Culture

Thierry de Peretti et Jérôme Ferrari : « La Corse est sous influence d’un imaginaire qui n’est pas le nôtre »

Critique

À la lecture de À son image, Thierry de Perretti a vu la promesse de dialoguer avec la littérature de Jérôme Ferrari. Il signe ainsi le film À son image, adapté du roman éponyme. À l’occasion de sa sortie en salles, et de la parution du roman Nord Sentinelle, Thierry de Perretti et Jerôme Ferrari échangent sur leur rapport à l’Histoire Corse, à la fiction, à la photographie, et leur exigence commune – rendre justice à la réalité corse.

Entre les romans de Jérôme Ferrari et les films de Thierry de Peretti, c’est comme si les œuvres dialoguaient de façon autonome, en mettant en perspective la question de l’histoire corse, de ses relations à l’État français, de sa perception à l’extérieur. À l’occasion de la parution chez Actes Sud de Nord Sentinelle et de la sortie en salles de À son image adapté du roman éponyme de Jérôme Ferrari paru en 2018, entretien croisé autour de l’adaptation, de la photographie et de la représentation de la Corse en littérature et en cinéma. Alors que Nord Sentinelle prend des allures de fable en plongeant dans les racines de la violence, enchevêtrant une légende ancienne avec le récit contemporain de l’assassinat absurde d’un jeune homme par un autre, À son image, le film, fait, lui, un portrait palimpseste d’une jeunesse insulaire d’aujourd’hui qui porte les destins d’indépendantistes du FLNC ou de ses témoins. RP

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En août 2023, juste avant le tournage de À son image adapté de votre roman paru chez Actes Sud en 2018, Thierry de Peretti me confiait qu’il avait le sentiment qu’une conversation existait entre vos livres et ses films. Comment perceviez-vous alors son cinéma ?
Jérôme Ferrari : J’ai rencontré Thierry avant de connaître son cinéma, en tout cas ses longs-métrages. J’avais vu le court Le Jour de ma mort en 2006, à l’époque où je rendais Dans le secret à Actes Sud, qui a paru l’année suivante. Les droits de certains de mes romans ont été achetés en vue d’être adaptés, mais les choses ont été bloquées au niveau du scénario dès que j’ai lu des premières versions. Dans des scénarios pleins de clichés, je sentais l’incapacité de créer une Corse réaliste. J’ai trouvé miraculeux que Thierry fasse avec Une vie violente un film si peu didactique qui connaisse une telle réception sur le continent. Cela levait toutes mes inquiétudes quant à l’adaptation de À son image. Le risque de se planter existe toujours, évidemment, mais ce que je connaissais du cinéma de Thierry me donnait totalement confiance dans le fait qu’il n’y aurait pas d’incompréhension culturelle. On était sur la même longueur d’onde. J’étais curieux de découvrir comment il s’approprierait mon roman.

Qu’avez-vous choisi d’adapter du roman À son image : un récit, des faits historiques, une fiction, un rapport à la Corse ? Comment vous-êtes vous confronté à la structure complexe d’un récit qui court sur une vingtaine d’années et surtout au travail de styliste de Jérôme Ferrari?
Thierry de Peretti : Je n’aime pas répéter chaque fois que je viens du théâtre parce qu’ensuite, on me renvoie qu’il y a de la théâtralité dans mes films. Mais c’est pourtant le cas … et cela m’a donné l’occasion de me confronter à de très grands textes littéraires, de vivre sur des périodes de plusieurs mois avec les mystères de l’écriture de Koltès, de Don DeLillo, de Paul Claudel. C’est le temps nécessaire pour dialoguer avec ces textes, en extirper le sens, comprendre le concret des situations, ce qui est dit, ce qui se joue. En lisant À son image, j’ai vu une promesse de dialoguer avec la littérature de Jérôme. Mais avant cela, j’ai ressenti à la lecture une émotion liée directement à l’écriture qui attrape quelque chose de ce que nous sommes. Je ne parle pas d’une identité, pas simplement en tout cas. Une émotion que je peux avoir en écoutant une musique qui m’atteint. J’ai aussi été touché par le personnage d’Antonia qui me fait rire et m’émeut par sa mauvaise foi, sa radicalité. C’est inédit de voir un personnage contemporain totalement relié à notre territoire corse, à notre histoire. Pour moi, la lecture du roman « passait par les larmes », pour reprendre la phrase du metteur en scène Klaus Michael Grüber. Pour cette raison, ça n’est simplement l’intrigue qui devait guider les questions d’adaptation. En plus de nous confronter aux situations, de donner de la chair à des personnages de littérature, le fil directeur de l’écriture du scénario devait être cette matière sensible. Je voulais que dans le mouvement général autant que scène après scène, on ressente quelque chose de la même intensité que dans le roman, tout en ayant conscience qu’on ne ressentirait pas la même chose exactement. À chaque acte que nous écrivions, nous nous demandions avec la scénariste Jeanne Aptekman, si on y retrouvait cette chose déchirante qui fait la chair du roman.

Jérôme Ferrari, vous n’avez pas participé à l’écriture du scénario, en revanche, vous avez assisté à des répétitions.
JF : Au moment où les comédiens lisaient le roman, je les ai rencontrés et je leur en ai lu un passage et j’ai répondu à toutes les questions qu’ils m’ont posées. Je les ai regardés improviser. Je suis à nouveau venu après le casting définitif pour découvrir les acteurs. Quand on avait besoin de moi, j’ai été présent, mais j’ai voulu rester extérieur au travail. Je ne crois pas que la présence constante de l’auteur facilite la tâche. Il s’agit de deux écritures très différentes. À son image n’est pas un très gros roman. Pourtant, si toutes ses scènes devaient figurer dans le film, il durerait neuf heures et n’aurait ni queue ni tête. Cela m’a plu d’observer comment quelqu’un d’autre fait pour projeter un objet littéraire sur un autre plan. On doit ressentir des liens, des connexions des échos, mais le film doit avoir une existence par lui-même. Quand je l’ai découvert le film au cinéma, je ne savais pas du tout à quoi m’attendre. Je n’avais pas lu la dernière version du scénario, mais même si je l’avais fait, comme la méthode de Thierry consiste changer un grand nombre d’éléments sur le tournage, j’aurais tout de même été surpris.

Quel a été votre sentiment en découvrant le film adapté de votre œuvre ?
JF : Je pensais que je serais indifférent au fait que le film était adapté d’un de mes romans. C’est évidemment faux. Cela m’a procuré plein d’émotions. La voix off est à 90% composée du texte du livre. Quand je travaille, je suis dans un truc de pure écriture, je ne visualise pas du tout les choses. J’ignore absolument quelle tête ont mes personnages. L’apparition concrète sur l’écran de la première scène des personnages que j’avais imaginés m’a un peu empêché de voir le film pour ce qu’il était. À la première vision, j’ai plongé dans une espèce de fascination narcissique à laquelle je ne m’attendais pas du tout. C’était profondément émouvant. Je n’ai vu le film pour ce qu’il est, en distinguant mes diverses sources possibles d’émotions, les légitimes et celles qui l’étaient moins, que lorsque je l’ai revu lors de la projection à Cannes à la Quinzaine des cinéastes, puis lors d’une troisième vision. Le film m’a fait un effet bizarre de quelque chose qui ne me lâche pas.

On comprend assez tardivement avec certitude que le narrateur est le personnage de Simon. Sa voix off était-elle une façon pour vous de ramener du romanesque dans un film très en prise directe avec ses personnages ?
TDP : Ce genre de décisions paraît toujours, une fois dans le film, relever de l’implacable et fait oublier qu’elles relèvent plutôt d’un cheminement. On ne s’est pas dit dès le début qu’il y aurait une voix off et que ce serait celle de Simon. Vous voyez le film comme un objet terminé. Pour moi, il est un cheminement fait de ratages, de choix, tout un process en mouvement fait d’allers-retours. Avec Jeanne Aptekman, nous voulions que le film parle peu, par contraste avec Enquête sur un scandale d’État qui est très bavard. On a imaginé un film muet. L’idée de la voix off est venue renforcer cette idée. Nous avons eu l’impression que ça libérerait les personnages du devoir de nous raconter où ils en étaient, ce qu’ils pensaient. Il y a dans le roman quelque chose de très intérieur. Le roman produit, l’expérience de lecture, la voix de Jerome devient la nôtre quand on lit : je voulais que cette expérience là de la lecture passe quelque part dans le film. Cela nous plaisait de travailler avec cet outil de cinéma que nous n’avions jamais utilisé. On pensait à Millenium Mambo de Hou Hsiao-hsien, au Roman d’un tricheur de Sacha Guitry, à La Jetée de Chris Marker, au Tabou de Miguel Gomes. Ces films ont été nos boussoles. Nous aimions l’idée qu’elle raconte l’histoire autrement sans être tout à fait illustrative ou synchrone avec les images, comme dans Les photos d’Alix de Jean Eustache où les voix décrivent des photos, d’abord fidèlement, puis en se décalant petit à petit. S’est ensuite posée la question de qui parle ? Nous avons essayé avec la voix d’Antonia en nous inspirant de celle de Shu Qi dans Millenium Mambo qui parle d’elle-même à la troisième personne. Mais c’était très théorique, ça alourdissait beaucoup vers le pathos. Nous avons écrit une voix off polyphonique entre Antonia et Pascal. Quand nous avons écrit avec la voix de Simon, il nous est apparu comme un biographe. Il est l’ami d’enfance, l’amoureux, l’admirateur, qui parle de quelqu’un qu’il a aimé et perdu. On ne comprend qu’aux deux tiers du film qu’il s’agit de la voix de Simon. J’aime beaucoup ce genre d’effet dramaturgique qui relance la machine. Son personnage s’éclaire d’un coup différemment. Il raconte la défiance qu’éprouve Antonia vis à vis de l’engagement politique, alors qu’il fait lui-même partie du problème. Ce type de contradictions me plait beaucoup dans un récit. Cela a été un processus de tâtonnement long jusque dans l’enregistrement. Pendant le montage, nous avons fait des essais avec un logiciel d’intelligence artificielle : la voix, pendant un temps, était dite par une IA qui avait la voix de Jean Négroni, le narrateur de La Jetée, puis avec celle de Pier Paolo Pasolini. C’était dément. Ça n’était pas tout à fait probant, mais cela nous a permis d’ouvrir les possibles. Marc’Antonu Mozziconacci est venu enregistrer une fois par semaine et le travail pour enlever, ajouter a encore été long après cela.

Dans Nord Sentinelle, le narrateur est un « je » de fiction mais auquel vous jouez à donner des points communs avec vous. Comment définiriez-vous votre place vis-à-vis de ce récit à la première personne qui a une certaine méchanceté ?
JF : Pour que ça marche, il faut une ambivalence. Il faut que l’on puisse l’investir en tant que personne qui écrit le roman et qu’il ne soit pas égal à moi qui dis « je », sinon ça n’est plus un roman, ça devient autre chose. Nous avons des points communs biographiques, mais j’espère qu’il ne me ressemble pas beaucoup. C’était déjà le cas dans Le Sermon sur la chute de Rome. J’avais des similitudes avec mon narrateur, mais je ne parlais pas du tout de moi. Tout n’est pas plaisant dans l’acte d’écriture, mais ce qui l’est à coup sûr, c’est d’arriver à investir un « je » qui n’est pas le nôtre. En l’occurrence, dans Nord Sentinelle, ce qui est proche de moi, c’est qu’il est prof et qu’il part à l’étranger un moment. Mais ce qui est intéressant, c’est tout ce qui relève du décalage : il est d’une mauvaise foi considérable, il est antipathique, il n’a aucune conscience professionnelle. Il n’est pas fiable en tant que narrateur, et il porte un regard sur les personnages qui est beaucoup plus dur et injuste que le mien. Philippe Romani a beau être son meilleur ami dans l’histoire, il ne cesse d’en dire pis que pendre. Sociologiquement, cela correspond à une haine ou une jalousie atavique que les gens qui viennent d’une famille de paysans ont pour les filles de notables qu’ils ne peuvent pas aimer en toute sincérité. Il n’est pas que méchant. Le plus méchant de l’histoire reste le narrateur. Je ne serais pas capable de faire un livre uniformément méchant. Il faut que cette méchanceté et ce cynisme craquent par moments pour laisser entrevoir quelque chose d’autre, de l’empathie, ou de l’amour malgré le cynisme. Même le narrateur n’est pas tout le temps systématiquement méchant, sinon ce serait insupportable. Le boulot pour moi n’est pas que le personnage prenne en charge ce que j’ai à dire mais que moi je parle comme je suppose que parlerait le personnage. C’est vraiment quelque chose que je déteste. Si je veux que le « je » ce soit « moi », je ne me cache pas derrière un personnage. Dans mes autres romans à la première personne, comme Où j’ai laissé mon âme, le « je » est celui d’un tortionnaire de l’armée française en Algérie en 1957. Pour que ce soit crédible, il faut que ce « je » ne soit pas plein de ce que je pense moi de cette personne. C’est cela qui m’intéresse, ce devenir autre.

Thierry de Peretti, de votre côté, vous avez choisi de jouer le rôle de l’oncle d’Antonia qui est prêtre. On voit nécessairement ce rôle à travers le prisme de votre incarnation.
TDP : Je conçois la même méfiance que Jérôme à l’idée d’instrumentaliser des figures de fiction à un propos de moi, metteur en scène ou auteur, qui dirait quelque chose de profond à travers un personnage. Je n’aime pas du tout sentir cela dans les films. J’aime sentir que les personnages sont libres, totalement indépendants de mon regard et de celui du spectateur aussi. J’aime vraiment beaucoup, dans une histoire, voir des personnages qui ne se ressemblent plus d’un moment à l’autre. Je ne veux pas nécessairement qu’ils soient contradictoires, mais que tout d’un coup, ils ne soient pas pareil le matin que le soir, comme cela arrive dans la vie. Sentir cela dans un film me donne un grand plaisir et un sentiment de liberté. Si le personnage est libre, je le suis aussi de penser ce que je veux de lui. Je ne recherche pas nécessairement à m’identifier aux personnages, à être dans leur peau. On peut imaginer que le prêtre a un discours sur la violence qui peut rejoindre ce que je pense moi. Mais ça n’est pas pour autant le message du film. Dans l’une des dernières scènes, Simon dit à ses élèves que rien ne vaut la mort d’un homme. C’est une idée que je partage. Mais je ne veux pas pour autant réduire ce dialogue au message du film. Il n’y a pas de message. Ce qui me touche beaucoup, c’est que Simon ait dit le contraire à son ami Xavier quelques scènes auparavant, et qu’on puisse à ce moment-là avoir l’impression qu’il dit : « Peut être que je me suis trompé ». Ce qu’il dit a de la valeur pour moi à l’endroit du changement moral du personnage. Simon n’a pas réussi à endiguer cette spirale mortifère et lui-même a été injuste et violent. J’aime que ces personnages soient pris dans des affres presque dostoievskiennes puis qu’il en sortent. On fait des œuvres qui ont à voir avec la violence politique et la mort, mais on n’est pas là pour dire ce qu’il faut en penser. On ne le fait pas pour ne rien en dire et ne rien en penser, évidemment. Mais cela ne veut pas dire non plus que le film se réduise à un message. Le roman comme le film parlent de la revendication de l’assassinat de Robert Sozzi aux journées de Corte, on en pense quelque chose, évidemment, c’est un événement qui nous touche.

JF : Oui, c’est sûr. Les personnages du roman se posent des questions que je me pose moi, mais aucun n’est en charge de défendre une thèse ; notamment dans le roman, la thèse radicale que finit par adopter Antonia n’est pas du tout la mienne. Cela m’intéresse de rendre cohérent quelque chose avec quoi je ne suis pas d’accord. Dans le film comme dans le roman, le sentiment du prêtre, c’est qu’il n’en peut plus de célébrer des enterrements de gens qu’il connaît. Il n’est d’ailleurs pas étranger à la violence qu’il condamne. Il est prêt à en venir aux mains lui-même.

TDP : Les personnages sont dans leur présent. J’ai le souvenir de ce sentiment très fort dans les pièces de Georg Büchner comme La Mort de Danton : ils se débattent avec ce qu’ils ont sous la main. Ce dans quoi je me reconnais le plus, c’est la question que se pose Antonia sur le bon récit à faire, où regarder, quoi regarder et mettre du temps avant de comprendre que c’est juste à côté d’elle que les choses se passent. Antonia est un personnage qui passe sa vie à se rendre compte qu’elle est la seule à avoir ce point de vue là sur les choses.

Dans la partie serbe du film, vous donnez un petit rôle au réalisateur yougoslave Vladimir Perišić. J’imagine que son apport au film a été plus large que cette simple apparition.
TDP : Aller tourner en Serbie m’a demandé autant d’obstination qu’à Antonia. Quand on écrit un scénario et qu’on est en dépassement de production de tous les côtés, le producteur aura nécessairement derrière la tête que ces scènes ne vont pas être tournées là-bas, qu’on va pouvoir les adapter d’une manière ou d’une autre ou jouer avec le hors champ. Sans savoir exactement quelles images on ramènerait, j’étais convaincu qu’il fallait absolument y aller. J’ai été très marqué par les deux films de Vladimir Perišić sur la représentation de la guerre, Ordinary People et Lost Country. Le tournage a été très dur sur place. J’ai été soupçonné de faire un film de propagande anti serbe.  J’ai décidé de faire entrer Vladimir dans la scène où il joue le rôle du traducteur parce qu’il m’avait présenté les deux personnes que je filme qui travaillaient réellement au Ministère de la Guerre pendant le conflit. Son apparition documente en quelque sorte ce qui s’est passé pendant le tournage. Pour moi, cette période historique était totalement abstraite. Je n’avais aucune idée de où Vukovar se plaçait par rapport à Belgrade. C’était l’inverse de mon rapport aux décors corses que je visualisais précisément en lisant le roman. Jérôme, qui connaissait très bien, nous a raconté, aux acteurs et à moi, un récit géographique.

 Aviez-vous fait beaucoup de recherches sur cette guerre ?
JF: Je n’ai pas fait de recherches de documentation historique mais j’ai rencontré en Serbie des gens qui avaient fait la guerre au début, dans cette période un peu floue où on ne comprend pas encore bien ce qui se passe. Si ça avait été en Bosnie trois ans plus tard, l’ambivalence et la confusion n’auraient pas été les mêmes. Cela m’intéressait de traiter le tout début de la guerre. J’ai rencontré quelqu’un qui était parti faire son service militaire et qui a enchaîné avec trois années de guerre. Cela m’avait touché : il a débarqué dans une situation catastrophique sans en avoir la moindre idée. Il passe du service militaire à la guerre en un mois. Il me racontait que sa première impression en rentrant à Vukovar qui venait d’être bombardée pendant trois mois, c’était le sentiment qu’il était dans un décor de cinéma. C’est étrange de ne pouvoir saisir la réalité qu’on est en train de vivre qu’en se mettant à la place du spectateur de film de guerre qu’il était trois mois auparavant, avant d’être un acteur de tout cela. Ce qui m’a frappé chez ceux que j’ai rencontrés, c’est combien leur discours était sincère. Ils ne racontaient rien à travers un prisme idéologique, mais comme des gens paumés qui ne comprenaient pas ce qui leur était arrivé. Ce dont témoignent les journalistes qui étaient présents en Serbie, c’est que ce terrain de conflit ne ressemblait à aucun autre qu’ils aient connu. Il était possible de passer la journée sur le front avant de rentrer à l’hôtel pour la nuit, dans une ville où la guerre n’était pas du tout visible. Jean Hatzfeld raconte aussi que dans cette guerre, les journalistes avaient accès à tout parce que les gens ne se cachaient pas tellement de ce qu’ils faisaient. C’était un contexte très différent de ce qu’ils avaient pu connaître en Irak avec l’armée américaine qui verrouillait toutes les informations. Ces conditions étaient certes beaucoup plus dangereuses, mais les reporters avaient un accès incroyable aux événements.

TDP : J’ai passé beaucoup de temps à discuter avec Florence Hartmann qui était correspondante au Monde pendant les trois guerres de cette région et qui travaille aujourd’hui au TPI à traquer les criminels de guerre serbe dont beaucoup sont réfugiés en France. J’ai aussi rencontré Ana Otasević, journaliste serbe francophone qui travaille à Paris pour le Monde diplomatique et qui est naturellement extrêmement critique sur le récit qu’on a fait en Europe de ce qui se passait. Elle m’a mis en garde sur énormément de choses. Elle a rectifié beaucoup de faits qu’elle jugeait inexacts. Ana a l’envie constante de rétablir la vérité factuelle, par exemple sur le fait que l’Europe n’a pas voulu voir l’opposition serbe et a véhiculé l’idée que tout le pays était pro- Milošević alors que les étudiants se sont très vite opposés au pouvoir en descendant dans les rues. Les étudiants sont passés pour des traîtres aux yeux du régime mais n’ont pas du tout été soutenus à l’extérieur. Ces deux récits rejoignent ces questions de la représentation que l’on évoquait à propos de la Corse : qu’est-ce que les autres disent de nous, qu’est ce qu’on raconte nous-mêmes de ce qui s’est passé.

Ce décentrement du récit vers un conflit qui secoue toute la géopolitique européenne donne le sentiment que la lutte armée corse est très endogame, très repliée sur elle-même.
JF : Antonia passe l’essentiel du roman à minimiser ce qui se produit en Corse. Elle se fait de fausses idées sur la nature réelle de tragédie jouée par des tragédiens. Une de mes scènes préférées du film, qui n’est absolument pas dans le roman, c’est quand Antonia, Jelica et Dragan se font des lignes de cocaïne au petit matin dans une voiture. Ce qu’elle vit là-bas, ça n’est que ça. Elle est victime d’un excès de familiarité avec ce qui se passe chez elle, à penser qu’elle côtoie des types normaux. Quitte à être photographe régionale dans les années 1980, la Corse était l’endroit où il se passait le plus d’événements. Mais elle ne s’en rend pas compte.

Pendant que vous prépariez le film, Yvan Colonna a été assassiné. Comment cet événement et les réactions qu’il a déclenchées en Corse en 2022 ont-ils imprégné À son image ?
TDP : Nous en avions parlé lors de notre précédent entretien pendant la préparation du film, j’ai été très marqué par ces événements au point que je me demandais alors si l’urgence n’était pas de filmer ce qui se passait au présent. Avec Julie Allionne, la directrice de casting, nous étions précisément en train d’auditionner des jeunes gens qui étaient pour partie dans la rue, très touchés par ce qui se passait. C’était un moment d’hystérie folle et cela m’a intéressé de savoir comment ces jeunes gens le percevaient. À l’extérieur de Corse, c’était regardé comme si nous étions tous des soutiens d’assassin.Ce moment a révélé le fossé culturel des perceptions entre la Corse et le continent. J’ai senti une émotion commune chez ces jeunes gens face aux événements qui se produisaient juste au moment où on faisait les castings. Cela a opéré une sorte de sélection naturelle dans le choix des comédiens. Quand Julie Allionne rencontrait des Corses de Paris, beaucoup ne voyaient pas du tout de quoi il s’agissait. Le fait qu’ils ne soient pas reliés au territoire était un peu rédhibitoire. Mais le film est de 2023. Clara-Maria Laredo, Andrea Cossu sont des jeunes gens d’aujourd’hui. Plutôt que d’essayer de reproduire les années 1980 ou 1990, j’ai fait du film un documentaire sur ces jeunes gens. Le film est travaillé par ce qui s’est passé en 2022 lors du casting et de la préparation. J’ai toujours en tête le moment où Rainer Werner Fassbinder, suite au faux suicide de la bande à Baader, appelle ses amis cinéastes en les enjoignant à faire immédiatement un film sur ce sujet, à chaud, sans distance. Cela a donné L’Allemagne en automne dans lequel il appelle Ingrid Caven pour s’interroger avec elle sur ce qui s’est passé, se dispute avec sa mère qui justifie elle l’élimination. Je me demande sans cesse si le cinéma ne devrait pas aller plus vite. Le documentaire peut être plus léger dans ses dispositifs et aller plus rapidement, mais le cinéma de fiction produit, financé, qui sort en salles est toujours à contretemps des événements qu’il raconte. Quand je montais Une vie violente, j’avais le sentiment qu’on passait à côté de quelque chose de plus direct que la fiction ne permettait d’atteindre et qu’il fallait basculer vers quelque chose de plus brut et limpide. C’est ce qui a donné le documentaire Lutte jeunesse monté à partir des entretiens filmés pendant les castings. J’éprouve un doute permanent vis à vis du cinéma de fiction qui infuse le travail à l’écriture et aux répétitions. Je dois croire à quelque chose. Quand je dis que je suis très obsédé par rendre les atmosphères les plus familières possibles pour ceux qui les ont vécues, ça n’est pas tout à fait vrai, je suis plutôt dans le registre de l’évocation.

Dans la reconstitution de l’esprit de l’époque, vous utilisez par exemple la chanson Salut à toi des Béruriers noirs que l’on entend presque in extenso.
TDP : Les jeunes qui étaient au Front n’écoutaient pas beaucoup de punk. Mais j’aime l’idée de monter la chanson « Salut à toi » des Béruriers noirs. C’est très personnel, c’est le « Salut à toi » qui relie toutes les luttes, donc pourquoi pas les luttes pour l’autodétermination en Corse. Même les paroles disent « Salut à toi, peuple corse », j’ai moins choisi cette chanson pour son texte que pour son genre musical, du punk français minimal, pauvre, avec une batterie, une théâtralité du chant, qui convient bien à mon idée de mise en scène. Je la relie avec les chansons de Maria Violenza, chanteuse punk sicilienne d’aujourd’hui, qui reprend une chanson traditionnelle de Rosa Balistreri qui donne des instructions à ses amis sur  après sa mort et celle de Cheb Hasni, militant politique qui chante l’amour, tué par le GIA dans ces années-là. On entend ce raï avec un côté un peu rudimentaire au moment où Antonia prend ses amis en photo en train de danser.

On voit souvent Antonia prendre des photos, mais vous ne montrez le résultat qu’à la toute fin du film, comme une coda à l’histoire, dans une série de plans fixes et en noir et blanc.
TDP : J’ai chargé Clara-Maria Laredo, de prendre des photos pendant toute la préparation du tournage. Elle a vingt-et-un ans : un appareil photo argentique, c’est comme si on me mettait l’imprimerie de Gutenberg entre les mains. La dernière photo, c’est elle qui se regarde presque déjà morte. Pendant le tournage, dans les scènes où Antonia prend des photos, Clara-Maria shoote réellement. Elle a appris à développer elle-même.

La photo est au cœur du roman. Est-ce qu’elle doublait pour vous le questionnement sur la représentation de la Corse, un territoire peu représenté en littérature ?
JF : La question théorique dans À son image est celle de l’éthique lié à la représentation. Un roman peut accueillir de la réflexion théorique. On peut faire de la philo à partir de matière littéraire et on peut faire de la littérature à partir d’un matériau conceptuel ou théorique, cela ne pose aucun problème. Je suis beaucoup moins convaincu qu’un film parvienne à faire cela sans que ce soit assez lourd. Le film de Thierry n’est pas aussi explicite que l’est dans le roman sur ces questions, à travers Antonia et à travers le narrateur omniscient qui évoque les reportages de guerre faits par Gaston Chérau et Rista Marjanović  au début du XXe siècle. La question qui me passionne, c’est celle du sens de ce qu’on montre et de la manière correcte de le montrer. Si elle se pose de manière plus évidente pour la photo, en raison de son immédiateté, elle vaut également pour la littérature et pour tous les arts de la représentation. Le problème m’intéresse parce qu’il n’a pas de solution. On peut faire des photos de gens qui ne pensent absolument à rien et leur donner une impression de profondeur intellectuelle incroyable, tout simplement parce qu’on ne peut pas s’empêcher de projeter sur l’image plus que ce qu’elle ne montre. C’est un problème insoluble. Le problème est exactement le même lorsque l’on emploie des mots. On passe plus ou moins à côté de ce que l’on voulait décrire. Aujourd’hui que mes livres marchent mieux, on m’en parle moins qu’avant, mais la question de la représentation liée à la Corse demeure compliquée. Nous sommes tellement préoccupés en Corse de l’image que l’on donne de nous-mêmes, de la manière dont on doit se présenter aux autres, que l’on peut être accusé, comme je l’ai été, de dévoiler une image négative d’une réalité qu’on ne devrait pas montrer.  Je me suis toujours refusé à me reconnaître cette charge que l’on voudrait me donner de donner à aimer la Corse. Il existe des manières plus honnêtes d’aimer les lieux que de les travestir et de les maquiller. S’il y a un écho entre mon travail et celui de Thierry, et d’autres artistes en Corse de notre génération, c’est cette d’exigence de rendre justice à la réalité et de sortir de la promotion ou de la justification. Pas parce que nous n’aimerions pas la réalité, mais parce qu’elle n’a pas besoin qu’on la justifie.

TDP : Cette question de l’image est au cœur du roman et du film. L’image que l’on donne, l’image que les autres ont de nous, la perception que l’on a de l’image que les autres auraient de nous : en Corse, ces questions sont présentes tout le temps, comme si on se débattait en permanence avec un surmoi, comme s’il était impossible de faire comme si la Corse n’était pas là. Chaque fois que j’en parle, j’ai l’impression que l’on comprend que mon intention serait de produire une oeuvre régionaliste. Alors que mon travail va à l’inverse de cela. On ne travaille pas pour l’office du tourisme corse. On ne se doit pas de donner une bonne image de l’île. Mais d’un autre côté, et les romans de Jérôme répondent à cela depuis le début, la Corse est sous influence d’un imaginaire qui n’est pas le nôtre.

C’est ce que l’on perçoit dans le film à travers les images du journal télévisé qui relate la prise d’otage de Bastelica ou le double homicide de la prison d’Ajaccio.
TDP : Avant même l’époque médiatique, la Corse a été racontée par des romanciers très connus, Maupassant, Mérimée à travers des stéréotypes avec lesquels nous avons encore du mal à nous débattre parce que nous les avons totalement intériorisés. Ça n’est pas vrai seulement de la Corse, mais de plein d’autres territoires. Qu’est-ce que la littérature et le cinéma peuvent faire à ces imaginaires ? Je n’ai pas la réponse, mais on peut en tout cas commencer par le questionner. La question des récits m’importe au moins autant que celle des images, mais l’image est la matière du cinéma : qu’est-ce qu’on regarde, combien de temps, à quelle distance ? C’est toujours compliqué de répondre à ces questions-là quand les récits sont tragiques, et contiennent en leur coeur de la violence politique, la mort de jeunes gens. Il me semble que la meilleure réponse à y apporter, c’est de se montrer le plus contemporain possible, c’est-à-dire le plus trivial, le plus familier, le plus exact dans la description de certaines atmosphères. Dans ses romans, Jérôme Ferrari remet à jour les représentations de la Corse, celles qui nous touchent et qui peuvent nous blesser. Y compris aujourd’hui, alors que mon film est pris sérieusement, je sens pourtant souvent une petite pointe d’humour dans les questions, dans certains titres de journaux, derrière laquelle je peux déceler une condescendance qui vient de loin et avec laquelle on se débat toujours. Le roman de Jérôme collectionne beaucoup d’images liées à la Corse, à l’imaginaire de la lutte armée, liées à des faits historiques avec lesquels nous vivons tout le temps. Non pas qu’on pense en permanence au double homicide de la prison d’Ajaccio, mais ces événements sont présents dans l’inconscient collectif. Qu’est-ce que la fiction fait de cela, comment elle le regarde, comment elle le re-raconte ? Dans le roman, la prise d’otage de Bastelica-Fesch est racontée en une seule page avec une grande clarté. J’admire cette fulgurance qui remet les faits à la bonne échelle. Quelqu’un qui ne connaîtrait pas du tout la Corse et son histoire conflictuelle avec l’État français pourrait croire à des faits inventés dans un territoire imaginaire. Ces événements sont passés par la littérature, ils sont devenus autre chose.

À son image, un film de Thierry de Peretti, en salles depuis le 4 septembre 2024.

Nord Sentinelle, un roman de Jerôme Ferrari paru aux éditions Actes Sud, 21 août 2024.