Yassin al-Haj Saleh : « Les Syriens jouent désormais un rôle dans la conversation sur le futur du monde »
L’écrivain Yassin al-Haj Saleh a été une figure de l’opposition au régime syrien. Arrêté à l’âge de vingt ans, il a passé seize années dans les prisons d’Hafez al-Assad. En 2011, il s’est engagé dans la révolution et a gagné les zones libérées en 2013. Cette année-là, sa femme Samira al-Khalil a été enlevée par un groupe islamiste ayant pris le pouvoir dans la zone où elle s’était installée, deux de ses frères ont été enlevés par Daech, dont l’un n’a jamais réapparu. Yassin al-Haj Saleh a été contraint à l’exil, en Turquie d’abord puis à Berlin, où il vit toujours. Il a écrit des ouvrages majeurs dont trois ont paru en français : Récits d’une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons (Les prairies ordinaires, 2015), La Question syrienne (Actes Sud, 2016), Lettres à Samira (Éditions des Lisières, 2021). Sur la liberté : la maison, la prison, l’exil… et le monde paraîtra le 15 janvier aux Éditions de L’Arachnéen. Yassin al-Haj Saleh est aussi l’un des fondateurs de la revue en ligne Al Jumhuriya.
Dans l’entretien qu’il nous a accordé, deux semaines après la chute du régime et juste avant de retourner pour la première fois en Syrie après onze ans d’exil, il revient sur le long combat mené par les Syriens, mais aussi sur les représentations qui prévalent dans le monde occidental et qu’il entend bousculer. La remise en cause de nos paradigmes semble plus que jamais nécessaire, afin d’appréhender la pleine signification de la révolution syrienne. J. A.
Qu’as-tu ressenti à l’annonce de la chute du régime de Bachar al-Assad ?
D’abord de l’incrédulité. Nous avions vécu un cauchemar pendant des décennies, un cauchemar devenu très sanglant ces treize dernières années, et tout s’effondrait comme un château de sable. De la joie aussi. J’étais en France quand c’est arrivé, je suis allé au rassemblement organisé place de la République le dimanche 8 décembre. En arrivant, j’ai étreint quelqu’un, je ne me souviens plus qui, et j’ai pleuré. Je ressens toujours un mélange d’émotions, moins débordantes bien sûr, et la joie est toujours là.
Cet événement advient dans le prolongement de la révolution de 2011 ; que s’est-il passé alors ?
La révolution syrienne s’est inscrite dans le contexte des printemps arabes, qui avaient en commun d’être populaires et pacifiques, de remettre en cause la façon dont les pouvoirs s’exerçaient et se comportaient avec les peuples. Les gens se sentaient humiliés par ces États sécuritaires, brutaux et violents, par ces dirigeants qui étaient au pouvoir depuis des décennies. Surtout en Syrie, où l’État a été privatisé par les Assad et où la société est devenue leur propriété. La corruption, la prison et la torture avaient quelque chose de profondément humiliant. C’est pour cette raison que le mot « dignité » a été central, avec celui de « liberté ».
Quand la révolution a commencé, le régime n’a pas souhaité trouver de solution politique et s’est tout de suite engagé dans la répression. Le prix payé par les Syriens a été extrêmement élevé. Pendant les treize ans et neuf mois qui viennent de s’écouler, nous avons perdu au moins un demi-million de personnes. Le régime a commis des massacres en ayant recours aux armes chimiques, aux bombes barils, aux sièges, à la prison et à la torture. Il a agi avec la société syrienne d’une manière sectaire et discriminatoire. Il s’agit d’un régime « génocratique », fondé sur une vision communautaire d’une société perçue comme divisée selon des lignes ethniques et religieuses. En ce sens, il me semble que ses crimes comportent un élément génocidaire.
Par ailleurs, la Syrie a été occupée par deux super puissances internationales, les États-Unis et la Russie, et trois super-puissances régionales : l’Iran, Israël et la Turquie. Dans le même temps, au moins sept millions de Syriens sont devenus des réfugiés, qui se sont dispersés dans 127 pays différents, sans compter les millions de Syriens déplacés à l’intérieur de nos frontières. Pendant des années, la situation a stagné de manière sanglante. Des événements sans caractère événementiel se sont succédé : les gens mouraient, les massacres se répétaient, dans un cadre qui se reproduisait lui-même, préservé par les puissances étrangères. La révolution semblait impossible. Il était impensable que cette stagnation sanglante puisse prendre fin en onze jours, de façon fluide et douce. C’est un miracle que les choses se soient passées ainsi.
La nature du combat mené par les Syriens semble ne pas avoir été bien comprise par les Occidentaux.
Pour moi, cette incompréhension a été un choc. Le monde compte un grand nombre de mythes, de falsifications et d’illusions sur nos pays. Mais jamais je n’aurais pensé que notre combat serait si mal représenté et compris. Très peu de membres de groupes organisés ou de partis, très peu d’intellectuels ont dit et pensé des choses intéressantes sur notre lutte. Je me suis senti personnellement brutalisé et déshumanisé par ce phénomène ; comme si nous devions prouver encore et encore que nous étions des êtres humains luttant pour leurs droits.
La révolution syrienne a longtemps échoué à faire tomber la tête du régime, contrairement aux autres révolutions arabes. Mais cet échec a été paradoxal, puisque c’est en vivant cette longue période tragique que le niveau de politisation et de production de savoir est devenu incomparable avec ce qu’il a été ailleurs.
En faisant la révolution, nous cherchions à regagner notre agentivité politique mais, quand je suis devenu réfugié, j’ai compris qu’il s’agissait aussi de retrouver notre agentivité éthique. Il nous revenait de décider de ce qui était bon et mauvais pour nous. Ce n’était pas aux Occidentaux, dont l’agenda tourne autour de la guerre contre le terrorisme, ni aux Iraniens, dont l’agenda tourne autour de l’axe de la résistance, ni à qui que ce soit d’autre d’en décider.
Il s’agissait enfin de reconquérir une agentivité épistémologique, puisqu’on semblait aussi nous dénier la possibilité de conceptualiser, de théoriser et d’analyser notre lutte. Ce n’est pas aux « experts du Moyen-Orient » ni aux journalistes occidentaux de le faire. Et nous avons avancé en la matière. Nous avons représenté la Syrie, défiant les trois discours dominants que sont les discours géopolitique, culturaliste et anti-impérialiste.
Peux-tu revenir sur ces trois discours dominants ?
Ils ont en commun d’être complètement dépeuplés. Ils n’évoquent ni la société, ni les expériences politiques, ni la vie quotidienne, ni les organisations de la société civile, ni les voix, ni les arts, ni la pauvreté, ni les classes. Le discours géopolitique convoque les capitales, les présidents, les ministres des affaires étrangères et la diplomatie. Il s’en tient à une couche très fine de l’existence des États modernes, liée aux relations internationales.
En la matière, la priorité des puissances impérialistes, quelles qu’elles soient, reste la « stabilité ». Elles préfèrent avoir affaire à des dirigeants prévisibles. Pour ces puissances, la stabilité des pays du Moyen-Orient se pense en lien avec trois questions : celle de l’approvisionnement en pétrole et en gaz, celle de la proximité géographique et des réfugiés, et celle de la sécurité d’Israël. L’obsession de la stabilité s’est traduite par l’idée que des dirigeants brutaux devaient gouverner nos pays. Des dirigeants qui pouvaient arrêter, torturer et tuer. À aucun moment il ne s’agissait d’assurer la stabilité des sociétés, de la prospérité et des droits. L’occident démocratique a perçu son intérêt comme étant lié à la « dé-démocratisation », à l’idée d’empêcher les chances de démocratie au Moyen-Orient.
Le discours culturaliste, lui, parle sans relâche de l’Islam, des islamistes, des minorités et de leurs droits. C’est une vision qui comprend toujours un certain niveau de désidentification, qui reste lié à une phobie de l’autre. Elle place la religion au centre, l’Islam, principalement réduit à sa composante sunnite. Il y a un point de convergence entre cette approche et le récit de la guerre contre le terrorisme, dont la figure unique est celle du terroriste. Ce dernier discours évacue les origines sociales et politiques de la violence : il y a du terrorisme parce qu’il y a des terroristes. Il faut donc tuer tous les terroristes, ce qui rend possible le génocide.
Quant au discours anti-impérialiste, il annexe notre combat à la grande lutte contre l’impérialisme que nos camarades occidentaux de gauche sont supposés livrer. Pour la Syrie, ce discours a été aussi néfaste que les deux autres. Ces discours privent les gens de noms et d’histoires. On ne donne jamais de détails sur leurs vies, ils n’ont pas de trajectoires. Ils forment un groupe sans visage, un « eux ». Après le 7 octobre, on a connu les noms, les histoires et les visages des Israéliens tués. Mais les Palestiniens sont réduits à des nombres. Ni visage ni histoire. C’est la même chose en Syrie.
La trahison dont le monde s’est rendu coupable à l’égard du combat des Syriens repose-t-elle en partie sur ce problème de représentation ?
Oui. Ces discours produisent une représentation totalement déformée de la Syrie. Mais nous sommes en partie responsables. Si de nombreux intellectuels et journalistes occidentaux se sentent exempts de toute responsabilité, s’ils peuvent falsifier, se contenter d’explications officielles et simplistes, c’est aussi parce que nous ne sommes pas capables de consacrer une partie de notre temps à leur répondre. Ainsi, ils continuent d’avoir recours à des explications superficielles, sans se soucier de savoir et de comprendre. En fait, ils résistent au fait même de savoir. C’est une affaire d’impérialisme et de pouvoir. Il nous faut livrer un combat pour nous représenter et nous attaquer à cette façon dont nous sommes représentés par d’autres.
Peux-tu revenir sur la cruauté dont le régime a fait preuve dans l’écrasement de la révolution ?
Quand j’étais jeune, des dizaines de milliers de personnes comme moi ont été arrêtées et torturées. Nous étions enfermés sans débat, n’avions aucun droit. Nous n’existions pas. Pendant des années, nos noms n’ont pas été mentionnés. La Syrie vivait dans le secret et l’État était l’organisation la plus secrète, surtout dans sa dimension sécuritaire.
L’écrasement des Syriens est devenu bien plus brutal après la révolution, qui rassemblait des gens venant de tant de quartiers et de villages différents. Le régime a massacré, a mis en place une industrie de la torture et a assassiné dans ses appareils de sécurité. Nous sommes devenus des « homo sacer », pour reprendre l’expression d’Agamben, des « vies nues », des gens que l’on peut tuer sans que ce ne soit un crime. Les prisons ont incarné des formes très condensées du pouvoir, surtout Palmyre de notre temps et Saydnaya après la révolution. Partout en Syrie, on racontait en murmurant des histoires de torture, d’exécutions et de détenus affamés. Et ces récits paralysaient les gens. Le complexe formé par les prisons, ou plutôt par les « camps de torture », constitue une immense usine à terreur. Et la terreur a formé le cœur du mode de gouvernance du régime syrien. Foucault a parlé de biopolitique, faisant référence à l’administration qui vise à réguler les esprits, ce qui peut être très oppressant. En Syrie, la régulation s’est faite de manière « manuelle », consistant à imposer aux corps la souffrance.
J’insiste sur le fait que cette situation a été rendue possible par les puissances étrangères impliquées. Pendant des années, les Syriens ont été tués, affamés et massacrés sans que ces puissances ne réclament de changement. Leur priorité était de se battre contre le terrorisme. Bien sûr, elles ne luttaient pas toutes contre les mêmes terroristes : ceux de la Turquie n’étaient pas ceux de l’Iran, qui n’étaient pas ceux des États-Unis. Partout, le récit de la guerre contre le terrorisme invisibilise les crimes. Tout ce qui arrivait aux Syriens devenait acceptable : les bombardements russes à Alep ou à Idlib comme l’assassinat par les Américains de 1 700 civils à Raqqa. Leurs priorités rendaient invisible la mort des Syriens enfermés à Saydnaya ou affamés dans les villes assiégées. Ainsi, de manière directe ou indirecte, la stagnation sanglante a été administrée par ces puissances. Si le régime n’est plus au pouvoir aujourd’hui, elles n’ont rien fait pour y aider.
La brutalité du régime et la complicité du monde dans l’écrasement de la révolution semblent avoir contribué à nourrir l’islamisme. Comment analyser ce phénomène alors que des islamistes dirigent aujourd’hui le gouvernement transitoire ?
Je suis en désaccord complet avec l’approche occidentale dominante de l’islamisme. La religion – l’Islam dans ce cas – est la politique des sociétés sans politique. Depuis les années 1970, les islamistes ont gagné du terrain dans nos pays parce que nos sociétés ont été dépolitisées d’une manière très agressive, que ce soit en Syrie, en Égypte, en Irak ou en Tunisie. Partout, l’islamisme est lié à ces tyrannies brutales et « éternelles ». Les gens ont été dépolitisés de force. Ces régimes les ont empêchés de se réunir, même dans des espaces privés. Un seul rassemblement restait autorisé, même par les régimes les plus brutaux : celui des croyants pour la prière du vendredi. Un seul discours restait audible à part celui du régime : celui des écritures.
Si l’Islam est la politique des sociétés sans politique, il faut du politique pour lutter contre l’islamisme radical. Il faut que les gens soient libres de se retrouver, de parler et de protester. C’est à l’opposé du chemin choisi par les gouvernements occidentaux pour nos sociétés. Ils préfèrent les fascistes en cravate, les Sissi ou les Bachar al-Assad, comme s’ils étaient les bons antidotes. On ne peut pas se tromper davantage ; c’est exactement l’opposé qu’il faut faire.
Aujourd’hui, l’horizon s’ouvre en Syrie. Je ne sais pas ce qui va se passer mais, tant qu’on peut manifester, parler et s’organiser, l’islamisme restera peut-être une force puissante mais ne sera pas la seule. Et, d’ici quelques années, ceux qui l’incarnent commenceront probablement à échouer, parce qu’ils ne proposent pas de solutions politiques aux problèmes sociaux. L’islamisme prospère sous la terreur. L’antidote est la démocratie, la pluralité et la liberté.
Tu parles de « stagnation sanglante » pour évoquer les années qui viennent de s’écouler mais, pour toi comme pour de nombreux Syriens, un long combat a été mené et beaucoup a été accompli. À l’intérieur du pays, des expériences locales ont produit un grand savoir et de nouvelles capacités d’organisation. Quelles formes ont pris ton combat et celui des exilés ?
Nous vivions dans une situation bipolaire : il y avait le pôle de la stagnation sanglante et celui de la création. Dans l’exil, nous étions en sécurité, protégés du plus atroce. Nous suivions la situation et parlions à ceux qui étaient restés. Ayant échoué sur la question de la représentation politique, nous avons tenté d’accomplir quelque chose au niveau de la représentation conceptuelle. Dans mon domaine, nous avons investi le champ du sens.
La production de sens est devenue centrale dans mon travail, en raison de la souffrance immense de ces dernières années. En arabe, il existe un lien étymologique entre les mots « souffrance », « sens » et « soin ». Je n’accepte pas l’idée que le sens que je crée puisse justifier ou relativiser ma souffrance. Mais la priorité pour moi est de baser mon existence sur cette création de sens et pas sur ma souffrance. À travers cette création, nous nous relions à ceux qui partagent en partie nos expériences. En exil, nous avons créé des réseaux de soin à la dimension protectrice. Se rencontrer, échanger des idées, des histoires, des souvenirs et des repas ; ces expériences ont eu un effet humanisant sur nous. Si nous avons réussi à rester sains d’esprit après tout ce que nous avons vécu, c’est parce que nous avons bâti ces réseaux et ces expériences collectives. C’est très politique et peut constituer un point de départ pour créer des organisations et des partis.
La caractéristique principale de la situation syrienne a été sa nature extrême, surtout après 2013, que l’on parle du régime ou des islamistes, sunnites ou chiites. Tous ont montré un visage monstrueux. La violence du régime n’a pas été aussi exhibitionniste que celle de Daech, mais elle a été aussi folle et nihiliste, comme l’incarnaient ses slogans : « Assad ou personne », « Assad ou nous brûlons le pays ». Nous avons vécu de longues années avec les monstres. Face à eux, nous avons tenté de créer des éléments aux capacités humanisantes. Aujourd’hui, les islamistes sont entrés dans une phase « post-monstrueuse » et le régime n’est plus. Nous sommes mieux équipés, collectivement, pour trouver des voies plus humaines de converser et d’interagir.
Dans ton livre Sur la liberté : la maison, la prison, l’exil… et le monde, qui paraîtra le 15 janvier et comprend trois essais sur la liberté, tu évoques l’idée de « fabriquer de la liberté en exil ».
Dans ces essais, je tente notamment de montrer que la liberté n’est pas une condition homogène mais qu’elle change en fonction d’une variété de conditions, de non-libertés ou d’illibertés. Elle n’est pas la même en prison, en exil ou dans son pays d’origine. Il s’agit d’une relation entre des conditions spécifiques et nos efforts pour nous échapper de la monotonie de ces conditions, pour en sortir. En prison, la liberté consistait pour moi à m’assurer une certaine intimité, parce que nous en manquions totalement. Il m’a fallu la produire, physiquement d’abord, en suspendant une couverture pour ne plus être en permanence sous les regards. Il a fallu aussi l’organiser dans un sens non physique, pour que les autres prisonniers respectent mon espace. La liberté dans l’exil est différente puisqu’on y est libre et en sécurité. Il s’agit d’être créatif, d’introduire du neuf dans le monde. L’exil a représenté un grand commencement pour nombre d’entre nous. Dans mon cas, mes conditions de vie étaient plutôt bonnes, j’avais un toit sur ma tête et un revenu. Il s’agissait donc de travailler d’une manière créative, de fabriquer ainsi de la liberté.
Dans ce même livre, tu dis aussi de la liberté qu’elle est en « état de siège ».
Effectivement, j’évoque aussi la liberté comme faisant partie de quelque chose de plus grand. D’un côté, il y a une sorte d’« en-deçà » de la liberté, pour ceux qui sont réduits à leur condition biologique, sont affamés, torturés et peuvent être tués sans conséquence, sans même que leur mort n’acquière de valeur sacrificielle. D’un autre côté, il y a la liberté atteinte, qui se transforme en liberté « positive », tendue vers l’élaboration d’un être au monde non entravé, vers une forme de souveraineté. Celle-ci concerne une très large part de la population occidentale, se pare d’une arrogance, d’un sentiment de supériorité, de la conviction qu’il n’est pas nécessaire de se plier aux mêmes règles que les autres. Elle donne même le droit de décider qui l’on peut tuer. Entre cette liberté devenue domination et les vies nues de ceux qui sont dominés, la liberté est prise au piège.
En Syrie aussi nous avions nos souverains, qui s’affranchissaient du respect des lois, pouvaient tout faire sans être tenus pour responsables, quand l’écrasante majorité des Syriens vivaient une vie nue. Pour ces derniers, la priorité était de manger, d’être libérés de prison ou de ne plus être torturés. Il s’agit d’un défi aujourd’hui parce que, pour 90 % des Syriens qui se trouvent sous le seuil de pauvreté, la liberté ne sera peut-être pas tout de suite une priorité.
Il y a quelques années, tu évoquais la « syrianisation du monde » ; peux-tu revenir sur cette idée ?
Sur les questions fondamentales de l’État de droit et de la pluralité, ce n’est pas la Syrie qui s’est rapprochée des standards internationaux mais bien le monde qui s’est rapproché de la Syrie. L’idée qu’il n’y a pas d’alternative à ce que nous vivons semble s’être imposée partout. Je rappelle que l’un des slogans du régime syrien était : « Assad pour l’éternité ». Nous vivions donc sans futur, dans un présent permanent. J’ai le sentiment que le monde est aussi devenu privé de promesses.
Mais quelque chose s’est ouvert en Syrie : il y aura peut-être des promesses et nous aurons peut-être un futur. Je pense que ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir ne pourront pas refermer cet horizon. Les assadistes ont tué des dizaines de milliers de personnes dans les années 1980 pour le fermer et puis des centaines de milliers de personnes dans les années 2010 pour faire en sorte qu’il ne se rouvre pas. Aujourd’hui, il faudrait en tuer des millions pour condamner de nouveau cet horizon.
Depuis la chute du régime, on entend les Syriens chanter « il n’y a pas de “pour l’éternité” ». À cet égard, ce qui s’est passé en Syrie semble important pour le monde, semble contenir la possibilité d’échapper au « présent permanent ».
La Syrie est un petit pays mais j’en suis venu à penser que ce qui s’y passe peut avoir un impact positif sur le monde. Une grande partie du monde se trouve à l’intérieur du pays et des millions de Syriens sont présents partout dans le monde. Quand la Syrie change – et il s’agit ici d’un changement majeur, que certains comparent à la chute du mur de Berlin – un impact se produit sur le monde.
Nous, Syriens, devons maintenir notre dialogue avec le monde dans cette ère post-Assad, et faire en sorte qu’il prenne de l’ampleur. Nous jouons désormais un rôle actif dans la conversation sur le futur du monde. Nous avons connu une grande histoire et nous devons trouver des moyens différents de la raconter, encore et encore. C’est une affaire d’espoir, d’ouverture, d’horizon et de promesses. De ce point de vue, nous avons quelque chose de très intéressant à dire au monde.
Pendant toute la révolution, les Syriens ont fourni un immense effort de documentation ; que faire aujourd’hui de ce travail ?
Depuis le début de la révolution, les Syriens ont eu l’obsession de tout enregistrer, de tout raconter et de produire des images. Nous pensions qu’en rendant notre lutte visible, nous mettrions fin aux crimes. Nous pensions que les massacres de Hama avaient été rendus possibles, en 1982, parce que rien n’avait été documenté. Bien sûr, nous nous sommes trompés et la documentation n’a rien empêché.
Maintenant, ces documents n’ont plus vocation à prouver que les choses sont arrivées ; ils sont l’histoire du peuple syrien. Nous avons besoin d’archives nationales, mais aussi de lieux de mémoire, pour collecter, protéger et rendre ces documents aujourd’hui dispersés accessibles aux chercheurs. Il faudra des années pour accomplir ce travail. Je viens aussi de proposer la création d’une entité nationale et indépendante dédiée aux disparus, car notre histoire en la matière est immense.
Malgré ton savoir de la brutalité du régime, as-tu été surpris par ce que nous avons découvert quand les prisons ont été libérées ?
J’ai été surpris par le petit nombre de prisonniers sortis vivants de Saydnaya. On évoque quelques milliers de détenus, ce qui signifie que le nombre de personnes assassinées est bien plus important que ce que nous imaginions. Des fosses communes sont découvertes chaque jour. C’est intimidant de penser qu’entre 150 000 et 200 000 personnes doivent se trouver dans ces charniers. C’est une tragédie nationale. Il nous faut rassembler les documents liés à cette tragédie, apprendre ce qui est arrivé à ceux qui nous manquent, mais aussi réfléchir à ce que signifie le fait d’être confronté à une telle réalité, au niveau intellectuel et philosophique. Il faudra inventer des cérémonies et des rituels, des manières de vivre notre deuil et de nous souvenir, d’organiser la mémoire nationale, afin de pouvoir laisser passer le passé de manière digne.
La justice transitionnelle jouera un rôle essentiel. Il s’agit d’une entreprise gigantesque, qui sera probablement source de tension. Ceux qui sont au pouvoir craignent que cette question n’ouvre sur celle de leurs propres crimes. Ce sera une bataille. Mais la politique en Syrie n’est plus affaire de sujets abstraits, de démocratie ou d’État de droit ; elle se joue désormais sur ces questions concrètes. Bien sûr, les écrivains comme moi tenteront de relier ces sujets aux idéaux qui nous ont mobilisés. Il est essentiel que nous développions un certain sens de la justice, pour pouvoir pardonner. Et je sais qu’il me faudra très bientôt réfléchir à cette question du pardon.
Tu disais des exilés et des migrants qu’ils formaient « un archipel à partir duquel repenser le politique » ; comment te représentes-tu leur retour vers la Syrie ?
Le pays n’est pas préparé à leur retour. La destruction est trop grande. Dans le même temps, ceux qui reviennent ont un rôle à jouer pour exercer une pression sur les nouveaux dirigeants. Le changement politique syrien est lié à ces voix multiples qui se rassemblent, sans être harmonieuses. Les gens parlent, les groupes, les communautés, les femmes, les exilés qui reviennent : c’est un peu chaotique mais fondateur pour la Syrie post-assadiste. Nous pouvons puiser dans un réseau immense, dans l’atelier plurivoque qui s’est constitué ces dernières années. La formation de ceux qui sont au pouvoir est plus pauvre que la richesse des expériences syriennes accumulées. Jusqu’à maintenant, ils ont montré qu’ils pouvaient faire avec cette complexité. Mais la pression va s’accentuer et leur pragmatisme est pauvre. Cependant, je reste positif et compte le rester longtemps. Positif et critique. Ce qui a été accompli a été formidable mais c’est derrière nous. Nous avons besoin de bases solides, de plus de liberté, de droits et de pluralité. Nous sommes déjà engagés dans ce combat.
Tu vas retourner en Syrie dans trois jours, pour la première fois depuis onze ans : comment te sens-tu ?
Je ne sais vraiment pas. Je suis incapable de me concentrer depuis la chute du régime. J’ai tout de même identifié ce à quoi je vais me consacrer en arrivant : organiser un rassemblement à Douma, sur les lieux de la disparition de ma femme Samira, enlevée avec ses camarades Razan Zaitouneh, Wael Hamadeh et Nazem Hamadi, pour exprimer notre besoin de justice. Je sais qu’il me faudra être réceptif aux nouvelles expériences, aux nouvelles idées, entendre des choses qui ne me plairont sans doute pas… En fait, je me sens tout à fait désorienté. J’essaie de me convaincre que cette désorientation est la conséquence nécessaire de la révolution. Je sais que je ne pourrai plus travailler comme je l’ai fait ces dernières années, que je vais devoir me réinventer, trouver de nouveaux outils. J’ai connu de nombreux débuts dans ma vie : ils ont été difficiles et étranges, mais tous ont été émancipateurs, ouvrant sur de nouveaux registres, de nouveaux sentiments et de nouvelles idées. C’est le concept de « natalité » cher à Hannah Arendt : on commence une nouvelle vie, on introduit du neuf et de l’inattendu dans le monde. C’est le sens même de la liberté.
NDLR : L’ouvrage de Yassin al-Haj Saleh « Sur la liberté : la maison, la prison, l’exil… et le monde », traduit de l’arabe par Marianne Babut et de l’anglais par Cyril Béghin, paraîtra le 15 janvier aux Éditions de L’Arachnéen. ; préface de Catherine Coquio.