Jia Zhang-ke : « Il existe, en Chine, un puissant courant négationniste »
En janvier 2020, Jia Zhang-ke a présenté à Berlin Swimming Out Till The Sea Turns Blue, un documentaire qui retrace l’histoire de la mutation de la Chine agraire en un pays ultra urbanisé, et accompagné à la Cinémathèque française d’une rétrospective qui lui était consacrée. Le chef de file du cinéma d’auteur chinois qui s’engage aussi dans la production et la diffusion, n’était pas revenu en Europe depuis la pandémie de Covid 19.
Le Festival Visions du réel qui a eu lieu à Nyon en Suisse au mois d’avril a été bien inspirée de l’inviter pour présenter le pan documentaire d’une œuvre tournée vers l’hybridité et la porosité des formes, programmation couronnée d’une master class d’une grande générosité. Avant la présentation de sa dixième fiction Caught By The Tides au Festival de Cannes ce samedi 18 mai, Jia Zhang-ke évoque son souci ininterrompu de faire le portrait de son pays, marqué par des bouleversements rapides et radicaux, la nécessité d’en raconter l’Histoire confisquée par les récits officiels et l’« utilité » des artistes dans un pays où le négationnisme est fort et la critique du système jugée antinationale. RP
Cela fait près de trente ans que vous racontez dans des fictions, des documentaires ou des formes qui hybrident les deux, les changements économiques, politiques, sociaux que traverse votre pays. Votre nouvelle fiction, Caught By The Tides mélange une époque légèrement futuriste avec des archives plus anciennes.
Pendant la pandémie, j’étais reclus chez moi, le monde s’était arrêté. Je me suis alors repenché sur une grande quantité de rushes datant de 2001 dont j’avais oublié l’existence. À cette époque, j’avais 31 ans. Nous étions une toute petite équipe, dont la comédienne Zhao Tao faisait déjà partie, à commencer à s’essayer à tourner des films. Dès qu’un endroit nous plaisait, on tournait, sans écrire préalablement, sans se soucier des étapes habituelles à la fabrication d’un film. Parfois avec un début d’histoire, mais le plus souvent, simplement pour documenter le lieu, un peu à la façon très spontanée et collective dont travaillait le documentariste soviétique Dziga Vertov dans les années 1920. Ce matériau épars n’a jamais donné lieu à un film ni été montré. Dans l’inactivité du confinement, j’ai commencé à monter en cherchant quelque chose d’organique, qui fasse le récit de ces années de ma jeunesse. À la fin de la pandémie, j’ai ensuite tourné la partie plus actuelle, et Zhao Tao est toujours de l’aventure ! Il est vrai que les parties anciennes ont beau relever de la fiction, elles documentent le pays dans lequel je vivais à l’époque et le cinéaste que j’essayais de devenir. Mon grand sujet a toujours été les transformations de la Chine à travers le temps et le montage de ces matériaux tournés à des époques et sur des supports différents correspond formellement à cette recherche.
Yu Li-kwai est le chef opérateur de vos fictions aussi bien que de vos documentaires. Votre collaboration diffère-t-elle des unes aux autres ?
La différence de méthode entre documentaire et fiction n’est bizarrement pas si grande que ça. Sur une fiction, nous commençons le travail dès les repérages. Nous discutons énormément en amont, en particulier de choix de mise en scène. Dans le documentaire, nous sommes dépendants de la réalité de ce qui se passe devant nous et l’étape de la préparation étant moins longue que sur une fiction, nous avons beaucoup moins de temps pour parler. Mais la longévité de notre expérience commune et notre complicité nous permettent de nous comprendre à demi-mots. Les grandes décisions sont prises en commun, comme le choix des lieux de tournage, celui de passer par un plan séquence ou de découper davantage en changeant les axes de prise de vue, le choix des équipements comme la dolly, le travelling… Nous partageons tous les deux l’envie d’être très audacieux sur l’utilisation de la dolly dans des lieux où cela n’était pas évident. Parfois, cela a conduit à des échecs, mais nous sommes toujours aussi partants l’un que l’autre à faire des tentatives improbables.
Le documentaire Swimming Out Till The Sea Turns Blue date de 2020 mais il n’est pas sorti en France. Il évoque l’urbanisation très rapide de la Chine d’après-guerre. Pourquoi avoir choisi le regard et les textes de grands écrivains pour faire ce récit ?
Il y a deux raisons pour lesquelles j’ai choisi de placer mon film du point de vue de ces écrivains. Leur talent littéraire permet à leur récit d’accéder à une puissance d’évocation que d’autres témoins n’auraient pas et qui donne de la force à cette histoire. L’autre motif est que ce qui m’intéresse plus que tout, c’est d’analyser les causes qui ont conduit à ces ouvertures économiques et ces transformations. Cette réponse, c’est dans la génération de mes aînés que je pouvais la trouver. Étant né en 1970, j’ai grandi avec l’ouverture économique et les réformes de mon pays, mais je n’ai pas assisté aux décisions qui les ont initiées. La littérature m’y donne accès et m’a donné envie de laisser la parole à ceux qui avaient vraiment vécu l’Avant. Comme la Chine est historiquement un pays complètement agraire, quand on parle des villes, on évoque en fait une génération qui est arrivée très récemment et qui n’est pas encore totalement urbanisée. C’est cette culture-là que je voulais représenter. Ce film a été distribué en Chine il y a quatre ans maintenant. Les réactions ont été très négatives. On m’a fait le reproche de ne filmer que des têtes parlantes. Pour moi, il s’agit d’une matière documentaire précieuse et incontournable. Il existe en Chine un puissant courant négationniste qui conteste certains événements de l’histoire passée de notre pays. Entendre des individus témoigner de ce qu’ils ont vécu personnellement permet d’attester de ce qui a été. Face à l’histoire de la Chine, quand il s’agit de raconter la guerre anti-japonaise, la Libération de 1949, deux récits différents co-existent : le récit officiel et celui des témoins qui ont vécu les choses. C’est également ce qui m’a poussé à raconter l’histoire de Shanghai à travers des récits individuels.
Vous évoquez là I Wish I Knew qui s’appuie sur les souvenirs personnels relatés par 18 témoins pour faire le portrait de la ville. Ce qui frappe dans ce film, c’est son atmosphère intimiste, presque douillette, qui tranche avec le portrait d’une immense cité bouillonnante d’activité.
Ce qui m’importait, c’était de pouvoir collecter les récits personnels pour reconstituer les événements de cette cité. J’ai interviewé 72 personnes de générations différentes, depuis des jeunes d’aujourd’hui jusqu’au plus âgé dont la mémoire remonte jusqu’à 1935 environ. Lorsque l’on récolte la parole des gens, on n’a aucun contrôle, on reste soumis à ce qu’ils ont envie de raconter ou non, c’est pourquoi il faut passer par un nombre d’heures de rushes très important pour couvrir les sujets et les époques qui constituent cette histoire. J’ai beaucoup tourné, pour n’en retenir que 18. Le hasard de ce que nous offrent les témoignages se compense au montage par la quantité pléthorique des rushes.
Pour raconter l’histoire de Shanghai, vous vous appuyez également sur des images de fictions, notamment tirées des Fleurs de Shanghai de Hou Hsiao-hsien. En quoi cette hybridité entre documentaire et fiction dont vous usez fréquemment vous intéresse-t-elle ?
L’histoire de la ville de Shanghai est indissociable de celle de l’industrie du cinéma puisqu’elle en a été le berceau dans les années 1930. J’ai eu accès à de très nombreux documents confiés par des personnes liées au monde du cinéma qui témoignent dans mon film, comme l’actrice qui jouait dans les films de Fei Mu. C’est la première fois que j’ai fait des inserts de documents de ce genre, parce que cela m’a semblé naturel de mélanger les documents et les récits. J’ai choisi pour I Wish I Knew de faire un portrait collectif sachant que le récit de chacun des témoins aurait aussi bien pu constituer un film entier. J’ai procédé par choix d’extraits de ces récits car il était important pour moi de montrer des points de vue de personnes d’âges, de métiers, d’avis différents et de composer un film. Ce que le montage organise, c’est le passage de relai d’un récit à un autre, ce qui leur donne une forme de continuité. Pourquoi ce choix du portrait collectif ? Shanghai est la ville la plus peuplée, donc je voulais tout simplement qu’on sente la diversité de cette ville à travers le kaléidoscope des personnes filmées.
Dans Useless qui date de 2007, vous parvenez à rendre visible et sensible, en filmant l’industrie textile, la disparité insensée des richesses. Ce qui se constate dans cette industrie dans laquelle la Chine s’est beaucoup investie se mesure également plus généralement à l’échelle du monde.
En découvrant l’industrie textile dont j’ignorais tout, je n’avais pas prévu d’aborder cette question des écarts entre les riches et les pauvres. J’étais fasciné par l’idée que le vêtement est un produit de première nécessité. N’importe quel être humain a besoin de se vêtir, c’est essentiel. Je me suis retrouvé face à cette ligne de production qui mettait en présence des intervenants de classes sociales différentes, de réalités différentes, des façons de percevoir des avis, des opinions différentes.
Useless et Swimming Out Till The Sea Turns Blue font partie d’une trilogie initiée avec Dong, portrait documentaire d’un peintre au Barrage des Trois Gorges. Observer d’autres artistes au travail est-il une façon de vous questionner sur votre propre pratique, de remettre en perspective la place des films dans la société, comme la styliste de Useless qui dit créer des vêtements « inutiles ».
L’inutilité du titre de mon film, il faut la percevoir modérée par une sorte de point d’interrogation ironique. Tout ce qui se passe au fond de nous, tout ce qui nous travaille intérieurement est extrêmement utile selon moi. La création a comme effet de rendre un auteur de plus en plus audacieux et courageux. Dans le contexte actuel de problèmes structurels, environnementaux, économiques, dans un climat de nationalisme exacerbé, je me sens impuissant. Face à tout cela, quand je fais part à travers mes films de la réalité d’une évolution, de problèmes ou de souffrances personnelles, il arrive que je sois perçu comme quelqu’un qui ne respecte pas les gens du pays. Il faut lutter contre cette idée répandue que critiquer ou même observer une réalité difficile serait condescendant. J’aime ce que dit l’auteur japonais Kenzaburo Oé à propos des artistes : ils ont une sensibilité accrue à ce qui se passe et ils sont là pour répercuter des nouvelles dont il faut les laisser parler. Ce qui est important, c’est de ne pas être là pour évaluer combien de personnes reçoivent les informations que nous donnons, mais c’est que ce flux d’information ne soit jamais rompu, qu’il se diffuse en continu.
Vous jouez de petits rôles, dans Black Dog de Guan Hu ou encore dans le prochain film de Wei Shujun. Que vous apporte cette expérience et quelle place avez-vous vis à vis de cette nouvelle génération de cinéastes ?
Ce sont plus des apparitions que de véritables rôles. Heureusement, car je suis un très mauvais acteur. Mon vrai problème, c’est que je suis incapable d’apprendre un texte. Quand des amis me sollicitent, j’accepte toujours très volontiers pour le plaisir d’être sur un plateau entre copains. Faire l’acteur me permet aussi de réfléchir de ce point de vue-là et de me questionner sur ce que je demande à mes comédiens dans mes films. Je ne me soucie pas de la place que je peux avoir. Faire des choses qui m’intéressent est mon seul moteur, comme être réalisateur mais aussi faire de la production, créer une école et un festival de cinéma. Un réalisateur est un individu qui fabrique un film, c’est à dire un objet fini, qui sera vu pendant un temps. Ce qui me semble bien plus important, c’est toute la réflexion qui nous anime pendant ce travail long et intense. J’ai envie que l’expérience de ce travail acharné, de cette réflexion sur le monde, serve d’autres projets, plus collectifs, que d’autres générations de cinéastes puisse servir à d’autres. Ce que j’ai envie que les gens pensent de moi, c’est que Jia Zhang-ke est toujours là, avec son indépendance d’expression, la vérité de sa parole et qu’il a toujours la même passion pour le cinéma.
Propos recueillis le 15 avril à Nyon (Suisse) et traduits du chinois par Pascale Wei-Guinot.
Caught By The Tide de Jia Zhang-ke, en salles le 8 janvier 2025.
Cet article a été publié pour la première fois le 18 mai 2024 dans le quotidien AOC.