marseille, à Bruxelles et je me rends aujourd’hui à Lille pour un cinquième événement. À chaque fois, le public est intergénérationnel, avec notamment des jeunes femmes qui viennent me voir à la fin, lors de la séance de dédicace, et qui traversent des problèmes au sein de leur famille. Elles ne me racontent pas ce dont il s’agit, matériellement, dans les détails. Je ne sais pas si c’est du même ordre qu’à mon époque, où l’on se faisait mettre à la porte, où on était considéré·x·es comme mort·x·es. Mais elles sont visiblement bouleversées. Et je suis surprise.

Parce que ce n’est plus le cas aux États-Unis ?
Si, c’est encore le cas, puisque je reçois encore des lettres tout le temps au sujet du livre, même quinze ans plus tard. Ce qui diffère peut-être à l’heure actuelle, c’est que toutes les familles ne réagissent pas de la même façon, alors qu’à mon époque, il n’y avait pas d’exception. Il y aussi que les grands-parents d’aujourd’hui – soit les parents homophobes d’hier – peuvent vouloir se lier à leurs petits enfants issus de familles queer, parce qu’iels reconnaissent la structure d’un couple avec enfants. C’est une chose qui leur est familière, là où le monde queer leur est parfaitement étranger. La familiarité détermine souvent si une chose est bonne, ou si elle ne l’est pas. On retrouve cette logique dans l’art, on la retrouve dans le sexe, on la retrouve partout dans la vie.

Il s’agit donc de maintenir l’ordre social.
Exactement. Et le confort aussi.

Contrairement au titre anglais, Ties that Bind, qui joue sur le double sens du mot « bind » – à la fois sécuriser et contraindre – le titre français est plus direct. Il implique d’emblée qu’il faudrait rompre ces « liens qui empêchent ». Pourtant, il y a quelque chose dans votre livre d’un plaidoyer pour la famille, en tant qu’institution réformable. Tout un passage incrimine ainsi les thérapeutes qui recommandent à leurs patient·x·es queer de couper court avec leur famille d’origine pour s’en créer une autre, là où il faudrait selon vous intervenir dans ce premier cercle.
Oui, vous parlez du versant « réparation » du livre. Et bien, il faut vraiment selon moi que d’autres personnes s’en chargent, il faut des tiers pour qu’un changement se produise. Si les gens sont livré·x·es à elleux-mêmes, iels ne négocient pas ; c’est leur contexte qui les poussent à le faire. Mais les Nations Unies ont beau dire à Israël d’arrêter de bombarder Rafah, cela continue… Tout dépend du contexte. Certaines personnes sont homophobes envers leurs enfants simplement parce qu’iels pensent qu’iels doivent l’être. Alors que s’iels recevaient un coup de fil du·de la rabbin·x·e ou de l’instituteur·x·trice leur disant de cesser, cela aurait un impact sur elleux. Ou si d’autres membres de la famille s’interposaient, mais cela suppose qu’iels soient prêt·x·es à perdre leurs privilèges. Je pense qu’il est de notre responsabilité de transformer les relations, qu’elles soient romantiques ou amicales. Je déteste les ruptures définitives. C’est à mon sens la pire des choses, parce que la douleur et le sentiment d’hostilité perdurent, parfois toute une vie. Et oui, c’est inconfortable d’avoir cinq conversations terriblement difficiles avec quelqu’un·x·e, mais c’est beaucoup plus efficace que d’être en colère contre cette personne pendant 25 ans. J’affirme toujours qu’un·x·e véritable ami·x·e est quelqu’un·x·e qui vous aide à parler à la personne à qui il est trop difficile de parler

Dans le livre, on retrouve cette idée d’une responsabilité collective face à la manifestation de la violence. Ici, l’enjeu principal est d’appréhender l’homophobie familiale non comme un problème individuel et privé, mais comme une crise culturelle environnante, une « manifestation pathologique de la culture hétérosexuelle » pour reprendre vos mots. Ce n’est pas l’homosexualité, mais bien l’homophobie qui aurait dû être étudiée comme une maladie, que vous qualifiez d’« antisociale » . Retournant le stigmate, vous la présentez ainsi comme un genre de perversion, qui n’aurait finalement rien d’une phobie, mais relèverait plutôt d’un sentiment de satisfaction. Pourriez-vous m’en dire davantage sur ce que vous appelez « l’homophobie comme système de plaisir » ?
Il me semble simplement qu’on prend les personnes pour cibles en fonction de la manière dont leur existence engage les autres. Dans l’homophobie familiale, la personne queer est présentée comme le problème, alors que le véritable problème est celui de l’homophobie familiale. Pour les sionistes, le problème est la Palestine alors que le véritable problème est celui de l’oppression d’un autre peuple. La femme qui parle du pouvoir masculin est perçue comme le problème, alors que c’est le pouvoir masculin qui devrait être mis en cause. Idem pour les personnes vivant avec le VIH/sida, qui ont été représentées comme un danger, alors que c’est elles qui sont en danger. Et ainsi de suite. J’ai d’abord identifié cette logique avec l’homophobie familiale, avant de la détecter partout : il s’agit de punir la personne qui nous pousse à nous regarder dans le miroir. Je repense aussi à ces photographies de corps de personnes noir·x·es lynché·x·es avec des blanc·x·hes en train de pique-niquer et de rigoler en dessous ; et à ce livre de Daniel Goldhagen, Les bourreaux volontaires de Hitler[1], mon préféré des livres sur la Shoah, qui montre comment les Allemand·x·es sont allé·x·es encore plus loin que ce que leur demandait le gouvernement, parce qu’iels prenaient du plaisir à martyriser les Juif·x·v·es. Le mythe veut qu’iels aient été forcé·x·es ; mais, en réalité, c’était fun de dominer et dénigrer les gens, de les blesser et les tuer. À New York, il y avait aussi ce qu’on appelait le queer bashing, où des personnes straight venaient à Greenwhich Village pour tabasser des personnes gays, comme un divertissement. C’était un pur acte de domination. À l’heure actuelle, on voit des images de soldat·x·es israélien·x·nes qui rigolent dans les décombres des maisons qu’iels ont fait exploser. Oui, je pense que j’ai passé ma vie à mettre ce genre de mécanismes à jour. Ce ne fait pas l’unanimité auprès des personnes de pouvoir ou du monde de l’édition. Ça n’a pas fait l’unanimité auprès de ma famille. Ça ne fait pas l’unanimité auprès de l’entité sioniste. Mais ça parle beaucoup aux personnes qui en font l’expérience. J’ai dû me battre pour que mes livres paraissent. Une grande partie d’entre eux ont mis dix ans ou plus à être publiés, et puis certains ont ensuite suivi leurs propres trajectoires. C’est par exemple, le cas pour Le conflit n’est pas une agression. Toutes les maisons d’édition états-uniennes ont refusé ce bouquin. Je l’ai finalement fait paraître avec une toute petite maison d’édition queer à Vancouver, au Canada ; et aujourd’hui, plus de 45 000 exemplaires en ont été vendus, et il a été traduit en trois langues, parce que cela parle aux gens. Pas au système.

Donc cette force de frappe émane directement du lectorat. Est-ce qu’il y des livres pour lesquels vous continuez de vous battre à l’heure actuelle ?
J’ai trois romans lesbiens que je n’arrive pas à faire publier, et qui sont tous très différents les uns des autres.

Comment est-ce que vous l’expliquez ?
C’est parce qu’il s’agit de femmes. Mon dernier livre de littérature non-fictionnelle, au sujet d’Act Up[2], a été extrêmement bien accueilli. Il parlait d’hommes. Les fictions lesbiennes ? Non, ça ne marche toujours pas.

C’est quelque chose que vous pointiez du doigt déjà dans Les Liens qui empêchent. Vous y dénoncez les niches éditoriales, qui segmentent, jusqu’à mettre en compétition des livres qui appartiendraient aux mêmes « catégories » – par exemple, la littérature queer – plutôt que de les intégrer pleinement au marché éditorial et à la culture littéraire, au même titre que les autres parutions. En observant la destinée qu’ont eu certains de vos livres, ne peut-on aussi attacher de la valeur à se disséminer dans des structures éditoriales certes moins mainstream, qui opèrent à plus petites échelles, mais qui offrent souvent davantage d’autonomie et se déploient dans une autre temporalité ?
Si, mais cette infrastructure est moins dense qu’à l’époque, et aujourd’hui, je n’ai plus tellement d’endroit où aller. J’ai aussi 65 ans, donc je ne peux plus passer plusieurs décennies à me battre pour un livre, même s’il le faudrait. Il y a bien sûr des petites structures qui continuent d’exister, mais nous ne sommes pas forcément intéressé·x·es par les mêmes choses. Elles réclament souvent des choses qu’elles considèrent « transgressives » et je ne considère pas que mon travail le soit. Je le trouve au contraire très « acceptable ». Et pour la plupart, ces maisons d’édition ne s’intéressent pas au pouvoir masculin. J’aime écrire des romans dotés d’une bonne intrigue, que l’on peut dévorer page après page, mais dont le sujet de fond touche souvent au pouvoir masculin. C’est une de mes obsessions, et c’est aussi un tabou. Sauf que ça n’est jamais identifié ou exprimé comme tel ; on ne me dit pas « ah, ça parle du pouvoir exercé par les hommes, c’est un sujet délicat », mais on me dit que c’est ennuyant, ou que c’est mal écrit.

« Ajoute un meurtre » – dites-vous dans le livre ; un conseil qui aurait souvent été prodigué par les éditeur.ices aux autrices lesbiennes.
Mais même s’il y en a déjà un ! L’argument reste le même. Car le sujet nous est si étranger qu’on pense que c’est mal écrit. On reçoit alors des lettres de refus qui disent « j’aime l’intrigue, mais il y a quelque chose que je ne capte pas, qui ne marche pas pour moi » sans qu’iels nomment ce dont il s’agit et ensuite la discussion s’arrête. C’est extrêmement frustrant. Je suis en train de vendre mon archive car j’ai besoin d’argent pour emménager dans un immeuble avec ascenseur. J’ai rassemblé tous mes documents avec l’aide d’un·x·e archiviste dans 62 boîtes, qui datent des années 1970 à nos jours. Et il y a 40 ans de lettres de refus qui reposent là-dedans. Il y en a tellement, ne serait-ce qu’à l’échelle d’une année, parfois d’un jour, quatre par jour ! Et elles ne sont pas très sophistiquées. Elles ne disent pas « je suis intriguée, parlons-en ». Jamais.

C’est intéressant, d’avoir gardé la trace matérielle de ces refus. C’est aussi une époque où les choses circulaient autrement, avec moins d’immédiateté ; là où aujourd’hui, on n’a plus que des e-mails impersonnels pour nous dire qu’on s’est fait·x·e recaler.
Et bien, j’imprime aussi les e-mails.

Ah, donc tout est assemblé ! Comme pour former un genre de contre-histoire de la littérature. À qui espérez-vous les vendre ?
Il y a deux collections, la Gay writer’s collection de l’université de Yale et la Women’s collection d’Harvard, et où sont conservées beaucoup d’archives lesbiennes, qui vont venir y jeter un œil. C’est vraiment un exemple historique – ici de la fin du 20e siècle au début du 21e – de ce qu’il arrive aux idées lesbiennes. J’ai tellement de manuscrits ! Sept pièces de théâtre qui n’ont jamais été produites, des films qui n’ont jamais été réalisés, ces trois romans qui n’ont jamais été publiés. Contrairement à la France ou au Royaume-Uni, personne n’a eu de succès aux États-Unis en mettant en scène des protagonistes lesbiennes adultes, que cela soit au théâtre ou dans le roman. La majeure partie de notre littérature lesbienne est donc importée. La première fois que j’ai été publiée par une maison d’édition britannique, je me suis retrouvée à la télévision – ce qui n’est jamais arrivé aux États-Unis. J’étais dans le Guardian alors que je n’avais jamais été dans le New York Times. Quand j’ai commencé à venir en France, j’étais publiée par une maison d’édition assez marginale, expérimentale, militante. Puis cela a été republié par 10/18, donc c’est devenu un véritable « livre de poche », ce qui ne m’empêche pas de travailler aussi actuellement avec des plus petites structures. Quand on arrive dans un pays, on se rend petit à petit compte de comment on y est positionné. Notre place dans la culture oscille constamment.

Et la place aussi, dans les étagères des librairies ? Je me souviens d’un passage des Liens qui empêchent où vous mentionnez l’encart réservé à la littérature lesbienne, tout au fond du Barnes & Noble[3], cachée derrière une plante verte. Il y avait aussi cette phrase que quelqu’un·x·e vous aurait susurrée, au sujet d’un de vos romans : « Si tu avais publié Après Dolores dix ans plus tard, tu serais riche ! »
Je ne sais pas si c’est vrai, rétrospectivement. En regardant cela quarante ans plus tard, je vois bien que personne n’a vraiment réussi à percer dans ce domaine-là, aux États-Unis du moins. C’était intéressant, je suis allée à mes retrouvailles de lycée et je pouvais deviner si les gens étaient gays ou straight en fonction de celleux qui me disaient « c’est fou Sarah, tout ce que tu fais en ce moment ! » et celleux qui me demandaient « et toi alors Sarah, tu racontes quoi ? ». En tout cas, cette archive est incroyable. J’ai traversé toute ces années, jusqu’à devenir plus âgée que les personnes les plus âgées que je connaissais quand j’étais jeune. C’était cet étrange monde parallèle auquel j’appartenais. Il y a des photographies où j’apparais avec Paul Cadmus, un peintre gay des années 1920, qui était alors un vieil homme ; et puis aux côtés d’Allen Ginsberg, qui lui aussi était déjà vieux à l’époque ; puis avec Kathy Acker, et tant d’autres. Il y avait aussi Nan Goldin, dont je suis allée voir la nouvelle rétrospective au Moderna Museet à Stockholm, et pour laquelle j’ai écrit un texte dans le catalogue. Son travail est toujours si pertinent et inspirant pour les jeunes générations d’artistes. L’exposition est divisée en plusieurs espaces, chacun doté de son propre projecteur de diapositives. Elle va tourner en France, en Allemagne, au plus grand musée de Milan, mais pas à New York. Le seul lieu suffisamment grand pour l’héberger serait l’Armory, mais iels n’en veulent pas.

Parce que son œuvre a déjà été trop vue ou exposée localement ?
Je ne sais pas… Sans doute aussi parce qu’elle a fait tomber tous ces mécènes [la famille Sackler], suite à la lutte qu’elle a menée pour dénoncer leur implication dans la crise des opioïdes, et je pense qu’iels lui en veulent. Elle est incroyable. Et puis elle est là, à cloper. Elle est la preuve vivante qu’on peut être complètement bousillée et changer le monde. Il n’y a pas besoin de se « réparer » ou de « s’arranger ». J’adore aussi le film que Laura Poitras a fait à son sujet[4]. C’est un magnifique exemple de cinéma expérimental, et le meilleur film que j’ai pu voir sur la photographie en diapositives ! Parce qu’elle ne recadre pas les images, elle conserve au contraire leur structure d’une manière incroyablement belle. J’ai écrit un essai dans The Criterion Collection au sujet de cette œuvre[5].

Ce film m’avait justement fait penser à United in Anger[6], celui réalisé par Jim Hubbard, que vous avez coproduit, et qui retrace la lutte menée par Act Up au long de la crise de l’épidémie du VIH/sida aux États-Unis. C’est formellement très différent, mais on y retrouve ce même genre de séquences consacrées à l’élaboration de méthodes d’actions collectives. Et puis ce sont deux films qui retracent des expériences militantes victorieuses, qui arrivent, après des années de lutte acharnée, à obtenir ce qu’elles réclament des institutions ou des pouvoirs publics qu’elles mettent en cause.
C’est vrai. On essaie justement de raconter l’histoire d’Act Up à la télévision en ce moment, avec Christine Vachon, une vieille gouine incroyable qui dirige la boîte de prod’ Killer Films. C’est elle qui a produit tous les films de Todd Haynes, beaucoup de classiques aussi. Elle va à Cannes en cravate et en baskets. C’est une force de la nature ! Elle a acheté les droits du livre que j’ai fait sur Act Up et on a d’abord travaillé sur un projet de série avec le réalisateur et scénariste Andrew Haigh, mais on n’arrivait pas à le vendre aux États-Unis, où il n’y a plus de véritable programmation gay à cause des red states[7]. Donc Netflix et tous ces gens-là possèdent les deux côtes du pays, et pour dominer ces États-là, iels deviennent plus conservateurs. Maintenant, Christine veut transformer le livre en documentaire, en sachant que Jim et moi avons plus de 2 000 heures d’images d’archive, et les 188 entretiens qu’on a réalisés. Elle a trouvé cette réalisatrice formidable qui s’appelle Kirsten Johnson et on essaie de le faire programmer à la télévision.

Dans le livre, vous insistez justement sur la nécessité de produire d’autres représentations pour lutter contre l’isolement des personnes queer victimes d’homophobie au sein de la cellule familiale, puis en dehors de l’espace domestique. Vous dites ailleurs dans le bouquin que ce combat pour la représentation relève aussi parfois d’une pensée magique. On sait que la visibilité est une économie, un marché hautement manipulable ; c’est ce qu’on retrouve dans les stratégies de plateformes comme Netflix, qui vont promouvoir certaines représentations, dites plus « inclusives », aux côtés de télé-réalités intégralement axées autour du destin matrimonial et procréatif hétéronormé. Ces stratégies opèrent aussi à d’autres échelles médiatiques et politiques. Vous en parliez déjà dans un article de 2011 du New York Times où vous mentionniez le pinkwashing opéré par le gouvernement d’Israël utilisant « les droits LGBTQIA+ comme un outil de relations publiques » pour masquer la perpétuation des violations des droits des Palestinien·x·nes derrière une vitrine de modernité. Qu’est-ce que ces dynamiques perturbent dans le combat pour la représentation ?
Pour ce qui est des plateformes comme Netflix, cela signifie simplement que certains matériaux sont co-optables, et qu’ils ne menacent pas le système de manière inhérente. Ce qui est intéressant, ce sont les produits culturels qui continuent d’être refusés. L’appétence est une catégorie très intéressante, assez informe. J’ai écrit un article sur le travail de la peintre Nicole Eisenman, qui est paru dans ArtForum juste avant que cela soit repris par les sionistes et que David Velasco ne soit viré[8]. La question que je posais était la suivante : comment Nicole Eisenman est-elle devenue une des artistes les mieux payées au monde grâce à des images de petites filles faisant un cunnilingus à Wonderwoman (Alice in Wonderland, 1996) ? Que s’est-il passé dans les années 1990 pour que cela puisse arriver ? J’essaie de montrer comment certains critères ont muté, si bien qu’environ trois femmes – Catherine Opie, Zoe Leonard et Nicole Eisenman, que j’adore toutes – sont parvenues à faire une très grande carrière. C’est le produit d’un tournant culturel majeur, dont seulement très peu de personnes ont bénéficié, sans que ces femmes ne l’aient manipulé. On ne peut vraiment analyser cela que si on y a assisté directement. Si on se replonge dans l’archive, c’est très difficile de voir comment les idées ont émergé, tandis que si on a vécu cette période, on peut saisir les mécanismes d’influence. Dans cet essai, je parle aussi du travail d’artistes comme Del LaGrace Volcano, dont le travail précède celui de Nicole et dont on voit bien qu’ils se recoupent thématiquement. On peut aussi deviner que Nicole regardait les bandes dessinées d’Alison Bechdel pour ensuite créer ses propres œuvres. Il y a donc des précurseurs·euses.

Il y aussi des passeur·euses ; beaucoup de tout cela dépend d’un réseau d’interconnaissances.
Le galeriste de Nicole [Jack Tilton], un homme hétéro décédé il y a peu de temps et qui était un galeriste très connu de New York, était l’assistant de Betty Parsons, la galeriste qui a fait le succès de Jackson Pollock, quand il était jeune. Une des amantes de Betty Parsons était la peintre Agnès Martin. Donc il est jeune, et il bosse pour un couple de lesbiennes. Cinquante ans plus tard, il montre le travail de Nicole Eisenman. Ce contexte de travail avait été normalisé, du fait de ses expériences. Pour revenir à l’article du New York Times, il a eu pour conséquence que la Hasbara[9] s’acharne contre moi. Il y avait des tonnes de choses partout sur internet, et iels ont commencé à appeler ma mère qui avait 89 ans et dont le numéro était dans l’annuaire, pour lui dire que j’étais une capo, une nazi, que je méritais de mourir à la façon de Rachel Corrie[10]. Ma mère a lu l’article, et elle ne l’a pas compris. Elle me disait « mais ne sais-tu pas que tout le monde déteste les Juif·x·ves ? ». Et ce n’est pas le sujet. Bien sûr, je sais et je sens que l’antisémitisme existe. Mais ce n’est pas le sujet. Je reçois encore des mails tous les jours de personnes me disant que je suis une JINO, une Jewish in name only [une juive, mais seulement par le nom]. En 2016, j’ai été accusée d’antisémitisme par l’université où j’enseignais, qui était une université publique. J’ai dû engager un avocat et comparaître à une audience. L’université avait engagé le même avocat qui défendait Strauss-Kahn. J’avais quatorze pages de charges contre moi, qui étaient toutes absurdes, du genre « un·x·étudiant·x·e Musulman·x·e a intimidé un·x·e étudiant·x·e Juif·x·ve ». Il n’y avait pas de dates, pas de noms, pas d’informations supplémentaires et j’ai réalisé qu’iels avaient fait l’amalgame entre « étudiant·x·e Musulman·x·e » et le fait d’être membre de l’organisation Justice for Palestine. Moi, je me demandais ce que je faisais là. J’ai deux noms juifs, je parle Yiddish, je veux dire… pourquoi moi ?! Iels ont abandonné les charges six mois plus tard. Iels ont fouillé mon Twitter et la seule chose qu’iels aient trouvé, c’était que j’avais objecté à l’expression « valeurs juives ». Parce que les valeurs sont basées sur des actes ; et à l’époque, il venait d’y avoir un autre déferlement de la guerre à Gaza, où les gens avaient été tué·x·es depuis des avions avec des « valeurs juives ». Tout ça, était un peu comme une répétition de ce qu’il se passe actuellement, avec le gouvernement qui accuse les président·x·es d’université d’antisémitisme, même s’iels sont Juif·x·ves. Le président [Michael Schill] de l’université privée, très « élite » et riche où j’enseigne actuellement [Northwestern], qui est juif et sioniste, n’a pas appelé la police pour tabasser les étudiant·x·es comme d’autres l’ont fait. Il a donc été accusé d’antisémitisme et il a dû aller comparaître à Washington. C’est complètement dingue.

Cela me rappelle les interactions retracées dans le dernier chapitre du Conflit n’est pas une agression, où vous reveniez sur le « génocide en temps réel » du début de l’été 2014 à Gaza. Vous y reproduisiez notamment des séries de tweets et de posts Facebook, les vôtres, ceux d’ami·x·es ou de personnalités littéraires qui réagissaient à la situation et débattaient. On sait qu’un des endroits actuels de la mobilisation est formé par les réseaux sociaux. Comment ont-ils modifié cette question de l’intervention ? Sont-ils, selon vous, une plateforme adéquate pour servir de tiers, pour s’interposer, bien qu’ils soient gérés par des algorithmes opaques ?
Pour moi, en tant qu’états-unienne, Twitter est le seul endroit où je puisse obtenir de véritables images de Gaza, avec Al-Jazeera. Quand j’étais enfant, lors de la guerre du Vietnam, les couvertures de magazine grand public comme LIVE – l’équivalent de Paris Match – affichaient des images de meurtre de civils vietnamien·nes. Je pense que les réseaux sociaux sont utiles pour s’informer, mais que l’interaction physique reste la meilleure manière d’essayer de développer des idées.

Sarah Schulman, Les liens qui empêchent. L’homophobie familiale et ses conséquences, traduit de l’anglais par Élodie Leplat, aux Éditions B42, mai 2024.


[1] Daniel Jonah Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Paris, Seuil, 1997.

[2] Sarah Schulman, Let the Record Show: A Political History of ACT UP New York, 1987–1993, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2021, 736p.

[3] Très grande chaîne de librairies aux États-Unis.

[4] Laura Poitras, Toute la beauté et le sang versé (All the Beauty and the Bloodshed), 2022, 113 min.

[5] Sarah Schulman, All the Beauty and the Bloodshed: The Highest Stakes, The Criterion Collection, 12/03/2024

[6] Jim Hubbard, United in Anger: a history of Act Up, 2012, 93 min.

[7] L’expression Red states – littéralement « États rouges » – désigne les États votant principalement pour le Parti Républicain des USA.

[8] En 2023, David Velasco, le rédacteur-en-chef d’Artforum, une des publications artistiques les plus estimées, se fait renvoyer suite à la publication d’une lettre ouverte de la communauté artistique pour la libération palestinienne et un cessez-le-feu immédiat.

[9] De l’hébreu « explication », le terme de « hasbara » renvoie à la rhétorique et aux stratégies de communications mises en place par l’État d’Israël en direction de l’opinion publique internationale depuis plusieurs décennies.

[10] Rachel Corrie est une militante états-unienne pro-palestinienne tuée en 2003 dans la bande de Gaza par un bulldozer israélien.

Salomé Burstein

Curatrice

Notes

[1] Daniel Jonah Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Paris, Seuil, 1997.

[2] Sarah Schulman, Let the Record Show: A Political History of ACT UP New York, 1987–1993, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2021, 736p.

[3] Très grande chaîne de librairies aux États-Unis.

[4] Laura Poitras, Toute la beauté et le sang versé (All the Beauty and the Bloodshed), 2022, 113 min.

[5] Sarah Schulman, All the Beauty and the Bloodshed: The Highest Stakes, The Criterion Collection, 12/03/2024

[6] Jim Hubbard, United in Anger: a history of Act Up, 2012, 93 min.

[7] L’expression Red states – littéralement « États rouges » – désigne les États votant principalement pour le Parti Républicain des USA.

[8] En 2023, David Velasco, le rédacteur-en-chef d’Artforum, une des publications artistiques les plus estimées, se fait renvoyer suite à la publication d’une lettre ouverte de la communauté artistique pour la libération palestinienne et un cessez-le-feu immédiat.

[9] De l’hébreu « explication », le terme de « hasbara » renvoie à la rhétorique et aux stratégies de communications mises en place par l’État d’Israël en direction de l’opinion publique internationale depuis plusieurs décennies.

[10] Rachel Corrie est une militante états-unienne pro-palestinienne tuée en 2003 dans la bande de Gaza par un bulldozer israélien.