Récit

« Ce qui est beau dans votre combat… »

Écrivain

De la mi-septembre à la fin octobre 2017, l’écrivain Arno Bertina s’est entretenu longuement avec les ouvriers de l’usine GM&S de La Souterraine, en Creuse, alors que cent d’entre eux venaient de recevoir leur lettre de licenciement. De cette enquête singulière est né ce texte littéraire, le premier qu’AOC publie.

La beauté des gens qui ont encore une espèce d’espoir et de dignité
quel que soit le milieu dont ils sortent.
John Cassavetes
Celui qui combat risque de perdre, celui qui ne combat pas a déjà perdu.
Bertolt Brecht

 

Je rencontre une première fois les salariés de GM&S (comme « Grand Moment de Solitude » me dira un tag sur la porte d’entrée) le 13 septembre 2017 (1). Deux semaines plus tôt l’usine d’emboutissage est devenue la propriété d’un certain monsieur Martineau, dont l’offre a été validée par le tribunal de commerce de Poitiers. Une semaine plus tard les lettres de licenciement parviennent aux 100 ouvriers que le repreneur ne garde pas puisque sur les 277 salariés 120 seulement conservent leur travail (en plus de la centaine que je viens de mentionner, 57 partent avec une corde au cou volontairement à l’insu de leur plein gré). Et le 28 septembre, je commence des entretiens individuels au long cours (2).

L’usine GM&S est installée à La Souterraine, en Creuse. Pour qui écoute les mots qu’il prononce, ces deux noms fouissent le même trou. Quand tu habites La Souterraine déjà, même avec un travail et une vie heureuse, il y a obligatoirement en toi quelques petites digues mentales dressées pour ne pas entendre ou voir ce que pointe le nom de la ville, cette vie de cave, de terrier, de rat-taupe, de clandestin. Et comme si ça ne suffisait pas, il faut encore situer cette ville en France, car elle n’est pas connue : « La Souterraine, en Creuse ». Ça creuse, ça enfouit, ça sent le tunnel, la tombe, la cave encore.
On a touché le fond mais on creuse encore.
Les salariés de la GM&S n’ont peut-être pas eu si souvent l’occasion de dire qu’ils travaillaient à La Souterraine, en Creuse, du temps qu’ils y travaillaient dans l’indifférence — en quelque sorte — du reste du pays, parce qu’ils travaillaient, parce que l’usine prospérait. Mais depuis un an qu’ils se battent pour préserver l’emploi ou obtenir des indemnités de licenciement significatives, ou plutôt depuis qu’ils ont réussi à attirer l’attention sur leur combat, de plus en plus désespéré, ils sont amenés, souvent, à se présenter, à se situer. « L’usine GM&S qui est à La Souterraine, en Creuse. »
Ces hommes et ces femmes, comment vivent-ils cette double localisation ? Ils sont une centaine à avoir reçu leur lettre de licenciement à la mi-septembre. Il y a très peu d’activité industrielle en Creuse (3), et l’activité marchande, économique, est très réduite, ils trouveront difficilement un autre emploi dans leur domaine de compétence, et ayant fondé une famille, ayant pour la plupart des enfants scolarisés, ils ne peuvent partir chercher du travail ailleurs sans en payer le prix fort (fin de la vie de famille, destruction partielle du lien aux enfants, à la personne aimée, etc.). Ils ne peuvent que difficilement en trouver un hors de leur domaine de compétence aussi. Ce n’est pas comme s’il y avait du boulot.
Ils touchent le fond et quelque chose dans les noms du quotidien continue de creuser pour eux.
Les mots sont acides, le mot « chien » mord, ai-je écrit dans Des châteaux qui brûlent. Les mots « je ne t’aime plus » font pleurer des mois durant. Le nom « Creuse », et j’imagine quelque chose ou quelqu’un dont le lien à la surface et au ciel serait compromis ; le nom « La Souterraine », par-dessus, c’est comme une tierce personne qui appuierait sur tes épaules pour te maintenir la tête sous l’eau, dans la tombe. Quand tout va bien tu dois te défendre pour que cette noirceur n’agisse pas. Quand tout va mal, licencié après un an de combat, au chômage, écarté des flux qui font la vie en société, cette noirceur passe les digues mentales et envahit tout.

Entrer dans le métier

Stéphane Ledormand est un homme assez costaud. Sa façon de regarder et de parler trahit une déception colossale, de celles qui donnent aux visages adultes — il a 44 ans — des expressions d’enfant perdu.
Stéphane quitte la filière générale après le collège pour entrer en apprentissage à Le Dorat dans la Haute-Vienne, et passer un CAP de pâtissier. Il enchaîne avec un brevet de maîtrise, à Guéret, mais les conditions sont extrêmement dures : pas moins de 85 heures par semaine, et 12 heures de travail pour les journées les plus courtes. Son patron est « à côté de la plaque, il fait la fête au lieu de s’occuper du travail ». Stéphane aime le métier, mais les conditions de travail l’en dégoûtent progressivement.
— C’est de l’esclavage.
En 94, ayant épuisé les reports pour étude, il part pour le service militaire (à Limoges, dans le 15e régiment du train). C’est presque une opportunité, il décide de la saisir et profite donc de ce temps contraint pour passer les permis poids lourds et super lourds. Il est fier de sa médaille de bronze de la Défense nationale : « On est 12 sur 200 à l’avoir eue. »
Une fois libéré des obligations militaires, il cherche à nouveau dans le milieu de la pâtisserie. « Mais là, rebelote, je me suis à nouveau fait avoir ! Je prenais la place d’un type licencié par le patron et ça ne me plaisait pas, c’était louche. Je n’ai pas compris qu’il me prenait pour les fêtes de fin d’année seulement. Je ne l’ai compris qu’après mon renvoi, en janvier.
Stéphane s’inscrit alors dans une boîte d’intérim pour essayer de trouver dans un autre secteur des conditions moins dures, et il atterrit dans une entreprise fabricant des meubles pour enfants. Là, il découvre l’usine. Le rythme est soutenu mais il se fait moins manger qu’en pâtisserie : c’est très dur mais il y a des horaires. Il ne cherchera plus vraiment à travailler dans son premier métier.
Toujours par le biais de l’intérim il découvre l’usine SER — l’un des anciens noms du site GM&S. À l’époque (1996), parce qu’il y a énormément de travail, l’entreprise compte plus de 400 ouvriers et elle a recours, en outre, à un très grand nombre d’intérimaires.
Pendant trois ans et demi, Stéphane vivra de contrats à la semaine. La formation : sur le tas. Au fil des postes qu’il va exercer sur le site, il gagne en autonomie. À la délicatesse requise en pâtisserie succède le fait de manœuvrer des presses hydrauliques de 150 et 300 tonnes.
En 1997, Stéphane commence à travailler de nuit, de 20h à 5h du matin, 4 nuits par semaine. Parce que la cinquième nuit est payée 25 % plus cher, il fera toujours cette cinquième nuit. Ce qui faisait 42 heures de nuit par semaine. « Ça se faisait dans une bonne ambiance, il n’y avait pas de distinction entre les intérimaires et les salariés. » Et au cours de la demi-heure de pause réglementaire, tout le monde casse la croûte ensemble. Une demi-heure de pause seulement ? « On arrivait à s’autogérer pour faire des micro-pauses café. » Pourquoi travailler la nuit quand on sait tout ce que cela détruit, à côté du travail, dès qu’on est décalé de sa compagne ou de son compagnon, de ses amis, de ses enfants ? Pourquoi prendre en plus la cinquième nuit, basée sur le régime du volontariat ?
— Parce qu’elle était mieux payée, cette cinquième nuit, et parce que la nuit était mieux payée que le jour. Quand t’es intérimaire, t’es précaire comme pas possible… Je vous ai dit : des contrats renouvelés, ou non, tous les vendredis. La logique pour nous c’est de travailler le plus possible pour gagner le plus d’argent possible, comme ça on a l’impression d’éloigner un peu l’épée de Damoclès qu’est la fin du contrat. C’est un cercle vicieux. Si tu gagnes 1 000 euros par mois (j’adapte les chiffres) en travaillant dans la journée, celui qui embauche le soir et travaille la nuit gagne à peu près 1 350 euros. La différence est de cet ordre.
Je demande à Stéphane si ces 350 euros sont le prix de la vie sociale et amoureuse qu’il pourrait avoir à côté en travaillant de jour. Ni lui ni moi ne pouvons répondre à cette question.
— C’est en tout cas la seule façon de répondre au stress de la précarité.
Ensuite Stéphane va quitter les presses Arcades pour une presse automatique de 630 tonnes pour remplacer un intérimaire qui ne faisait pas le boulot et avait augmenté le SMED de la machine (son « temps de changement référence »). Parce que toute la production s’en trouvait décalée, quelqu’un dit au chef de cette équipe : « Si tu veux corriger ça, il faut prendre Ledormand. » Et de fait il fera baisser le SMED à force de rigueur et de concentration.
À ce moment-là, Stéphane travaille à nouveau de jour, mais en 2/8 : une semaine il embauche à 5h du matin et quitte l’usine à 12h30 ; la semaine suivante c’est 12h30 jusqu’à 20h. « C’est fatiguant, pas évident ; on accepte ce rythme par dépit, et non par choix. » Quand tu travailles de 5h du matin à midi trente, tu tiens jusqu’au mercredi, mais ensuite tu fais la sieste, après le repas, en veillant à ne pas te décaler complètement. Tous les repas, déjà, sont décalés… « Durant cette période-là, je travaillais souvent le week-end, aussi, pour des boulangers ou des pâtissiers. Je quittais l’usine de La Souterraine à 20h et j’embauchais à 23h, pour travailler jusqu’à 13h le lendemain (samedi). »
La santé de Stéphane commence à flancher. Il n’a que 26 ans mais fait déjà de l’hypertension.
— C’est la précarité qui amène ça.
Alors quelqu’un réagit, ou bien c’est Stéphane qui décide de presser l’entreprise pour que son statut change. « Va voir le chef de service de tel secteur, il embauche, lui. » Faux espoir, pas d’embauche aux presses à ce moment-là. Mais deux jours plus tard le même chef de service vient le trouver : « Les besoins sont grands à l’outillage. Pars en formation outilleur et la boîte te prend en CDI. » Stéphane refuse car durant cette formation d’un an il ne toucherait que 70 % de son salaire. Ce n’est pas le geste d’une diva, c’est que tout se calcule au franc près, qu’on soit au SMIC en CDI ou au SMIC en intérim.
— Va passer le test et ensuite on discutera.

Stéphane est reçu, et l’usine — qui a besoin d’outilleur, poste précieux pour lequel il y a pénurie — accepte de lui verser un SMIC complet. Ce qui revient déjà à perdre beaucoup, en passant de 1 350 euros mensuels (quand on est en intérim on touche différentes primes, notamment les congés payés et une prime de précarité) à 1 000 euros mensuels.
— Mais ce sacrifice financier je décide de le faire au sens où derrière c’était une embauche, un métier qualifiant… Donc oui j’y vais. Encore une fois de plus je fais un sacrifice.

Quitter le stress de l’intérim pour aller dans quelque chose de pérenne.
Durant deux ans Stéphane suivra donc une formation qualifiante à Limoges, avec six collègues de l’usine. Une semaine là-bas, et la semaine suivante sur son poste à La Souterraine. Lorsqu’il est à Limoges, sa promo est composée « de gars qui avaient un bac en génie méca’ » et possédaient par conséquent des connaissances théoriques qu’il n’a pas (le dessin industriel, par exemple), lui qui a un CAP de pâtissier.
Quand il rentre chez lui, Stéphane passe ses soirées à combler ses lacunes sur le plan théorique, pour se mettre au niveau. La vie privée, la vie amoureuse, tout cela est à nouveau reporté aux calendes grecques. Il sera payé de ses efforts et sacrifices en finissant deuxième (sur neuf) de cette formation. Fierté.
Entre-temps l’entreprise a changé de nom, passant de SER à Wagon, et c’est la nouvelle entité qui lui fera d’entrée de jeu un coup tordu.
— Je me suis encore fait avoir deux fois car au lieu de me compter mes trois années d’intérim comme de l’ancienneté au sein de la boîte, ils ont fait démarrer mon compteur à zéro, et alors que je venais de réussir deux examens qualifiants ils m’ont embauché au coefficient 190, soit celui que j’avais avant d’entrer en formation — mes deux nouveaux diplômes comptaient donc pour rien, alors que l’entreprise était bien contente d’avoir un nouvel outilleur… Je vous ai dit qu’il y avait une pénurie d’outilleur…

Le seul changement : avoir enfin un CDI. Mais le prix à payer… Alors je comprends l’émotion de Stéphane quand, après avoir listé tous les sacrifices consentis, sur cinq années, et toutes les couleuvres avalées, il dit : « J’ai participé à toutes les actions depuis un an. On en est à 52 je crois, 52 actions. Et quand dans les blocages ou les déplacements on dit Cette boîte-la, c’est la nôtre c’est pas du flan, c’est parce qu’on s’y est investis comme si on avait monté les murs de notre maison. »
— C’était tout de même une petite victoire ce CDI ?
— Non : un truc énorme ! Cette boîte j’y suis depuis 96, je me suis investi… Si je me suis fait remarquer par mes responsables c’est qu’ils ont vu en moi un espoir. Ou plus qu’un espoir : quelqu’un sur qui il pouvait compter. Moi j’ai toujours aimé ce que j’ai fait, c’est pour ça que je me donnais à fond.
— Est-ce que tu peux détailler ce que tu aimes, précisément ?
— Le boulot lui-même. En tant que technicien outilleur le boulot change tout le temps, c’est pas le travail d’usine avec des tâches répétitives… Faut que j’analyse, j’ai à résoudre des problèmes, soit de conformité de pièces, soit de productivité de l’outil. Mon rôle c’est d’assurer la productivité maximale de l’outil, et sa fiabilité. Ça mobilise mon intelligence, et le savoir-faire que j’ai acquis avec le temps. Mais c’est pas seulement ça. Avant j’étais moi aussi sur la presse. C’est celui qu’est sur la presse qui la fait fonctionner. Mon histoire personnelle, à l’intérieur de l’usine, c’est ça qui donne du sens. C’est le fait d’être passé par différents postes, d’être là depuis longtemps. C’est ça qui permet le travail d’équipe. Donc il y a l’intelligence peut-être, le savoir-faire certainement, et c’est ça qui permet que le travail d’équipe donne quelque chose.

Jean-Yves Delage est né en 1968, dans l’Allier.
— Tu vois la forêt de Tronçais ?
— Je vois.

Il est arrivé en Creuse à l’âge de vingt ans pour travailler. Lui aussi comme pâtissier. Ce qu’il fera pendant quinze ans, avant de se décider à changer, épuisé par les conditions de vie imposées par le travail, par l’impossibilité d’avoir une vie de famille dans ces conditions.
Tant qu’on n’a pas d’enfants, la mobilité ne fait peur à personne.
— Un ami tenait un bar, où il était possible de faire des concerts. J’avais un groupe, cela faisait envie.

En parallèle, il s’inscrit dans une agence d’intérim et se retrouve à travailler dans un abattoir de Bessines. Survient alors la crise de la vache folle qui oblige à interrompre l’activité du site immédiatement. On l’en avertit un vendredi matin et le lundi suivant il embauche à La Souterraine.
A-t-il eu peur, venant de la pâtisserie, de ce nouvel horizon de vie (l’abattoir, l’usine) ?
— Pas du tout car les collègues ont été très accueillants. Je n’ai pas été mis à l’écart, ni regardé de haut. Dès le début on m’a mis sur un robot, pour la soudure, sans formation ou quasiment. Dans l’usine on se forme soi-même, très souvent ; il faut être débrouillard, malin.
Aucun regret donc ?
— Ce que je ne connaissais pas dans la pâtisserie c’est des gens capables d’être humain tout en bossant beaucoup.
Aucun regret donc ?
— J’avais dit « Jamais je bosserai en usine » car je croyais que c’était un travail répétitif. Et en fin de compte je m’y suis beaucoup plu, j’étais heureux. En fait le boulot n’est pas du tout répétitif : on ne reste pas toujours sur le même robot, on fabrique différentes pièces… Et quand en 2001 j’ai commencé à travailler sur les presses, j’ai encore découvert autre chose, et c’est c’te métier que je vais préférer — parmi tous ceux que propose l’usine. C’est vraiment là que je vais aimer le métier. C’est pas du tout le même travail, c’est pas « on appuie sur deux boutons et puis voilà ». Y’a un outil à monter, avant de taper la série. Je préfère ça, c’est occupant.
— Qu’est-ce que ça veut dire, exactement « un outil à monter » ?
— Eh ben on a une presse, mais comme ça elle est inerte. Il y a tout un programme à rentrer. On a une bobine, elle passe dans un redresseur, et après dans un amenage qui vient vous mettre la bande à plat, et après cette bande passe dans l’outil et au fur et à mesure ensuite il y a la pièce qui sort. Par exemple un carter d’huile pour les voitures. Il y a donc tout un réglage, plein de choses qui rentrent en compte. On crée quelque chose ! Au départ il y a une bobine de trois tonnes et au bout du processus on a des petites pièces ciselées, qui vont permettre à une voiture de fonctionner.

Michel Prudhomme, né en 1961 : « Quand j’ai commencé à travailler ici, le site était bien plus petit. On a participé au développement de tout ça, jusqu’à lui donner la taille qu’il a aujourd’hui. On était 120 en 1979… C’est parce qu’on a nous-mêmes poussé les murs, surélevé les toits, construit les bureaux, qu’on peut dire « C’est notre vie aussi ! ».

Yann Augras est né en 1972. Je l’ai rencontré pour la première fois le jeudi 14 septembre, soit quinze jours avant le début des entretiens que vous êtes en train de lire. Ce jour-là, deux heures durant, il m’a fait visiter l’ensemble du site, bureaux compris, en m’expliquant au pas de charge l’ensemble des processus industriels, commerciaux, administratifs. Yann n’est pas très grand, mais râblé (trapu et costaud) et hyper tonique. Sa voix dit tout ça : elle porte loin, marque peu de pauses, sauf pour écouter les autres. Charismatique, c’est un leader évident et un pilier, un soutien. C’est aussi quelqu’un de joyeux, sans doute heureux. Que la lutte n’a pas éteint, ou rendu amer. Il est en colère, mais semble imperméable à l’amertume. Non pas à l’émotion ou à la tristesse, mais à l’abattement. Le dernier espace qu’il va me montrer : une vaste pièce, où se trouvent des machines de plus petites tailles que les cinq ou six presses (dont celle de 1 000 tonnes) qu’il vient de me montrer.
— Ici mon Arno, c’est que des machines capacitaires, il y en a vingt. Qu’on a achetées quand Renault a lancé la production de la Modus. Ils nous ont demandé de nous mettre en capacité de suivre la cadence qu’ils prévoyaient (1 380 véhicules/jour). En fait ils n’ont tourné qu’à 300 ou 400 véhicules/jour. Un four ! Au bout de trois mois ils arrêtent la commercialisation. Et nous on se retrouve avec tout cet investissement sur les bras. Si on ne réagit pas, on meurt de cette dépense qu’on n’aura pas rentabilisée. Qu’est-ce qu’on a fait ? On s’y est tous mis ! On a transformé ces machines pour qu’elles puissent à nouveau nous servir, sur d’autres process.
Je sens que la fierté est là. Une pointe de surprise et une fierté. Quelque chose me retient ici. Quand on parle de la fierté des ouvriers, ou de l’attachement à un travail, c’est presque toujours sans en dire plus, c’est-à-dire sans légitimer ce lien pourtant paradoxal, à un système de contraintes. Qu’est-ce que c’est, cette fierté, qui contrebalance un tant soit peu le désir de liberté ou la contestation du travail comme système coercitif, d’exploitation de l’homme par l’homme ? Dans cette usine de La Souterraine, guidé par Yann Augras, je la touche du doigt : ce n’est pas la fierté pour la fierté, en elle-même et sans objets autre que l’insertion dans un groupe, mais bien la fierté de se montrer intelligent, et d’abord peut-être à ses propres yeux. Dans les ouvriers de cette usine comme de beaucoup d’autres, ils sont nombreux à avoir quitté le système scolaire avec un CAP, à vivre donc avec l’idée, exprimée ou enterrée, qu’ils n’ont pas réussi scolairement, qu’ils n’ont pas (tous) le bac, etc. (Quand je vais dire, plus tard, à Yann, qu’il est très intelligent, il va presque se rebeller, éprouvant le besoin d’aller consulter ses camarades : « Vous pensez qu’j’suis intelligent ?! ») Ce n’est pas une fierté de principe, mais bien la fierté de se sortir d’une situation périlleuse, d’être requis dans ce qu’on a d’intelligent. Il faut être créatif, inventer. Renault les a plantés avec une voiture qui n’a pas séduit — malgré toutes les études qu’ils avaient dû accumuler, en amont, et toutes les enquêtes de consommation. Mais ils ont survécu à ce mini-naufrage en utilisant leur intelligence. Ils ne sont pas écrasés devant la définition ou l’identité de ces machines, faite pour une chose précise, mais capable de lui en donner une autre, de bousculer l’objet, de le transformer, de l’adapter. Cet objet qui devait les plomber, peut-être même les écraser si l’entreprise n’arrivait pas à éponger la dette contractée pour les acheter, ils l’ont remis en mouvement, ils l’ont dominé. La mort qui s’approchait, ils lui ont fait peur et elle s’est éloignée. Voilà la fierté et l’attachement à une usine, ou à un outil de travail, et à un collectif : quand celui-ci, celle-ci, ceux-ci te permettent de manifester cette intelligence dans laquelle toi-même tu as du mal à croire, et que tout le monde te dénie au-dehors, président de la République y compris (« faignants », « fouteurs de bordel », « analphabètes », « jaloux », etc.)

Voir un monde basculer

Cette fierté qui naît de l’expérience de son intelligence, elle sera longtemps saluée ou récompensée. Les GM&S depuis longtemps sur le site vont me parler du gendre du fondateur, M. Godefroy — le site appartient alors à la Socomec, que cet homme va diriger de 1963 à 1990.

Jean-Marc Ducourtioux naît en 1964 à Dun-le-Palestel.
— Beaucoup de travail. On est très nombreux. Godefroy c’est un « patron-acteur ». Il n’est pas salarié par des actionnaires extérieurs, il était patron et actionnaire, donc présent, tout le temps. Il nous connaissait. Quand il y avait des extras à faire le week-end parce qu’on réceptionnait une nouvelle machine qu’il fallait installer, il arrivait avec les sandwichs pour tout le monde, et des cigares. Pareil quand c’était des extras la nuit, on pouvait le voir débarquer à 5h du matin. Et quand on devait aller en installer une à Flins ou à Poissy, on montait à 5 ou 6 avec lui, et le soir il nous payait le dîner sur les Champs-Élysées.

Mais en 1993 un des principaux actionnaires de la Socomec décide de vendre ses parts. C’est Avia, un des principaux acteurs du pétrole en France, et accessoirement une entreprise creusoise basée à La Souterraine, via Picoty SA.

— Il investissait trop Godefroy, pour des gens comme le patron d’Avia ; du coup il reversait pas assez de dividendes aux actionnaires.
Bernard Godefroy se retrouve alors obligé de vendre l’entreprise familiale au groupe SER dont le siège est à Saint-Ouen.
— Quand Godefroy part, m’explique Jean-Marc, on perd un « patron-acteur » et on découvre le « patron-salarié » qu’on va vite appeler « le porte-serviette ». Godefroy vivait ici, avec nous. Il se versait un salaire bien entendu, mais il était en même temps directeur et actionnaire.

(Patrice Mancier commence à travailler en 1979 pour la Socomec : « C’est quoi un bon patron ? Eh ben c’est — entre autres choses — un homme ou une femme qui trouve des marchés… Par exemple, quand Renault a commencé à quitter l’île Seguin, à Boulogne-Billancourt, Godefroy a obtenu que ce soit La Souterraine qui récupère le travail des presses que Renault faisait lui-même jusqu’à ce moment-là. »)

Jean-Marc à nouveau :
— Un actionnaire comme Wibrotte — le dirigeant de SER, qu’on découvre à ce moment-là —, il ne travaille que pour son porte-monnaie, il est complètement hors-sol et se moque bien de ce qui peut se passer dans l’usine et autour d’elle, dans la ville. Wibrotte est actionnaire, il place un salarié pour diriger. Quand il vient nous voir, c’est en hélicoptère, en se posant sur le stade qui est juste là (il indique l’espace de l’autre côté de la clôture, un terrain de foot). Il nous organise des séances sidérantes, des séminaires où il nous explique qu’on doit tous être « communicants ». Il nous fait monter dans des bus pour aller à la salle des fêtes où on nous distribue des badges « Tous communicants ». Tu comprends, c’est simple et idiot : comme il n’y a plus de patron moteur, incarnant un projet, ayant une attitude, l’actionnaire sent que ce qu’il a détruit fait défaut et il invente ce truc absurde. Il n’y a plus de moteur, tout le monde sera moteur. Il n’y a plus de patron, on va combler le manque par de la com’.
Tout le monde se moquera du badge, me dit Jean-Marc, mais tout le monde comprendra aussi qu’on a, ils ont, changé d’ère. Que le détricotage d’une certaine éthique dans le travail va ruisseler, pour le coup. Lorsque le site va connaître son premier plan social, en 1997 — lorsque Jean-Pierre Wibrotte décide de revendre —, 80 salariés sont licenciés, ou mutés. Tout le service méthode, par exemple, au sein duquel travaille Jean-Marc. Sept ou huit partent à Saint-Ouen, en région parisienne, où se trouve le siège de SER.
— Je me suis sabordé pour ne pas aller à Saint-Ouen. Ma compagne travaille en Creuse, on avait acheté une maison quatre ans plus tôt, et j’avais déjà plein d’animaux.
Et que s’est-il passé ?
— Le chef de service qui avait plaidé pour que plusieurs d’entre nous acceptent de monter vivre et travailler en région parisienne, donnant l’exemple en y allant aussi, un an après il est revenu en Creuse, et pas nos collègues évidemment, qui ont dû se sentir trahis, ridicules, blessés. Là j’ai compris qu’un combat individuel ne suffisait pas.

Aries rachète le site de La Souterraine à SER mais un an plus tard le revend à l’entreprise anglo-danoise Wagon Automotive. L’usine creusoise va alors découvrir une autre ère du capitalisme. Wagon est en effet un géant industriel qui appartient à deux fonds de pension américains.
— Si ces gens-là achètent le site c’est qu’ils voient une croissance à deux chiffres. Ce sont pas des philanthropes.

(Michel Prudhomme : « Il y avait gros de travail et gros de pièces, du temps de Wagon. »)

Ce ne sont pas des philanthropes, non. Ils vont presser le citron pour en tirer tout ce qu’ils peuvent. Ils vont imposer le « lean manufacturing » (4), cette saloperie que les salariés de GM&S vont d’abord accueillir avec bienveillance ou curiosité, explique Marc Bery.
— Entre 1998 et 2005 le site se porte très bien — en termes économiques. Mais « très bien » ça suffit pas encore.
Le libéralisme est plus goinfre que ça. Il est goinfre par définition, il ne connaît pas d’autre régime.
— Les deux fonds de pension américains vont pousser Wagon à revendre car le citron (appelons-le temporairement « La Souterraine ») ne donne plus assez. Ou des prévisions disent qu’il ne donnera plus dans quelque temps. Ou s’il a encore un peu de jus, ce sera pour plus petit qu’eux.

En 2006 Wagon revend l’usine à l’un de ses cadres, David Cardwell, qui crée l’entreprise Sonas (« la bonne chance » en irlandais).
— Ça te fait marrer ?
— Je ris jaune, tu penses bien.
Parce que la bonne chance, il ne suffit pas de l’invoquer. Deux ans plus tard Sonas est placé en redressement judiciaire. « La faute à une mauvaise gestion, à la crise et à la hausse des matières premières comme l’acier, qui a doublé en quelques années. De fait, David Cardwell a mal négocié les conditions de la reprise. Wagon lui a imposé un délai anormalement court — trois ans, dans un secteur où les marges bénéficiaires sont de 2 à 3 % — pour rembourser le rachat de ses usines (5). »

Marc Bery, responsable logistique (pilotant une équipe d’une trentaine de personnes) :
— Il y a un autre paramètre : avec Wagon Automotive a commencé une nouvelle ère ; on a été rachetés par des fonds de pension anglais, et on a vite senti que quelque chose avait changé dans la gestion des entreprises. On a vu des patrons qui ne s’intéressaient pas à l’entreprise, qui n’étaient là que pour leur propre intérêt à eux ; qui étaient là pour servir beaucoup les actionnaires, aussi. J’appelle ça « la politique du citron pressé » : on presse le citron jusqu’à la peau, et une fois qu’il ne reste plus que la peau, on la jette. D’autres arrivent derrière, qui réussissent quand même à extraire encore quelque chose de la peau, en demandant des aides locales, territoriales, gouvernementales. Ces entreprises-là, bien évidemment, elles n’investissent jamais dans la boîte. Elles veulent faire de l’argent immédiatement, deux ans plus tard il n’y a plus personne. C’est pour ça qu’on peut nous dire, aujourd’hui : « L’outil de travail que vous avez est vieux, il y a jamais eu d’investissements. » Comme si ça avait été un jour de notre ressort, les investissements ! Implicitement on fait de nous les responsables de ce dépérissement, comme si ça n’avait pas été aux pouvoirs publics de conditionner les aides qu’ils distribuent à l’investissement d’une bonne partie de cet argent dans l’entreprise, au lieu de laisser les actionnaires se gaver. (Un temps.) Mais à chaque fois qu’il en arrive un nouveau il nous dit qu’il va révolutionner l’entreprise, qu’il va investir, etc. À chaque fois ! Et y a jamais rien qui se fait, au final. (Un temps.) Nous, on a toujours été les premiers à le voir, qu’il n’y avait pas d’investissements. Mais à notre niveau, quels leviers a-t-on pour inciter les directions successives à acheter de nouvelles machines ? On peut juste dénoncer. Mais qui nous écoute quand on parle de ça ? On nous écoute qu’au moment des suicides au sein de l’entreprise, on nous écoute qu’au moment où on menace de tout faire sauter…
— Puis Wagon cède le site à l’un de ses salariés, c’est ça ?
— Qui va créer le groupe Sonas, oui. Mais les constructeurs n’ont pas voulu reconnaître ce fournisseur. On travaillait tout de même, mais par l’intermédiaire de Wagon. C’est-à-dire qu’on livrait les pièces au nom de Wagon, Wagon recevait l’argent des constructeurs et il payait Sonas ensuite. C’est ce qu’on appelle une procédure de passereau.
— De passereau ??
— En anglais : pass row.
— Ok.
— C’était un montage compliqué et fragile. On aurait tout de même pu continuer, mais il y a eu la grande crise de 2008, les ventes de voiture se sont effondrées. Wagon continuait à recevoir les paiements des constructeurs pour le travail que nous avions livré, mais il ne nous a plus rien reversé pendant trois mois, ils se gardaient l’argent, et très vite on est tombés en redressement judiciaire, on était asphyxiés.

Donc l’entreprise sera cédée ou vendue pour rien (750 000 euros, au groupe Halberg, qui va devenir Altia, et imposer un second plan social aux sites de La Souterraine et de Bessines-sur-Gartempe).

Alain Jambier (6) a 52 ans. Il a commencé à travailler dans cette usine, qui s’appelait alors Socomec, à l’âge de 24 ans. Son licenciement il y a une semaine ne change rien à l’affaire : il a pour l’instant passé plus de temps dans l’usine qu’en dehors d’elle (26 années à l’intérieur). D’abord chaudronnier en CDI, fabriquant du matériel acheté par les éleveurs, il est rencardé par son frère, qui travaillait pour le même groupe mais à Bessines-sur-Gartempe — frère licencié en 2015.
En 1989 la santé de l’entreprise est telle qu’on est assez facilement embauché. (Comme me l’a dit Stéphane Ledormand, « ce qui faisait la réputation de l’usine c’était qu’il y avait du boulot et qu’on était payés ».)
— En 1989 on est presque 600 vous savez… cette usine c’est le fleuron, c’est donc une fierté d’y travailler, par rapport à la petite boîte qui m’employait auparavant.

Donc la fierté c’est aussi d’être d’un lieu et d’une histoire (collective). De prendre une part active à cette histoire.

Très vite il est nommé chef d’équipe et doit diriger une trentaine de personnes. Mais parce qu’il est bonhomme, me dit-il, proche des collègues et juste, « les vieux briscards » l’acceptent.
— Pendant longtemps je vais faire les 2/8, de 5h à midi trente et, la semaine suivante, de midi trente à 20h. C’est en 2009 seulement que je vais arrêter, et c’était bien d’arrêter car j’étais fatigué, usé. Au début quand on est jeune ça rend service, ça permet de faire des travaux dans la maison ou dans l’appartement. J’ai trois filles. L’aînée a 25 ans, celle du milieu 22 et la petite dernière — enfin… petite… — 17. Ma femme est Atsem mais la mairie ne l’a enregistrée que comme agent technique, pour la payer moins.
Donc tu rentres du boulot pour bosser. Monter une cloison en carreaux de plâtre pour faire deux chambres dans une seule car les deux grandes se disputent tout le temps, par exemple.
Mais à un moment le corps ne suit plus, t’es usé.
Tant que l’entreprise carbure, on peut se sentir payé de cette fatigue, voire de cet épuisement — en contribuant à une histoire discrètement glorieuse à laquelle on tient, donc, puisque cette « gloire » ruisselle sur les employés qui, en retour, se donnent pour entretenir cette réputation. Cercle vertueux. Qui explique l’attachement des salariés à leur travail et à leur savoir-faire.
Le site est alors le premier employeur privé du département, et l’industrie automobile un secteur qu’on dira noble, valorisant. Dans le sillage des Trente Glorieuses, la voiture est encore le bien de consommation emblématique. On y investit plus, mentalement, que dans la machine à laver ou dans le frigidaire.

Quand l’entreprise Altia rachète le site en 2009…
— … ils nomment un directeur intéressant qui va redistribuer une belle partie des bénéfices générés par le travail sous la forme de participations et d’un intéressement. Ça existait déjà mais c’était un goutte à goutte (30 euros par trimestre, reversés aux salariés).
Avec Michel Voignier, ce sera 300 euros par trimestre pendant deux ans, et une prime d’intéressement de 1 000 euros qui sera versée une fois, avant que les trois actionnaires mettent un terme à cette gabegie.
Idem : Voignier va relancer les investissements en développant une activité de tôlerie qui devait permettre au site de ne plus dépendre entièrement des choix stratégiques des constructeurs (Renault et Peugeot). Cette diversification sera très bien accueillie par les salariés qui n’aimaient pas du tout l’idée d’avoir tous leurs œufs dans le même panier.
— En tôlerie, en plus, c’est des processus courts. Ça permet de faire entrer de l’argent rapidement, alors que dans l’automobile il faut deux ans pour qu’une commande soit affectée et qu’elle entre en production.

Le premier coup de frein à cette redistribution et ces investissements consistera à ne pas recruter « l’armada de commerciaux nécessaire pour vendre cette nouvelle activité, et amener de la charge de travail ». Sans eux, cette diversification devait rester lettre morte, et cela les salariés de GM&S vont le comprendre très rapidement.
Le licenciement du directeur sera un autre signal, certainement coupable d’y croire, ou d’en avoir envie, ou de jouer un double jeu. (Yann Augras : « Il ne faisait pas remonter assez d’argent, ils le font sauter. »)
Le troisième coup de frein — nettement plus spectaculaire — explique que dans l’usine occupée cet été, huit années après le départ de ces trois directeurs, leurs noms soient encore brocardés, en lettres rouges, de 80 cm de haut. (Quand j’arrive sur le site de La Souterraine, le 13 septembre 2017, je découvre ces inscriptions au sujet desquelles je dois penser à vous raconter un bon mot, plus tard. L’une des deux plus grandes dit ceci : « Cardwell – Durand – Adolph – Cohen – Colla = escrocs.» (L’autre dit : « 283 familles sacrifiées par des patrons voyous. »)
Durand, Adolf et Cohen sont les trois actionnaires ou dirigeants d’Altia qui vont constituer une société civile immobilière qui imposera un loyer à l’usine, d’un montant de 42 000 euros mensuels (7). Soit 504 000 par an. Ce qui s’appelle siphonner une trésorerie, des comptes. Le tout passant directement dans la poche de ces trois-là. Une saignée. Une tique vient de se poser sur la bête, elle va la vider de son sang.
À compter de ce moment là, tout ira de mal en pis, les difficultés commerciales ou comptables vont commencer à se faire sentir. « En janvier 2013, la trésorerie est à sec, les dettes envers les fournisseurs s’accumulent, les salaires sont versés avec retard et font craindre un redressement judiciaire. Si la conjoncture est plus que morose dans le secteur automobile, la crise est aussi structurelle (8). » Ces difficultés vont entraîner le rachat par Transatlantic Industries pour un euro symbolique.

Les propriétaires vont se succéder :
— Depuis 1989 le site a changé (il compte sur un listing qu’il a téléchargé sur le net parce qu’il y en a tellement, me dit-il, qu’il serait sûr d’en oublier un) dix fois de nom : Socomec, SER, Aries, Wagon, Sonas, Halberg, Altia, Transatlantic Industries, GM&S… GMD maintenant…
Quelle valeur ont les noms et les mots s’ils meurent aussi vite, remplacés par d’autres, qui ne colleront pas plus à la chose, ce site, qui s’il est à toutes ces boîtes est à personne en vrai, si ce n’est à ceux qui continuent, eux, d’y travailler, de vouloir qu’il vive.
Ou : quelle valeur ont les choses qu’on peut saisir par différents noms, indifféremment ? On dirait un jeu de bonneteau : il faut toujours se demander sous quelle nom-gobelet se trouvent les hommes, les murs et les machines.
Or en étant chef d’équipe on ne peut observer ça d’un œil narquois ou indifférent (du genre « les patrons passent mais la caravane reste »).
— Quand t’es chef d’équipe tu dois répercuter les décisions de la hiérarchie, qui sont prises en fonction des nouvelles stratégies. Ce qui était faux la veille devient vrai, et c’est à toi de le faire savoir. Quand ça arrive tous les dix ans ça va. Quand ça arrive douze fois en moins de trente ans, tu deviens fou car toi tu n’es pas une telle girouette, ni ton équipe.
Alors quand par-dessus ça les changements de nom s’accompagnent de plans sociaux, qu’en 2009 tu passes de 360 à 314 salariés, pour, en 2014, en perdre encore 40, et, en 2017, 156… Ce n’est plus seulement que tu perds le nord, tu es assommé aussi (9).
Mais cette position inconfortable permet aussi de prendre la mesure d’une dégradation du nombre des commandes, et l’accélération de cette baisse au cours des trois dernières années. Moins de séries de pièces à fabriquer, mais aussi des séries dont le volume diminuait.
— Que tu fabriques 3 000 exemplaires par jour d’une série, ou que tu n’en presses que 200, la préparation du processus est la même, et donc la facture de cette préparation aussi. Du coup la pièce fabriquée à 50 000 exemplaires revient plus cher, et elle est facturée bien plus. Donc plus les séries qu’on nous commande sont mesquines, plus nous sommes chers et moins nous sommes légitimes.

Si le volume des séries baisse ce n’est pas que l’on vend moins de voitures. C’est que les constructeurs (Renault et Peugeot pour GM&S) ont délocalisé une partie de la production des sous-traitants. Au Brésil par exemple. Doublant presque toutes les unités de production en deux ans à peine.
— Ça ressemble à une fermeture programmée pour être douce (invisible car progressive) mais inéluctable. La preuve : on ne produit plus depuis juin et ça ne leur pose aucun problème. Les pièces dont ils ont besoin, ils sont en capacité de les obtenir intégralement d’autres sites.
Mais avant d’avoir doublé tous les postes de production, c’est-à-dire avant que le site de La Souterraine devienne inutile, pourquoi vouloir fermer ? Pour Alain il faut y voir la colère froide des constructeurs qui avaient une préférence pour GMD. Mais c’est le dossier de GM&S qui fut choisi par le tribunal de commerce de Paris, en décembre 2014. Parce que l’entreprise de Gianpiero Colla était à l’époque la mieux-disante sur le plan social. Ne faisant pas confiance à l’entrepreneur italien (« Parlant couramment français, me dira Julia X, au point d’en connaître les gros mots »), les constructeurs se seraient vengés, en étouffant GM&S, en doublant tous les postes, pour que GMD (de fait l’actuel repreneur) soit de nouveau en mesure de racheter le site. (« À partir de 1995 les constructeurs veulent des gros sous-traitants pour que, étant gros, ils puissent les suivre à l’étranger, au Maroc ou dans les pays de l’Est », explique Patrice Mancier.)
J’ai un peu de mal à croire à cette explication qu’on me servira souvent, que le scénario de la dernière reprise (GMD dirige officiellement le site depuis le 1er septembre 2017) semble par ailleurs accréditer. Mais Alain enchaîne :
— Leur cynisme n’est pas une découverte hein, c’est même pas du tout une surprise. La stupeur si tu veux, et la colère, c’est l’impunité de ceux qui font ça. Prends le CICE par exemple, décidé par Gattaz qui forçait la main de Hollande en promettant un million d’emplois en échange — il avait même fait un pins, y’avait marqué « Un million » !
L’indécence à la boutonnière : 740 000 euros ont été versés à la GM&S dans le cadre du CICE. Mais cet argent ne s’est pas transformé en investissement (aucun me dit Alain), et il n’a pas permis la moindre embauche, l’entreprise s’en servant pour payer les salaires (10).
— Renault et Peugeot versent des dividendes extravagants à leurs dirigeants, et nous on milite pour avoir la supra-légale et on n’obtient rien que des coups de matraques et des gaz lacrymogènes.
À Égletons par exemple, le 4 octobre 2017. Alors que les élus creusois réclamaient une entrevue avec Macron, pour plaider la cause du territoire et des salariés de GM&S.

Patrick Brun a perdu en doigt sous une presse où, dit-il, beaucoup de ses collègues ont laissé des phalanges ou des doigts complets. Ainsi Patrice Mancier : « Le 17 mars 1979 — le jour de ma fête — j’y laisse une phalange. Comme on dit, c’est le métier qui commence à rentrer. »
— Aujourd’hui, c’est plus vraiment possible, en tout cas ce ne serait plus banal si ça arrivait.
Quand je sers la main de Patrick, je sens ce doigt qui manque, le compte n’y est pas.
Nous ne sommes pas à La Souterraine, mais dans une brasserie près de la gare d’Austerlitz, le lundi 23 octobre. Ils sont cinq à être montés dans une voiture, ce matin, pour venir jusqu’à Paris, où ils ont rendez-vous avec un conseiller d’Emmanuel Macron. À l’Élysée par conséquent. Jean-Marc est allé chez le coiffeur. Je sens chez eux un très faible espoir, il pourrait se passer quelque chose aujourd’hui. « L’Élysée veut peut-être faire un coup de com’. »
Je ne sais ce qu’en pense Patrick lui-même, mais il semble plus réservé. Il complète ce que m’ont dit certains de ses collègues lors des précédents PSE, les salariés du site avaient pour eux ce que l’on appelle un trésor de guerre : l’ensemble des matières premières achetées et l’ensemble des pièces produites non encore livrées, dont Renault comme Peugeot avaient besoin pour alimenter leurs propres chaînes de montage. Ce moyen de pression garantissait aux salariés de La Souterraine une issue un tant soit peu favorable. Lors du premier PSE, les constructeurs ont accepté de verser une indemnité supra-légale (18 000 euros). Lors du deuxième PSE, en 2014, l’indemnité sera de 30 000 euros. Ce qui n’est pas tant quand s’ouvre devant vous une période de chômage qu’on peut facilement imaginer longue et angoissante.
L’ambiance est lourde et en même temps chacun s’accroche à un espoir qui n’est presque plus un espoir mais presque seulement un doute, une interrogation : « S’ils nous ont fait venir c’est bien pour nous dire quelque chose, pour nous annoncer quelque chose… »
Ils partent pour l’Élysée, je rentre à Vanves.
À 17h30 je demande à Yann Augras comment s’est déroulée la réunion. Son texto : « une catastrophe. »
J’attends que les premières dépêches soient publiées sur le net pour apprendre qu’en effet le gouvernement voulait bel et bien faire un coup de com’ mais sur le dos des GM&S, et non — d’une certaine manière — qui les rendrait aussi gagnants. « Le gouvernement choisit la fermeté » — horrible langue des journalistes.
— Toutes nos propositions, les plans alternatifs qu’on a énoncés pour la vingtième fois, ou les demandes désespérées comme la supra-légale, à tout ils ont répondu « non ». Macron n’est pas venu lui-même. Rien, on n’a rien. Ils nous ont fait faire 800 km pour jouir de nous voir repartir la queue basse. Et c’est pas une affaire d’argent car nos plans alternatifs ne coûtent rien — moins que les allocations chômage de 150 salariés en tout cas. Non, c’est une affaire de principe.
Et si c’est une affaire de principe et non d’argent ou d’utopie c’est que la lutte des classes est une réalité cruelle — alors qu’on a essayé de nous faire croire, 20 ans durant qu’elle était une paranoïa ; la classe moyenne semblait être le destin de l’Europe occidentale. Depuis ce fantasme a explosé. L’Allemagne de 2017 a 13 millions d’Allemands sous le seuil de pauvreté, et seulement 2,5 millions de chômeurs — voilà l’horizon du salarié européen : avoir un travail salarié, déclaré, mais vivre tout de même sous le seuil de pauvreté.

Élodie X est née en 1990, dans la Haute-Vienne, à quelques kilomètres de La Souterraine. En juin 2011 elle est embauchée en CDD par cette entreprise qu’elle connaît parfaitement puisque son père, cariste, y travaille depuis longtemps, puisqu’elle y a travaillé quelques étés déjà, etc. « C’était une solution de facilité car j’y connaissais presque tout le monde, mais j’y ai pris goût. » Elle terminera son année de licence en parallèle, enchaînera trois CDD avant de signer un CDI, en avril 2013, pour travailler à l’administration des ventes.
— En étant dans ce service je voyais les commandes baisser, et les directions se succéder.

(Jean-Yves Delage : « On a vu les commandes baisser, et quand il en arrivait c’était des séries de moins en moins importantes. On s’inquiétait : Que fait notre direction ? “C’est dans les tuyaux.” Ben ça devait être des tuyaux percés car on voit pas de nouvelles pièces nous être commandées. On ne faisait plus que des pièces pour des modèles dont on savait qu’ils allaient arriver en fin de vie. “Ça va pas aller bien loin…” Que font nos commerciaux ?! On nous cachait que tout allait mal en nous répondant que tout allait bien. »)

Élodie X :
— Au temps de GM&S, pas un seul marché n’a été pris. Pourtant le directeur s’était présenté — c’était si déplacé ! — en nous expliquant qu’on pouvait dormir tranquilles « parce qu’[il va] au sport d’hiver avec un grand constructeur automobile ».

(Marc Bery citera aussi ce dernier directeur en parlant de commedia dell’arte : « Vous pouvez respirer, le fils du PDG de BMW vient dormir à la maison » ou dans un autre registre, évoquant ses expériences professionnelles précédentes : « C’est moi qui ai sécurisé l’aéroport de Sarajevo » et « Quatre personnes en Europe ont le permis de port d’arme dans les avions, dont moi ». Mais il n’est pas qu’exotique cet homme, dira Serge Mignon : « À cause de l’étiquette Altia, va-t-il nous dire, il faut se faire discret. Nous, les salariés. Pendant un temps. Pas de grève, il faut filer doux. Quel scandale tout de même ! Altia pille l’usine, et c’est aux salariés de se faire discrets comme s’ils étaient les voleurs. »)

Élodie X, à nouveau :
— Après les congés d’été de l’été 2016, on sait tous qu’on va dans le mur. Il y a de la colère, de l’amertume. On a mis toute nos tripes dans la boutique !

Élodie X a un tic de langue : « comme je dis », « comme je dis toujours ». Elle n’a que 27 ans pourtant. Elle porte une histoire bien plus large que ses épaules ou bien plus longue que son CV.
— Cette colère a été usée par la répétition : la fin d’Altia, la fin de GM&S… La fin d’Altia, déjà, c’était chaud pour moi. Mais il y a eu assez de départs volontaires et je n’ai pas été inquiétée. À ce moment-là, comme peut-être à chaque fois, nous nous sommes dit que nous n’avions pas envie de revivre ça à cause de la tristesse et de l’angoisse. Et puis voilà, avec GM&S, c’est pire, GMD laisse 156 personnes sur le carreau ! La lettre de licenciement, ça fait mal aux tripes quand même !
(Les tripes, encore.)

Patrick Brun, à nouveau :
— Donc, pour les deux précédents PSE on avait de quoi faire pression et l’obtenir, cette supra-légale. Mais depuis près de six mois, on n’a plus l’espoir de sauver l’emploi. On exige à nouveau, au moins, cette indemnité supra-légale. Or on n’a plus ce trésor de guerre qui nous a servi les deux fois précédentes. Au cours des trois dernières années, les constructeurs ont organisé le doublement de la production par d’autres sites — au Brésil notamment. Depuis juin 2017 l’usine ne tourne plus et les constructeurs ne semblent pas à la rue… Ils ont plus besoin de nous.
Alors comment croire qu’ils cèderont un centime de plus que ce qui est prévu par la loi dans le cadre d’un licenciement ?!
— Quand ils nous ont accordé cette supra-légale c’est qu’ils étaient contraints, par nous, et non pour des raisons humaines, et non parce qu’ils auraient un sens de la justice. Là on ne les tient plus et ils montrent leur visage sans ambiguïté : des salauds indifférents.

Mais quand t’as plus rien, tu fais quoi ? Quand les huissiers viennent pour prendre ta maison, tu fais quoi ? Tu t’enchaînes à ton portail, tu te barricades dans la cuisine. Quand les CRS viennent te déloger de l’usine ou de l’entrepôt, tu fais pareil ? Tu t’accroches à ce qui te reste, aux murs de l’usine. Tu as tellement donné à ce travail, tu as participé à l’agrandissement du site, tu en as installé toutes les machines… Tu y as fait tous les travaux que tu n’as pas eu le temps de faire dans ton pavillon, ta ferme ou ton appartement… Quand tes enfants ont été en âge de travailler l’été ils connaissaient déjà tout le monde et tout le monde les connaissait… Donc quand on veut te vider de ce lieu qui se confond tellement avec ta vie, tu le pièges, tu disposes des bonbonnes de gaz un peu partout, reliées entre elles. Pas sans trembler car tu sais exactement à quelle distance sont les premières habitations, une fois sorti de la petite zone industrielle, mais les possibilités de se faire entendre n’existent plus alors plus ça va plus tu cries fort, jusqu’à être défiguré, enlaidi par ce cri. Mais à qui imputer cette laideur ? À ceux qui n’ont pas entendu crier jusque-là, ou qui ont monté le son de l’iPod, ou de BFMTV. « Effectivement nous ne sommes pas Whirlpool dépendant d’un groupe américain sur lequel il est plus facile de taper que sur les constructeurs dits français ! », expliquait un communiqué de la CGT.

Se battre, se débattre

Serge Mignon est né en 1961. C’est un des trois cadres avec qui je vais pouvoir m’entretenir.
— Lorsque j’arrive sur le site, il y a 33 ans, je me dit « J’y suis pour quelques mois ». Et voilà…, dit-il avec le sourire de la Joconde. Aujourd’hui je suis licencié et ça fait mal parce qu’on était bons, on a bossé, on a aimé cette boîte. La boîte a capoté mais c’est pas parce que les gars ont mal bossé…
Il marque une pause.
— Le mal que ça fait de ne pas être la cause de ce qui t’arrive !

(Franck Cariat, après un silence identique : « Qu’on nous fracasse l’entreprise comme ça… ! » Et après un autre silence : « Carlos Ghosn s’octroie des dividendes mais jette des mecs qui bossent depuis 35 ans pour Renault et Peugeot… Comment peuvent-ils se regarder dans la glace ?!… Quel gâchis d’avoir bossé autant, s’être formé encore et encore… pour ça ! »)

Marc Bery : « Je suis un grand démocrate, j’ai toujours lutté contre ceux qui ne votent pas, eh bien avec cet épisode-là je finis par comprendre. Je l’ai dit à monsieur Bruno Le Maire quand il est venu (bon, vous pensez bien qu’il m’a pas écouté) : quand l’État donne de l’argent à une entreprise, aucune loi ne donne le droit à l’État de contrôler si cet argent va bien dans l’entreprise, et non pas ailleurs. C’est fou. »

Vincent Labrousse est l’autre leader de cette lutte qui dure depuis un an, sur le site de La Souterraine. Au cours de ma première journée d’entretiens sur place, c’est lui qui, le premier, évoquera la Seconde Guerre mondiale. Je suis un peu surpris mais je garde ça pour moi. Depuis 2007 et mes premiers séjours en Afrique sub-saharienne, je sais que ce qui me surprend est la marque d’une intelligence qui me dépasse, et non d’une ineptie. Aux alentours de l’usine Fralib à Gémenos, ou sur les silos des Moulins Maurel, à Gémenos, il n’y en avait que pour le Che (pochoirs, peinture, bombes de peinture, affiches…). C’était en 2014. À La Souterraine je vais devoir chercher avant de dénicher un drapeau montrant le visage de l’icône, dans un bureau. La résistance aux Allemands, en revanche, oui, ou au gouvernement de Vichy.
Vincent est né en 1970, il a 47 ans. Mais fils d’un père qui l’a eu « sur le tard », il est aussi le fils d’un père qui aura fait une grande partie de la guerre dans la Résistance. Ayant fui le STO il va d’abord se cacher dans la maison familiale. Et c’est depuis la pièce où il est caché qu’il verra son propre père emmené par des gendarmes français, suite à une dénonciation pour faits de résistance. Il sera déporté en Allemagne, et fusillé là-bas. De ce grand-père mort en déportation, Vincent Labrousse ne saura que peu de choses. Ce n’est qu’en 2015, quand il lui faudra vider la maison familiale, qu’il trouvera quelques papiers le concernant, dont son livret militaire et ses cartes d’ouvrier syndiqué, datant de l’entre-deux-guerres.
Vincent n’est pas un va-t-en-guerre, ni un idéologue. Il répète souvent qu’il faut « faire avec ceux qui veulent faire, au-delà des étiquettes ». Si un maire de droite est sincèrement engagé dans la défense du territoire, travaillons avec lui. Vincent est un peu stratège, moins bouillonnant que Yann Augras — à qui il ne faut pas l’opposer car un lien indéfectible les unit, qui tient encore à la Seconde Guerre mondiale. Yann dit : « On prendra les fusils l’un pour l’autre, c’est certain. »

Cet imaginaire de la Résistance ressurgira encore dans le témoignage de Franck Cariat, qui semble être la douceur même. Discret, plus jeune qu’il n’y paraît — il est né en 1975 — on l’imagine mal sur une barricade ou un fusil entre les mains. C’est peut-être cette discrétion qui explique son émotion — forte, cela se voit — au moment d’envahir la chaussée de la place de l’Étoile, le 19 avril 2017, quand après avoir manifesté devant les show-rooms de Peugeot et Renault (et s’être pris des gaz lancés par les CRS) ils vont tourner autour de l’Arc de Triomphe, par deux fois, bloquant à eux seuls (une centaine) la circulation. Une policière en civil lui ordonnera pourtant de reculer, mais en réponse, Franck, encouragera ses camarades à le suivre.
— À quoi pense-t-on quand on fait ça, dans un lieu aussi étrange que cette place aux proportions si peu humaines ?
— J’ai pensé aux résistants et aux Américains qui ont défilé ici en 1944. J’ai frissonné, c’était complètement fou. Ça nous portait.
Pour ces ouvriers qui sont en majeure partie creusois, et de familles creusoises, l’histoire du territoire n’est pas un mot lancé en l’air. Le maquis, la Résistance, cette histoire forge encore les courages, innerve leurs émotions. (« Quand je ne pouvais pas accompagner les collègues sur telle ou telle action, j’étais suspendu au téléphone, à demander aux collègues “Alors vous en êtes où ? Vous faites quoi ? Ils réagissent comment ?”… » confie Michel Prudhomme, chef d’équipe, licencié après 38 années à travailler sur le site.)
La lutte n’est pas immédiatement un morceau d’Histoire, elle devient ce morceau d’Histoire parce qu’elle aide les salariés à se dépasser, à se transcender.
La vie de Franck jusqu’à présent, n’est faite que de ce mouvement-là, qui tranche — pardon de me répéter — avec sa discrétion, sa timidité.
S’il est sorti de la filière générale pour passer un CAP, il va enchaîner avec un BEP et revenir dans la filière générale pour passer un bac pro. Et après avoir travaillé entre 95 et 2007, il va obtenir un congé individuel de formation, reprendre des études et obtenir un BTS, puis un master 1 qui va l’obliger à passer une semaine à Nantes toutes les trois semaines — cinq jours durant lesquels sa femme doit se débrouiller seule avec leurs trois enfants. Mais le couple est soudé, et solidaire.
Mais comme Stéphane Ledormand, Franck est habitué à prendre sur lui ; lorsqu’il a commencé à travailler, en 1995 (à Montluçon, en intérim) il a découvert les 5/8 : à travailler une semaine entre 5h du matin et 12h30 ; la semaine suivante entre 12h et 20h ; la troisième semaine entre 20h et 5h du matin ; la quatrième le week-end seulement, de midi à minuit ; et la cinquième semaine le week-end encore, mais de minuit à midi cette fois.
— Au bout d’un an à ce rythme-là, j’ai fait un malaise, et le médecin a constaté que j’avais 9.8 de tension.
Il revient donc en Creuse, fait de l’intérim à Bessines-sur-Gartempe, puis il commence à travailler sur le site de La Souterraine où pendant 9 années il va faire les 2/8.
Le type est endurant, il en veut.
— Lorsque j’étais en master, il y avait dans la formation des cours de psychologie, et de sociologie. Ce qui m’a beaucoup aidé sur un plan personnel. J’étais timide et maintenant ça ne me gêne plus, je peux parler aux médias par exemple.
Il y a donc un point commun entre le temps du travail (cette formation qui lui permet de suivre des cours de psychologie) et le temps de la lutte (parler aux journalistes) : dans les deux cas, la possibilité est gagnée de sortir de sa coquille, d’échapper aux déterminismes (psychologiques, nés souvent de déterminismes familiaux, ou scolaires).
— J’ai été désigné par les salariés pour être le trésorier de l’association de lutte et de soutien aux GM&S.
Le temps de la lutte, pour Franck et ses collègues, est un temps de métamorphoses. Habitués à endurer, à prendre sur eux des horaires qui désocialisent complètement, qui peuvent rendre fou, habitué à prendre sur eux des charges/horaires invraisemblables (l’intérim industriel de Stéphane Ledormand toute la semaine et ses nuits de pâtissier le week-end, en plus, et la jonction entre les deux, la nuit du dimanche au lundi, sans dormir), les ouvriers qui commencent une lutte vivent une sorte de tabula rasa très inédite pour eux. Alors l’ouvrir, décider qu’on ne supporte plus. Qu’on n’ira pas à tombeau ouvert en direction de la falaise. Cette métamorphose est extrêmement compliquée. Quand les conditions de vie étranglent, il est compliqué de s’insurger, bien plus qu’on ne croit, quand tout nous désapprend cela.
(J’écris ces lignes en ayant en tête une photo prise hier, le 16 octobre 2017, par l’écrivain Alain Jaubert, sur le chantier de La Samaritaine, au cœur de Paris. Elle donne à voir, cette photo, une pancarte qui normalement ne devrait être vue que des seuls ouvriers travaillant sur le chantier — mais une porte était ouverte, il a donc pu photographier cette pancarte et son texte ignoble : [deux logos : à gauche « Petit », au centre « Samaritaine », à droite quatre points rouge] « LES RÈGLES DU CHANTIER / Ne pas se plaindre / Être heureux chaque jour / S’aider les uns les autres / Garder la tête haute / Rire beaucoup / Rester motivé / Respecter le travail des autres / Ne pas crier / Être solidaire / Porter ses E.P.I. / Toujours positiver / Dire s’il te plaît et merci / Petit-déjeuner le vendredi tu amèneras. »)

Un jour il faut réagir. Jean-Yves Delage :
— Quand on a commencé je me suis dit « Je vais faire toutes les luttes » et je les ai toutes faites. Maintenant je sais que c’est foutu mais je vais continuer quand même, la moindre action décidée avec les collègues, j’en serai. Parce que j’adore cette usine, ce métier. Ça m’a tellement ému quand les gens nous disaient « C’est bien ce que vous faites ! »… On pourra pas dire qu’on s’est pas battus !

(Serge Mignon : « On a eu à faire à des mastodontes pourtant : Renault, Peugeot, l’État… C’était vraiment la lutte du pot de fer contre le pot de terre. »)

Jean-Yves, de nouveau :
— On est fiers de ces témoignages de sympathie. Au mois de mai il y avait 3 000 personnes pour défiler avec nous, pour nous, à La Souterraine. J’avais des larmes qui me venaient. On n’a jamais baissé les bras.
Les moments forts, pour lui ?
— Quand nous partions pour quelques jours, tous ensemble. Devant Flins, devant Poissy, au Mans… On construisait un petit campement, avec nos tentes, un feu… Il a pu faire très froid, même protégés par un duvet la nuit, mais quelque chose circulait entre nous, qui n’a pas de prix. Et puis quand même, on était peu et on bloquait des sites énormes… C’est un peu le combat de David et Goliath. A côté de Sens, le site de Villeroy fabrique des pièces de rechange pour Renault. En le bloquant, c’est toute la production de Renault qu’on bloque ! Renault perd 20 millions par jour si on bloque ça. C’était donc un site stratégique pour nous. On entre en contact avec la CGT locale. Parce qu’ils sont 250 salariés et 250 intérimaires, ils savent que ce qui nous arrive leur arrivera sous peu, ils sont avec nous.
Quand ils arrivent à 9h du matin — ils sont une centaine, deux cars —, le site est déjà bloqué par les camarades de Villeroy, et par ceux des GM&S qui ont fait le voyage avec leur voiture personnelle. Sur place, pourtant, pas de fraternisation excessive : les salariés de Villeroy comprennent le combat des GM&S mais ils craignent, eux aussi, pour leur travail. Dans la journée c’est la gendarmerie qui détourne les poids lourds censés livrer l’usine, et la nuit ce sont les GM&S.
— Dans toutes ces actions, à chaque fois, on aura bien ri aussi. Parce que c’est le seul truc qui nous reste encore. C’est ça qui m’a fait tenir jusqu’au bout. Un jour une dame m’a dit « Ce qui est beau dans votre combat, c’est votre sourire. »

« Syndiqués ou pas, cadres ou ouvriers, tout le monde était là, solidaire », précise Michel Prudhomme, chef d’équipe de 57 ans. « Ce qui est une particularité de notre lutte », précisera Vincent Labrousse.

— Un de mes plus beaux souvenirs, me dit Élodie X, restera la nuit passée devant l’usine Renault qui est à Villeroy, dans l’Yonne. Vers 2h tout le monde est parti se coucher sous les tentes qu’on avait amenées. Je suis restée avec deux collègues, plus âgés de quinze et vingt ans, qui n’étaient pas même des amis, avant ce blocage. Et on a chanté des chansons de Renaud, jusqu’à l’aube. Une sacrée nuit !
Renaud devant Renault ? Renaud pour bloquer Renault ?

Serge Mignon n’a jamais été syndiqué. En tant que cadre, m’explique-t-il, ça me paraissait normal d’être plus ou moins solidaire de la direction — ce que le reste du personnel comprenait mal, en général. Mais là, quand les ennuis sont devenus monstrueux, on s’est tout de suite sentis concernés. Notre boîte se cassant la gueule, on devait tous se battre ensemble. Alors tout l’encadrement s’est engagé dans la lutte. Lors des actions à l’extérieur, on retrouvait tout le monde. Dans la lutte, un plus vrai et un plus grand collectif se bricole spontanément. On s’est tous un peu découvert, des barrières sont tombées. Dans la lutte il n’y a plus de chefs, plus de cadres, et ça c’est quelque chose que je garderai, c’est vraiment important. Dans le combat, plus de hiérarchie, seulement un objectif commun.

Julia X — la vraie benjamine puisqu’elle est née en 1993 — est fille d’un père agriculteur et d’une mère qu’elle va me présenter comme « précaire » sans plus de précisions. Dans ses vêtements, dans la façon qu’elle a de se tenir et de se méfier, ou d’être réservée, tout indique pourtant une autre appartenance sociale. Titulaire d’un master pro en comptabilité, elle n’a jamais suivi, me dit-elle, les mouvements de grève.
— Les manifs j’étais réticente. On est un pays qui rame beaucoup et qui manifeste beaucoup… Mais là, j’ai trouvé la cause légitime… se battre pour son travail… Je ne suis pas trop intéressée par la politique, mais je vote.
Accepterait-elle de me dire pour qui ? (Je ne suis pas certain de bien la cerner, cela m’aiderait.) Non. Entendu.
Quand par un SMS elle a annoncé qu’elle arrivait, une heure plus tôt, j’ai senti tous les gars prêts à lâcher leur travail pour aller lui dire bonjour. Il y avait un peu d’électricité dans l’air, gentiment. Je le lui dis, pour la faire sourire.
— Je ne sais pas s’ils m’aiment bien mais moi je le les aime bien.

Alain Jambier dit un peu la même chose que Jean-Marc Ducourtioux. Mais d’abord ceci :
— La violence du pognon c’est pas une découverte, c’est même pas du tout une surprise. La stupeur et la colère c’est plutôt à cause de l’impunité de ceux qui ont planté la boîte en la pillant. Renault et Peugeot versent des dividendes extravagants à leurs actionnaires et nous on nous refuse l’indemnité supra-légale de licenciement, qui a été une ou deux fois accordée récemment. J’ai 52 ans, ça fait trente ans que je bosse ici… On dit qu’il y a 57 départs volontaires mais ceux qui partent c’est aussi par usure, dire « volontaire » c’est donc drôlement abuser… Voir les machines qui ne tournent plus ça fait drôlement mal au cœur… Les médocs c’est pas pour les chiens ; si j’en prenais pas en ce moment je pourrais pas être là pour répondre à vos questions, j’aurais trop d’émotion et de colère… J’ai commencé à en prendre en décembre, je comprenais que la grande vague arrivait… En même temps que les médocs je me suis dit « Tu ne dois pas t’isoler, tu dois aller te battre avec les autres ».
Depuis décembre 2016, les GM&S ont inventé 47 interventions publiques pour sensibiliser à la catastrophe humaine et sociale qu’ils étaient en train de vivre.
— J’ai pas participé à toutes parce que j’ai du diabète alors les déplacements sur plusieurs jours je ne peux pas, mais sinon j’ai tout fait, oui. Pas tant au début, en fait, tellement j’étais choqué, mais une fois que les médocs ont commencé à faire effet j’ai été de toutes les actions.
Les antidépresseurs pour faire la guerre.
— Je crois que je dois à ma femme et à mes filles et à moi-même de ne pas avoir à regretter un jour de n’avoir rien fait. Je me disais « Il faut que tu te battes pour ne pas regretter de ne pas l’avoir fait ». Et puis ce que tu vis c’est des moments plutôt chaleureux, de liberté et de retrouvailles avec les collègues. Sous les tentes devant le site de Poissy on a eu des beaux moments de rigolade. On pourrait dire que j’ai aimé ça… C’était la vraie vie, c’était de la convivialité, on était soudés, alors même qu’on avait du mutisme en face de nous, et des CRS.

Et Franck Cariat, le discret :
— Quand on est en déplacement, j’emmène tout le temps des feux d’artifice, pour le soir. Je suis l’artificier du groupe ! Et ici aussi on en a beaucoup tiré. Le dernier en date c’était pour le premier CE du repreneur, GMD. Je l’ai préparé si fort qu’ils ont tous eu les pétoches ! Une détonation colossale.
Calculée pour dire au repreneur et aux administrateurs l’énorme détermination des salariés.
— Pour ce qui est du piégeage de l’usine, c’était autre chose. Toutes les bonbonnes de gaz placées, reliées. Les médias sont venus, c’était le but en quelque sorte parce que pour le reste… il y a des habitations très proches du site, pour nous il était clair qu’on ne pouvait faire courir le risque à d’autres personnes que nous-mêmes (des vitres qui pètent, des gens que ça blesse, le risque d’arrêts cardiaques aussi…) Mais cette crainte-là ou cette réserve c’était pour nous, entre nous. Car le message c’était bien sûr « On n’a plus rien à perdre » Alors les médias accourent évidemment… Bon, bref. Et là il a fallu qu’on explique qu’on n’était pas des casseurs.
La situation est paradoxale, évidemment. Elle pourrait presque faire sourire. Mais ce qui est dit, en fait, c’est l’obsession des salariés que tout violente par ailleurs : ils tiennent à leur honnêteté viscéralement, c’est leur dernière planche de salut en vrai. Et cela, au lieu de faire sourire, est proprement tragique : ils se font dépouiller de vingt ou trente années de travail par des charognards qui utilisent la loi et l’argent public à des fins personnelles, des patrons-voyous en vrai, mais ils tiennent — les GM&S et tant d’autres salariés en lutte —, à rester honnêtes, et qu’on le dise. Ils pourraient devenir cyniques, et aussi désinvoltes avec l’idée de justice et d’honnêteté que leurs patrons, mais non, à aucun moment ils ne prennent cette voie-là.

— Quand on se fait porter par quatre CRS, me dit Michel Prudhomme (chef d’équipe), deux pour les bras et deux pour les jambes, c’est dur, on s’attend pas à ça dans la vie. C’est insultant quand on voit tous les efforts qu’on fait pour rester honnêtes ! On n’a jamais montré aucune violence.

Ici une digression qui n’en est pas une : les parents de Jean-Marc Ducourtioux ont une petite exploitation de 30 hectares qui déjà à cette époque ne suffit presque pas pour faire vivre une famille. Ils ont 30 vaches, des limousines. Et 1 000 porcs par an.
— Énormément de boulot pour pas grand-chose.
Très jeune il doit aider.
— À 10 ou 11 ans j’étais déjà sur le tracteur, et les corvées évidemment c’était pour moi, c’est comme ça.
Quatre générations dans deux pièces.
Alors quand il achète sa propre maison, en 1993, il en choisit une qui a du terrain de façon à pouvoir vivre avec des animaux : des chevaux qu’il dresse lui-même, et d’autres qu’il a en pension, des cochons laineux…
— Et des nandous, et des émeus.
— ???
— Tu ne sais pas ce que c’est ? Un émeu tu sais pas ce que c’est ?
— J’avoue, non.
— Ça t’émeut pas alors !
— Olé.
— Les émeus c’est des petites autruches, de la famille des ratites. Les nandous ce sont aussi des petites autruches, qui viennent d’Amérique du Sud, des plateaux argentins.
— Tu en as beaucoup ?
— Comme ça.
— C’est pour la viande ?
— Non, pour la déco !
Nous rions tous les deux.
— Est-ce que j’ai une tête à faire de la viande là-dessus ?
Faut-il avoir une tête ? Quelle serait cette tête ?
— Même si j’suis fils de paysan… J’étais trop… trop… animaux. Moi ça m’aurait fait du mal d’élever des choses pour… C’est un peu ça aussi qui m’a freiné pour reprendre la ferme familiale. J’étais trop fleur bleue. Ma mère des fois elle en pleurait quand elle vendait des bêtes… Moi je la voyais faire, et ça m’a touché.
— Oh là là.
— C’est pas des conneries hein.
— Ah mais je m’en doute que ce n’est pas des conneries !
— C’est compliqué de faire du bizness sur les animaux quand tu les aimes… C’est pour ça qu’après moi j’en ai fait mon loisir, mon projet.

Vous en conviendrez, ce n’était ni une parenthèse, ni une digression ; il fallait faire ce portrait de Jean-Marc, cégétiste, en agneau bouffé par des loups (11). Parce que le relief est partout, y compris chez l’un des deux leaders, Yann Augras : « Je suis délégué pour défendre ceux qui n’osent pas. J’ai toujours aimé négocier, mais je n’aime pas blesser. » Yann qui dit toujours vouloir mettre (au préfet, au Président, aux CRS, etc.) « une grosse bourrée », qui parle aussi facilement à ses collègues qu’à François Hollande ou Emmanuel Macron. Yann Augras, celui qui a du mal à croire à sa propre intelligence. « Je ne suis pas là pour faire du mal à qui que ce soit. Quand je dis des choses vexantes après je m’en veux. Il y a très peu de gens que je n’apprécie pas. »

S’en sortir

Ils vont être quelques-uns à m’avouer avoir été soulagés de recevoir leur lettre de licenciement. Pour deux raisons.
Il y a ceux qui n’en pouvaient plus de vivre avec ce couperet au dessus de leur tête, couperet déjà tombé par deux fois au cours des dix années précédentes, les « épargnant » (ce n’est évidemment pas le bon mot)… mais plus on s’en sort, plus on croit qu’il s’agit d’une roulette russe et qu’on ne s’en sortira pas toujours ainsi. Certains, dans d’autres milieux, d’autres contextes, peuvent se sentir indestructibles, au contraire, après avoir survécu à deux ou trois orages. Mais ici, bien évidemment, au sein d’un groupe et d’un métier plus souvent présenté comme un anachronisme ou une chose honteuse, les femmes et les hommes qui s’en sortent s’en sortent en tremblant de plus belle. Ils ont intégré l’idée qu’une forme de mort était au bout et qu’un jour ce sera leur tour.
D’autres seraient presque soulagés d’être vidés car ils ne croient pas un instant dans la survie du site. (GMD ambitionne un chiffre d’affaires de 23 millions et d’après les calculs des salariés, il faudrait qu’ils soient 180 pour y parvenir, et non 120. « De deux choses l’une : où il aura recours à l’intérim, ou cette reprise masque mal un autre PSE dans six mois, dans un an. Il se murmure que des Espagnols seraient venus visiter GMD la semaine dernière, il va revendre. Il nous a rachetés pour rendre son groupe plus impressionnant. ») Pourtant ils peuvent avoir encore deux enfants à charge, comme Alain Jambier, qui a 52 ans… « Seule l’aînée est indépendante », ou comme Stéphane Ledormand, père de deux enfants lui aussi. Licencié, malgré les critères sociaux inscrits dans le PSE.
D’autres encore, Jean-Yves Delage par exemple, sont heureux d’être vidés, en quelque sorte, car ils redoutent l’ambiance déprimante des ateliers quand les collègues ne seront plus que 120 dans un lieu qui, il y a quinze ans, employait encore 400 ou 500 ouvriers. Il faut entendre cela aussi : préférer le chômage (et tous les risques terribles qui vont avec — ne pas retrouver de travail, perdre sa maison, sa dignité) plutôt que vivre toujours avec cet horizon diminué, morbide. Respirer, au moins, espérer qu’on pourra, en étant dehors — quitte à ne pas pouvoir se tenir debout dans cet immense dehors.

Et il y a Yannick Richert, le plus jeune des hommes interrogés. « Ni soulagé ni abattu » :
— J’ai 35 ans, je n’ai pas grandi avec l’idée, peut-être stimulante, d’une sécurité particulière, liée au CDI. J’ai commencé à travailler en 2003 — du moins le vrai premier gros boulot. Mon regard distancié, ou désabusé… J’entre dans la vie professionnelle dans le contexte presque le plus morose. Moi c’est pas comme les gars qui sont entrés dans la boîte très tôt, en signant des CDI et en se disant « Si je signe un CDI c’est pas pour partir dans trois ans ou dans cinq ans. » Moi, quand j’ai signé mon CDI en 2014, j’savais très bien qu’j’allais pas faire vingt ans ici. La preuve, je suis licencié. Ça je l’avais plutôt assimilé dès le départ, que j’allais pas faire carrière. Ma génération, on est beaucoup à avoir fait des CDI qui portent pas forcément… Les CDI de chantier par exemple, ce qu’on appelle les CDI de chantier au final des CDD. À la banque, ok, ils permettent de signer pour un crédit si on voulait s’acheter une voiture alors qu’ils savent, à la banque, que tu peux très bien te faire vider au bout de deux ans. Moi j’ai donc toujours été un peu dans cette culture du CDI plus ou moins précaire. Bon ici je pensais pas que ce serait à ce point précaire, enfin que ça tomberait si facilement… Du coup moi j’étais volontaire pour partir. J’avais pas envie de rester, pas tant que ça, et je me suis dit « Si ça permet de sauver l’emploi d’un collègue qui a envie de rester »… C’qui a pas été le cas d’ailleurs… Du coup je me suis renseigné pour revenir vers les poids lourds et je me suis renseigné pour tout repasser, car y’a plein de trucs qui sont plus valables, tous les cinq ans y’a plein de trucs à renouveler. Le permis je l’ai toujours, hein, c’est juste qu’il y a beaucoup de normes qui changent, pour transporter les matières dangereuses par exemple. J’ai fait un devis en préfecture, j’en ai pour presque 5 000 euros.

Élodie X n’a que trois ans de plus que Julia X (12) mais dépositaire de la vie professionnelle de son père, déjà ouvrier sur le site pendant trente ans, elle est dans l’usine d’une toute autre manière. Pour autant, ce ressort ne doit pas masquer l’extrême fragilité qui résulte des événements :
— Je m’en doutais, que je serai licenciée, cette fois, vu qu’ils avaient annoncé que tout le service serait supprimé, mais même quand on s’y attend, ça fait mal quand le couperet tombe, et tu réalises là qu’il y avait une partie de toi qui refusait d’y croire.
— En sachant que le service était supprimé, est-ce que tu as commencé à préparer l’après ?
— Même si on réfléchit à l’après, on se lance pas dans des démarches pour autant. Je sais pas… Comme je dis souvent, ce s’rait tenter le sort, et comme je viens de vous dire, quelque chose en nous refuse d’y croire. Si on prépare la suite concrètement…

René Bastier vient me chercher à l’hôtel où je suis descendu — qu’ils ont choisi pour moi. Nouvelle journée d’entretiens.
— Même nous qu’on est repris, on s’est dit « merde ! ». On est gênés parce que les copains ne sont pas tous repris.
Les chômeurs ont honte parce qu’ils se font jeter, inutiles. Et ceux qui ont un boulot aussi, donc. Ils sont aussi dans la honte parce qu’ils gardent leur boulot… Tout le monde a honte. La honte c’est presque métaphysique, c’est une blessure au corps que tu fais avec le monde. C’est physique (épidermique) et métaphysique (plus de bulle, tu prends conscience de ta nudité, voire d’une forme de laideur, de solitude).

Michel Prudhomme, né en 1961 :
— Est-ce que j’ai un moment spécial à vous raconter ? Sur l’année de lutte ? Eh bien l’autre jour, quand Laurence Pache enregistrait les petites portraits, pour Télérama. Michel Pateloux il était au bord des larmes. C’était l’autre chef d’équipe maintenance, Michel, mon collègue… Il disait à Laurence et à la caméra « Je vais quitter ma famille », c’est-à-dire l’usine, les collègues, et il était au bord des larmes. Du coup j’étais très ému aussi, vous comprenez ? On est considérés par lui comme sa famille. C’était très émouvant de comprendre l’importance qu’on a eue pour lui.

Un autre souvenir ?
— Quand on a reçu nos lettres de licenciement, j’ai vu un collègue pleurer. Pourtant il fait partie de ceux qui sont repris. Mais il nous voyait partir.

14 septembre – 31 octobre 2017

Ajout du 19 janvier 2018

« Le Tribunal administratif de Limoges a annulé, pour un vice de forme, la décision de la directrice régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi de Nouvelle-Aquitaine du 15 septembre 2017.
Le Tribunal a, en effet, considéré que la décision du 15 septembre 2017 était insuffisamment motivée en méconnaissance des dispositions de l’article L. 1233-57-4 du Code du travail. Ces dispositions imposent à l’administration de motiver sa décision d’homologuer un plan de sauvegarde de l’emploi et en application de ces dispositions, l’administration doit faire figurer dans la motivation de celle-ci les éléments essentiels de son examen et, notamment, ceux relatifs à la régularité de la procédure d’information et de consultation des instances représentatives du personnel, ceux tenant au caractère suffisant des mesures contenues dans le plan au regard des moyens de l’entreprise et, le cas échéant, de l’unité économique et sociale ou du groupe, ainsi que ceux relatifs à la recherche, par l’employeur, des postes de reclassement. En outre, il appartient, le cas échéant, à l’administration d’indiquer dans la motivation de sa décision tout élément sur lequel elle aurait été, en raison des circonstances propres à l’espèce, spécifiquement amenée à porter une appréciation. […]
En l’espèce, faisant application de ces principes, le Tribunal a relevé, d’une part, que les mentions de la décision d’homologation selon lesquelles “la procédure d’information-consultation du comité d’entreprise est régulière” et “la procédure d’information-consultation du CHSCT est régulière” ainsi que le visa de différentes réunions de travail et d’information-consultation, ne permettaient pas d’expliciter les raisons pour lesquelles l’administration a estimé que ces procédures étaient régulières. Le Tribunal a, d’autre part, considéré qu’eu égard à la résolution adoptée par le comité d’entreprise de la société GM&S Industry France ayant indiqué qu’il n’était pas en mesure d’exprimer un avis, l’administration aurait dû faire figurer, dans sa décision d’homologation, les motifs sur lesquels elle s’est fondée pour apprécier la régularité de la procédure d’information-consultation du comité d’entreprise sur ce point, ce qui n’a pas été le cas (13). »

 


(1) Grâce à l’entremise d’Hugues Bachelot que je ne remercierai jamais assez.
(2) Dans le même temps je vais participer à la réalisation de sept portraits vidéos pilotés par Laurence Pache et publiés sur le site de Télérama le mardi 24 octobre.
(3) « Il y en a peu mais il y en a (Dagard à Boussac, Eurocoustic à Genouillac, et quelques autres sites, plus petits) », m’écrit Laurence Pache.
(4) Patrice Mancier : « Le principe est simple : il faut tout le temps rapporter plus. Aussitôt qu’un poste de travail a des trous de 25 secondes, les types cherchaient ce qu’ils pouvaient donner à faire au gars pendant ces 25 secondes. C’est la chasse aux temps morts, on ne peut plus respirer. Alors c’est sûr, c’était pas drôle, mais au moins il y avait encore du boulot. »
(5) Géraldine Messina, dans une chronologie rédigée pour le journal Le Populaire.
(6) À sa demande, j’ai changé les nom et prénom de cet homme.
(7) Stéphane Ledormand : « Ils procèdent toujours de la même façon : ils achètent pour rien une entreprise, au tribunal — ils en ont 45 dans le monde —, ils lui imposent une SCI et donc un loyer qui siphonne la trésorerie. Le scandale c’est que l’État, via la Banque publique d’investissement, est alors actionnaire de l’entreprise à hauteur de 20 %. On pourrait dire que l’État s’est fait enrhumer par Altia, mais en fait non ! Quand est-ce qu’ils leur ont réclamé l’argent public qui a disparu ? Quand est-ce qu’ils leur ont demandé des comptes — ils étaient actionnaires, ils devaient demander des comptes ! » De fait une plainte est bien en cours d’instruction (déposée notamment par la Banque publique d’investissement !), ainsi qu’une enquête pour abus de biens sociaux, faux et escroquerie. Si créer cette SCI et imposer à l’usine ces loyers revenait à utiliser la loi, d’autres remontées de cash doivent être jugées, certaines semblant parfaitement frauduleuses. Sur l’enrichissement personnel des trois dirigeants d’Altia, on ne peut que renvoyer à l’enquête de Dan Israel publiée par Mediapart : la colère des salariés de GM&S n’est en rien exagérée.
(8) Géraldine Messina, dans une chronologie rédigée pour le journal Le Populaire.
(9) Dans le documentaire Des bobines et des hommes réalisé par Charlotte Pouch entre 2014 et 2015, Driss Mountadir, salarié Bel Maille sur le point de perdre son travail, dit ceci : « Ça fait trois ans qu’on subit, que l’entreprise licencie à tour de bras… ça se saurait si les licenciements servaient à quelque chose. Mais malheureusement on savait très bien qu’c’était pas là la cause, la cause elle est pas là… Sinon, tu penses bien que beaucoup d’entreprises se redresseraient après avoir licencié. Mais non, ils cherchent pas le réel problème, d’où il vient. »
(10) Avant l’affaire du CICE (2015), les salariés de GM&S avaient déjà réclamé, en 2014, le reversement à l’entreprise des 1,787 millions d’euros de fonds publics qui n’auront pas été réinvestis dans l’entreprise, comme les dirigeants l’avaient promis aux collectivités publiques.
(11) Un autre aspect, à l’horizon de cette anecdote animale : celle de la mobilité. Comment déménager tous les cinq ans si on a tous ces animaux, nécessaires à la vie, à l’équilibre mental ? Patrice Mancier, collègue de Jean-Marc Ducourtioux, évoquera autrement la question de la mobilité : « Moi, j’ai 58 ans. Ma femme a subi deux licenciements économiques. Là, elle a retrouvé un emploi. Donc, je vais m’en aller et partir travailler à 200 km de La Souterraine. Ma femme va rester ici. Elle va pas quitter son emploi, elle a 56 ans, elle retrouvera rien d’autre après si elle quitte son emploi. Les maisons en Creuse ne valant rien, je vais vendre ma maison pour une bouchée de pain… Je vois pas son raisonnement. C’est complètement stupide. [Macron] connaît vraiment rien à la vie. Il a vécu que de belles choses, il connaît pas la vraie vie. » (Patrice Mancier dit cela après la visite d’Emmanuel Macron à Égletons, le 4 octobre, et les propos de Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur, le surlendemain, « qui ne semble guère mieux connaître la vie » que le président de la République, écrit Pierre Chevillard dans Marianne.)
(12) Je précise qu’elles n’ont pas de lien de famille, cet X indiquant seulement leur désir de relatif anonymat.
(13) Communiqué de presse du Tribunal administratif de Limoges.

 

 

Arno Bertina

Écrivain, Romancier

Rayonnages

FictionsRécit

Notes

(1) Grâce à l’entremise d’Hugues Bachelot que je ne remercierai jamais assez.
(2) Dans le même temps je vais participer à la réalisation de sept portraits vidéos pilotés par Laurence Pache et publiés sur le site de Télérama le mardi 24 octobre.
(3) « Il y en a peu mais il y en a (Dagard à Boussac, Eurocoustic à Genouillac, et quelques autres sites, plus petits) », m’écrit Laurence Pache.
(4) Patrice Mancier : « Le principe est simple : il faut tout le temps rapporter plus. Aussitôt qu’un poste de travail a des trous de 25 secondes, les types cherchaient ce qu’ils pouvaient donner à faire au gars pendant ces 25 secondes. C’est la chasse aux temps morts, on ne peut plus respirer. Alors c’est sûr, c’était pas drôle, mais au moins il y avait encore du boulot. »
(5) Géraldine Messina, dans une chronologie rédigée pour le journal Le Populaire.
(6) À sa demande, j’ai changé les nom et prénom de cet homme.
(7) Stéphane Ledormand : « Ils procèdent toujours de la même façon : ils achètent pour rien une entreprise, au tribunal — ils en ont 45 dans le monde —, ils lui imposent une SCI et donc un loyer qui siphonne la trésorerie. Le scandale c’est que l’État, via la Banque publique d’investissement, est alors actionnaire de l’entreprise à hauteur de 20 %. On pourrait dire que l’État s’est fait enrhumer par Altia, mais en fait non ! Quand est-ce qu’ils leur ont réclamé l’argent public qui a disparu ? Quand est-ce qu’ils leur ont demandé des comptes — ils étaient actionnaires, ils devaient demander des comptes ! » De fait une plainte est bien en cours d’instruction (déposée notamment par la Banque publique d’investissement !), ainsi qu’une enquête pour abus de biens sociaux, faux et escroquerie. Si créer cette SCI et imposer à l’usine ces loyers revenait à utiliser la loi, d’autres remontées de cash doivent être jugées, certaines semblant parfaitement frauduleuses. Sur l’enrichissement personnel des trois dirigeants d’Altia, on ne peut que renvoyer à l’enquête de Dan Israel publiée par Mediapart : la colère des salariés de GM&S n’est en rien exagérée.
(8) Géraldine Messina, dans une chronologie rédigée pour le journal Le Populaire.
(9) Dans le documentaire Des bobines et des hommes réalisé par Charlotte Pouch entre 2014 et 2015, Driss Mountadir, salarié Bel Maille sur le point de perdre son travail, dit ceci : « Ça fait trois ans qu’on subit, que l’entreprise licencie à tour de bras… ça se saurait si les licenciements servaient à quelque chose. Mais malheureusement on savait très bien qu’c’était pas là la cause, la cause elle est pas là… Sinon, tu penses bien que beaucoup d’entreprises se redresseraient après avoir licencié. Mais non, ils cherchent pas le réel problème, d’où il vient. »
(10) Avant l’affaire du CICE (2015), les salariés de GM&S avaient déjà réclamé, en 2014, le reversement à l’entreprise des 1,787 millions d’euros de fonds publics qui n’auront pas été réinvestis dans l’entreprise, comme les dirigeants l’avaient promis aux collectivités publiques.
(11) Un autre aspect, à l’horizon de cette anecdote animale : celle de la mobilité. Comment déménager tous les cinq ans si on a tous ces animaux, nécessaires à la vie, à l’équilibre mental ? Patrice Mancier, collègue de Jean-Marc Ducourtioux, évoquera autrement la question de la mobilité : « Moi, j’ai 58 ans. Ma femme a subi deux licenciements économiques. Là, elle a retrouvé un emploi. Donc, je vais m’en aller et partir travailler à 200 km de La Souterraine. Ma femme va rester ici. Elle va pas quitter son emploi, elle a 56 ans, elle retrouvera rien d’autre après si elle quitte son emploi. Les maisons en Creuse ne valant rien, je vais vendre ma maison pour une bouchée de pain… Je vois pas son raisonnement. C’est complètement stupide. [Macron] connaît vraiment rien à la vie. Il a vécu que de belles choses, il connaît pas la vraie vie. » (Patrice Mancier dit cela après la visite d’Emmanuel Macron à Égletons, le 4 octobre, et les propos de Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur, le surlendemain, « qui ne semble guère mieux connaître la vie » que le président de la République, écrit Pierre Chevillard dans Marianne.)
(12) Je précise qu’elles n’ont pas de lien de famille, cet X indiquant seulement leur désir de relatif anonymat.
(13) Communiqué de presse du Tribunal administratif de Limoges.