Écologie

Robert Macfarlane : « Toute écriture est une écriture de la nature »

Journaliste, autrice

Depuis plus de vingt ans, Robert Macfarlane interroge notre rapport au monde à travers les paysages et le langage. Avec Is a river alive?, un prochain essai plus politique et plus humain que les précédents, il explore la question de la vie des rivières, nous invitant à reconnaître leur altérité. Plutôt que d’écrire comme elles ou sur elles, il choisit de penser avec elles – de se « rivièrer » – dans un livre de longue haleine, où s’entrecroisent politique, nature et culture.

Robert Macfarlane écrit depuis plus de vingt ans sur les paysages, la nature, les lieux et le langage. Cet écrivain anglais est souvent présenté comme le représentant le plus connu du nature writing, un genre dont il conteste l’existence. Loin des conservatismes, il puise dans son expérience personnelle pour interroger notre rapport au monde au fil de ses livres. Underland, paru en 2020 aux éditions Les Arènes, nous amenait à la découverte des mondes souterrains. Il publiera dans quelques mois Is a river alive? (Penguin Books, 2025), un long essai sur les rivières et la manière dont nous les pensons. Un livre dont il a désigné les rivières comme co-autrices. P.B.

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Vous avez écrit au sujet des montagnes et des chemins ancestraux et, plus récemment, sur ce qui se passe sous la terre et autour des rivières. Comment votre façon d’écrire sur le monde a-t-elle évolué avec le temps ?
Mon travail d’écrivain a commencé aux sommets des montagnes. Avec Underland, j’ai achevé, je suppose, un voyage vers le bas, entraîné dans le monde souterrain par la gravité. Avec Is a river alive?, je me retrouve à nouveau à la surface avec les fleuves. Tout ce que j’écris vit dans cette zone frontalière irrémédiablement complexe où la politique, la nature, la culture et la langue se rencontrent, enchevêtrées les unes avec les autres. Ce travail ne finira jamais parce que son ampleur et sa complexité sont infinies. En 22 ans, il est devenu de plus en plus politique. De ce point de vue, Is a River Alive? est mon livre le plus personnel et le plus politique. Il aborde explicitement les rapports de pouvoir, les formes de recours, les manières d’organiser l’imagination et la loi autrement. C’est un grand changement.
Mes livres sont aussi devenus de plus en plus humains, de plus en plus accompagnés. Lost places était presque entièrement solitaire. Avec The old ways, mon chemin s’est élargi pour permettre à deux personnes de marcher côte à côte et de réfléchir ensemble, qu’il s’agisse de fantômes ou de personnes réelles. Is a River Alive? est peuplé de gens. Ma pratique s’est de plus en plus orientée vers la collaboration. J’ai élargi la gamme des formes dans lesquelles je travaille. Livrets d’opéra, films, pièces de théâtre, poésie, télévision, accompagnent désormais mes livres de longue haleine, comme je les appelle, faute d’un meilleur terme. J’ai presque cinquante ans, je ressens un grand sentiment d’urgence dans ce que je fais. Avec le sentiment que le temps, qu’il me reste, est relativement court et que celui de la planète l’est aussi. Alors, chaque jour, je me réveille et, comme Barry Lopez dit si bien, « j’écris jusqu’à ce que mon cœur ne soit plus que cendres ».

Dans Is a river alive? comme dans Underland, vous faites référence à la grammaire de l’animéité [grammar of animacy], développée par la botaniste Robin Wall Kimmerer dans son livre Tresser les herbes sacrées. Pouvez-vous nous en parler ?
Animéité vient d’anima, le mot latin qui est au cœur de presque tout ce que je fais. Anima signifie âme, esprit, principe vital. Mais nous sommes à l’ère de la désanimation. Prenons l’exemple des oiseaux qui, pour moi, animent ma vie et mon ciel tous les jours et toutes les heures. L’Amérique compte 3 milliards d’oiseaux de moins qu’en 1970. L’Europe en compte 330 millions de moins. Nos rivières se meurent. La vie qu’elles incarnent et transmettent est abîmée. En Angleterre et au Pays de Galles, il n’y a pas une seule rivière en bonne santé écologique. Quel que soit l’indicateur utilisé, il est terrifiant de penser que tous nos cours d’eau sont en train de mourir. La désanimation est le son de notre époque.
J’ai toujours été attiré par les forces de réanimation, d’animéité dans le domaine des langues comme dans celui de la terre. À bien des égards, la grammaire est l’endroit où l’idéologie sédimente, s’accrète et durcit. Un très bon exemple de cela est celui de l’anglais, où nous n’avons pas de langue genrée au-delà de l’humain. On « it », la nature. Nous parlons de rivières « which », et non de rivières « who ». Dans Is a River Alive?, je m’adresse toujours aux rivières en utilisant le pronom « who ». Et je sais qu’en français, bien sûr, on parle de « la rivière qui coule ». L’objectification du monde humain est absolue et banale en anglais. Je trouve cela salutaire, puissant et excitant, de rencontrer des formes de langage qui reconnaissent la réciprocité, qui reconnaissent l’enchevêtrement, qui reconnaissent l’interdépendance. Comme le propose Robin Wall Kimmerer à partir de la langue potawatomi[1]. Dans Is a River Alive?, je voulais imaginer ce qui se passe quand l’anima de la rivière est si puissante qu’elle transforme complètement le langage, qu’il est poussé vers une nouvelle animéité, une nouvelle vitalité. C’est ce vers quoi le livre coule, tous les affluents de la pensée convergent dans ces dernières pages.

Dans votre livre, vous transformez le mot rivière [river] en verbe, to river. Pour se prêter au jeu, nous proposerons ici de transformer rivière en rivièrer. Que ressent-on quand on est rivièré ?
C’est inexprimable. J’estime que nous sommes tous rivièrés en permanence. Pourtant, ce verbe n’existe pas.

En français non plus.
To river, rivièrer, quel mot autre que rivière pourrait être plus propice à la verbalisation ? Cela en dit beaucoup sur la langue anglaise, que la rivière ne soit jamais qu’un nom, que nous la qualifiions et la stabilisions sous cette forme. Mais la rivière est toujours en mouvement, et nous aussi. Et que ressent-on en étant rivièré ? Cela tient de la reconnaissance d’une relationalité absolue, de l’impression que la notion de moi singulier, intangible est une sorte d’héritage grotesque, venu peut être des Lumières, du capital. Il existe une histoire longue et complexe pour l’avènement du moi singulier. Mais nous voyons le moi singulier arriver au pouvoir aujourd’hui en Amérique. Le régime a déclaré dès le premier jour son hostilité absolue à toute relation avec la terre qui ne soit pas fondée sur le modèle d’un bilan financier. La capitalisation de la terre et de l’eau est donc absolument centrale pour l’administration Trump et pour Doug Burgum, le nouveau secrétaire d’État à l’Intérieur. La lutte pour l’animéité contre la désanimation est encore plus urgente aujourd’hui.

Comment en êtes-vous venu à vous poser la question qui donne son titre à votre dernier livre : Is a rivière alive ?, une rivière est-elle vivante ?
J’ai rencontré l’idée des droits de la nature pour la première fois en 2017, lorsque le fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande s’est vu reconnaître la personnalité morale. Mais ce qui était le plus radical dans cet acte parlementaire, ce n’était pas tant la reconnaissance des droits et des responsabilités, que la reconnaissance que la rivière elle-même était une entité vivante. Et, il m’a fallu un peu de temps pour le comprendre.
Dans ce livre, j’explore cette idée des droits des rivières et je fais le lien avec une décentralisation du droit, sa pluralisation. Mais la vraie question est : qu’est-ce qui est vivant et qu’est-ce qui est mort ? Qu’est-ce que le pouvoir considère comme vivant ? Et qu’est-ce que le pouvoir considère comme mort ? La question n’est pas de savoir si les rivières devraient avoir des droits, mais si une rivière est vivante. Et ce que signifie de répondre oui à cette question ? De répondre vraiment par oui.
J’ai écrit onze livres, aucun ne ressemble à celui-ci. Chaque jour, j’ai eu l’impression d’être baigné dans un torrent d’idées, de lois, de jugements, de rencontres. Chaque personne à qui je parlais du projet me donnait des pistes, des idées, des commentaires. Il a aussi été nourri par les voyages que j’ai faits. J’ai écrit un film intitulé River en 2020 pendant la pandémie. C’était un projet étrange, mais il m’a aidé à formaliser certaines de mes idées sur les façons d’animer les relations entre les rivières et les gens. Willem Dafoe en était le narrateur, et j’ai adoré penser à sa voix comme à des rochers roulant au fond d’une rivière.
Après Underland en 2019 et River en 2020, j’ai réalisé que je voulais écrire sur la plus grande question qui soit : celle de la vie.

Vous montrez comment nous avons réduit la rivière au nettoyage et au refroidissement, comment nous devons faire l’expérience de la rivière afin de changer la manière dont nous la traitons. Que vouliez-vous dire ?
Nous sommes confrontés à la crise de nos rivières, et je sais que la France expérimente sa propre version de ce problème. La Tamise est plus propre qu’elle ne l’était il y a cinquante ans, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. Cette crise des rivières relève, dans de nombreux pays du monde, d’un échec de l’imagination et de la législation. Nous avons appauvri notre rapport à l’eau. Il est devenu déterritorialisé, homogénéisé. L’eau est devenue un fournisseur de services écosystémiques.
Les liens culturels et imaginaires entretenus envers une rivière spécifique se sont progressivement affaiblis. Ces relations ont été aliénées. Cela s’est traduit par une sorte d’échec à les protéger, il n’y a pas eu de vigilance, ni de résistance à la dégradation systématique de la qualité de l’eau. En Angleterre, cela s’est traduit par la calamité qu’est la privatisation. Depuis 1989, nous avons observé un démembrement systématique des actifs par des fonds d’investissement étrangers, un sous-investissement, suivi par l’effondrement complet des infrastructures. Mais derrière cette explication factuelle, il y a aussi une explication imaginative, c’est celle sur laquelle je veux intervenir.

À ce propos, j’ai été frappée par la partie de votre livre dédiée à une rivière qui a tout simplement été effacée des cartes administratives de Chennai par un tour de passe-passe effectué par des fonctionnaires qui souhaitaient permettre le développement industriel.
Je suis engagé auprès d’une organisation citoyenne au Royaume-Uni appelée Right to Roam, un groupe actif en matière d’arpentage du territoire. L’État exige que tous les sentiers pédestres soient enregistrés sur une carte d’ici à 2030. Ceux qui n’y figureront pas, n’existeront pas dans les faits, même si, bien sûr, ils existaient dans le droit coutumier. L’idée de faire disparaître des sentiers existants en ne les incluant pas sur la carte a suscité une forte opposition, mais faire disparaître des rivières et des ruisseaux, c’est assez extraordinaire.
J’ai toujours été intéressé par ce que l’on pourrait appeler la contre-cartographie, counter mapping. Une sorte de cartographie insurrectionnelle, une façon de contester les représentations de la terre par le pouvoir. C’est ce que font Rita Mestokosho, une poétesse autochtone qui écrit en innu et en français, et les kayakeurs qui défendent les rivières contre l’artificialisation en Miganie, au nord du Québec. Si une rivière est considérée comme un canal unique, une ligne simple, alors la gestion et les soins, qu’on lui prodigue, peuvent, en quelque sorte, s’arrêter à ses rives. Mais il est plus juste d’imaginer une rivière comme un arbre avec des branches, des feuilles, des racines, et une canopée importante et complexe. C’est explicitement de cette façon que la loi Te Awa Tupua de 2017 spécifie que le fleuve Whanganui doit être reconnu et imaginé. C’est ce que l’on pourrait appeler la pensée de bassin versant. De bien des points de vue, un livre est comme un bassin versant, il draine d’énormes bassins de pensée. Il naît d’idées qui apparaissent ici et là, puis se rassemblent peu à peu. L’idée d’une rivière isolée n’est qu’un mirage. Rita et les personnes avec qui elle lutte tentent de la faire reconnaître.

Pour vous, les bassins versants comprennent également les nuages, les nutriments, l’eau qui circule dans le sol, les racines ou le mycélium.
Avec mes compagnons, nous avons abordé ce sujet dans la forêt de nuages de Los Cedros située en Équateur, où nous avons essayé d’élargir conceptuellement cette vision du cycle de l’eau qui se déplace à travers les corps humains et fongiques, à travers l’air et ses rivières atmosphériques. Il nous faut également reconnaître que le cycle de l’eau de l’Anthropocène inclut de l’injustice, de la violence et de la souffrance. Il s’agit d’un système éthique et politique aussi bien qu’hydrologique ou géophysique.

Dans Underland, vous décrivez des paysages géologiques marqués par la guerre à la frontière en Slovénie.
Je vais dire quelques mots sur l’occultation des paysages, occulting landscapes. J’écrivais sur les cicatrices que les violences de la première et la deuxième guerre mondiale ont laissées dans ce paysage calcaire. Je parlais de la façon dont la géologie, la politique et l’atrocité s’auto-perpétuent. Le calcaire de cette région est un lieu de grottes et de sommets. Il peut être creusé pour créer des fortifications et des défenses. Il peut également être utilisé comme mode d’exécution. C’est l’exemple que je donne des dolines et des gouffres qui ont été utilisés pour des exécutions à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Comment peut-on arpenter un tel paysage, le reconnaître pour le traumatisme qu’il contient, mais aussi y voir sa capacité d’auto-renouvellement et quelque chose qui s’apparente à de la beauté ? Je pense qu’on ne peut ni l’abandonner entièrement dans l’ombre, ni l’inscrire entièrement dans la lumière. Ce qui m’amène à l’idée de la lumière occultante qui clignote, obscurité puis lumière. Il existe une responsabilité à voir et à écrire sur des paysages qui ont été le site d’atrocités et de violences par le passé. Ce chapitre du livre tente cet exercice d’occultation dans sa langue et sa structure. Il s’agit d’une question de forme littéraire et d’utilisation responsable de la langue. Je cite Anselm Kiefer qui dit qu’il n’y a « pas de paysage innocent ». Je pense que c’est probablement vrai, mais cela ne veut pas dire que nous devons nous limiter à la simple transcription de l’atrocité. Nous devons être ouverts à la possibilité d’un renouveau et d’une régénération, tout en trouvant une forme et un ton qui reconnaissent ce dédoublement, cette multiplicité.

Cela me rappelle le travail d’Anna Tsing.
De l’art de vivre sur une planète endommagée. Je préfère un terme légèrement différent, l’idée d’une géographie de l’espoir, qui regroupe des lieux où les vies humaines et qu’ humaines sont en équilibre florissant. Ces lieux sont rares dans le capitalisme en phase terminale ou dans l’Anthropocène en phase tardive, quel que soit le nom qu’on lui donne, mais ils existent par fragments, comme une sorte d’archipel. Cartographier la géographie de l’espoir m’intéresse.
Je suppose que nous revenons à cette idée de contre-cartographie. Ces lieux sont des endroits ou des manières d’être différentes, des manières d’imaginer et de s’organiser autrement deviennent visibles.
En ce qui concerne les rivières, la chose la plus encourageante, que j’ai vue en 2024, a été l’image granuleuse d’un saumon Chinook solitaire qui remontait une rivière à la frontière de la Californie et de l’Oregon. Elle a été capturée par un sonar installé par des scientifiques, exactement à l’endroit où se trouvait un barrage qui venait d’être détruit dans le cadre du plus grand projet de destruction de barrage jamais entrepris par les États-Unis. Dans les deux semaines qui ont suivi sa chute, un saumon Chinook s’est souvenu de la possibilité de passer en amont de cet obstacle qui avait empêché tous les poissons anadromes de passer pendant un siècle. Mais ce souvenir était enfoui au plus profond de son cerveau. Il s’agit d’une histoire fluviale, d’une histoire de saumon et d’une histoire humaine, car c’est la tribu Yurok qui a fait campagne pour que les barrages soient retirés entraînant la restauration du bassin versant.
Peu à peu, ces exemples modestes et ces petites zones, ces îlots d’espoir, forment une géographie.

Dans vos livres, vous montrez à quel point les histoires naturelles sont entrelacées avec les histoires humaines.
L’exceptionnalisme humain et le séparatisme humain sont des idées bien ancrées. Dans l’Oxford English Dictionary, l’une des principales définitions de la nature l’exclut spécifiquement de l’humain. Je participe à une campagne visant à la réviser. Le langage utilise et enregistre l’idéologie, il est ici une sorte de philosophie vivante du séparatisme. Et je comprends sa nécessité, mais je déteste le mot environnement, environment, ou l’environnement, the environment. Il suggère que c’est ce qui est au-delà de nous, ce qui est extérieur à nous, une sorte de papier peint ou de son d’ambiance. Je dis le monde vivant, the living world, ou le monde naturel, the natural world, ou même simplement le monde, the world. Cela ressemble à mes réticences au sujet de l’expression « nature writing », qui est si commune en anglais qu’elle est devenue une sorte de marque. Mais mon vrai problème est que cette expression est illogique parce que toute écriture est une écriture de la nature. Il suffit donc d’utiliser l’expression « écriture » ou d’élargir l’idée que l’on se fait de la catégorie « nature » pour y inclure les barrages, les déchets nucléaires, les saumons, les êtres humains, le désir et l’amour. Tout cela fait partie de la nature. John Muir a dit : « Dès que vous vous vous emparez d’une chose, vous la trouvez attachée à tout le reste de l’univers. »

Vous écrivez sur l’expérience, mais vous écrivez aussi sur la finesse du voile existant entre les mondes, entre les époques, entre les corps, entre la rivière et le sol.
Il est difficile d’écrire sur ce sujet parce que, par définition, le langage a des difficultés à rendre compte de cette ténuité, de ces « inter-animations ». Une fois de plus, il faut créer une grammaire différente pour le faire. Parfois, je me contente de raconter, sans expliquer. Dans Underland, lorsque j’arrive enfin à la grotte située dans la Norvège arctique où se trouvent les peintures pariétales représentant des danseurs rouges, c’est probablement le voyage le plus difficile que j’aie jamais fait. Cette expérience s’est avérée si extrême physiquement, que je me suis retrouvé pris dans un temps humain très profond qui a stratifié, répétition après répétition. Des forces énormes se déchaînaient autour de moi, l’hiver, le froid, comme un grand animal blanc, répétitif, mais absolument linéaire. À proximité, se trouvait un immense tourbillon marin, le maelström, qui agitait non seulement l’eau, mais le temps lui-même dans mon esprit. Finalement, je suis arrivé à cette grotte où des gens, qui menaient des vies incroyablement dures, sont venus pour faire de l’art. Je me suis enfoncé dans l’obscurité et je n’ai pas trouvé les peintures. Les danseurs sont apparus quand je ne pensais plus les voir. À la sortie m’attendait une silhouette noire aperçue au loin sur un promontoire. Tout cela est arrivé à mes sens. Je ne l’ai pas fabriqué. Cela a été intensément puissant de me sentir pris à l’intérieur de ce tourbillon temporel puis d’être confronté à la question très linéaire de savoir comment rentrer en toute sécurité.

Dans nombre de vos livres vous interrogez la temporalité avec laquelle nous pensons.
Je le dis au début d‘Underland, je pense que le temps profond est le temps de la terre. Il se mesure en unités incompréhensibles pour l’imagination humaine, qui s’arrête de bien fonctionner au niveau du siècle, peut-être de quatre générations, ce qui est probablement le maximum avec lequel on vit en relation d’un point de vue familial. Pour le temps terrestre, nous parlons d’éons, d’époques. Un millénaire n’est même pas un battement de cils, géologiquement parlant. La période d’épanouissement durant laquelle la civilisation humaine s’est établie, puis a commencé à se détruire, est très récente. Il ne s’agit que de 10 à 12 000 ans, l’Holocène. Je suis toujours étonné de voir à quel point nous sommes jeunes en tant qu’espèce florissante.
Je viens de terminer un livret d’opéra pour le Helsinki Chamber Choir intitulé « The World Tree ». Il s’agit d’une œuvre en dix cycles de chansons, qui devrait être créée à Helsinki en novembre. L’idée était de parler d’un seul arbre et de le faire grandir. Finalement, j’ai ramené le cadre temporel à la fin du Pléistocène et au début de l’Holocène en Europe du Nord, lorsque les glaciers se déplacent vers le nord. Ces grands murs de glace bleue se retirent, ne laissant rien derrière eux, qu’une vie microbienne et un sol érodé. Lentement, les arbres commencent à revenir et talonnent les glaciers vers le nord, les premiers hommes les suivent à l’abri des arbres jusqu’à la limite froide de l’habitabilité. J’ai beaucoup pensé à cette transition.
Quoi qu’il en soit, pour revenir à votre question sur la pensée du temps profond. Il y a une forme dangereuse de pensée du temps profond, qui, je pense, nous habite tous parfois, qui consiste à dire que la Terre ira bien à long terme.
Mais comment devrions-nous envisager le temps profond ? L’expérience pour penser l’Anthropocène consiste à se demander à quoi nous ressemblerons pour un futur paléogéologue, puisqu’il se projette dans le futur et dans le passé. Que ferait-il de l’Holocène par rétro-ingénierie ? Disons qu’il s’agit de la période d’épanouissement de l’humanité. S’il devait procéder à un examen minutieux des roches, comme nous le faisons actuellement pour le Dévonien, le Cambrien ou le Crétacé ? Qu’en déduirait-il sur sa teneur morale et matérielle ?

C’est là que vous proposez de faire un exercice de paléontologie du présent.
Il s’agit de l’idée selon laquelle il est bon, d’un point de vue éthique et politique, de regarder en arrière à partir d’un avenir théorique et de réaliser cette paléontologie du présent, et de se dire : « Que se passera-t-il si nous allons jusqu’au bout de cet exercice ? » Dans les démocraties libérales comme dans les autocraties, nous constatons que la brièveté de l’imagination politique est en quelque sorte conditionnée par le cycle électoral, qui se déroule sur un cycle de quatre à huit ans. L’idée de mettre en œuvre des changements à grande échelle au profit de générations futures hypothétiques, des centaines ou des milliers d’années à l’avance, ne figure pas sur la liste des priorités électorales.
Revenons à la géographie de l’espoir, au pays de Galles, avec ce qu’on appelle la loi sur les générations futures, the Future generations act. Avec cette loi, les législateurs, à chaque fois qu’ils adoptent une législation importante, doivent entreprendre une expérience de pensée du temps profond. Ils réfléchissent aux conséquences de leur décision pour les générations futures.

Dans votre livre sur les rivières, vous dites qu’il faut réimaginer le récit, re-story, proposé pour notre droit. Qu’entendez-vous par là ?
Tout est récit. À un certain niveau, la loi est une transcription des récits que nous nous sommes faits sur la valeur, l’ontologie, la responsabilité. Nous oublions que la loi est un récit parce qu’elle a l’apparence de l’immuabilité et de l’autorité. Pourtant, en prenant en compte l’éco-jurisprudence ou le mouvement pour le droit sauvage, wild law, mouvement décrit par Cormac Cullinan, un avocat sud-africain en droit de l’environnement, et en observant le mouvement pour le pluralisme juridique, souvent mené par des communautés autochtones, nous avons irrigué et nourri une pensée, qui a déstabilisé le droit et l’a rendu impermanent. Je continue de penser que la loi Te Awa Tupua est l’un des plus beaux documents juridiques que j’ai lus. Elle me rappelle les paroles d’un proverbe Whanganui qui y figure « Je suis la rivière et la rivière est moi ».
Dans le cadre de mes recherches, j’ai créé une sorte de cartographie du droit, qui rassemble les visions alternatives à partir desquelles le droit pourrait être rêvé et écrit. J’ai été frappé par la place centrale qu’occupaient les poètes et les écrivains, la poésie et la littérature, dans ces documents. Pour Rita Mestekosho, l’activisme, la littérature, la politique et la rivière sont inextricables. Jamais elle ne se dirait poétesse et activiste, ce serait une tautologie, de la même manière qu’elle ne reconnaîtrait pas le nature writing.

Est-ce par les écrivain.es et les poètes.ses que nous trouvons le moyen de penser avec la rivière et de savoir ce dont la rivière a besoin ?
L’histoire de la littérature et de l’art est jalonnée de tentatives infructueuses de parler comme un fleuve ou de parler pour un fleuve. Il existe des moyens pour ouvrir les corps, les esprits et les lois pour reconnaître l’inextricabilité absolue de la rivière en nous et le fait que notre destin coule avec les rivières. Avez-vous lu Solaris de Stanislas Lem ? Ce livre me revenait sans cesse à l’esprit. Comment pouvons-nous espérer nous identifier à un océan, si nous ne parvenons même pas à avoir de relations les uns avec les autres ? Cette question m’a hanté d’une manière constructive et provocante. Is a river alive? est une tentative d’écrire un livre qui y répond, du moins de mon point de vue. Il s’agit, d’une part, de reconnaître l’altérité absolue de la rivière. Je ne souhaite par anthropomorphiser la rivière, ou écrire comme la rivière. Très souvent, j’essaie de communiquer avec la rivière, elle ne répond rien. Nous ne pouvons pas penser comme une rivière, mais nous pouvons peut-être penser avec la rivière. C’est une différence importante.

J’aime beaucoup ce que dit votre ami Wayne à la fin de votre descente en kayak de la rivière Mutehekau Shipu, une rivière sauvage dans le nord du Canada : « Il me semble que la rencontre avec ces êtres immensément autres est le point de départ pour la construction d’une politique avec le monde plus qu’humain. »
Par la manière dont nous rêvons et dont nous imaginons nos rivières, nous avons fait des fantômes de dieux. De longs dieux argentés et bruns qui coulent à travers nos paysages depuis 11 000 ans. Elles sont les racines par lesquelles transitent les migrations, l’agriculture, tout. Elles sont des forces de vie et non des ressources. À un certain niveau, nous sommes tous ici par la grâce des rivières et, pourtant, une entreprise a plus de droits qu’une rivière. L’instrumentalisation de ces présences est si totale que nos relations sont rompues et atténuées. C’était extrêmement puissant de rencontrer la Mutehekau Shipu pendant quatorze jours, de vivre dans son aura, d’avoir mon corps bringuebalé, ma peau râpée et rendue poreuse, mes rêves immergés. Je pense que Wayne faisait allusion à cette rencontre.

Dans vos livres, les rituels ont aussi une importance.
Nous avons beaucoup parlé des droits des rivières [rights], mais en anglais, nous avons aussi le mot rite, le rituel. Les rites sont des modes de relation plus anciens et plus profonds. Je suis fasciné par la façon dont ils survivent malgré notre relation instrumentalisée et rationalisée avec l’eau. À Londres, chaque année nous avons une cérémonie de bénédiction de la Tamise. Les évêques de deux quartiers, un du sud et un du nord de la rivière, marchent avec leurs paroissiens jusqu’à l’un des ponts qui enjambent la Tamise. Il y a alors une bénédiction publique de la rivière, une croix y est jetée. Bien entendu, la rivière nous bénit en retour. Un baptême est une bénédiction de la rivière. Les gens ont aussi leurs propres rituels, des rituels personnels et individuels. Mon livre n’est pas encore publié, que les gens me parlent de leur relation avec leur rivière, des conversations qu’ils entretiennent avec elle, des promenades qu’ils font, des offrandes qu’ils lui laissent, des remerciements qu’ils lui adressent. C’est la grammaire de l’animéité, c’est l’anima qui persiste, même au sein d’un régime technocratique rationaliste. Elle est là, comme une nappe phréatique, et peut-être qu’elle jaillira à nouveau. Les bonnes relations commencent près de chez soi, en anglais, nous parlons de « nature proche », nearby nature. Il s’agit d’une bonne base pour construire. En ce moment, avec Trump qui utilise la doctrine du choc décrite par Naomi Klein, on peut avoir l’impression d’être complètement dépassé. Il peut être difficile de trouver une base solide pour s’assurer, je pense que commencer à se stabiliser sur un terrain proche de chez soi est un très bon endroit pour le faire.

Dans vos deux derniers livres, vous essayez de nommer l’époque dans laquelle nous vivons : Anthropocène, Pyrocène et Érémocène. Pourquoi cela est-il si important à vos yeux ?
Je pense que le nom le plus juste pour décrire notre époque est le Capitalocène, qui lui a été donné Jason W. Moore. Ce terme décrit une grande partie de ce que la planète est en train de vivre. C’est le produit d’un système qui se développe depuis le XIVe siècle. Il va de pair avec ce que Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz appellent « l’événement Anthropocène ». Il s’agit de reconnaître que nous laisserons notre signature dans les strates terrestres pour des millions d’années à venir et que cette signature sera principalement constituée d’os de porcs, de moutons et de bovins. L’absence d’un inventaire fossile diversifié sera le signe que nous avons systématiquement réduit la diversité des espèces. C’est de ce point de vue que l’on peut parler d’Érémocène, l’âge de la solitude. Nous pensons aux trois milliards d’oiseaux disparus du ciel nord-américain. Quand nous regardons vers le passé, nous voyons ces témoignages d’une abondance perdue. C’est pour la retrouver que nous nous sommes rendus dans la forêt de nuages de Los Cedros en Équateur, qui a été sauvée par une décision de justice prenant en compte les droits de la nature. Grâce à un ensemble de règles visionnaires mises en place dans la Constitution de 2008. Ce sont principalement les femmes et les groupes indigènes qui ont intégré les articles sur les droits de la nature qui ont été déterminants pour sauver Los Cedros. Se rendre dans cet endroit, qui est probablement l’une des régions les plus riches en biodiversité au monde, relève à la fois d’une géographie de l’espoir et d’une géographie du désespoir, parce que l’on réalise à quel point le monde s’est appauvri, à quel point il est devenu solitaire. C’est un merveilleux exemple de la manière dont le récit juridique peut-être réécrit et dont il peut forcer le changement sur le terrain, mais aussi de la précarité de cette démarche.

La forêt de Los Cedros est-elle maintenant hors de danger ?
Il n’y a pas de menace imminente, mais le danger n’est jamais loin, car ces montagnes sont riches en or.
Pour finir, je voulais vous parler d’un projet intitulé « Le chant des cèdres », Song of the cedars. Nous l’avons déposé, auprès de l’administration qui gère les droits d’auteur en Équateur. Nous serions quatre auteur.ices humain.es et la forêt. Si cette demande aboutit, ce sera la première fois qu’un créateur plus qu’humain, sous la forme d’une forêt, verra sa qualité d’autrice reconnue par une juridiction.

NDLR : Is a river alive? de Robert Macfarlane sera publié en anglais chez Penguin Books en mai 2025, et en français aux éditions des Arènes début 2026.


[1] Les Potawatomi sont un peuple autochtone amérindien d’Amérique du Nord. La langue Potawamani est une langue algonquienne quasiment éteinte.

Pauline Briand

Journaliste, autrice

Rayonnages

Écologie Livres

Mots-clés

Anthropocène

Notes

[1] Les Potawatomi sont un peuple autochtone amérindien d’Amérique du Nord. La langue Potawamani est une langue algonquienne quasiment éteinte.