Cinéma

Ariane Labed : « Nous avons besoin d’images différentes de la sexualité »

Critique

La France est le pays qui a inventé le concept du réalisateur comme auteur, qui donne les pleins pouvoirs à un cinéaste qui se prend pour un génie et qui en oublie que le cinéma est un art collectif. Ariane Labed, dans son premier long métrage, September & July, prouve que la France peut aussi être le pays d’un nouveau cinéma, inclusif, sécurisant, et porteur d’un nouveau regard, féminin.

Révélée en tant que réalisatrice par son court métrage Olla (2019), l’actrice Ariane Labed signe, avec son premier long métrage, le portrait d’une relation familiale fusionnelle et invasive. Adapté de Sœurs (2020), le deuxième roman, très poétique, de l’autrice britannique Daisy Johnson, September & July, tourné en anglais et en pellicule, travaille un gothique contemporain. Son atmosphère opère un grand écart entre une forme de prosaïsme et une connexion au monde des esprits et au fantastique et propage une tendre cruauté. Elle qui a fondé l’Associations des acteur·ices (ADA) en 2022, avec Suzy Bemba, Daphné Patakia et Zita Hanrot, met au centre de son cinéma une expérience féminine du monde et revendique une façon plus collective et politique de faire des films. R.P.

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Comment avez-vous fait la rencontre du roman Sœurs de l’autrice Daisy Johnson ?
La société de production irlandaise Element Pictures et BBC Film avaient acheté les droits du livre. En voyant mon court métrage Olla, ils ont pensé que cela pourrait m’intéresser et me l’ont fait lire. J’en suis tombée complètement amoureuse. Si j’essaie de me replonger dans ma première expérience de lecture, je crois que j’ai été fascinée, d’abord, par les personnages des deux sœurs. C’était inédit de lire quelque chose de si complexe, riche, étrange, singulier qui se déroule au moment de l’adolescence. J’aime beaucoup l’attachement aux détails de son écriture, le regard sur les petites choses du quotidien qui ne sont pas censées faire fiction ou cinéma. Chantal Akerman l’a fait avant moi, je ne prétends pas être la première à y penser, mais cela compte pour moi et j’y avais déjà été sensible en réalisant Olla. Daisy Johnson est une autrice de romans gothiques, mais j’aime sa façon d’opérer un glissement depuis un quotidien qui paraît banal vers quelque chose qui peut aller jusqu’au surnaturel ou être simplement cruel et dangereux.

September & July a un côté très prosaïque tout en étant proche du monde des esprits.
J’ai essayé, dès l’écriture, de donner vraiment corps à la présence de choses de l’ordre de l’esprit ou des fantômes. Quand la mère a une vision de lémuriens, on les voit vraiment. Ils apparaissent et disparaissent sans coupe. Ma manière d’aborder le monde, c’est d’être ancrée dans ce qui nous entoure, même quand je tourne des scènes surnaturelles. J’ai besoin de ramener tout au corps, au concret, à la terre, à la matière, aux cheveux gras, que les personnages portent plein de couches de vêtements de matières différentes. Si je prends les choses à l’inverse de ce que peut faire le cinéma avec les effets spéciaux, c’est que je crois vraiment que la perception peut nous faire voir des choses qui ne sont pas là. C’est de cette façon que j’avais envie d’aborder l’idée du genre.

Des références diffuses viennent à l’esprit, comme Carrie au bal du diable (1976) de Brian de Palma ou Psychose (1960) d’Hitchcock, en voyant September & July. Vous citez littéralement Shining (1980) de Stanley Kubrick avec le plan des deux sœurs habillées à l’identique dans la baignoire. Quel est votre rapport au cinéma de genre ?
Le film de genre n’est clairement pas mon premier amour de cinéma. Commencer par la référence à Shining est une façon de tuer le papa et de dire que je m’inscris dans cette filiation pour pouvoir passer à autre chose. J’ai travaillé à l’image avec Balthazar Lab, qui, comme tous les chefs opérateurs, était très en demande d’images de référence. Je lui ai montré les œuvres de photographes, comme l’Américaine Justine Kurland et la Polonaise Joanna Piotrowska. Ces photographes travaillent en argentique, en grand format, avec une très grande profondeur de champ, ce que j’aime faire aussi. Je réalise mon premier film : l’idée de me comparer ou de me référer à des cinéastes me paralyse. Je n’ai jamais pensé une seule seconde à Psychose pour ce film, mais c’est évident que, comme un grand nombre de films que j’ai vus dans ma vie, il travaille quelque part à l’intérieur de moi.

Vous filmez l’adolescence comme un moment qui mélange les jeux de l’enfance et une morbidité très profonde.
J’ai été frappée de retrouver, dans le roman de Daisy Johnson, cette vision que je partage de l’adolescence. Ces deux sœurs ne sont pas les cools du lycée. Elles subissent la violence de leurs camarades, elles sont à la marge. Pour survivre à cela, elles imaginent des jeux pour appréhender le monde, comme lorsqu’elles mutent les émissions de téléréalité pour les bruiter avec des cris d’animaux. Cette distance critique qu’elles s’inventent sur un spectacle un peu débile me plaît. C’est un regard qui me donne un peu d’espoir sur la jeunesse, que je trouve actuellement dénigrée, pointée du doigt. La jeunesse est source de tout : de morbidité autant que de puissance, de légèreté, de jeu. Je chéris encore mon adolescence. J’y suis même presque un peu bloquée. Quand on choisit des métiers artistiques, c’est souvent que l’on a un peu de mal à grandir. On ne s’est pas encore conformé·e à ce que la société nous demandait. J’ai travaillé avec les actrices pour qu’elles se défassent de toutes les couches de gestes qu’on apprend en tant que femme dans la société : comment croiser les jambes, comment se passer la main dans les cheveux. Toutes ces petites mimiques, sans s’en rendre compte, on commence à les appliquer à l’adolescence. Ce qui m’intéressait, c’était d’effacer tout cela pour découvrir ce qu’il reste de cru en nous.

Le mimétisme est en effet important dans la vie des deux sœurs. Elles jouent les jumelles dans les photos mises en scène par leur mère artiste, ou encore elles apprennent à twerker devant la télé.
Ce qui m’intéresse, ce sont les personnages féminins et les aspects de la féminité que l’on ne voit pas habituellement. Je veux montrer des personnages qui se débattent avec ça. L’une ne sait vraiment pas danser, l’autre se retrouve presque à baiser l’étagère. Elles peinent à répondre à ces codes parce qu’elles sont encore liées à l’enfance. Le cinéma est un bel espace pour rappeler que ce lien existe, mais qu’on apprend petit à petit à le faire taire.

Le parcours de July est d’exister comme une entité, en dehors de la fusion avec sa sœur, d’abord, puis de sa relation avec sa mère.
La cellule familiale a cela de rassurant qu’elle est l’endroit d’un langage commun. Mais elle est aussi le lieu de toutes les grandes violences possibles. Quand on autorise quelqu’un à nous protéger, on lui doit beaucoup. L’amour inconditionnel est corrélé à cela, ce qui est aussi valable dans les rapports amoureux. Cela m’intéressait d’aller mettre les mains dans ce cambouis-là, dans ces fusions/relations fusionnelles. Je voulais arriver au bord d’actes dangereux. La première partie se termine après un trou noir. On comprend que quelque chose s’est passé, mais on ne sait pas quoi et on arrive dans un nouvel espace matérialisé par un nouveau format d’image. Certains spectateurs croient même à un problème technique du film ! On passe du 16 mm au 35 mm 2 perforations, ce qui élargit l’image et offre un changement de perception pour le spectateur. C’est, pour moi, une façon d’inciter le spectateur à chercher par lui-même, à se demander quel événement a pu se produire avant le changement.

Il y a un grand plaisir à voir le film deux fois et à observer ces changements de perception en sachant ce qu’il est arrivé.
Je ne sais pas si c’est une bonne façon de vendre le film de dire qu’il faut le voir deux fois ! (Rires.) Il faudrait faire le deuxième ticket à moitié prix. Je propose un jeu au spectateur. Je veux l’entraîner sur une piste, le faire changer de direction, lui faire écouter des sons inaudibles, l’obliger à se boucher les oreilles, parfois fermer les yeux. Mon intention est d’appeler quelque chose de très physique pour le public. Dans la deuxième partie, lorsque la mère s’adresse à l’une de ses filles ou aux deux, il n’y a jamais de regards qui se croisent, ce qui nécessite un angle précis. Tout cela a été très pensé en amont. Comme nous avions peu de temps de tournage – seulement vingt-cinq jours – et que nous tournions en pellicule, cela demandait de toute façon une préparation importante.

Cela vous a-t-il demandé un important travail de répétition en amont du tournage ?
Je viens de la danse et du théâtre. J’aime l’idée que le temps de la prise soit sacré, qu’on ne coupe pas. Par rapport au spectacle vivant, on a le droit de louper, d’essayer d’autres choses et on garde la possibilité de recommencer si besoin, mais je voulais que tout le plateau ait l’idée qu’il s’agit d’un temps précieux, que c’est maintenant ou jamais. Le médium, au-delà du fait que j’aime beaucoup le résultat du médium qu’est la pellicule, qui sublime, je trouve, les éléments très prosaïques que j’aime filmer, il permet de travailler dans une rigueur et une précision que n’offre pas le numérique.

Ce travail de répétition au long cours donne le sentiment que les actrices partagent une intimité réelle.
C’est précieux et rare au cinéma d’avoir un temps long de répétition. Je considère les actrices comme des collaboratrices avec lesquelles j’ai trouvé les personnages. Nous avons travaillé comme j’aime le faire en tant qu’actrice, par la physicalité, l’animalité. En répétition, on s’est fait ensemble une banque de sons d’animaux, on a composé un langage commun. On a essayé d’enlever toutes les couches de fabrication sociale que porte le corps. C’est important de se débarrasser de tout jugement de soi, de l’idée du ridicule, surtout pour l’une des actrices, qui fait du cirque, mais qui n’avait jamais joué devant la caméra. Pendant longtemps, on a fait les gorilles, ou les oiseaux. Ou bien je leur demandais de tracer une diagonale en imaginant que leur regard pouvait percer le mur. C’est une façon de travailler qui n’est ni psychologisante ni intellectuelle, mais très physique, très pratique. Ces exercices construisent petit à petit une mémoire dans le corps, qui est la fabrication d’un langage. Si vous voyez les actrices hors du film, c’est troublant à quel point elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Sur le plateau, je suis là pour enclencher ce travail de chorégraphie et le guider, mais je ne crois pas à la mise en scène comme une direction extérieure et encore moins supérieure. Je suis là pour leur faire des retours, les remercier, les encourager, répondre à leurs doutes. C’est ça la direction pour moi. Si je n’avais pas tout ce travail en amont, je ne sais pas comment j’aurais fait. Je n’aurais pas su, je crois. Tout comme je crois à l’intelligence des spectateurs, je crois à celle des acteurs et des actrices.
Pour choisir les deux jeunes sœurs, j’ai rencontré beaucoup d’actrices à Londres pendant toute une année. Il y a quelque chose d’un peu mystérieux, presque mystique, dans le casting qui fait qu’en les voyant entrer dans la pièce, j’ai su que c’était elles. Il y a une part d’instinct, mais je voulais aussi qu’on puisse croire à la sororité sans qu’elles se ressemblent vraiment, que July ait plus de traits de la mère. September a une grande douceur, des traits plutôt ronds, une voix haut perchée. Ce contrepoint me plaisait pour incarner la sœur qui a le plus de violence en elle. J’ai découvert Rakhee Thakrar, qui joue la mère, dans la série Sex Education, dans laquelle elle est très drôle.

Deux scènes du film représentent des rapports sexuels qui s’écartent de la façon dont l’intimité est représentée habituellement au cinéma. En particulier la scène avec la mère, dont le flux de pensées prosaïques pendant l’acte le rend comique.
De la même façon que quand on a envie de manger, on mange, ces deux personnages ont envie de baiser, ils baisent. Dans une lumière crue, non tamisée. Ma logique est de montrer tout ce qui est caché d’habitude et de cacher tout ce qui est montré. On a l’habitude, dans les scènes de sexe au cinéma, de voir la courbe des reins de l’actrice, un plan sur ses seins, un autre sur les mains de l’homme… C’est important pour moi de faire une scène sans pénétration, sans nudité. Plutôt que de voir une femme alanguie qui se courbe dans des draps de soie, je préfère montrer ce qu’on ne voit jamais, comme le prosaïsme d’un jet de sperme qui saute au visage. Pour moi, il s’agit de la scène la plus politique du film car elle contribue à créer une image de la sexualité qui va à l’encontre de ce que j’ai pu absorber toute ma vie dans les films.

La représentation des scènes d’amour au cinéma contribue à nous enseigner des scripts sexuels qui influent sur nos pratiques et nos désirs.
Absolument. Plus que le porno, même, je crois. Nous avons besoin d’images différentes de la sexualité. Et quitter cette solennité, ce sérieux des scènes de cul. On a besoin d’humour, d’avoir accès à l’intériorité des personnages, ce qui permet de les connaître de manière plus tendre et intime que de savoir à quoi ressemblent leurs seins. Pour la scène d’amour avec July, il était très important pour moi, même si mes actrices sont majeures, de ne pas fabriquer de contenu pédocriminel. On ne le formule jamais ainsi, mais c’est quand même incroyable de se dire que toute la sexualisation des adolescentes à laquelle le cinéma français s’est adonné pendant les années 1990 est acceptable. On comprend le désir du personnage, son trouble, son plaisir, je crois, sans accéder à sa nudité. Cela fait partie de ce que l’on appelle le regard féminin, de décider ce que l’on cache et ce que l’on montre.

Depuis quelques mois, on peut voir en ligne les auditions de la commission d’enquête sur les violences sexistes et sexuelles dans le cinéma, l’audiovisuel et le spectacle vivant, qui ont lieu à l’Assemblée nationale. On y découvre une somme de témoignages éloquents sur combien sont systémiques les violences sexistes et sexuelles dans le cinéma.
Avec l’ADA, que j’ai fondée avec d’autres comédiennes en 2022, nous avions fait la demande qu’une enquête soit ouverte sur ces sujets. Judith Godrèche a pu l’obtenir et il est très bien de faire l’état des lieux déplorable de notre milieu, mais je suis inquiète de ce à quoi cette commission d’enquête va aboutir, surtout avec le gouvernement actuel. Pour réagir, il faut de l’argent et une volonté politique. Mais avoir une trace de ces récits est un premier pas important. Des gens sous serment racontent leur quotidien : on ne peut plus nier ce qu’il se passe. Depuis 2022, on s’évertue à le dire. Pouvoir le faire collectivement contribue à briser l’isolement et diminue la peur de parler car témoigner peut avoir un réel impact sur une carrière. Être en groupe sous la bannière d’une association permet de prendre la parole en se protégeant. Je suis heureuse qu’on puisse se dire qu’il n’y a plus de retour en arrière possible. L’urgence la plus évidente est l’utilisation de la coordination d’intimité sur les tournages, qui est la base pour que les scènes de sexe se passent avec le consentement de tous. La présence de ces tierces personnes qui n’ont pas d’ascendant sur les acteurs permet de s’assurer de leur bien-être. Même sur des gestes tout simples : quand le technicien son nous pose un velcro avec un micro sous les vêtements, on devrait être accompagné·e d’une habilleuse, d’un regard qui permette de sécuriser des situations à risque. C’est déjà le cas dans les pays anglo-saxons. Cela implique de penser toutes les situations et de prévoir un protocole pour être toujours accompagné·e afin qu’il n’existe pas de recoin où on peut tout se permettre. Nous sommes dans le pays qui a inventé le concept du réalisateur comme auteur, qui donne les pleins pouvoirs à un cinéaste qui se prend pour un génie et qui en oublie que le cinéma est un art collectif. L’apprentissage du collectif devrait commencer dès la formation en école. Mais il revient surtout aux producteurs de comprendre que c’est à leur avantage de pouvoir sécuriser tout le monde.

En France, le réalisateur a beaucoup de pouvoir sur un plateau. Mais, aux États-Unis, où le pouvoir est davantage concentré dans les mains du producteur, la situation n’est pas plus enviable. Les violences sont permises par un milieu qui nécessite beaucoup d’argent et dont la hiérarchie est très pyramidale.
Je ne pense pas du tout que le système américain soit plus vertueux que le nôtre. Je pense qu’il faut inventer un autre modèle et que cela commencerait par ne pas concentrer l’argent, et donc le pouvoir, dans les mains d’hommes cisgenres, hétéros, qui n’ont rien à gagner à lâcher du lest. Il y a des visages qui sont à la tête des plus grandes institutions françaises qui devraient partir. Notamment Frédéric Bonnaud et Jean-François Rauger, directeur et responsable de la programmation de la Cinémathèque française, ou Thierry Frémaux, directeur du Festival de Cannes, qui sont là depuis toujours et, semble-t-il, pour toujours. Si les gens qui financent et fabriquent des récits ne sont que des hommes blancs, cela pose un vrai problème de représentation en général, qui impacte les œuvres et leur diversité. Dans September & July, il était politiquement important pour moi de choisir des femmes racisées pour incarner les trois personnages principaux, tel que dans le roman, où elles sont d’origine indienne. De la même façon que la « méchante » du lycée est en fauteuil roulant ou que deux filles s’embrassent dans la scène de la plage sans que cela soit commenté ou soit un sujet. C’est une urgence politique que ces personnes existent dans nos récits et soient représentées.

NDLR : September & July (2024) d’Ariane Labed sortira en salles françaises le 19 février 2025.


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