BD

Lucas et Arthur Harari : « La bande dessinée a été notre première passion »

Critique

Le brillant cinéaste et scénariste Arthur Harari migre dans le monde de la bande dessinée pour co-signer avec son frère – l’illustrateur non moins doué Lucas Harari – Le Cas David Zimmerman, un thriller intimiste sur un photographe se réveillant dans le corps d’une femme, dans un Paris métamorphosé. Ils reviennent pêle-mêle sur la genèse de ce projet, leurs influences, de Kakfa à Tardi, ainsi que leurs questionnements sur l’identité, du genre à la judéité.

Au jour de l’An, David Zimmerman fait l’expérience d’une étrange métamorphose. Dans ce récit angoissant de body swap, le photographe trentenaire questionne sa propre identité en étant confronté à ce que lui racontent de lui-même ses proches qui ne le reconnaissent pas sous sa nouvelle enveloppe corporelle. Récit fantastique traité avec beaucoup de réalisme dans la narration et dans la précision du dessin, Le Cas David Zimmerman poursuit avec autant de sérieux la piste du polar que l’enquête métaphysique. Dans un Paris qui change lui aussi de visage, le protagoniste devenu femme mène une enquête inspirée visuellement par Tardi et teintée de la seule question introspective qui tienne : qui suis-je vraiment si plus personne ne me reconnaît ?
Pour son troisième album après L’Aimant (2017) et La dernière rose de l’été (2020), Lucas Harari collabore pour la première fois avec son frère, le cinéaste Arthur Harari, scénariste de Anatomie d’une chute réalisé par Justine Triet et réalisateur de Diamant noir (2016), Onoda (2021) (dont leur frère aîné, Tom Harari, est le chef opérateur). Ils reviennent sur l’expérience de travailler en famille, sur l’architecture parisienne, sur le mystère familier que constitue pour eux leur judéité et sur l’émotion qu’ils ont eue à représenter un récit fantastique avec une logique quasi-documentaire. RP

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Comment est née l’idée de départ du Cas David Zimmerman ?
Lucas Harari : J’ai une réponse mais je me demande si je ne l’ai pas bricolée a posteriori. Quand j’ai fini La dernière rose de l’été, j’étais un peu vidé, dans la transition entre la fin de cet album et le début d’un autre, dans ce moment angoissant où je cherche des idées et où je me sens inutile, vide. Chaque fois, je me sens incapable de refaire un livre, comme si j’avais fait ça par accident. J’avais remarqué que j’avais toujours été très centré sur les personnages masculins. Les femmes étaient très secondaires dans mon travail, avec des rôles de faire valoir. C’est ce qui m’a donné envie de développer une histoire autour d’un protagoniste féminin. Je suis convaincu que la fiction est le vecteur d’une forme d’humanité, de choses qui peuvent passer d’une individualité à l’autre. Mais pourtant, en tant qu’homme, ça ne m’était pas naturel de me projeter dans un esprit féminin, dans sa manière de réagir, sa sociologie, son environnement. Je sentais que cette subjectivité me manquait. Je me disais qu’il faudrait que je sois dans le corps d’un personnage de femme pour être capable d’écrire son histoire, pour avoir la légitimité de parler à la place de …
J’ai gardé cette idée-là : mon personnage n’était plus féminin mais il allait vivre cette expérience impossible. Dans mon imaginaire, cela appelait tout de suite quelque chose d’un peu craignos de comédie américaine des années 1980. Je savais aussi que cela faisait partie d’un sous-genre du manga érotique dont je ne suis pas familier non plus. Ça me gênait, je ne voulais pas du tout traiter ce sujet de cette manière-là. J’avais l’objectif de faire un fantastique qui soit un point de départ assez vite mis de côté au profit du réalisme. J’ai commencé avec l’idée de faire du body swap un drame. La question que je me suis posée tout de suite c’est : si demain ça m’arrive, qu’est ce qui se passe ? Comment je réagis, si mon pote passe chez moi, si je veux appeler mes proches, si je sors dans la rue ? Imaginer ces situations très simples a fait apparaître que ça n’était pas drôle du tout.

Qu’est ce qui vous a donné envie de vous immiscer dans cette idée de Lucas alors que la BD n’est pas votre domaine ?
Arthur Harari : Lorsque Lucas m’a dit qu’il avait du mal à écrire seul, je sortais tout juste de l’écriture d’Anatomie d’une chute avec Justine Triet et je cherchais à me recentrer sur un projet personnel. Je n’avais aucune intention de retravailler pour quelqu’un d’autre. Mais je trouvais l’idée géniale en soi. Lucas en avait une vision déjà assez claire. Je n’avais jamais vu un jeu fictionnel fantastique aussi simple et prometteur. La dimension réaliste donne quelque chose de très incarné qui permet des choses folles, jusqu’au vertige : au cours du chemin, le personnage de David voit son corps mort, il fait l’amour avec lui-même… Ça m’habitait. Ça n’est pas mon métier d’intervenir sur n’importe quelle histoire pour trouver des solutions. Si je prenais mon travail de scénariste comme ça, je me démotiverais directement. Ce qui était nouveau surtout, c’était d’écrire avec mon frère. C’était marrant. Ce travail nous a beaucoup rapprochés.

LH : Oui, la seule contrainte, c’est que tu étais toujours en retard ! (Rires) Notre relation s’est beaucoup enrichie. Pendant les trois années de notre travail commun, on s’envoyait des références tout le temps : dès qu’on voyait un décor dans une rue, ou une dégaine, un vêtement, des extraits de films … tout devient des fils qui tissent l’histoire. Le vivre à deux, surtout avec son frère, c’est comme quand, gamin, on s’invente un monde à deux.

AH : C’est Lucas qui a fait du dessin son métier, mais avec notre grand frère Tom, qui est chef opérateur, la bande dessinée a été notre première passion immédiate. Nous imitions ce que nous aimions : la bande dessinée franco-belge ou Tardi, en particulier les adaptations de Nestor Burma dont 120 rue de la gare. On copiait son dessin, on représentait Paris alors qu’on venait tout juste de déménager en proche banlieue au moment de la naissance de Lucas. Certaines parties du Cas David Zimmerman viennent directement de cette BD-là.

Lucas, c’est la première fois que vous écriviez avec un co-auteur.
LH : Au départ, je pensais procéder à l’instinct : écrire des morceaux, dessiner, improviser, Mais le récit complexe ne s’y prêtait pas. J’ai travaillé une dizaine de mois seul mais je n’ai pas réussi. J’étais dans une impasse quand Arthur est arrivé. Il m’avait dit depuis longtemps qu’il aimait l’idée, mais le fait qu’il veuille travailler dessus, y consacrer du temps et du jus de cerveau, c’était la suprême validation. Je suis le petit frère, j’ai beaucoup d’estime pour mes aînés. J’essaie toujours de leur courir après, comme quand je leur montrais mes dessins, petit.
Quand on est deux, on peut tout mettre en question. Le dialogue ouvre une multitude de possibles. Arthur est très exigeant dans le travail et notamment dans l’écriture. Cela vient aussi du cinéma où l’enjeu d’argent est tel que les auteurs.rices passent leur temps à faire des dossiers avec de nouvelles versions. Cela n’existe pas en bande dessinée où l’enjeu du scénario est, malheureusement, souvent secondaire. On a tendance à enjamber très souvent des problèmes de vraisemblance ou de récit. Celui de L’Aimant tenait sur une feuille A4 et j’ai très vite dessiné. J’ai écrit La dernière rose de l’été en deux mois. Arthur a apporté cette exigence de toujours remettre en question la première idée. Par exemple, j’avais d’emblée imaginé Rachel habitant une chambre de bonne bohème très parisienne. Arthur trouvait ça lourd. Il voulait casser ce côté très Paris Nouvelle Vague avec une chambre d’étudiant plus moderne. On est revenu à mon idée originelle parce que c’est celle que je voyais le mieux, mais c’était bien qu’on l’ait questionné.

Écrire entre frères vous a-t-il amené à explorer des souvenirs familiaux communs ?
LH : Coup sur coup, j’ai eu l’idée de cette histoire et ma copine est tombée enceinte, ce qui m’a bousculé dans un sentiment de mon identité. La voir porter l’enfant dans un corps extérieur, l’idée de devenir parents, cela m’a donné à voir nos émotions évoluer en parallèle. Comme il est classique quand on devient parent, je suis allé fouiller dans les photos de famille. Je me suis confronté à mon histoire, à ce qu’on va transmettre, à l’héritage. Toutes ces choses se sont agglomérées dans le récit. C’est ce qui m’a donné la porte d’entrée sur la nostalgie et l’identité qui nous constitue. Je n’avais pas comme intention de traiter spécifiquement de l’identité, de la judéité, de l’altérité ou de transition de genre. Ces choses sont dans l’éther et nous traversent, mais ça n’était pas programmé. Ce qui m’intéresse davantage, c’est comment la confiscation d’une identité crée un désarroi et un drame très profond.

AH : Ce que nous avions en commun, c’est surtout un terrain esthétique, référentiel.

LH : Dans la famille, nous sommes très fans de Dylan par exemple dont le vrai nom est Robert Zimmerman. Adolescent, j’ai eu une fascination un peu maladive pour lui. C’est une forme de caméléon, il est inattrapable. Dès qu’on essaie de le mettre dans une case, il a déjà glissé ailleurs. Ce clin d’œil par le nom du personnage m’amusait. J’ai toujours su sans vraiment le thématiser que Dylan était juif, de même que Léonard Cohen. J’ai autour de moi une constellation d’auteurs, Kafka ou Paul Auster que je lisais à fond quand j’ai commencé à dessiner qui a un personnage qui s’appelle David Zimmer mais que je n’ai rencontré qu’après et dont Moon Palace a amené par exemple la hantise de la clochardisation. Tous ces auteurs ont un rapport à la judéité, souvent contrarié, qui me ramenait à eux. La question de la judéité était présente, avec l’idée d’un passé qui ne passe pas. C’est Arthur qui a poussé ce curseur-là à fond dans le récit en faisant de la mère de David une spécialiste de cette question, un personnage obsédé qui ramène tout à cela, alors que David essaie justement, à la faveur de son changement d’identité, de se désengluer de l’héritage tragique qui le plombe.

AH : La dimension autobiographique est très diffuse et passe par des références de lieux précis liés à notre histoire et notre enfance. Là où elle est plus prégnante, c’est dans le rapport au judaïsme. C’est un grand point d’interrogation pour moi. C’est là, mais un peu flottant : est-ce que ce serait possible ou souhaitable de ne plus être juif ? Je n’ai pas envie de m’en détacher, cela fait partie des quelques héritages culturels et historiques qui m’appartiennent mais dont la transmission est très incertaine car elle a été très contestée par la génération de mon père. Mais même s’il a bousculé cette tradition et qu’elle a perdu pour lui pas mal de sens, je ne l’ai jamais entendu dire « Je ne suis pas juif ».
Ça incarne quelque chose de très présent dans Le Cas David Zimmerman : on désigne David comme étant quelque chose mais une distance existe pourtant entre lui et cette chose, et cela donne quelque chose d’intéressant. Être juif pour moi est une métaphore de ce que c’est qu’être humain, mais avec une dimension d’incertitude et d’inquiétude qui ressemble beaucoup à la façon dont je vois les choses. À l’occasion de l’écriture, on a effectivement replongé dans Kafka que j’avais lu quand j’avais une vingtaine d’années. Mon tout premier court métrage, aujourd’hui invisible, je l’ai réalisé avec mon frère Tom d’après l’une de ses nouvelles, Le Voisin. Kafka a quelque chose de matriciel pour moi. Son rapport à la judéité est très étrange. Son œuvre est universelle, on peut tout à fait la lire en oubliant qu’il est juif, puisque ce mot n’est jamais prononcé dans ses romans ou nouvelles, même s’il apparaît dans son Journal. Mais quand on le sait, ses écrits prennent un sens particulier. Je retrouve chez lui un rapport obsessionnel mais comme une interrogation sans réponse, un cercle dont il ne trouverait jamais le centre.

Dans La Métamorphose, on trouve deux transformations : celle de Gregor Samsa en cancrelat. Mais à la fin de la nouvelle, sa jeune sœur s’est, elle, muée en resplendissante jeune fille. De la même façon, on peut penser que dans Le Cas David Zimmerman, la transformation finale porte une dimension positive, en tout cas moins tragique qu’elle ne pourrait l’être.
AH : Le tragique est dépassé, c’est certain, la vie reprend. Mais savoir si la fin du Cas David Zimmerman est positive ou négative est une grande interrogation pour moi. La nouvelle de Kafka est d’une grande cruauté sur la place introuvable du fils au sein de sa famille. Si la fille peut s’épanouir, c’est parce que la famille s’est débarrassée de l’horreur qu’il était devenu pour eux. D’une certaine manière, David ne serait pas devenu ce qu’il est à la fin sans le sacrifice très cruel de Samia. Le récit pourrait être résumé ainsi : comment se libérer de soi-même, comment se dire adieu ? Cela peut passer effectivement par la mort. La grande ambiguïté pour moi, c’est qu’à la fin, David est encore lui-même. Il a beau avoir une autre enveloppe, il ne peut pas se détacher. Pour cette raison, je ne peux pas voir la fin comme un happy-end.

Il est rare qu’un roman graphique aille chercher si loin dans les émotions du lecteur. Le destin de David et Samia est bouleversant jusqu’aux larmes.
LH : Dès le début du processus, j’avais la fin de l’histoire et donc sa dimension tragique. Le trajet du personnage, l’idée qu’il s’agissait d’une chaîne ouverte et non pas d’un simple échange de corps, ce que je n’ai pas l’impression d’avoir vu ailleurs, même s’il y a des échos sur ce type de transmission dans des films d’horreur comme It Follows de David Robert Mitchell. C’est quand Arthur m’a rejoint qu’il a tout de suite parlé de mélodrame parce qu’il en est fan. C’est devenu un enjeu pour moi qu’on soit au bord des larmes à la fin. Ça ne m’est quasiment jamais arrivé en BD sauf peut être avec Jimmy Corrigan de Chris Ware. Alors que ça m’arrive tout le temps au cinéma, parfois en littérature. Ça m’énerve et me ravit à la fois. J’aime ce sentiment doux-amer de me laisser aller à des émotions très fortes.

AH : C’est ce que j’ai aimé d’emblée dans l’envie de Lucas de traiter cette histoire de manière réaliste : la dimension identificatoire en devient hyper forte, j’y ai tout de suite vu un potentiel de mélodrame et j’ai eu la conviction qu’il fallait aller franchement dans cette direction. À partir d’un substrat impossible, on place les lecteurs dans le registre du possible. Si je n’étais plus reconnu par mes proches, si j’étais en planque malgré moi dans mon propre corps : tout cela, c’est une façon de parler de séparation de comment on se détache de ses proches, de sa vie … C’est une des hantises et des questionnements obsessionnels de l’enfance de regarder nos parents en se demandant s’ils sont réellement nos parents. Cette angoisse rassemble plusieurs peurs intimes : la peur de l’abandon, le doute face à la réalité. Cette dimension de vol intime de sa propre histoire fait surgir cette possibilité d’émotion. J’ai beaucoup pensé à Mirage de la vie de Douglas Sirk dans lequel une fille refuse d’être vue comme noire. À la fin, quand sa mère vient la voir dans un cabaret, elle la serre dans ses bras en l’appelant « Maman » de façon muette pour que personne autour d’elle ne l’entende et ne puisse comprendre leur relation. Le mélo passe souvent par ces procédés bouleversants de dissimulation, de secret.

La dimension métaphysique voisine avec un ancrage très réaliste et contemporain de l’histoire de David Zimmerman dans un Paris où l’on aperçoit des collages féministes, où l’on traverse des manifestations…
LH : Sans doute parce que je manque d’imagination, j’ai du mal à construire des univers qui ne soient pas palpables. J’ai de la réticence à faire de l’historique, genre pourtant très courant en BD, ou de la  SF. Je n’arrive pas du tout à imaginer un monde dans un futur plus ou moins proche. Je suis très ancré dans le contemporain. Même dans mon rapport aux dessins, je n’ai aucune excitation à dessiner un vaisseau spatial, ou une ville médiévale. Par contre, dessiner, un kebab, un café au coin de la rue ou une bouche de métro, ça me remplit de joie. C’est une histoire de goût personnel. Avant qu’Arthur me rejoigne, j’ai travaillé longtemps seul, j’ai abandonné plusieurs fois. J’ai essayé de travailler avec Tristan Garcia qui est philosophe, qui connaît très bien la BD et dont j’avais adoré le recueil Sept, des nouvelles fantastiques virtuoses dans leur narration qui se déroulent dans un Paris contemporain. On reconnaissait des lieux du Paris de tous les jours, des gens qui vont voir un concert à la Bellevilloise. J’ai adoré la façon dont le fantastique se frayait un chemin dans cette ultra banalité et en devient ainsi hyper troublant : le rapport documentaire au récit fait qu’on se prend d’autant plus violemment le fantastique lorsqu’il intervient.
Dans Le Cas David Zimmerman, il y a beaucoup de scènes de foule, les fêtes, les mariages, ce qui est toujours une tannée à faire. Même si elle me faisait peur à dessiner, j’ai eu très tôt l’idée de la manif. On avait traversé les gilets jaunes, puis les manifestations contre la réforme des retraites, suivies du soutien à la Palestine. Avec l’arrivée de mon bébé, on a vécu beaucoup à la maison. Ensuite, le retard que j’ai pris très vite dans l’écriture m’a aussi empêché de participer à autant de manifs que je l’aurais souhaité. Les dessiner a été ma contribution, ma façon de convoquer le contemporain, les violences policières terribles et de dépasser ma frustration. Ce fond très réaliste créait un décalage avec les personnages qui sont bloqués dans leur intériorité, dans leur métaphysique et sont incapables de faire corps avec le reste du réel et de la société. Cette scène est très criante. David traverse cette foule en courant et la probabilité de retrouver un individu dans une telle multitude est à la fois improbable et plausible. Les manifs offrent une telle concentration de personnes au même endroit qu’on y rencontre souvent des gens qu’on connaît. Lui et Samia sont enfermés dehors au milieu de tout le monde. Il y a un petit clin d’œil dans le collage féministe qui dit « Deviens femme ». Mais le personnage est aveugle à ces signaux que lui adressent le réel parce qu’il est pris dans sa quête.

Vous dites ne pas aimer le dessin historique, mais représenter une ville, c’est pourtant se confronter à des strates d’époques différentes qui se manifestent par l’architecture.
LH : Quand je suis né, on s’est installés à Bagnolet. Les paysages qui m’entouraient étaient un mélange de cités dortoirs années 1970 et de zones pavillonnaires, ce qui est encore plus le cas là où j’habite aujourd’hui vers Romainville, où on trouve beaucoup de maisons en pierres meulières. Ces paysages dans lesquels j’ai grandi, je les ai retrouvés très tôt dans les livres de Tardi, qui, comme Dylan, est une vraie religion à la maison depuis toujours. Dans ses livres, l’architecture m’a tout de suite touché par sa désuétude, sa nostalgie, sa façon de raconter le Paris ouvrier. Paris, c’est ma ville aussi, là où j’ai étudié, mon paysage mental. J’entretiens une relation très intime avec un grand nombre de lieux à Paris. Pour un récit qui parlait de perdre son intimité et se perdre soi même, je trouvais beau que le personnage se perde dans Paris mais que les lieux soient des repères. Ça ne parlera évidemment pas de la même façon à tous les lecteurs, mais le fait que moi, au moment du dessin, ça me raconte mon histoire, donne quelque chose de très naturel. J’adore me dire que je dessine des paysages qui me réconfortent. La seule chose qu’on ait inventée, c’est cette ville nouvelle mi-zone industrielle mi-zone résidentielle qu’on a voulue assez réaliste, même dans son nom, Plagny La Forêt. Nos parents sont architectes et mon père a une bonne connaissance de ce genre d’urbanité. J’ai pioché dans les références qu’il m’a données et nous avons inventé cette tour improbable.

AH : C’est moi qui ai amené le développement autour de cette banlieue générique un peu inquiétante. Même si ça n’est pas une vraie ville, on la connaît tous. Elle est un mélange de Tardi, de David Lynch, de banlieue pavillonnaire à l’américaine. Une des très grosses références de Lucas, c’est David Boring de Daniel Clowes qui l’influence en permanence.

Le pavillon de banlieue donne lieu à une planche sublime qui offre une variation sur les pierres apparentes. La précision documentaire du dessin devient quasiment une abstraction.
LH : Quand j’ai fait cette planche, j’étais très en retard, en juillet dernier. Je devais finir les trois planches de fin avant de partir en vacances et j’étais fiévreux. On ressent souvent dans le dessin ce truc obsessionnel du petit trait mais avec la fièvre, c’était encore amplifié. Cette maison est proche de chez moi, j’y suis allée souvent, je l’ai prise en photo, je l’ai étudiée sous toutes les coutures.

Lucas disait avoir constaté que les personnages féminins étaient périphériques dans son œuvre. C’est également le cas dans vos films, Arthur. Diamant noir et Onoda sont très masculins.
AH : Tout à fait, c’est une des choses qui m’a aspiré dans le projet. C’était étonnamment la continuité d’Anatomie d’une chute où j’ai participé à l’élaboration d’un personnage féminin qui prend littéralement toute la place et où j’ai été amené par la force des choses à écrire des choses de l’intérieur d’une femme, perçues par une femme alors qu’il m’avait jusque là semblé beaucoup plus naturel de le faire du point de vue d’un homme. Avec David Zimmerman, c’est les deux à la fois ! Au bout d’un moment, on ne savait plus si on parlait d’un homme ou d’une femme. On se confronte à un déterminisme biologico-genré qui bouscule David et Samia au point qu’ils deviennent par dessus tout des êtres humains. Cette confusion est passionnante parce qu’elle touche du doigt ce qui est spécifique pour mieux nous ramener à ce qui fait un être humain. Ce travail et cette réflexion ont clairement débloqué quelque chose d’une place que je percevais comme étant spécifiquement masculine.

Vous êtes actuellement en préparation du tournage de votre troisième long métrage en tant que réalisateur, L’Inconnue. Comment abordez vous son personnage principal qui est une femme après avoir écrit le personnage de Sandra Voyter dans Anatomie d’une chute et de Rachel/ David dans Le Cas David Zimmerman ?
AH : Ce qui est nouveau pour moi, c’est autant le fait qu’une femme soit pour la première fois au centre de mon film que le fait qu’il s’agisse d’une immense star, Léa Seydoux. Elle a une dimension iconique tout en étant une actrice extrêmement à part. Elle se vit comme une actrice amateur qui n’a pas de technique. C’est la seule comédienne au monde à avoir ce statut de star internationale et à percevoir ainsi son statut d’actrice comme une étrangeté ou une imposture. Pour la connaître un peu maintenant, je la trouve extrêmement dure à décrire. Dire que c’est la fille de la dynastie Seydoux, que c’est une égérie Vuitton, que c’est une icône, tout cela ne la définit pas. Quand on la rencontre, elle échappe… ça m’intéresse beaucoup de filmer ça. Elle ne sera pas du tout filmée comme une femme image ou comme un objet de désir. J’ai l’impression que je l’aborde comme je l’aurais fait dans mes autres films avec un personnage masculin, c’est-à-dire à la fois un personnage auquel je m’identifie totalement et un mystère total de l’extérieur. Ce chemin d’indentification de l’extérieur à presque l’intérieur du personnage me fascine au cinéma. Mon approche est de la filmer comme j’ai filmé Onoda.

Le Cas David Zimmerman, Lucas et Arthur Harari, Sarbacane.