Chris Pearson : « Les chiens ont toujours eu un rôle à jouer dans la société »
Il y a quelques semaines, au moment des débats autour du budget, une polémique a fait rage. Le gouvernement s’apprêtait-il à mettre en place une taxe sur les chiens afin de renflouer les caisses de l’État ? Bercy s’est empressé de démentir la rumeur qui commençait à prendre de l’ampleur et à provoquer l’indignation. Des taxes sur les chiens, il y en a eu par le passé et il en existe encore dans certains pays comme l’Allemagne. Une source de revenus pour l’État, mais aussi, comme le montre l’historien britannique Chris Pearson, un outil de contrôle social envers les ménages les plus modestes dont les compagnons sont soupçonnés d’être moins bien élevés. Au fil de deux ouvrages parus en anglais, Dogopolis: How Dogs and Humans Made Modern New York, London and Paris (University of Chicago Press, 2021) et Collared: How We Made the Modern Dog (Profile Books, 2024), Chris Pearson explore et interroge les mutations de nos relations avec les chiens depuis le XIXe siècle, entre l’émergence du chien de race et l’effacement du chien de travail, la question du bien-être animal, les préjugés attachés aux propriétaires qui déteignent sur leurs compagnons, le contrôle des corps et des déjections. Une question plane, lancinante : nos « bons chiens » ont-ils gagné au change ? P.B.
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l’histoire des chiens ?
À la fin des années quatre-vingt-dix, je menais un projet de recherche à Paris sur les paysages militarisés français. J’ai remarqué qu’il y avait beaucoup plus de chiens à Paris que dans les villes britanniques. Il y avait des chiens dans les bars et les cafés, ce qui n’était pas vraiment le cas en Grande-Bretagne. J’ai également remarqué toutes les déjections canines, un problème qui n’existait pas en Grande-Bretagne. J’ai commencé à m’intéresser à la place des chiens dans la ville.
À la même époque, l’histoire des animaux était un domaine en plein essor, qui remettait en question l’idée de l’exceptionnalisme humain. Il y avait à ce moment, et encore aujourd’hui, la tentative de penser l’histoire d’une manière « plus qu’humaine », inspirée par des penseurs comme Bruno Latour, Donna Haraway, Philippe Descola… J’ai en quelque sorte réuni ces deux sujets, mon intérêt grandissant pour les chiens et cette approche académique sur le terrain.
À cette époque, j’ai rédigé un article sur les chiens dans les tranchées. Je me suis ensuite intéressé aux chiens de Londres, New York et Paris avec Dogopolis. Enfin, avec Collared, mon dernier livre, j’ai réfléchi aux chiens au-delà des villes et de la période moderne.
Pourquoi vous êtes-vous plus particulièrement intéressé aux chiens de Paris, Londres et New York au XIXe siècle et début du XXe siècle ?
Beaucoup de races ou de types de chiens – chiens de chasse, chiens de berger, chiens de garde – ont d’abord été élevés à la campagne. Mais je pense qu’il y a toujours eu des chiens dans les villes, qu’il s’agisse de chiens de compagnie, qui constituaient la minorité, ou de chiens des rues, c’est-à-dire de chiens semi-indépendants ou totalement indépendants des humains qui vivaient dans les rues.
Au XIXe siècle, certaines villes comme Londres, New York et Paris commencent à se développer avec l’industrialisation et l’urbanisation. La croissance de la ville moderne s’accompagne de nouvelles mesures de santé publique, d’égouts, de nouveaux types de routes. Des gens, comme Haussmann à Paris, tentent de créer des villes conformes à leur conception de l’ordre et de la civilisation. Et, au milieu de tout cela, la population de chiens est en plein essor, que ce soit parce que les gens achètent plus de chiens de compagnie ou parce que les populations de chiens des rues se développent en raison d’un accès facilité à la nourriture.
Mais pour certaines personnes, les urbanistes, les responsables de la santé publique et certains citoyens, les chiens des rues commencent à représenter un problème qui doit être résolu. Cela devient une question de santé et de sécurité publiques, et je dirais même une question de civilisation, avec l’idée qu’une ville civilisée n’a pas de chiens errant en liberté.
J’ai choisi ces trois villes en partie parce que je les connaissais, que je pouvais en parler les langues, mais aussi parce qu’elles étaient souvent considérées comme la quintessence des villes modernes. Il existait également de nombreux liens entre elles. Je pense plus particulièrement à la diffusion des idées, comme cela a été le cas pour les découvertes sur la rage au moment de la mise au point du vaccin par Pasteur.
Avez-vous été surpris de trouver des archives si riches concernant les chiens ?
Les chiens apparaissent dans les archives tout au long de l’Histoire, en particulier à l’époque contemporaine. Ils apparaissent dans les documents officiels (rapports de police, rapports gouvernementaux, rapports de l’armée, commissions parlementaires), dans la littérature médicale et vétérinaire, dans les livres sur les soins aux chiens ou sur leurs races et dans les journaux (histoires de chiens fous, de chiens héros, histoires réconfortantes d’animaux de compagnie perdus puis retrouvés). Lorsque j’ai commencé ces recherches à la Société centrale canine de Paris, j’ai été stupéfait – et très agréablement surpris – par la quantité de documents à disposition.
En quelques siècles, le chien est passé d’animal de travail à animal de compagnie. Dans vos livres, vous qualifiez ce dernier de « modern dog » (chien moderne). Le chien moderne est-il le produit de la ville moderne ?
D’un certain point de vue, on ne peut pas l’affirmer. Ce sont principalement des races issues des zones rurales, tant en France qu’en Grande-Bretagne et dans d’autres pays, qui ont été prises, modelées et catégorisées pour produire des chiens de race, c’est-à-dire des chiens jugés sur leur apparence et leur lignée.
Mais d’un autre côté, l’infrastructure qui allait de pair avec cela, c’est-à-dire les clubs canins, les expositions canines, se trouvait essentiellement dans les villes. On a donc cette combinaison d’éleveurs et de races issus de la ruralité qui sont en quelque sorte récupérés par ces institutions urbaines et sont transformés en spectacle pour les citadins. Les expositions canines faisaient l’objet de nombreux reportages dans les journaux. Elles sont alors devenues une attraction de la ville moderne.
Je pense aussi qu’il y a eu d’autres manifestations de l’émergence du chien moderne en ville. C’est là que les campagnes contre les chiens des rues ont été les plus féroces, les plus intenses. Il y avait des chiens en liberté dans les campagnes, bien sûr, mais ils étaient considérés comme un problème plus important en ville. Les citoyens des classes moyennes et supérieures de la ville assimilaient ces chiens aux travailleurs, aux immigrés, aux marginaux, aux tramps, nom donné en Grande-Bretagne aux personnes qui vivaient dans la rue.
Les élites urbaines ont donc lancé des campagnes contre les chiens des rues. Ils ont fini par être éradiqués, mais seulement au XXe siècle. Les chiens de compagnie sont alors devenus l’archétype du chien moderne. Ils ont été intégrés dans la sphère domestique, au sein du foyer. Ils sont devenus partie intégrante de la classe moyenne, de la culture bourgeoise et consumériste. Ils sont également devenus des attractions lors de leurs promenades. Ils ont été peints par des artistes, ont fait l’objet d’articles dans les journaux.
La vie urbaine moderne a également transformé le mode de vie des chiens. Ils avaient moins de chances de pouvoir courir à leur gré, en particulier dans des villes comme Paris où il n’y avait pas beaucoup d’espaces verts. Leurs habitudes en ont été changées. Au départ, les chiens étaient encouragés à faire leurs besoins dans les caniveaux. Puis les propriétaires ont fini par devoir ramasser leurs déjections.
La vie des chiens a donc changé, mais aussi celle des propriétaires. Être propriétaire d’un chien au début du XIXe siècle était très différent d’être propriétaire d’un chien au début du XXIe siècle. Aujourd’hui, il y a tellement de choses à faire : obtenir un permis dans certains endroits, faire micropucer son chien, s’assurer qu’il reçoit la bonne nourriture, veiller à ce qu’il soit bien soigné, qu’il ne fasse pas de mal aux autres, qu’il ne vagabonde pas…
Cependant, tout dépend de l’endroit où l’on se trouve dans le monde. En Inde, par exemple, les chiens les plus répandus sont les chiens des rues, qui se sont bien adaptés à la métropole indienne tentaculaire et où leur statut d’animaux des rues est protégé, malgré les abattages et les attaques périodiques.
Dans les pays occidentaux, les propriétaires sont encouragés à assumer la responsabilité de leurs chiens et à prendre en compte leurs besoins de manière beaucoup plus poussée.
Pouvez-vous choisir trois races de chiens et me dire pourquoi elles sont particulièrement importantes pour l’histoire du chien ?
Tout d’abord, j’aimerais préciser que l’idée que les races de chiens sont fixes et stables est une invention de l’ère victorienne. Ceci étant dit, je choisirai les races suivantes :
• Le berger alsacien/allemand. Cette race est devenue la quintessence du chien de la police et de l’armée. Devenu incontournable pendant la Première Guerre mondiale, il a été adopté par les armées et les forces de police du monde entier (du Japon aux États-Unis). Il est devenu un symbole de l’oppression par l’État, qu’il s’agisse de surveiller les camps de concentration ou d’attaquer les manifestants noirs pour les droits civiques. Pour autant, ce ne sont pas les chiens qu’il faut blâmer, mais plutôt les humains qui les ont entraînés à la violence raciale.
• Le pékinois. Son histoire montre l’importance du colonialisme dans l’histoire canine. Les soldats britanniques et français ont rencontré ce chien lors du pillage du Palais d’Été de Pékin en 1860. Ils l’ont ramené en Europe, où des éleveurs britanniques – en collaboration avec des Chinois résidant à Londres – en ont fait une race « occidentale », avec un Livre des origines et une apparence standardisée, et l’ont présenté lors d’expositions canines. Les éleveuses ont joué un rôle de premier plan dans ce processus. Ce chien est devenu immensément populaire. Il était loué pour son caractère affirmé et son apparence exotique.
• Le lurcher. Ce chien n’est pas reconnu par les clubs canins car il s’agit d’un croisement, le mélange d’un lévrier (par exemple le whippet) et d’un chien de travail (par exemple le terrier). Ils sont apparus après que le roi Richard II d’Angleterre a interdit aux roturiers de posséder des lévriers de race pure en 1389. Par la suite, les lurchers sont devenus des chiens de braconnage, qui se servaient de leur vue perçante et de leur rapidité pour attraper des lapins et d’autres créatures pour garnir la marmite de leur propriétaire. Leur passé de braconniers a donné aux lurchers une réputation louche (qui n’est pas aidée par leur nom, dont on dit qu’il dérive du verbe « lurk », c’est-à-dire « rôder »). Souvent loués pour leur intelligence, ils étaient associés aux travellers et aux tramps. Ils montrent l’importance des chiens pour des personnes marginalisées, loin du monde des expositions canines et des clubs canins.
Il est intéressant de noter la rapidité avec laquelle nous avons oublié l’existence, pas si lointaine dans le temps, de chiens de travail ou de chiens errants dans nos villes. Comment ces chiens ont-ils disparu de nos rues ?
Depuis les temps les plus reculés, lorsque les loups ont commencé à vivre avec les humains, cette relation s’est forgée par le travail, en chassant ensemble, puis en gardant des animaux, en protégeant des biens.
Les chiens ont toujours eu un rôle à jouer dans la société. Ils étaient des travailleurs. Ils étaient essentiels aux économies agricoles, mais ils étaient aussi très importants pour les gens qui voulaient se protéger dans les villes. Ils faisaient aussi le lien entre la campagne et la ville. Les fermiers et les bergers emmenaient les moutons, les vaches et les cochons en ville. Ces animaux étaient souvent accompagnés de chiens. Certains endroits ont développé un certain type d’emplois canins. Dans les Flandres, les chiens étaient utilisés pour tirer des chariots à lait. En Grande-Bretagne, il y avait des chiens tournebroche, dont je parle dans Collared, de très petits chiens qui travaillaient dans les cuisines en entraînant une roue pour faire tourner la viande.
Ces chiens étaient appréciés pour leur capacité à travailler. C’était ce qui déterminait la façon dont les humains les élevaient, que ce soit pour leur vitesse, pour chasser les rats, ou encore des chiens puissants pour tirer des charrettes. En parallèle, il y avait des chiens des rues, libres de se déplacer, cherchant de la nourriture, attaquant de temps en temps les gens, mais qui passaient avant tout leur temps à dormir.
Vers la fin du XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle, les éleveurs des classes moyennes et supérieures, en particulier en Grande-Bretagne, ont commencé à apprécier les chiens pour leur apparence et ce qu’ils représentaient, plus que pour ce qu’ils faisaient. L’une des principales raisons, je pense, repose sur la nostalgie de la ruralité. C’est ainsi que l’apparence des chiens a fini par avoir plus d’importance que ce qu’ils faisaient.
Le rôle des chiens a également changé à mesure que les machines ont pris le relais.
Il y a donc eu des changements technologiques, mais aussi des changements culturels, une évolution vers la possession d’animaux de compagnie, considérés comme essentiels au bien-être émotionnel des gens. On pourrait donc dire que les chiens ont commencé à avoir un travail émotionnel plutôt qu’un travail physique. Il existe encore des chiens de travail, comme les chiens d’aveugles ou les chiens policiers, mais, dans l’ensemble, nous avons aujourd’hui des chiens de compagnie.
Cette transition s’est faite en même temps qu’une plus forte régulation des chiens…
Dans les villes, les chiens sont devenus une composante de la population urbaine que la police et les responsables de la santé publique voulaient gérer. Si vous allez dans les archives de la police à Paris, il y a des piles d’énormes dossiers remplis de documents sur les chiens, la réglementation des chiens, les endroits où les chiens n’ont pas le droit d’aller… Par exemple, certains types de bouledogues sont interdits dans la ville. Dans d’autres lieux, comme à New York, les règles variaient en fonction des saisons. Les chiens devaient être tenus en laisse, sous peine d’être envoyés à la fourrière, l’été mais pas l’hiver. La muselière a également changé la vie des chiens. La crainte de la rage a conduit certains médecins, vétérinaires et responsables de la santé publique à insister sur le port de la muselière pour les chiens, en particulier en été car c’est à cette période que l’on craignait le plus que la rage ne sévisse. À Paris, le port de la muselière était obligatoire toute l’année, mais la police rappelait toujours cette obligation en été. À New York, la muselière n’était utilisée qu’en été, pendant une grande partie de la fin du XIXe siècle.
La vie des chiens est devenue de plus en plus réglementée et contrôlée au nom de la sécurité et de la santé publiques, mais il y a toujours eu des gens pour la contester. Certains pensaient qu’il était normal de laisser les chiens en liberté dans les villes, d’autres estimaient qu’il était cruel de les museler. Même après les découvertes de Pasteur sur la rage, la question de savoir si la rage était un virus ou si elle était causée par des troubles émotionnels a été longuement débattue par ceux qui pensaient qu’il s’agissait de troubles émotionnels. Pour ces derniers, museler un chien, le mettre en colère, l’exciter était un moyen infaillible de stimuler la rage chez cet animal.
Alors, oui, toutes ces mesures ont été contestées et remises en question. Mais, oui, les chiens ont été de plus en plus réglementés. Je suppose qu’en termes foucaldiens, on parlerait de contrôle biopolitique des chiens.
J’ai été très surprise de cette forte polarisation entre pro- et anti-chiens que vous décrivez dans vos livres.
Dans toutes les villes, on pouvait trouver des gens qui voulaient faire sortir les chiens de la rue pour les réglementer de plus en plus et d’autres qui luttaient contre cela. C’est vraiment intéressant de voir à quel point cette polarisation est encore bien vivante de nos jours. Je pense que c’est parce que les liens que certaines personnes entretiennent avec les chiens sont très intenses, quand pour d’autres les chiens suscitent la peur.
Les chats peuvent paraître indifférents aux gens. Les chiens, dans l’ensemble, veulent dire bonjour ou auront un comportement plus sociable envers les humains. D’une certaine manière, les chiens exigent une réponse plus que d’autres animaux, ce qui explique l’intensité de la réaction qu’ils provoquent.
C’est également à cette époque que se sont développés les mouvements en faveur des droits humanitaires, de la protection des animaux et, finalement, des droits des animaux. Les opposants à la vivisection étaient passionnés, tout comme les scientifiques qui la pratiquaient, convaincus de l’importance de l’expérimentation sur les animaux. Les chiens étant nombreux et facilement accessibles, ils ont joué un rôle important dans ces débats. Les chiens errants, en particulier, interrogent ce que c’est de se comporter humainement vis-à-vis des chiens et d’autres espèces.
Les chiens des rues et la manière dont ils ont été supprimés de nos villes sont particulièrement au centre de ces débats.
En Grande-Bretagne, en France et aux États-Unis au XIXe siècle et au début du XXe siècle, mais aussi en Allemagne et dans d’autres pays, les chiens des rues sont devenus les symboles de ces libertés considérées comme archaïques. Ils étaient imprévisibles et incontrôlés, ils n’avaient, semble-t-il, pas de fonction utile.
Aux yeux de beaucoup de gens, ils ne méritaient pas vraiment leur place en ville.
Au XIXe siècle, on craignait que les gens et les sociétés ne dégénèrent, que les gens s’effondrent, physiquement, émotionnellement, mentalement, etc. Les chiens des rues, comparés aux chiens de nouvelles races, sont devenus des symboles de désordre et de dégénérescence, de la nature incontrôlée et de sauvagerie. Et pour couronner le tout, ils étaient paresseux.
Pourtant, certaines personnes prenaient la défense des chiens des rues.
Certains chiens des rues appartenaient à des gens qui les laissaient errer pendant la journée. D’autres étaient considérés comme des membres de la communauté. Ils pouvaient aboyer à l’arrivée d’un étranger pour assurer sa protection.
Dans certaines villes comme Istanbul, les chiens étaient nourris et soignés, et il en va de même aujourd’hui dans certaines villes indiennes. Pour certaines personnes, ils méritent qu’on s’occupe d’eux, qu’on les respecte et ils ont un rôle à jouer dans l’entretien du quartier.
C’est pourquoi, à cette époque, des gens ont pris la défense de ces chiens contre les jeunes garçons qui tentaient de les capturer, en échange de récompense, pour les fourrières. À cette même période, des refuges ont été créés pour accueillir les chiens des rues.
Souvent, ils étaient en partie motivés par le désir d’éradiquer la cruauté envers les chiens et d’améliorer leur vie. Mais ils s’inquiétaient également de l’impact et de la propagation de la violence : l’idée était largement répandue que, si quelqu’un avait été cruel envers un chien dans son enfance, il serait cruel envers les humains et répandrait la violence et le désordre. Donc, oui, protéger les chiens de la cruauté, c’est aussi essayer d’empêcher la propagation de la cruauté dans la société en général.
La notion de « traitement humain » de ces chiens peut varier dans ce qu’elle implique d’un groupe à l’autre.
Les rues étaient des endroits dangereux. Les chiens pouvaient être attaqués pour une récompense en vue de leur éradication ou par simple cruauté. Les chiens tombaient malades, se faisaient renverser par des voitures ou des charrettes, selon l’époque. Ils étaient presque considérés comme des victimes de la rue. Pour certaines personnes, tuer les chiens des rues plutôt que de les laisser vivre dans cet environnement relevait d’un acte de bienveillance.
Et c’est là que les choses deviennent plutôt sinistres. Au XIXe siècle, il existait différentes façons de tuer les chiens, dans un premier temps, les battre, les matraquer, les pendre, les noyer dans la rivière (à New York par exemple). Il y a eu ensuite des tentatives pour éliminer les chiens par électrocution et asphyxie. Puis, au XXe siècle, on a eu recours à des injections létales. Ces dernières techniques étaient considérées comme plus propres, plus efficaces et plus humaines. C’est ainsi qu’est née l’expression « abattage sans cruauté ».
En d’autres termes, tuer les chiens des rues était presque considéré comme un acte de bonté. C’est ainsi que de nombreuses sociétés de protection des animaux se sont fortement impliquées dans l’abattage des chiens des rues. D’autres ont pris le contrepied en créant des « no kill shelters », des refuges où les chiens des rues n’étaient pas euthanasiés.
Sur cette question, il y a aussi tout un volet lié à l’histoire coloniale. Les Britanniques ont importé en Inde, parmi bien d’autres choses, leur méfiance à l’égard des chiens des rues. Ils les considéraient comme enragés, dangereux, malades, dégénérés, etc. Ils les appelaient les « chiens parias ». Ils étaient fascinés par l’attitude des Indiens à l’égard des chiens des rues. Souvent motivés par des convictions religieuses, issues de l’hindouisme par exemple, les Indiens considéraient qu’il était immoral de tuer un animal.
Il y a eu une grande mobilisation lorsque les Britanniques ont commencé à réduire le nombre de chiens dans la ville de Mumbai, qui s’appelait alors Bombay. Les commerçants se sont mis en grève et ont fermé leurs magasins. Il y a eu une émeute, des réclamations et des violences contre la police britannique, qui était alors chargée de rassembler et de tuer les chiens.
Le traitement des chiens a permis de révéler les idées circulant à cette époque autour des notions de civilisation et de communauté.
C’est sur ce même terrain que les taxes sur les chiens ont été mises en place ?
Les autorités de différents pays ont mis en place des taxes sur les chiens afin d’en réduire le nombre, et c’est peut-être à Berlin qu’elles ont été les plus sévères. Les chiens devaient donc avoir un permis, être enregistrés, ce qui entraînait un coût. Les autorités y voyaient un moyen de contrôler et de limiter le nombre de chiens des rues, mais les propriétaires de chiens les plus pauvres et leurs sympathisants étaient vraiment opposés à l’impôt sur les chiens. Ils considéraient, à juste titre, qu’il s’agissait d’une taxe contre les personnes les plus pauvres, qui ne pouvaient pas se permettre de les payer, mais qui voulaient garder leurs chiens et appréciaient leur compagnie.
Cela montre encore une fois à quel point les chiens étaient pris dans la vie moderne sous toutes ses dimensions, y compris fiscales et des préjugés de classe. Ces taxes représentaient une façon d’éliminer les chiens appartenant aux foyers les plus pauvres parce qu’ils étaient censés divaguer davantage et être moins bien élevés. Une grande partie des craintes que les classes moyennes et supérieures nourrissaient à l’égard des classes populaires s’appliquaient aux chiens appartenant à ces dernières. Leurs chiens étaient considérés comme plus dépenaillés, plus sales, plus dangereux et devaient donc être mieux contrôlés. Cela souligne à quel point la façon dont les humains ont abordé leur relation avec les chiens ne peut être dissociée de structures politiques, sociales et culturelles plus larges.
Votre nouveau livre se nomme Collared (« portant un collier »). Que pouvez-vous nous dire sur le collier et son port ?
Le collier est un symbole de l’humanisation des chiens. Par le biais du collier, nous avons transformé leur vie en essayant de restreindre leurs mouvements, et en même temps en opprimant les chiens des rues, supposés sauvages. Je pense que cela montre la façon dont les humains ont façonné les chiens et à quel point la dynamique de pouvoir est inégale. Je dirais que les humains ont changé les chiens plus que les chiens n’ont changé les humains. Je pense que le collier est un symbole de propriété mais aussi un symbole de soin. Cette technologie ancienne et très simple est le symbole incarné de notre relation avec les chiens, ses joies, mais aussi ses tristesses, le compagnonnage qui nous unit, mais aussi la cruauté qui l’accompagne. C’est ce par quoi nous nous attachons.
NDLR : Chris Pearson a récemment publié Collared: How We Made the Modern Dog (en anglais) aux éditions Profile Books. Pauline Briand, quant à elle, vient de faire paraître Le Loup de Valberg aux éditions Goutte d’Or.