Littérature

Vera Bogdanova : « Nous sommes écrasés par la sensation de manque d’avenir »

Politiste

Roman russe contemporain remarqué en cette rentrée, Saison toxique pour les fœtus est le deuxième roman, et premier traduit à l’étranger, de Vera Bogdanova. Née à Moscou en 1986, cette écrivaine fait en quelque sorte figure de porte-parole de la génération Y. Il faut dire que son roman, dont nous avons publié en primeur les premières pages en août dernier dans notre rubrique « Fiction », se situe entre 1995 et 2013. Un regard sur les violences que la société russe perpétue, mais dont les millenials commencent à s’affranchir aujourd’hui.

Née en 1986 à Moscou, Vera Bodganova a commencé par écrire des textes de science-fiction. Saison toxique pour les fœtus [NDLR – dont les premières pages ont été prépubliées dans AOC], paru à la rentrée chez Actes Sud, n’est, quant à lui pas du tout un roman dystopique. Mais un roman d’amour, entre Jénia et son cousin Ilia. Une histoire de la Russie sous Eltsine, puis Poutine, des années 1990 au milieu des années 2010. Quand tout fout le camp, ou au contraire se grave dans le marbre des violences héritées que ces années de post-perestroïka ont fait flamber en Tchétchénie, dans le métro moscovite, dans les familles. Jénia et Ilia, empêchés par les traditions et leurs propres impossibles, errent dans une société alcoolisée. Dacha, pourtant rebelle, se prend les coups de son mari. Retour en arrière sur des enfants devenus adultes aujourd’hui, ce roman générationnel dédié « À mes impératrices » a été sélectionné par plusieurs prix littéraires en France. Nos échanges avec cette jeune représentante de la littérature russe contemporaine, qu’on connaît mal et qu’on a sans doute du mal à aimer depuis la guerre en Ukraine, ont été traduits par Laurence Foulon, la traductrice de Saison toxique pour les fœtus. G. F.-G

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Qu’est-ce qui vous a inspiré l’écriture de ce roman ?
L’idée est venue après avoir lu le roman Normal People de Sally Rooney. J’ai réfléchi aux différences qui existaient entre la génération des milléniaux qui avaient grandi en Russie et celle que décrit Sally Rooney. Ce sont deux générations résolument différentes, si on considère la structure des sociétés, l’histoire, et aussi ce qui s’est passé dans les années 1990 : l’effondrement de l’URSS, le chaos, nos parents qui ne savaient pas comment gagner leur vie, qui ont connu la faim, le terrorisme et un niveau de criminalité élevé. Tout cela a contribué au développement du sentiment d’insécurité. C’était une période très dangereuse. Je me suis alors demandé quelles étaient les particularités des milléniaux de l’espace postsoviétique et je suis arrivée à la conclusion que le conformisme est très ancré en nous, à cause du chaos que nous avons connu dans notre enfance, nous nous accrochons à un certain bien-être, à un ordre plus ou moins établi, même si ce bien-être est réduit au minimum et si cet ordre ne nous convient pas. Même chose pour nos parents, je pense que c’est intergénérationnel, quelque chose qui se transmet de génération en génération. Nous nous accrochons à la stabilité actuelle même si elle ne nous convient pas, à de nombreux égards. La plupart des gens se contentent d’une stabilité dans laquelle la liberté d’expression n’existe pas, nous pouvons vivre normalement encore un an ou deux, jusqu’à ce que tout s’effondre et que l’horreur s’installe. D’un côté, notre génération, celle des trentenaires actuels, ressemble beaucoup à celle des milléniaux européens et américains, grâce à la mondialisation, à Internet, aux réseaux sociaux. Nous ne vivons pas dans une bulle d’informations isolée, comme nos parents et nos grands-parents. Nous sommes en lien avec le reste du monde, nous pouvons voir comment les gens vivent ailleurs et apprécier ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. D’un autre côté, nous sommes écrasés par la sensation de manque d’avenir, par l’impossibilité de planifier quelque chose ne serait-ce qu’une année à l’avance. Et puis les dernières années, en Russie, ont prouvé qu’il n’était pas possible de planifier quoi que ce soit, même six mois à l’avance. Personne ne s’attendait à ce qui est arrivé, et ce qui s’est passé par la suite, personne ne pouvait le prévoir non plus. Dans un tel contexte, évidemment, c’est difficile de fonder une famille et d’être heureux. C’est quasiment impossible.

Les personnages de Saison toxique pour les fœtus grandissent durant la période postsoviétique, on les voit évoluer de la fin des années 1990 au début des années 2010. Est-ce le roman d’une génération ?
Mon roman met en scène une génération, la mienne, parce que je suis davantage en mesure de parler de moi et des gens de mon âge, avec qui j’échange, avec qui j’ai grandi, parler de ce que j’ai vu. Mais c’est aussi un roman qui parle de nos mères et de nos grands-mères, parce que l’habitude de prendre sur soi et de se taire se transmet de génération en génération. C’était important pour moi de montrer que nous avons vraiment connu quelque chose de nouveau, parce que nous n’avons pas grandi en Union soviétique, même si certains modèles perdurent et que les principes que respectaient nos parents et nos grands-parents sont toujours actifs. Il est extrêmement difficile de sortir de cette « structure », quand tout le monde autour de vous affirme que le noir est blanc, on commence soi-même à douter : « Peut-être que c’est moi qui ne suis pas normale ? Peut-être que le noir est vraiment blanc ? Peut-être que le problème de la violence n’est pas si important que ça ? » C’est pour cette raison que Saison toxique pour les fœtus se voit comme une conversation sur la violence et sur d’autres sujets que tous les gens de ma génération et de la génération suivante connaissent. Tout le monde est d’accord pour dire que les violences domestiques, c’est mal ; que les violences verbales, c’est mal ; qu’accuser les victimes, c’est mal. Et en effet, ce n’est vraiment pas normal que soient perpétrés des crimes horribles comme le meurtre de Vera Pekhteleva, qui a été battue pendant trois heures et demie par son ex-petit ami qui lui a infligé cinquante-six blessures avant de l’étrangler avec le fil du fer à repasser – et ce criminel est en liberté aujourd’hui. Et ce n’est pas normal non plus qu’une femme harcelée par son ex-mari ne trouve ni aide ni personne à qui s’adresser. Toutes ces choses sont horribles, tout le monde est d’accord sur ce point. Il fallait que quelqu’un les dénonce, même si cela va de soi. Quand les gens ont lu Saison toxique pour les fœtus, quand la vérité est apparue comme une évidence, quand j’en ai parlé, ça a été plus facile pour eux de se rallier à ma parole pour dire : « Oui, c’est bien comme ça que ça se passe. » Les gens ont compris qu’ils ne sont pas seuls, que beaucoup pensent la même chose. Je reçois chaque jour des courriers de remerciements et des messages de la part de lecteurs de tous âges qui me disent : « Oui, moi aussi j’ai vécu ça. » La société est très inquiète que des choses horribles soient passées sous silence et que le problème de la violence soit également passé sous silence.

Les années 1990 sont présentées dans le discours officiel comme une période repoussoir, synonyme de misère et de décadence. Vos personnages subissent de plein fouet cette période ; pourtant ils semblent s’y référer avec nostalgie. Comment expliquer cet apparent paradoxe ?
On ressent en effet une très grande nostalgie à l’égard de cette période. Mais je crois que c’est inhérent à tout être humain, à un certain âge. C’est la nostalgie de l’enfance. Parce que l’enfance est toujours radieuse, malgré les horreurs qui peuvent se produire. C’est une période lumineuse, vive, pleine de couleurs, dans laquelle on a envie de retourner. Chez nous, l’image de la datcha est très forte, celle du jardin aussi, de la maison à la campagne et de la grand-mère qui vit dans cette maison. Cette image est familière à tous les Russes, ceux de ma génération en particulier parce que nombre d’entre nous ont été élevés par leur grand-mère. Pendant les années 1990, les parents s’absentaient souvent pendant de longues périodes pour le travail, ou bien ils buvaient énormément et disparaissaient, s’en allaient. Moi aussi j’ai été élevée par ma grand-mère, par mes deux grands-mères même, deux sœurs. Beaucoup de familles ont gardé leur datcha après la chute de l’Union soviétique. Comme personne n’avait suffisamment d’argent pour aller en bord de mer et que passer l’été en ville était pénible, on envoyait les enfants chez les grands-mères, à la datcha. C’était classique. Tout le monde connaît ce tableau : la datcha, la grand-mère, le jardin, le potager ; ça parle à tout le monde et c’est lumineux parce que ces grands-mères représentent l’amour. Bien que celle de mon roman ne soit pas parfaite, ses propres filles ont eu leur lot de traumatismes, pendant leur enfance. Elle aussi, en son temps, a tu les choses horribles qui se passaient chez elle, quand son mari corrigeait ses filles. Mais pour ses petits-enfants, elle est très gentille, elle se comporte mieux avec eux qu’avec ses propres enfants. Cette situation aussi parle à beaucoup de gens, elle est très fréquente.

Pour vos personnages, la datcha dans laquelle ils passent leurs étés lorsqu’ils sont adolescents apparaît comme un paradis perdu. Pouvez-vous nous parler du rapport à ce lieu si cher à de nombreux Russes ?
La datcha représente effectivement une part importante de notre vie, en Russie. Presque tous les gens de mon âge ont des souvenirs à la datcha, pas forcément la leur. Ceux qui n’en avaient pas se retrouvaient chez des amis. C’était tout à fait normal d’envoyer les enfants à la campagne en été, parce qu’il n’y avait rien à faire en ville. À la campagne, on faisait du vélo, on se baignait dans la rivière, on mangeait des fruits – qui coûtaient horriblement cher à l’époque alors qu’il y avait des pommes, souvent, à la datcha. C’était le fruit le plus répandu. Autour de Moscou, les fruits ne poussent pas très bien, bien sûr, il n’y a pas beaucoup de soleil, l’hiver est très froid, mais les pommes, elles, poussent bien. Chez moi, par exemple, il y avait un grand jardin plein de pommiers plantés par mon arrière-grand-père. On les trouve dans le roman. Cela fait aussi référence à la Bible, à l’expulsion du paradis. La datcha, c’est l’enfance, la jeunesse, l’amour et la sollicitude, bien que chaque famille soit différente. Pour autant les souvenirs sont toujours lumineux.

Dans ce paradis perdu l’amour semble interdit. L’amour entre Ilia et Jénia, voire entre Dacha et Jénia. Est-ce la raison pour laquelle ils sont chassés de ce paradis ?
Je pense que l’expulsion du paradis a lieu parce que les héros se sont autorisés à ressentir quelque chose de vrai. En Russie, c’est très difficile de montrer des émotions et des sentiments positifs, et c’était particulièrement le cas dans les années 1990. Les parents disaient très rarement « je t’aime » à leurs enfants. Les manifestations d’amour étaient écourtées. Dans la littérature d’avant les années 1990, on trouve très peu de sexe. C’était tabou, les parents n’en parlaient pas à leurs enfants. Sur ce plan, les enfants s’éduquaient eux-mêmes. Le roman montre cette absence d’amour et cette incapacité à aimer : les parents ne savent pas donner de l’amour parce que personne ne leur en a donné quand ils étaient petits, parce que personne ne leur a montré comment faire. Quand ils voient cet amour chez leurs enfants, ils en ont peur et essaient de les empêcher. Parce que c’est honteux d’aimer de cette manière. Même si selon la loi russe, le mariage entre cousins n’est pas interdit, la société condamne cet amour, et les parents se soucient non pas de la loi mais de ce que vont penser les voisins ou les membres de la famille. Et cela a des conséquences non seulement sur la famille mais sur la société tout entière. Cette dynamique revient souvent : l’avis des autres est plus important que le sien, l’avis de personnes que tu vois une fois par an est plus important que l’avis de ton enfant. Cette absence de droit à la parole, de droit à l’amour, de respect des envies de l’autre, de son espace, de sa frontière personnelle, elle est également présente dans le roman.

Votre roman est traversé par le thème de la violence masculine dans les rapports de genre. Comment expliquer sa prédominance dans le contexte postsoviétique ?
C’est une question très difficile qui nécessiterait une discussion à part. La source principale de tous les problèmes, à mon avis, c’est cette transmission, de génération en génération, de l’interdiction de parler des problèmes de famille. Il ne faut raconter à personne ce qui se passe à la maison. Si quelque chose ne va pas, c’est que tu as fait quelque chose de mal. Si un homme a levé la main sur toi, c’est peut-être parce que tu l’as provoqué. Et les femmes aussi transmettent cette idée, quand elles disent à leurs filles d’être agréables, dès l’enfance. Je raconte cela dans le roman quand les garçons, les voisins, importunent Jénia et qu’ensuite sa mère lui dit que s’ils la tripotent, c’est parce qu’elle leur plaît. Alors qu’on a affaire à une forme de harcèlement. La mère dit à Jénia qu’elle doit se réjouir de leur plaire. Jénia doit se réjouir de cette violence qu’elle subit. Dès l’enfance déjà, on habitue les enfants à ne pas avoir de frontière personnelle. Les filles ne savent pas ce que les autres peuvent ou ne peuvent pas se permettre à leur égard. Elles n’intègrent qu’une seule chose : il faut être agréable. Plus tard, à l’âge adulte, lorsqu’une jeune femme est confrontée à une situation de violence, elle ne sait pas comment réagir. Car elle doit toujours être agréable. Par exemple, si un homme s’approche d’elle et commence à la tripoter, à mal se comporter, la jeune femme ne pense pas que c’est l’homme qui est en tort et qu’elle doit s’en aller. Pas du tout. Elle pense avoir fait quelque chose de mal, alors elle essaie d’être plus agréable encore. Elle se tait, parce qu’elle est bien éduquée et qu’elle ne doit pas parler de ses problèmes en dehors de la maison. Elle ne parle pas de la violence qu’elle subit, qui continue et s’amplifie parce rien ne vient faire barrage. Parfois les filles s’adressent à leur mère, mais elles ne sont pas comprises. Toute la Russie, en 2016, a entendu parler de cette jeune femme poursuivie par son ex-petit ami qui la menaçait. Elle a averti la police, qui est venue voir ce qui se passait et a dit : « Aucun crime n’a été commis. Les menaces, ça ne compte pas. Quand vous aurez un cadavre, nous viendrons et nous ferons un rapport. » Tous les Russes connaissent ces phrases par cœur. La jeune femme est morte un an plus tard, tuée par son ex-petit ami. Cette histoire a été fortement médiatisée, les policiers ont été condamnés. Mais combien de fois encore cela va-t-il se produire ? Combien de fois encore les femmes plus âgées vont répéter aux plus jeunes : « C’est toi qui les as provoquées », « On t’a violée parce que tu te baladais en mini-jupe », « Ton comportement est provocateur, c’est pour ça qu’on t’a frappée », « Il fallait se comporter autrement, plus intelligemment » ? Il existe bel et bien une tradition qui consiste à se conformer, à prendre sur soi et à se taire, et cette tradition est très perverse. Les affirmations du type « il fait partie de ta famille » ou « c’est ton homme » justifient toutes les crasses et tous les crimes. Elles nous sont inculquées dès l’enfance, non seulement par nos parents mais aussi par nos grands-parents. C’est une longue histoire dont il est difficile de s’extirper. La génération qui a vingt ou vingt-cinq ans aujourd’hui réussit cependant à sortir de ce système, lentement, et j’espère que ça va continuer. Ces jeunes n’ont pas peur d’aller voir un psychologue, même si on les appelle la génération « flocon de neige ». Ils veulent se débarrasser de leurs problèmes psychologiques. Ils prennent leur responsabilité et préfèrent faire des études que s’amuser et boire de l’alcool. C’est une super tendance qui s’amorce et j’espère qu’elle va s’accentuer quoi qu’il arrive. C’est la seule manière, à mon sens, de sortir de cette tradition de violence et de silence.

Y a-t-il une forme de masculinité spécifique au contexte russe postsoviétique ?
Dans Saison toxique pour les fœtus, j’ai essayé de raconter l’histoire des femmes de ma génération, et aussi celle des garçons. De montrer le mécanisme de création de la violence, des deux côtés. La masculinité est hypertrophiée dans la société russe et n’a rien à voir, à mon sens, avec les hommes tels qu’ils sont dans la réalité. En Russie, on interdit aux garçons de montrer des signes de faiblesse, dès le plus jeune âge : « Arrête de gémir, tu es un garçon, tu ne dois pas pleurer, tu ne dois pas être faible, tu ne dois pas ressentir d’émotions. » Les limites sont très strictes pour les garçons, autant que pour les filles. Dès l’enfance, on leur inculque le culte de la force. Il faut être fort physiquement, imposer des contraintes si nécessaire, ne pas discuter ni chercher de compromis, user seulement de la force. Le recours aux compromis, c’est uniquement quand on a affaire à plus fort que soi, ou à la hiérarchie. C’est évidemment difficile de grandir dans un tel système. Quand on n’est pas fort, quand on n’a pas envie de se lancer dans les affaires, si on veut devenir danseur de ballet et qu’on a du talent, on fait comment ? Si un garçon va voir son père, en Russie, pour lui dire qu’il veut faire de la danse classique, il y a 90 % de chance pour que celui-ci réponde : « De la danse classique ? Tu perds la boule ? » Et c’était pire encore pendant les années 1990 et 2000. Nous survivons, nous ne profitons pas de la vie. Les hommes doivent être forts comme des bœufs, rester de marbre, bien gagner leur vie et montrer leur virilité dès qu’ils le peuvent pour ne pas passer pour des mauviettes. Nombre d’entre eux se sont retrouvés brisés à cause de ce culte de la force, et cela arrive encore. S’ils ont envie d’une activité plus légère, les stéréotypes la leur interdisent. Cependant, je le répète, nous commençons à sortir de ce système malgré les tentatives faites pour continuer à imposer les « valeurs traditionnelles » – des sortes de traditions familiales dont on ne sait pas vraiment si quelqu’un les a respectées, à un moment donné. Cette année, j’ai même entendu dire que les études empêchaient les femmes d’avoir des enfants. Qu’il fallait qu’elles étudient moins et fassent plus d’enfants. Mais cela n’a pas vraiment de rapport avec la réalité. Les milléniaux en ont assez des rôles traditionnels assignés aux genres.

À vos yeux, ce culte de la force est-il lié au développement du capitalisme ou puise-t-il ses racines dans un passé plus ancien ?
Je pense que le concept qui consiste à donner raison au plus fort n’est pas apparu dans les années 1990, mais bien avant, même s’il a pris de l’ampleur pendant cette période où tout se passait précisément selon ce genre de règles. C’était le far west. Les gens se saisissaient des choses, ceux qui avaient une arme s’emparaient de l’argent des autres, des entreprises et en devenaient propriétaires. C’était aussi simple que ça. Beaucoup de gens ont été tués à cette époque. Beaucoup de films documentaires et de recherches faites par les journalistes russes racontent diverses histoires qui se sont déroulées pendant les années 1990. Beaucoup de bandits sont morts, d’autres sont restés millionnaires et on considère qu’ils ont réussi, que ce sont des hommes d’affaires. Leurs méthodes comme leur vision des choses n’ont pas vraiment changé. Mais aujourd’hui une nouvelle génération est arrivée, la nôtre, qui a grandi pendant ces années-là et qui ne veut plus que reviennent ni ce passé, ni le terrorisme, ni la violence, ni les fusillades. Le terrorisme est l’un des autres thèmes universels abordés dans le roman. J’ai été moi-même témoin d’un acte de terrorisme, je le décris dans le livre, près de la station de métro Rijskaïa. J’habitais à cinq minutes à pied de l’endroit où l’explosion a eu lieu. Il m’est arrivé aussi d’apprendre, en arrivant au travail, que vingt minutes après mon passage dans le métro, la station dans laquelle je me trouvais avait explosé et que de nombreuses personnes étaient mortes – et moi j’avais eu de la chance. C’était la roulette russe. Naturellement, ma génération ne veut plus revivre tout ça. De la même manière, nombreux sont ceux qui ne veulent plus cautionner ce culte de la force.

Le thème de la violence est justement abordé à travers les traumas liés aux attentats perpétrés dans les villes russes à la fin des années 1990 et dans les années 2000. Cette expérience vous semble-t-elle généralisable à l’ensemble de votre génération ?
Cela concerne effectivement beaucoup de gens, surtout ceux qui vivent dans les grandes villes, parce que c’est là qu’avaient lieu les actes de terrorisme, la plupart du temps. Mais quand je suis allée parler de mon livre dans l’Extrême-Orient russe, les gens de ces régions me disaient ne pas avoir été touchés directement par le terrorisme, qu’ils ne l’avaient vu qu’à travers leur poste de télévision, parce qu’ils vivent à l’autre bout du pays. Eux n’ont pas connu ce problème. Ils avaient le banditisme, les crimes, les fusillades. Mais pas le terrorisme. Mais ils considèrent quand même que la radio et la télévision – qui étaient les deux sources principales d’information, chaque foyer était équipé d’une télévision et tout le monde regardait les informations – reflétaient un climat inquiétant. Pendant l’écriture du roman, j’ai consulté de nombreuses archives de l’époque et j’ai été frappée par le nombre d’explosions, de fusillades, d’avions crashés, de maisons effondrées qui était annoncé chaque jour. Hier encore je lisais qu’à Bouïnaksk, en 1999, une maison avait subi une explosion. Un soir à 21h30, plusieurs tonnes de TNT se sont enflammées à proximité de la maison d’habitation qui s’est effondrée. Soixante-quatre personnes sont mortes dont un tiers était des enfants. Cela ne peut que laisser des traces. Mes amis de Moscou s’assoient systématiquement dans le premier ou le dernier wagon de métro, tout le monde a pris cette habitude car ce sont toujours les wagons du milieu qui explosent, ceux dans lesquels se trouve le plus de monde, l’objectif étant de faire le plus de victimes. Les gens qui souffrent du syndrome post-traumatique, dont nous faisons partie, s’assoient toujours dans les wagons d’extrémité, au cas où. Il y a aussi un sens métaphorique à tout cela. C’était une époque de violence à trois niveaux, une violence qui entraînait de la violence, qui entraînait encore de la violence, et nous nous trouvions au milieu de toute cette violence. Que ce soit dans la famille, à l’école, ou dans les rues, où se produisaient des tirs et des explosions. À cause de cela, et du terrorisme aussi, de nombreuses personnes vivent avec l’impression de ne pas avoir d’avenir. Il est impossible de planifier quoi que ce soit parce qu’on ne sait pas ce qui va se passer dans sa ville dans deux ans ou même dans un mois. Quand, chaque jour, tu vois sur ton poste de télévision qu’un autobus, un trolleybus ou un avion peut exploser, que tu peux te coucher le soir et ne pas te réveiller le lendemain parce que ta maison s’est effondrée – est-ce possible de se lancer dans des projets, quels qu’il soient ? Peut-être que cela aussi est à l’origine de l’apathie de la société.

On voit bien dans votre livre que vos personnages vivent au jour le jour, qu’ils éprouvent des difficultés à se projeter parce qu’ils ont l’impression qu’en Russie tout peut se défaire en un instant. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
Cette situation s’est en effet reproduite au cours des dernières années, oui. Mais je crois quand même dans la nouvelle génération. Désormais, grâce à Internet, nous avons accès à davantage d’informations. Nous pouvons discuter avec des amis qui se trouvent dans un autre pays, à l’autre bout du monde. La situation est différente, meilleure sans doute, nous avons plus de possibilités d’influer sur notre propre vie.

Vous montrez bien dans votre roman comment la xénophobie et le racisme, notamment vis-à-vis des Caucasiens, se sont propagés dans la société russe à partir des années 1990. Avez-vous voulu écrire un roman sur l’intolérance ?
Dans le cadre familial, beaucoup de choses étaient tolérées qui n’auraient pas dû l’être. Pour le reste, je pense que tout vient de la peur. Les Russes avaient peur des gens du Caucase, et les gens du Caucase avaient peur des Russes. Mon mari est à moitié azerbaïdjanais, il a grandi à Moscou et m’a raconté beaucoup de choses surprenantes. La situation, factuellement, était symétrique, tout le monde avait peur de tout le monde. Il y avait beaucoup de bagarres et beaucoup de xénophobie. Les gens du Caucase avaient extrêmement peur et ne sortaient pas de chez eux, certains jours. Par exemple, lorsqu’un attentat survenait, ils n’emmenaient plus leurs enfants à l’école, c’était trop dangereux, ils risquaient d’être frappés juste à cause de la couleur de leur peau. La peur ne justifie pas les agressions mais elle explique beaucoup de choses, elle peut réveiller ce que les gens ont de plus horrible et de laid en eux. De la même manière, beaucoup de gens du Caucase ont souffert des actes perpétrés par les leurs, comme la prise en otage de l’école de Beslan. Tout le monde était concerné. La peur était totale et elle a engendré la xénophobie, je le montre dans mon roman. Aujourd’hui tout cela est beaucoup moins fort qu’à l’époque.

Votre roman est divisé en parties qui portent chacune le nom d’une formule chimique. Pourquoi ce choix ?
Il s’agit de substances chimiques toxiques classées dans l’ordre des effets qu’elles produisent. La première est la plus faible, elle agit sur le psychisme. La deuxième, le sarin, a été utilisée dans un attentat perpétré au Japon, dans le métro. La dernière est l’une des substances les plus toxiques qui existent. On en meurt en quelques minutes et il est très peu probable d’avoir le temps d’injecter un quelconque antidote. J’ai voulu montrer à quel point les gens de ma génération étaient empoisonnés. Dans la première partie du livre, la famille et ses principes impactent le psychisme de ses membres, et dans la dernière partie, ces membres sont à tel point empoisonnés qu’ils reprennent eux-mêmes ces principes qu’on leur a un jour imposés. Ils répètent les mêmes choses, s’empoisonnent, se punissent, noient leurs problèmes dans l’alcool, fument des cigarettes. L’idée, c’est de parler de poison et de degré d’empoisonnement.

Comment votre roman a-t-il été reçu en Russie ?
J’ai été étonnée de l’accueil chaleureux qu’a reçu le roman parce que je craignais qu’il soulève des désaccords – et il y en a eu, mais le livre a tout de suite fait partie des meilleures ventes, tous les exemplaires ont été vendus en une semaine. Cela fait maintenant trois ans qu’il est régulièrement réimprimé et partagé dans les clubs de lecture et les festivals littéraires. Saison toxique pour les fœtus a été le premier dans sa catégorie à parler de notre génération, de nos années 1990, le premier à parler sans détour de la violence. Ce que disent mes personnages peut sembler évident parfois, pourtant c’était très important de parler précisément et clairement de ces choses, et c’est ce que les gens ont aimé. Ils disent : « Oui, nous avons vécu ça ; oui, nous pensons comme cela ; oui ma jeunesse s’est vraiment passée ainsi ; oui cela m’est arrivé, j’avais la même datcha, la même grand-mère, les mêmes pommiers, j’étais là lorsque cette explosion est survenue ou bien l’un de mes parents est mort à ce moment-là. » Mon but était de garder un témoignage de cette époque et je crois que j’y suis parvenue.

A-t-il suscité la controverse ?
Les gens de l’ancienne génération, celle de mes parents, ont formulé quelques remarques. Certains d’entre eux ont aimé le livre mais d’autres ont nié les problèmes d’alors, disant « À quoi bon parler de tout ça ? Ce ne sont pas vraiment des problèmes. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, là, oui, les gens avaient de vrais problèmes, mais les vôtres, ce n’est rien à côté. » La dévaluation a été immédiate. Ils disaient que les années 1990 ne s’étaient pas du tout passées ainsi, que c’était une très bonne période, que tout allait bien, que tout était calme et que les gens étaient courtois. Quand je raconte ça, on rie parce que véritablement, les gens n’étaient pas courtois du tout et tout allait très mal. J’ai l’impression qu’un mécanisme de protection du psychisme se met en place chez ces personnes qui nient la réalité, elles ne parviennent pas à s’avouer à quel point c’était horrible. Ou peut-être qu’elles ne veulent pas se pencher sur cette question, qu’elles ont seulement envie de lire des choses légères, des histoires d’amour, et elles se retrouvent avec un drame. C’est possible aussi.

Comment la génération plus jeune que la vôtre, née sous Poutine, a-t-elle lu votre roman ?
C’est une question intéressante. Les réactions de leur part sont très positives, mais ils sont très différents de nous, les milléniaux. Le livre leur plaît beaucoup, ils sont d’accord avec ce qui est dit sur de nombreux points et posent des questions, aussi, par exemple : « Pourquoi les personnages principaux ne sont pas allés voir un psychologue ? » Les gens de ma génération leur expliquent que, dans les années 1990, on n’avait pas de quoi acheter à manger, et que cela ne faisait pas partie des habitudes d’aller voir un psychologue, il y en avait très peu. Certains, après avoir lu le roman, disent : « C’est logique tout ça, c’est évident, est-ce qu’il est vraiment nécessaire d’en parler ? » Quand j’entends ce genre de remarques, je me dis que tout n’est pas perdu, que tout va même très bien.

Entretien traduit du russe par Laurence Foulon.


Gilles Favarel-Garrigues

Politiste, Chercheur au CNRS (Sciences Po-CERI)