Guillaume Orignac : « Le stand up pointe le non-dit »
Critique de stand up sur France culture, Guillaume Orignac est l’auteur d’une mini-série documentaire sur l’histoire de cette forme de spectacle vivant disponible sur Arte depuis le 20 novembre. Il a aussi publié, en 2021, un essai chez Façonnage éditions, Rire au temps de la honte. Une histoire de Louis C.K., qui prend pour point de départ la disgrâce de l’humoriste américain, qui, au faîte de sa gloire, a reconnu avoir commis des agressions sexuelles sur plusieurs femmes pour ausculter combien la honte de soi fait partie du rire particulier que cherche le langage du stand up. En trois épisodes de vingt minutes, sa série Stand up, la rage de rire tente, à travers un parcours historique, géographique et théorique, de donner une définition de cet art de la blague. RP
Stand up, la rage de rire est un drôle de portrait de famille dont sont absentes les grandes figures majoritaires. Vous assumez le choix de définir le stand up par ses minorités. Est-ce que, concernant le stand up, on pourrait appliquer la célèbre phrase de Jean-Luc Godard : « La marge, c’est ce qui fait tenir les pages » ?
Le stand up est pour moi un art totalement démocratique dans le sens où il ne réclame pas grand chose : un micro, une scène et un public. Il me paraissait évident, fondamental, de faire coexister des figures célèbres comme Dave Chappelle ou Blanche Gardin avec d’autres qui vivent du stand up, mais sont complètement inconnues, comme c’est le cas de Victor Pãtrãşcan, l’humoriste roumain présent dans le documentaire qui se produit en anglais dans toute l’Europe. Le stand up est d’un accès beaucoup plus libre que d’autres formes d’art parce qu’il ne connaît pas le portail de la technologie et de l’argent qui existe au cinéma par exemple. Il n’y est pas nécessaire de passer par des producteurs et des techniciens qui expliquent ce qu’il faut faire ou pas. Ce qui ne veut pas dire qu’il soit facile de se constituer un public. Cela exige énormément de travail. Netflix a une politique de développement de la scène locale de stand up dès que la plateforme s’implante dans un pays car cela contribue à développer un nouveau public. Le phénomène s’est complètement mondialisé ces quinze dernières années. On le voit en France : au-delà du Jamel Comedy Club lancé par Jamel Debbouze en 2006, les comedy clubs ont explosé à Paris ces dix dernières années. On en compte une vingtaine simplement à Paris.
On constate en parallèle une très forte ubérisation de la profession.
C’est effectivement le pendant : se constituer un public impose d’être un auto-entrepreneur permanent de soi-même. Cela nécessite d’être son propre agent, son propre organisateur de soirée, ce qui exige énormément de travail. Les stand-uppers travaillent sur des extraits vidéos où ils interagissent avec le public. Cela a un impact esthétique : la présentation du stand up pour ceux qui ne le connaissent pas revient à des posts Instagram où on voit des interpellations avec le public. Le stand up n’est évidemment pas que cela.
Votre série documentaire consacre un épisode aux figures féminines et un autre aux minorités. On constate que les mêmes questions de représentations se répètent d’une communauté à l’autre.
À partir du moment où on est exclu du champ culturel majoritaire, comment fait-on pour accéder à un public ? Dans les années 1950, le stand up américain a permis aux femmes et aux noirs l’accès à des espaces à part. Phyllis Diller est la pionnière chez les femmes, mais, avant elle, quelques femmes pratiquaient l’humour sur un mode très particulier, celui des chansons salaces pour un public masculin. Entrer dans le champ comique impliquait de renoncer à sa féminité, de la travestir. Les femmes investissent ensuite des espaces qui leur sont réservés et qui sont cette fois-ci dédiés à un public féminin. Elles ne sont plus soumises aux attentes traditionnelles du genre qu’elle vont faire évoluer dans son entier par capillarité. Le stand up va connaître sa vraie révolution dans les années 1960 et 1970 : sa forme change, devient plus personnelle, plus conversationnelle, et les scènes s’ouvrent. La grande question du stand up, c’est : « Comment on accède au droit de parler de soi ? » Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, existait aux États-Unis le circuit des vaudevilles auquel les noirs américains n’avaient pas accès. Leur était réservé le Chitlin’ circuit dans le cadre duquel ils se produisaient pour un public noir. Les choses se sont entremêlées à partir des années 1950. Dick Gregory, qu’on aperçoit dans un extrait du documentaire, a été une figure fondamentale de ce changement : Hugh Hefner lui a ouvert la porte de ses clubs et l’accès à un public blanc.
Vous soulignez qu’en France, les minorités ont d’abord joué le jeu de la reproduction des clichés racistes à leur égard.
Smaïn en est un exemple très intéressant. Dans les années 1990, il était seul, il a ouvert des portes. Il a amené sur scène le personnage de ce que l’on appelait à l’époque le « beur », auquel il donne une certaine tendresse. Mais il offre de quoi alimenter la lecture majoritaire de l’époque en présentant son personnage comme doucement escroc. Quand on voit le contrechamp sur la salle, on découvre un public exclusivement blanc qui rigole. On n’en est pas encore à de l’autodérision. On est dans une sorte de caricature destinée à un public majoritaire. Ce que l’arrivée du stand up dix ans plus tard va permettre, c’est que le public change et se diversifie. Ce nouveau public va avoir le même visage que les artistes sur scène. La société le réclamait à ce moment-là et c’est ce que va donner le Jamel Comedy Club. L’espace médiatique est fait de figures instituées qui colonisent à la fois les imaginaires et l’industrie, sa temporalité est plus lente que celle du champ social. Il va lui falloir dix ans au gros paquebot qu’est l’industrie pour comprendre qu’il y a un public pour ça. Quand Jamel Debbouze et Kader Aoun proposent le Jamel Comedy Club, Canal + a compris qu’il existe un public pour ce type de spectacle. Ils ont raison, le succès est immédiat.
Dans Stand up, la rage de rire, vous abordez le lien entre le rire et le pouvoir de plusieurs manières. Vous montrez une séquence où l’humoriste Kelly Bachman vilipende la présence dans le comedy club où elle se produit d’Harvey Weinstein en plein mouvement #MeToo. Son micro lui permet de s’attaquer à plus puissant qu’elle.
Elle fait exactement ce qu’un stand-upper doit faire : pointer le non-dit. Quand on voit les images, on perçoit très bien le courage que cela lui demande. Elle n’est pas très connue, elle a un passage de dix minutes, aucun autre humoriste n’en a parlé avant elle. Elle ose aller sur ce terrain comme femme, mais aussi comme stand-uppeuse.
Vous évoquez également la question de la censure politique.
Il existe une forme d’ambivalence dans des régimes comme l’État russe qui a besoin de montrer qu’il est plus libéral que l’Occident. Les limites à la liberté d’expression ont toujours existé sous le régime de Poutine. Avec le stand up qui ne relève pas de la tradition russe, qui est une forme importée, une règle tacite a été adoptée : tout ce qui est live est permis. En revanche, dès que c’est enregistré et que cela pourrait être diffusé à l’étranger, la censure contrôle les scripts. Je ne saurais pas dire s’il existe encore du stand up aujourd’hui en Russie. Les stand-uppers russes en exil peuvent encore être désignés comme agent de l’étranger à cause d’une blague qui déplaît au régime. Oleg Denisov, que j’interviewe dans le documentaire, a fait une blague au sujet d’un attentat dans un club à Berlin où il vit en exil. Le lendemain, le ministère des Affaires étrangères russe lui a signalé qu’il figurait sur une liste d’ennemis au pays. L’exil ne les exempte pas de surveillance. Si l’on prend l’exemple de l’Inde, Vir Das, le plus connu des humoristes de son pays, est protégé par sa popularité. Mais de nombreux stand-uppers indiens ont atterri en prison car le gouvernement les attaque systématiquement, notamment sur la question des minorités musulmanes sur laquelle ils sont très sévères. L’enjeu du stand up, du point de vue de la résistance, est réel dans nombre de pays.
L’autre enjeu, c’est quand le stand up commence à devenir attaché au pouvoir. C’est ce qui se passe en Israël actuellement : dès les premiers temps de l’occupation de Gaza, les stand-uppers se sont produits auprès de Tsahal en soutien aux soldats. C’est ce que faisaient déjà les comiques américains dans les années 1960 et 1970 avec les soldats engagés au Vietnam. Est-ce le rôle du stand up de faire rire une armée alors que cet art s’est institué dans les années 1950, avec Lenny Bruce, comme celui de l’autocritique ?
La figure de Lenny Bruce est centrale aux États-Unis, mais on la connaît mal en France.
Lenny Bruce y est une sorte de héros de la liberté d’expression. Il était bien connu de Guy Bedos qui a importé sa manière de commenter les journaux sur scène. C’est une figure d’autant plus emblématique qu’une légende s’est construite autour de ses nombreux procès pour obscénité, qu’il a tous perdus. Il était animé par une démarche artistique romantique qui consistait à lutter contre l’État, contre l’Institution et contre le sentiment majoritaire, jusqu’à s’abîmer dans cette logique. C’était aussi un junkie, ce qui le marginalisait d’autant plus, mais, paradoxalement, son succès l’a amené à toucher le public majoritaire américain. George Karlin, encore tout jeune, a un jour été embarqué pour avoir assisté à un de ses spectacles. Ils ont discuté en garde à vue, ce qui a été une source d’inspiration pour celui qui deviendrait dix ans plus tard un comique subversif emblématique. Il a lui aussi sciemment joué d’un langage ordurier pour défier les autorités, ce qui lui a valu un procès que lui a gagné, en vertu du Premier amendement sur la liberté d’expression, et qui a mis un terme aux lois sur l’obscénité aux États-Unis.
Votre film évoque également Dave Chappelle dont la position face au pouvoir a évolué avec le temps.
Dave Chappelle joue désormais dans des arènes, il a un contrat de plusieurs dizaines de millions de dollars avec Netflix. Il est devenu une figure extrêmement populaire dans son pays, ce qui le place au croisement de la question du pouvoir et de celle des minorités. C’est une question qui se pose au stand up de façon plus large : en devenant une forme populaire, cesse-t-il d’être un art des marges et de la contestation ? Les stand-uppers ont des réactions ambivalentes par rapport à ces questions. Ils se considèrent toujours comme assiégés. Mais assiégés comment ? Quand ils vont dans les circuits de facultés étudiantes, ils se plaignent de ne pas pouvoir prononcer certains mots parce que l’université serait devenue woke, très sensible aux questions des offenses. Où situe-t-on le pouvoir ? Du côté des Institutions ou des nouvelles minorités militantes qui s’attachent à contrôler le discours public ? Les stand-uppers militants LGBT vont dire que le pouvoir, c’est Donald Trump, la machine blanche hétéro qui domine : c’est donc contre cela qu’il faut lutter. Chez les les stand-uppers blancs hétéros de l’ancienne école, le pouvoir, ce sont toutes ces communautés militantes qui les empêchent d’employer les mots qu’ils voudraient. C’est précisément le reproche qu’a fait l’Australienne Hannah Gadsby à Dave Chappelle, qu’elle accuse d’assiéger les LGBT dans ses spectacles.
En 2017, son spectacle Nanette,qui a divisé les humoristes, parle de la question de l’humiliation que vous évoquiez dans votre livre Rire au temps de la honte. Une histoire de Louis C.K..
C’est une question essentielle dans le stand up. La culture du rire s’y place à un endroit très précis qui est celui de la honte de soi : celle de celui qui est sur scène, mais aussi celle d’un inconscient collectif. Le stand-upper fait émerger une sorte de non-dit collectif. Pour être un bon instrument de cela, il est indispensable qu’il parle de sa honte de lui-même. Si le comique attaque tout le temps les autres sans se rendre vulnérable, le public ne peut pas le suivre. La première partie de Nanette est du pur stand up fait de blagues. D’un coup, au milieu, elle se met à casser le code parce que, selon elle, se livrer à l’autodérision pour des gens comme elle, c’est-à-dire les personnes LGBT mais aussi grosses, revient à participer à l’humiliation collective de sa minorité. Elle déconstruit les mécanismes du stand up pendant une demi-heure et finit par annoncer sa décision de se retirer. Ce spectacle a beaucoup divisé la profession dont une large partie a estimé qu’il ne s’agissait plus du même objet. Pour montrer à quel point le stand up est un art et pas seulement un divertissement blagueur, il faut aller dans ses marges, aller jusqu’à l’endroit où ça n’en est plus tout à fait. Dans sa performance, Hannah Gadsby tue le comique en en disséquant la forme, mais elle montre aussi à quel point il est un art beaucoup plus intéressant que de simplement faire des blagues. C’est ce qui lui a permis de revenir sur scène avec un nouveau spectacle comique, qu’elle a joué à Paris, au Grand Rex, il y a une semaine, Woof!C’est une excellente performeuse. Tirer les coutures du stand up, c’est toujours être dedans. Dave Chappelle a beau la critiquer, c’est aussi ce à quoi il se livre dorénavant dans des shows à moitié sérieux, à moitié faits de blagues.
Un autre humoriste à avoir parlé de la douleur d’être drôle est Mustapha El Atrassi, qui s’était retiré de la scène il y a quelques années en disant à son public : « Vos rires sont mes larmes. »
Le stand-upper, sur scène, a beau créer un personnage, il est nécessaire, pour que celui-ci fonctionne, qu’il soit le plus proche possible de ce qu’il est vraiment dans la vie. Le contrat avec le public invite à continuer à faire vivre ce personnage en descendant de scène. Cela rend les choses psychiquement intenses. Mustapha El Atrassi est lui aussi de retour sur scène cet automne, et son nouveau spectacle travaille sur le bonheur de ce retour, le bonheur de se moquer de son public et de se moquer de soi. Il est très coupant tout en réussisant à fédérer par le rire. Depuis dix ans, il travaille seul. Il a constitué son public indépendamment des médias. Faire du stand up toute sa vie est une torture. C’est sans doute pour cette raison que Dave Chappelle fait de plus en plus des conférences. Il a de plus en plus envie de dire l’homme qu’il est, qui diffère de la persona qu’il a créée sur scène.
Cette question de la dissection du comique qui tue le rire, vous avez certainement dû vous la poser aussi. Faut-il qu’un film sur le rire soit drôle ?
C’est au montage que cette question est la plus cruelle. Raconter un spectacle, quand on est un critique, c’est toujours en détruire la vitalité. Le documentaire est une forme qui doit rester vivante. Quand je monte une blague, j’ai envie qu’elle reste drôle ! Le problème auquel je me suis confronté, c’est qu’une blague, ça n’est pas dix secondes mais trois minutes. On monte uniquement une punchline de quelques secondes sans la préparation : comment permettre que ce soit intelligible et drôle ? Il faut que ce soit dynamique a été la seule question que l’on a essayé de résoudre, que la punchline tombe au bon moment.
Votre montage crée ses propres traits d’humour.
Il est vrai que j’adopte un ton un peu grave pour parler d’éléments importants et sérieux, mais que j’ai aussi cherché des choses légères dans la construction pour maintenir le fait qu’on parle d’humour. Lorsqu’Ali Wong, dans son spectacle Baby Cobra, fustige les comiques masculins qui utilisent la paternité comme matériau comique, il est évident qu’elle fait référence à Louis C.K., qui est devenu immensément comique à partir du moment où il a parlé de l’éducation de ses filles. Le raccord entre leurs deux shows me permet de montrer toute l’ironie de son travail.
Où en est la critique du stand up en France ? Quels en sont les grands chantiers ?
Elle frémit, ça commence. J’ai l’impression que même si le stand up s’est énormément développé en France ces dernières années, il n’est pas encore très réflexif. Celle qui l’a le plus étudié, qui y a le plus réfléchi, c’est Blanche Gardin, mais elle a arrêté la scène. Sinon, cela reste encore très innocent. Le public de stand up n’a pour l’instant pas tellement envie d’entendre de la critique de forme et les lecteurs de la critique de cinéma ne s’intéressent pas beaucoup à la théorie sur le stand up. Jusqu’à présent, dans Le Monde, dans Télérama, on est plutôt dans le compte-rendu de spectacles et dans la recommandation. Le moteur d’une critique, c’est de se demander, après un show, pourquoi on a ri ou non. Il m’arrive de ne pas rire dans une salle où tout le public se marre. Cela doit me questionner sur mes attentes. On ne peut pas ignorer la réaction de la salle dans une critique d’humour. Quelqu’un qui fait rire toute une salle est drôle, même s’il ne fait pas rire le critique. Il reste surtout à faire une grande histoire du stand up, ce qui signifie une histoire du stand up américain à partir des années 1950, même si les humoristes anglais bondissent lorsqu’ils m’entendent dire cela. Comprendre cette histoire, c’est indispensable pour saisir les formes contemporaines qui existent aujourd’hui et pour réfléchir à la question de comment fonctionne le rire par rapport à une attente collective. Le rire n’est jamais un phénomène individuel, il correspond toujours à un inconscient collectif. Il faut en avoir une lecture formaliste, esthétique car la blague, c’est une forme très délicate, avec sa musicalité, sa rythmique. Mais analyser le rire et l’humour, c’est se livrer aussi à une réflexion sur la société qui accueille ce rire-là, c’est inévitablement en avoir une lecture sociale et politique.
NDLR : Stand up, la rage de rire, une série-documentaire de Guillaume Orignac disponible sur Arte.