La démangeaison
Mais, comme personne ne venait, il resta assis à regarder le mur. C’était l’un de ces samedis qui ressemblent aux dimanches. Il était incapable de l’expliquer. Ça arrivait par intermittence, généralement pendant les mois les plus chauds, et c’était sans doute normal, quoiqu’il n’en eût jamais parlé à quiconque.
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Après le divorce il ressentit un curieux engourdissement, mental et physique. Il regardait dans le miroir, étudiait le visage qui l’observait. La nuit il demeurait sur sa moitié du lit, tournant le dos à l’autre moitié. Avec le temps, une vie s’extirpa. Il parla à des gens, fit de longues promenades. Il acheta une paire de chaussures, mais seulement après les avoir essayées avec rigueur, toutes les deux, pas seulement une. Il marcha d’un bout à l’autre de la boutique, quatre fois, en variant les allures, puis s’assit et regarda les chaussures. Il en retira une, la soupesa, éprouva sa cambrure, introduisit une main à l’intérieur, acquiesça, tapota la semelle et le talon rigides du bout des doigts de sa main libre.
Le vendeur se tenait à proximité, observait, attendait, quel qu’il fût, quoi qu’il dît et fît quand il n’était pas là.
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Au bureau, sa table de travail était installée le long d’une fenêtre et il passait beaucoup de temps à regarder un immeuble situé en face, où rien n’était visible derrière les fenêtres alignées. Parfois il n’arrivait plus à en détacher les yeux. Il regarde et se gratte, presque subrepticement. Certains jours, c’est le poignet gauche. Le haut des bras à la maison, le soir. Les cuisses et les tibias plutôt la nuit. Quand il marche dehors, ça se produit de temps en temps, surtout sur les avant-bras.
À quarante-quatre ans, il était piégé dans son corps. Bras, jambes, torse. Le visage ne démangeait pas. Le cuir chevelu contracta un truc auquel le médecin donna un nom mais, comme il démangeait rarement, voire pas du tout, ce nom n’avait pas d’importance. Ses yeux balayaient les fenêtres en face, horizontalement, jamais verticalement. Il n’essayait pas d’imaginer les vies derrière.
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Il se mit à considérer la démangeaison comme une donnée sensible extérieure, causée par une substance sous-jacente, impossible à analyser, l’air ambiant dans la pièce ou dans la rue ou l’atmosphère même, une corruption de l’écosystème planétaire.
Il la considérait ainsi mais n’y croyait pas. C’était un peu de la science-fiction. Mais c’était aussi une forme de réconfort pendant ces longues périodes d’alitement inquiet, étalé, puis lové, puis à plat ventre, un corps brut en pyjama de coton, enduit de crèmes et de lotions, essayant de ne pas se gratter, de ne pas frotter.
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Il dit à son ami Joel que parfois le samedi lui semblait un dimanche et il attendit sa réaction. Joel avait deux gosses et une épouse appelée Sandra. Ils étaient Sandra et Joel, jamais l’inverse.
« Samedi, dimanche, et alors ? Ce serait plus intéressant si le mardi ressemblait au mercredi, non ? Mieux, même, si le mardi de cette semaine ressemblait au mercredi de la semaine prochaine. »
Joel était un collègue de bureau, un cadre. Il écrivait de la poésie quand il trouvait le temps et avait renoncé depuis peu à tenter de la faire publier. Il dit : « Et la démangeaison ? Quand j’envisage la démangeaison dans l’histoire du monde, j’ai une panne de cerveau. »
L’ami, l’ancienne épouse, les médecins et les aides-soignantes en blouse et sneakers. Eux savaient. Personne d’autre.
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« Un empereur, un membre de la famille royale. Il te faut un contexte avec des éléments de comparaison. Un homme d’État célèbre qui se gratte en cachette. Un terrain de recherches où tu trouverais une satisfaction.
— Tu crois ça.
— Absolument. Ou biblique. Tu pourrais découvrir que tu participes d’un grand récit millénaire. La Terre sainte. La Démangeaison.
— Un simple mot. Quatre syllabes.
— Douze lettres. Tu lis la Bible, des fois ? Un fléau des temps bibliques. Je suis sérieux.
— Moi aussi.
— Fais des recherches. Moi, c’est ce que je ferais. J’imagine que ça doit être atroce. En pleine nuit.
— En pleine journée.
— Encore pire », dit son ami.
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Il fréquentait une femme, vaguement. C’étaient deux individus réticents, il ne lui avait jamais parlé de la démangeaison. Si d’aventure ils devaient en venir à des relations intimes, il espérait que ce ne serait pas de façon imprévue. Sinon elle détecterait une trace des lotions et des onguents sur son corps contre le sien, ses bras, ses jambes, partout, des onguents, des crèmes hypoallergéniques, des corticostéroïdes hyperpuissants.
Ils dînaient ensemble de temps en temps, allaient au cinéma, établissaient une routine implicite qui ne les enfermait pas dans un total anonymat mutuel.
Son prénom était Ana, avec un seul n, et c’était là une bribe d’information qui l’intéressait. Ce n manquant. Il aimait griffonner ce nom au crayon sur un bloc-notes, grand A, petit n, petit a. Au bureau il tapa le nom sur son ordinateur en différentes polices, tantôt en majuscules, tantôt à l’envers, ou en écriture cursive, ou en caractères gras, ou en lettres puisées dans de lointains alphabets non latins.
Pendant le dîner, elle lui parla du film qu’ils venaient de voir. Il l’avait presque oublié, un enchaînement de scènes pleines de menace latente. La salle à moitié vide était plus intéressante que le film. Il se pencha au-dessus de la table, d’un air faussement comique, et l’interrogea sur son prénom. Respect d’une tradition familiale ? Emprunt à un roman européen ?
Aucune tradition là-dedans, dit-elle. Aucune influence étrangère. Juste un prénom avec une certaine orthographe.
Il acquiesça lentement, échoué dans sa posture de guingois, surpris d’en éprouver de la déception. Il finit par se redresser, acquiesçant toujours, et il se prit à imaginer le corps d’Ana. Toujours le corps. Ce n’était pas un ensemble de courbes érotiques, c’était encore plus admirable, le corps fondamental, la structure physique primitive.
Elle dit que sa mère s’appelait Florence.
Mais son corps, là, sur la chaise en face de lui, l’être humain, la personne, cette masse de chair et de sang dont l’ascendance remontait à des centaines de milliers d’années, voire des millions, un corps sans différence essentielle, dans sa pure incarnation, avec les formes voûtées et quasi rampantes qui l’avaient précédé.
Il s’interdit de continuer. Ils parlèrent de la cuisine et du restaurant. Il lui demanda le prénom de son père.
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Le lendemain, il déambula dans le large couloir de l’immeuble où il travaillait, en veillant à ne pas regarder directement ceux qui se rendaient à leurs propres bureaux, quatre ou cinq, en costume et cravate, jupe et chemisier. Il se plut à imaginer qu’ils n’allaient nulle part, qu’ils faisaient du surplace tout en actionnant leurs pieds et en balançant légèrement les bras.
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Son ex-épouse avait un sourire d’un genre particulier dont il conservait encore le souvenir. Elle ne le regarde pas ; elle sourit dans le vide. Ces quatre années ensemble, avant les brûlantes semaines de conflit, sa façon d’envoyer des baisers par-dessus la table du repas pour conjurer la démangeaison, ces soirs d’été à faire du jogging le long du fleuve.
La symétrie de la démangeaison, les deux cuisses, le creux de chaque coude, la cheville gauche, puis la droite. L’entrejambe ne démange pas. Les fesses, oui, au moment de retirer son pantalon avant de se coucher, mais ça ne dure pas.
Il ne pouvait pas oublier le sourire. C’était un merveilleux instant, gravé dans la mémoire, la tête détournée vers le passé qui transfigure, la grand-mère et son talent de conteuse, quelque chose de lointain, et il voulait suivre le sourire jusque dans sa vie, se mêler au sortilège de ses réminiscences, une minute, une heure, dans un temps immaculé.
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Ils étaient à un brunch dominical, deux couples, la télé disposée au-dessus du bar au fond de la salle diffusait un match de football, sans le son. Il ne pouvait pas s’empêcher de regarder l’écran. L’action brève, les replays au ralenti, trois ou quatre replays d’une course ou d’une passe ou d’un tir au pied, sous différents angles, tout en participant à la conversation de la tablée et en mangeant ses pancakes sans cesser de regarder. Il regardait les publicités. Les mots « brunch dominical » évoquaient un univers de bien-être.
Mais Joel parlait de l’actualité, des turbulences mondiales ininterrompues, nommait des pays et des conjonctures, reposait sa fourchette pour faire un geste circulaire de la main, le coude planté sur la table. Puis il se tut, prit le temps de réfléchir, sembla se rappeler enfin ce qu’il voulait dire, la main toujours en suspens mais à présent immobile, comme pour réclamer le silence, contempla le temps et l’espace et dit que toutes les lettres du prénom Ana étaient contenues dans le prénom Sandra.
« Et que nous apporte cette information ? », demanda Sandra.
Trois ou quatre publicités toutes les deux ou trois minutes. Des agglomérats de publicité. Il commença à croire qu’il était la seule personne, ici et partout ailleurs, à regarder les publicités. À cette distance, les mots qui accompagnaient les images sur l’écran étaient à peine lisibles.
Ana dit : « J’observe les aliments dans mon assiette. »
Les autres attendirent la suite, mais c’était tout ce qu’elle avait à dire.
Il tenait sa fourchette en position levée. La première mi-temps s’acheva et, après une longue pause, il parvint à ne plus regarder l’écran.
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« Dès que je retire ma chemise, la démangeaison commence. »
Il était dans un cabinet médical où il expliquait son problème à une dermatologue, couché sur le dos, vêtu d’une blouse mi-longue, ouverte sur le devant, par-dessus son caleçon. Elle palpait ses chevilles, ses tibias, ses cuisses. Elle parlait distraitement de la pathologie de la peau. Il aimait ces termes. Ils suggéraient une forme d’intention criminelle, une malédiction venue d’en haut qui s’abat sur quelqu’un, et il se souvint de la remarque de Joel au sujet de la nature fatidique, quasi biblique, de sa démangeaison.
Il arrivait à la fin de sa troisième visite à cette dermatologue et il se demandait si elle allait lui dire de revenir la semaine suivante ou dans six mois ou jamais plus. Elle cita des marques de savon et de shampooing, l’informa des conséquences possibles de ses symptômes et il essaya de tout mémoriser, mais c’était difficile dans son état de nudité partielle.
Elle énuméra les dangers cachés de diverses substances dans certaines médications analgésiques externes.
Faut-il que nous soyons complétement habillés, songea-t-il, pour que notre mémoire fonctionne correctement ?
« Il y a des patients à qui je prescris des comprimés, un patch, une injection. Mais dans votre cas, d’après ce que je vois, je vous conseille d’envisager votre démangeaison comme une affection à long terme. »
Elle lui tâta le visage, posa ses doigts gantés sur ses pommettes, son front, ses tempes. Son assistante, Hannah, venait d’apparaître dans un coin de la pièce, ils se regardèrent l’un l’autre, Hannah et lui, puis elle s’éclipsa.
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Joel se livrait à des battements de cils en rafale quand il avait quelque chose de personnel à dire.
Voici ce qu’il dit.
Il lui arrivait, debout devant la cuvette des w.-c. chez lui, d’entendre des sons semblables à des mots lorsque son urine heurtait l’eau de la cuvette.
« Ça se produit souvent ? »
Il dit que ça se produisait environ toutes les deux semaines en moyenne. Il entendait comme une voix fluette qui prononçait un mot, parfois un deuxième, et il essaya de décrire le bruit, les jambes écartées et les mains courbées sous son bas-ventre, en guise de démonstration.
« Des mots fluets.
— Difficile à imaginer.
— Ou un bruit qui dit quelque chose.
— Seulement quand le jet est faible.
— Comme une chose dite. Proférée.
— Monosyllabique. »
Ils étaient dans le vestiaire d’un club de gym, en tenue de sport, prêts pour les flexions et le tapis roulant.
« Tu es un poète. Des mots partout.
— Du zaoum. De la poésie transrationnelle. Inventée il y a cent ans. Des mots comme formes et sons.
— Les glouglous dans l’eau de la cuvette.
— Du zaoum.
— Transrationnel.
— Les mots et les lettres sont libres, indépendants de toute raison et de toute tradition. D’ailleurs a-t-il jamais existé un langage, dit Joel, capable de décrire fidèlement la réalité ? »
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Ils se regardent. Ça leur arrive de temps en temps. C’est toujours elle qui commence, le visage inexpressif, alors il arrête de parler ou de manger et se dit que le moment est venu de soutenir son regard.
D’abord il ferme les yeux et retient longuement son souffle. Il accepte d’être son disciple dans tout ce qu’ils font ensemble. Ils ne parlent jamais du regard. Ça arrive et ça s’arrête.
Quand il rouvre les paupières et reprend sa respiration, elle est là, Ana, les yeux fixés sur lui, elle s’emploie à regarder en lui ou à travers lui, à dissoudre l’homme dans tous ses particularismes afin d’y déceler autre chose. Peu importe quoi.
Son visage est serein et habité. S’agit-il d’une espèce d’introspection mutuelle ? N’est-ce qu’une pause dans l’enchaînement des infinis échanges humains ? Il préfère ne pas creuser la question. Un fragment espiègle de son enfance, le souvenir d’un désir doux-amer.
Est-ce une manière pour chacun d’eux de se représenter l’autre derrière la forme fixe du visage et des yeux ? Une recherche tacite d’identité ou une contemplation sans objet ?
Il s’efforce de rester neutre, de vider ses yeux et son esprit de l’agencement spatial des sensations, les débris mentaux.
Peut-être veut-elle simplement voir et être vue.
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Puis vient le ressenti brut d’une gratification impromptue, un besoin primal. La main droite sur l’avant-bras gauche, le bout des doigts d’abord pour soulager la démangeaison, puis toute la main s’active, les ongles fouillent comme une pelleteuse. Il se rassoit, les yeux clos, et éprouve une sensation diffuse de revanche. Peu lui chaut que ce soit idiot.
« Une revanche sur ton corps, dit Joel.
— Peut-être. Je ne sais pas.
— Pour moi cette démangeaison est un symbole. Vois quel enseignement tu peux en tirer, personnellement, sur toi-même.
— Occupe-toi de ta poésie.
— Je cherche un titre pour ce que je viens d’écrire.
— Tu en parles à Sandra ?
— Parfois, oui. Elle a son opinion sur ce que j’écris.
— Tu parles à Sandra de la démangeaison ?
— Bien sûr que non.
— Bien sûr que non. Je le savais. Merci », dit-il.
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Debout au coin de la rue, il attendait que le feu passe au rouge. Des chiens en laisse se chamaillaient. La main gauche frottant le poignet droit, puis la main droite frottant le poignet gauche. La circulation s’interrompit, deux passants traversèrent la rue, mais il choisit de rester où il était, sachant que le feu allait changer dans trois, deux, une seconde. Il aimait regarder les chiffres s’égrener.
La pommade anti-eczéma à deux pour cent de flocons d’avoine colloïdaux.
La pommade polysymptomale contre le psoriasis à trois pour cent d’acide salicylique.
La formule adoucissante qui procure une hydratation de vingt-quatre heures.
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Son allure dégingandée et ses grandes incisives lui donnaient un air bonhomme. Au bureau, les gens lui confiaient de temps en temps des secrets sordides. Il ne risquait pas de dire ni de faire quoi que ce fût, de profiter en aucune façon de leur foi en son apparente candeur.
Joel et lui étaient access specialists, ils organisaient des soins à domicile pour des drogués handicapés.
Ils parlaient rarement de leur boulot. Ils s’entretenaient plutôt du tout-venant, des nouvelles locales, de la météo, de l’usage des armes à feu dans le pays.
A l’occasion, Joel lisait une nécrologie aux autres dans la salle, six hommes et femmes face à leurs écrans. Certaines de ces nécros étaient improvisées, de pures inventions qui lui valaient quelques rires, voire de francs applaudissements.
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Le nom du nouveau médecin, en ligne, et en hommage, était le Prurit Meister. Il était petit, large, paraissait mû par une idée fixe. Il ausculta le patient, qui était debout dans le cabinet, en caleçon. Puis il fit tournoyer sa main et le patient pivota. Le médecin récapitula les antécédents du patient, au vu de ce qu’il avait glané dans divers dossiers et du corps qu’il avait sous les yeux.
Maintenant le patient est allongé sur le dos.
« Je retire ma chemise ou mon pantalon et la démangeaison commence. Ou alors la démangeaison est déjà là, elle va et elle vient, de jour comme de nuit. »
Ils parlèrent des vêtements et sous-vêtements qu’il portait, de son oreiller, de ses draps. Le Prurit Meister le mit en confiance avec quelques phrases courtes, sans avoir l’air pour autant d’adresser au patient des remarques directes et péremptoires.
« Apparemment, vous souffrez de lésions exsudatives ou de dermatite atopique. »
Il indiqua différentes pommades pour différentes sortes de démangeaison. Il le mit en garde contre un stéroïde qui amincit la peau en cas d’usage répété. Il portait une blouse chirurgicale si longue qu’elle cachait ses chaussures.
« Cette rougeur, ici, près de l’aisselle. Ne la touchez pas. Il ne faut pas la gratter. »
Les médicaments qu’il cita étaient prisonniers d’un langage particulier, des mots et des formules brumeux, tarabiscotés, avec quelque chose de bizarrement totalitaire.
« La symétrie est étonnante. Le gauche-droitisme de la chose. Vous ne trouvez pas ? Les gens qui se grattent, de par le monde. Un avant-bras, un avant-bras. Une fesse, une fesse. La simultanéité. »
Le médecin ne parlait pas au corps sur la table mais à la salle, aux murs, peut-être à un appareil d’enregistrement dissimulé quelque part. Il vint à l’esprit du patient que toute cette séance était au bénéfice des associés du praticien dans un centre de recherches au cœur d’une banlieue sécurisée.
À la fin de la visite, le Prurit Meister ne se contenta pas de sortir de la salle. Il s’enfuit.
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Les premiers jours, quand il faisait du jogging le long du fleuve avec sa femme, il avait l’impression de laisser la démangeaison derrière lui. Il la semait à la course. Parfois il levait les bras en trottant, s’abandonnait à une force vitale bienveillante.
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Joel ne voulait pas discuter de ses vers. C’étaient juste des vers. L’espacement, de même, n’était que ce qu’il était. Ruptures dans l’espace, ruptures dans le mot, le mot isolé.
« Je veux être poète dans la moelle de mes os. Mais je ne veux pas parler de mon travail.
— Tu veux parler de la démangeaison.
— Répète-moi ce qu’a dit le docteur.
— Lésions exsudatives. J’oublie toujours de vérifier ce que ça veut dire.
— Quoi qu’en dise la science, l’expression en elle-même a un formidable attrait esthétique.
— Dermatite atopique.
— Inhumain. Oublie ça. »
Joel ne cessait de répéter l’expression « lésions exsudatives », d’y réfléchir, de chercher une plaisanterie.
Quand il retira son caleçon, ses cuisses commencèrent à démanger. Ana était au lit, le regardait, attendait. Il gardait les mains immobiles le long du corps. L’aspect de la chambre d’Ana lui était inconnu et il resta debout un instant, souriant, se laissant gentiment reluquer. La démangeaison s’en allait mais Ana demeurait. Quelle délivrance pour lui, ce reflux du quotidien, elle et lui, tout simplement, heureux pour un moment.
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Elles étaient adossées au mur de l’immeuble, pause déjeuner, deux femmes, des collègues, elles fumaient et il se posta sur le rebord du trottoir pour les observer.
« J’ai fumé deux fois dans ma vie, dit-il.
— À quel âge ? demanda la première femme.
— À dix-sept ans, et ensuite à vingt-sept.
— Et vous vous en souvenez.
— Je m’en souviens. J’y repense. »
Il aimait les regarder fumer. Il y avait une grâce insouciante dans leurs gestes, dans l’automatisme de la main approchant du visage, l’ouverture des lèvres, l’inclinaison de la tête vers l’arrière, à peine perceptible, quand l’une d’elles inhale, l’une, puis l’autre, un léger balancement de la tête quand elle souffle la fumée, une satisfaction profonde, la première fermant les yeux, brièvement, puis la seconde.
Il se rendait compte qu’il séparait l’acte de ses conséquences.
« Vous avez fumé pendant combien de temps ? dit la première femme.
— La première fois, peut-être une semaine et demie.
— Et la deuxième ?
— La deuxième, deux semaines.
— Et maintenant vous comptez vivre éternellement.
— Pas quand je suis au bureau.
— Vous comptez faire quoi au bureau ?
— Je compte sauter par la fenêtre à côté de mon plan de travail. »
La seconde femme dit : « Emmenez-nous avec vous. »
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Chez lui, il alla d’une pièce à l’autre et oublia pourquoi il était là. Son smartphone sonna, il retourna dans la première pièce et décrocha, espérant presque voir un message lui expliquant pourquoi il était allé dans l’autre pièce.
Deux heures plus tard, il était à nouveau dans un cabinet médical, assis sur le bord de la table d’auscultation, une dermatologue sexagénaire examinait son avant-bras gauche, le soupesait, le scrutait, inspectait les traces de grattage, les pores, le tissu.
« Ne vous laissez pas gratter par quelqu’un d’autre. Ça ne servira à rien, dit-elle. Grattez-vous tout seul. »
La pièce était petite et sentait un peu le renfermé, il y avait des documents froissés punaisés sur des panneaux de liège, des objets éparpillés au hasard.
La femme lui posait des questions et répétait ce qu’il disait. Il essaya de déterminer son accent, Europe centrale peut-être, et ça lui inspira confiance quant à ses capacités.
Il guetta un sourire, mais elle ne souriait pas.
« Prenez des douches moins longues.
— On me l’a déjà dit.
— On vous l’a déjà dit. Mais pas moi. »
Elle le regardait droit dans les yeux maintenant. Elle parlait en le regardant. Il était sûr qu’elle connaissait cinq ou six langues.
« Les autres patients, ils sont pires.
— Je suis dans les pires, moi aussi.
— Il n’y a même pas de comparaison.
— Je me leurre moi-même. J’essaie de me persuader que je ne suis pas dans les pires.
— Vous mangez. Vous dormez.
— Je mange. J’ai oublié comment on dort.
— Plus vous vieillirez, écoutez-moi, moins vous marcherez, moins vous parlerez, plus ça vous démangera. »
Elle ne le quittait pas des yeux, le scrutait au plus profond de son cantonnement intérieur.
« Regardez où nous sommes, dans la dernière pièce au bout d’un long couloir. Je marche quatre fois par jour d’ici à là, puis de là à ici, encore et encore. Je voudrais me convaincre que ce n’est pas un hospice du treizième siècle pour les déshérités et les mourants. Mais je n’y parviens pas facilement. »
Il aimait l’écouter, mais elle s’adressait au vide.
« Quand je parle de démangeaison à des gens qui n’en ont pas, ils se mettent à se gratter.
— C’est vrai ?
— C’est vrai. J’ai parlé devant un groupe à Varsovie. Il y avait des professeurs et des étudiants. Plus je parlais des nerfs spécifiques de la démangeaison, des neurones sensoriels chez les souris, plus j’en voyais qui se grattaient.
— Ils vous ont demandé pourquoi ?
— Non. Je n’accepte pas les questions pendant mes conférences. »
Quand elle eut fini de palper son bras tendu, elle ne le reposa pas, elle le laissa simplement retomber, le lâcha brusquement, puis elle contourna le lit et souleva l’autre bras.
Il dit : « Vous avez des démangeaisons, parfois ? »
Elle le regarda, découvrit une dimension nouvelle chez son patient, et répéta la question en imitant sa voix. Puis, reprenant sa propre voix, elle dit :
« Ma seule démangeaison est ce qui m’entoure, et la raison de ma présence ici. »
À la fin de la visite, le patient remit son pantalon, sa chemise, ses chaussures, et la dermatologue rédigea une ordonnance.
« Quand vous prendrez ces médicaments, vous lirez les instructions de la notice mais vous ne les suivrez pas. Elles sont stupides et trompeuses. Ne prenez pas ces médicaments deux, trois, quatre fois par jour. Vous m’entendez bien. Une seule fois par jour. »
Il se sentit obligé de le répéter.
« Vous allez vous gratter et vous gratter. Mais vous vous rappellerez aussi ce que je dis.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Vous n’êtes personne sans la démangeaison. »
Pendant le long trajet dans le couloir, il pensa à la dermatologue dans son cabinet isolé. L’ascenseur mit un temps fou à arriver.
•
Quand Ana et lui se promenaient, quelquefois en se déhanchant pendant tout le parcours, en parlant peu, ils ne faisaient rien d’autre, songeait-il, qu’être eux-mêmes. Il y avait une innocence qui les situait, momentanément, au-dessus de la responsabilité.
Mais la liaison passa progressivement de liquide à solide.
« Si nous tombons amoureux, qu’est-ce que ça signifie ? dit-elle. Je trouve étrange d’éprouver tant d’affection pour un homme que je ne connais pas vraiment. »
Il marchait tête baissée, attentif à ce qu’elle disait.
« Je ne te connais pas vraiment. Ce n’est pas un simple détail », reprit-elle avec un rire faussement affligé.
•
Dans le hall d’entrée, les gens faisaient la queue. L’un des ascenseurs était en réparation, l’autre était immobilisé au cinquième niveau, retardé dans sa descente.
Il décida de monter à son bureau par l’escalier, au onzième, une poignée d’autres l’accompagnèrent, un collectif de râleurs. À mi-distance du premier palier, il se mit à compter les marches, puis estima qu’il devait redescendre sur la marche numéro un et recommencer à compter, dans l’ordre, depuis le début.
Ce qu’il fit, les yeux baissés pendant le décompte, conscient de remuer les lèvres. Un homme en costume, cravate et casquette de base-ball le dépassa en avalant les degrés deux à deux.
Il avait gravi un étage et demi lorsqu’il prêta attention à ses chaussures. Il les regarda en comptant, se rappela qu’il n’aimait pas ces chaussures et ne comprenait pas pourquoi il les avait achetées.
Il ralentit sa grimpette, se revit marchant de long en large dans la boutique pour adapter ses pieds à la forme des chaussures. Ce n’était pas réellement lui qu’il voyait mais une image floue dans l’air, à portée de bras. Les gens continuaient à le dépasser dans l’escalier, il gardait les yeux baissés, comptait ses pas, voyait les chaussures. Il avait fait plusieurs allées et venues dans la boutique, où il était le seul client, puis s’était assis pour examiner les chaussures, à l’œil et au toucher, scrupuleusement.
Etait-ce donc si pénible, si gênant, de dire au vendeur qu’il ne voulait pas de cette paire ? Avait-il craint de le décevoir, de lui gâcher sa journée ?
Il n’en savait rien mais il commençait à se sentir victimisé, à retardement, par le vendeur, la boutique, les chaussures, et il cessa de compter les marches en atteignant l’avant-dernier étage.
Il s’assit derrière son bureau, sujet aux prémices de la démangeaison matinale dans le poignet gauche, et regarda par la fenêtre, balayant des yeux la façade de l’immeuble voisin, revisitant le schéma horizontal des fenêtres. Il regardait de gauche à droite, lisait les fenêtres comme un livre, ligne après ligne.
•
En définitive, c’était la trahir que de ne pas le lui dire.
Ils occupaient un coin de table dans un café presque vide. Il projetait de sauter les détails pour lui dire tout bonnement que la démangeaison était vivable mais ne se dissiperait probablement pas avant longtemps.
Au même moment ils entendirent le tonnerre rouler dans le ciel et elle évoqua les orages de sa jeunesse dans la campagne, leurs signes précurseurs, son émerveillement épouvanté devant les éclairs déchirés au son d’un battement de tambour.
Il la regarda parler.
Sa blondeur, son visage, ses cheveux, ses petites mains, sa façon d’effleurer les trois doigts médians d’une main avec les doigts correspondants de l’autre main. Un accompagnement du souvenir, anxieux ou apaisant, il n’eût su le dire.
•
Ce n’était pas une maladie contagieuse, lui dirait-il, ni une tare ancestrale transmise par la famille aux générations futures. Et il terminerait peut-être par une pointe d’humour froid.
Si, toi aussi, tu souffrais de démangeaison, songe au magnifique sujet de conversation que nous aurions.
L’immeuble où il habitait n’était pas loin et il proposa d’y aller à pied. Comme elle n’avait jamais été chez lui, elle accepta avec un bref haussement d’épaules. Elle alla aux toilettes, il hésita un instant, puis il s’y précipita à son tour, s’enferma dans un cabinet, retroussa la jambe gauche de son pantalon, se gratta frénétiquement, avec une ardeur décisive, et regagna la table avant elle.
Il commençait à pleuvoir et ils avançaient en file indienne le long des immeubles, en jurant doucement entre leurs dents. Dans l’appartement, il la regarda arpenter le living-room, s’arrêter devant les livres et les photographies, puis jeter un œil furtif dans la cuisine exiguë et proprette.
Elle s’assit sur le divan et lui sur une chaise de l’autre côté de la table basse. Il lui dressa un historique succinct des lieux où il avait vécu. En chuchotant, sans raison précise.
Il ne dit rien de la démangeaison.
Au lit tout fut physique, tacite, et, dans l’interlude qui suivit, esseulé, il se gratta distraitement et se rappela qu’il avait rangé tous les tubes et flacons dans l’armoire à pharmacie et dans le petit placard en dessous du lavabo, à l’abri des regards d’Ana.
Ce n’était pas un de ces engagements dans lesquels chacun dépend entièrement de l’autre. Pourtant il ne savait comment se comporter.
Il prononça son prénom à haute voix quand elle regagna la chambre.
Ensuite il la raccompagna chez elle, deux silhouettes voûtées sous un parapluie qu’il tenait incliné contre le vent.
•
Joel lui parla posément dans un coin du bureau. Ça avait recommencé, des mots articulés dans le bruissement de son jet d’urine dans la cuvette.
« Où ça, ici ?
— Chez moi, forcément chez moi. Ici je choisis l’urinoir. Chez moi, il n’y a que la cuvette.
— Pas seulement un bruit ressemblant à un mot.
— Ça dit quelque chose.
— Mais, si c’est un mot, tu dois pouvoir l’identifier, non ?
— Je regarde le petit remous. Je regarde et j’écoute. J’essaie.
— Et tu penses que ça dit quelque chose.
— Il y a de l’expressivité dedans. Un vecteur, une communication. »
Il battait rapidement des cils.
« D’accord, c’est un mot, mais comment sais-tu que c’est un mot anglais ?
— C’est ma langue.
— Ça devient de plus en plus idiot. Tu t’en rends compte.
— Je te raconte ça parce que j’ai confiance en toi.
— Sandra est au courant ?
— Je n’ai pas pu me résoudre à le lui dire.
— Dis-lui. Ça m’intéresserait de savoir.
— Tu imagines la scène ? dit Joel. Elle me suit aux toilettes et attend debout que j’ai ouvert ma braguette.
— Tu peux lui en parler sans lui montrer.
— Elle rigolera. Elle le répétera à nos gosses.
— Je n’avais pas pensé à ça.
— Un de huit ans, l’autre de six. Devine leur réaction.
— Zaoum.
— Tu t’en souviens. Tant mieux.
— De la poésie transrationnelle.
— Des formes et des sons. Les futuristes. Le zaoum. Tu t’en souviens. Une forme, un son.
— Parles-en à tes enfants. Le zaoum. Qu’ils prononcent le mot. »
Ils retournèrent à leurs bureaux respectifs, se penchèrent sur leurs écrans, épluchèrent leurs messages.
•
C’est ainsi que le demi-sommeil atténue l’état de conscience d’une personne. Tout le reste disparaît. Il est siphonné à l’intérieur de lui-même, sans passé ni futur, démangeaison vivante, forme humaine, Robert T. Waldron, plongé dans des pensées incohérentes, un corps entre des draps.
© by Don DeLillo. Publié pour la première fois en anglais dans « The New Yorker Magazine », 2017.
Traduit de l’américain par Francis Kerline.