Nouvelle

Harem

Écrivain

Écrivain et critique littéraire, auteure d’une quinzaine de livres, Geneviève Brisac publiera à la fin du mois un nouveau roman, « Le Chagrin d’aimer ». Elle a écrit spécialement pour AOC cette nouvelle inédite.

1. Pétales sous la pluie

La pluie se mit à tomber.

Doucement au début, et puis plus fort.

La rue du Bac était noire, poisseuse, ricanante. Les épluchures de légumes et les pétales de fleurs chiffonnés jonchaient le macadam et le rendait glissant.

Je tentai de me protéger de l’averse en m’abritant sous l’auvent du poissonnier mais le regard qu’il me jeta me fit déguerpir. J’aurais pu écrire : me fit baisser les yeux de honte, mais aucun amour ne venait à ma rencontre.

J’étais en fuite, très seule, herem, comme on dit en hébreu, exclue de ma communauté et mise au ban. Et les yeux déjà baissés. De honte précisément.

Je mis le pied dans une large flaque noire au moment où je me disais : Reprends les faits un par un, pas à pas.

Il s’agit simplement de comprendre.

Les pieds trempés et gluants, je me sentis encore plus lamentable.

Je voulus courir pour échapper aux morsures de la mémoire, aux aboiements fantômes qui me faisaient trébucher.

Les souvenirs sont une bande de chiens.

Le dos voûté, courbé, la tête enfoncée dans les épaules, les cheveux trempés, j’avais l’air d’une voleuse, d’un petit personnage sorti imprudemment d’un roman de Balzac.

Je me cognai violemment la jambe contre un plot, je ne sentis rien pourtant, je ne pensais qu’à ma boîte en carton.

Je la tenais serrée contre mon ventre. C’était une boîte à chaussures de la marque Eram, sur laquelle quelqu’un avait écrit au marqueur noir et en grosses lettres vaguement agressives mon prénom.

Lara.

Mon foutu prénom. Comme une plaque sur une sépulture.

Une bien petite sépulture, cette boîte à chaussures. Ma vie tient dedans me dis-je. Et cela ressemblait à une prise de conscience. Tant de jours, tant d’heures, tant de minutes, et tant de peurs, tant de sacrifices et tant d’espoirs, tant de méchancetés, tant de violences invisibles, tant d’inquiétudes dérisoires, tant de projets comme autant d’autres vies rêvées. Toute ma vie dans une désolante boîte en carton détrempée.

Lara, Lara-Bouilleuse, La rabouilleuse, comme elles m’appelaient pour rigoler. Tu sais ce que c’est une rabouilleuse. Non tu ne sais pas. T’as qu’à aller voir, c’est celle qui trouble l’eau d’une rivière ou d’un étang en agitant ses mains pour effrayer le poisson. Celle qui trouble la vie de bureau, par ses manigances. La traîtresse. La salope. Allez chante ta chanson, Lara, qu’on rigole un peu.

Ça les faisait rire aux éclats ces simples mots : la chanson de Lara. Pas moi.

Comme dans une prière je tentai de conjurer la douleur vive de mon mollet et l’angoisse de mon cœur. Je récitai mon psaume personnel, où résidait le sens de toutes choses pour moi.

Observe perpétuellement, observe l’inquiétude, la déconvenue, la venue de l’âge, la bêtise, tes propres abattements. Observe. Tout existe pour être raconté.

Je repensai à la séance terrible qui avait abouti à mon expulsion, ma répudiation, mon excommunication, appelons la chose comme on voudra.

Tu es chassée du paradis, les mots de Morel résonnaient encore, je pouvais les voir, comme un dégueulis dans un dessin animé, sortir de sa bouche crispée, méprisante. Tu es chassée et tu sais très bien pourquoi, Lara. Alors tu prends tes affaires et tu fous le camp. Mes affaires, une boîte à chaussures taille 38, remplie de photos, de lettres, de notes, et de deux livres.

La rue hurlait. Fous le camp.

Soudain j’y fus à nouveau. Le procès recommençait.

2. Pavillon chinois sous la neige

C’était quelques jours plus tôt. À la fin du mois de février. Le bois de Vincennes était blanc. Le lac : blanc. Les pelouses alentour, vierges de toute trace. Les troncs noirs griffaient le ciel blanc. Hiver.

Au milieu de cette blancheur terrible, se dressait un pavillon chinois. Le lieu du Séminaire. Une grande table ovale, une cinquantaine de tabourets marron, presque tous occupés. Rien d’autre.

Au bout de la table, une seule vraie chaise, avec un coussin rouge : celle d’Olaf, notre chef.

Olaf Mouron. Un génie. Un homme à l’imagination magnifique, à l’énergie dantesque.

Ce n’était pas mon premier séminaire mais j’étais intimidée comme avant le spectacle de fin d’année de mon école primaire.

On alluma les plafonniers, le ciel était sans lumière aucune. Autour du chef, les deux lieutenants, Pierre-Michel et Jacques-Alain prirent place. Tout autour, les filles. Et les deux maquettistes qui, en tant que prolétaires, n’avaient pas tout à fait un statut d’homme à part entière.

Le discours commença à dix heures précises.

Bilan et perspectives, compliments bien sentis aux lieutenants, en vérité des esclaves. Mes bras, vous êtes mes bras, scandait Olaf de sa voix forte. Mes deux bras droits.

Et tout le monde riait d’une blague aussi fine.

Et vous, les filles, mes Indiens. Mes précieux Indiens.

Les Indiens rougissaient du compliment. Mes précieuses Indiennes, ç’aurait été bizarre, mais plus proche de la vérité.

Je regardai Odile, ma voisine, ses joues rosies par l’émotion. Son regard qui ne quittait pas le visage carré d’Olaf.

Je regardai Claire, mon autre voisine, la mâchoire serrée, les oreilles rouges. Ses petits yeux verts ne quittaient pas les mains d’Olaf, ses étonnantes petites mains agitées.

Je regardai les trois Sylvie, leurs queues de cheval immobiles, leurs sourcils froncés. Les trois Sylvie, appelées avec humour S1, S2 et S3, en référence, m’avait-on expliqué, à des voitures de la marque Audi. Je ne suis pas férue d’automobiles, je l’avoue.

Je regardais furtivement, tant je la craignais, Andrée, la commissaire du peuple, la vraie lieutenante, plus grande que nous toutes, plus raide, le regard bleu, au garde-à-vous.

Elle tournait les feuilles crissantes du powerpoint.

J’étais fascinée par ses mains gigantesques, auxquelles un vernis rouge donnait un air de mains de tueuse.

Nous, l’Équipe, absorbions les chiffres, les croquis, les belles phrases en forme de slogan.

Nous allons manger le monde, scandait Olaf, nous allons révolutionner le design de salle de bains, c’est déjà commencé, et rien ne sera plus comme avant.

Je n’arrivais pas à écouter. Je détestais cette atmosphère fanatique.

Mon esprit vagabondait. Manger le monde, quelle drôle d’idée.

Je repensais à mon embauche, trois ans auparavant.

3. Plage dans la brume

Les choses finissent toujours par ressembler à la manière dont elles ont commencé.

J’étais au chômage quand j’avais rencontré Olaf.

Libre et désoccupée comme disent les Italiens.

J’avais longtemps travaillé dans une agence de publicité après des études de linguistique et un doctorat de littérature médiévale. J’avais fait de la musicologie, de la romanistique, de l’histoire de l’art. Puis j’étais devenue rédactrice. Puis l’agence avait fermé. Je n’avais pas su me vendre ailleurs. La publicité ne m’amusait plus en vérité.

Une drôle d’inspiration m’avait entraînée à Sète, au festival Georges-Brassens. Il faut que tu rencontres des gens me disaient mes amis, si tu crois qu’on va venir te chercher, tu te trompes, personne ne vient jamais chercher personne.

J’avais pleuré, j’avais trouvé cette phrase horrible, personne ne vient jamais chercher personne. Immonde même. Mais à tout prendre, entre me jeter par la fenêtre et prendre le train pour Sète, j’avais opté provisoirement pour la seconde hypothèse.

Je dormais chez des amis d’amis, dans le lit minuscule de leur ancienne chambre d’enfants, remplie de peluches et de morceaux de Lego. Et le jour, j’errais. Et puis un matin de demi-brume, j’étais allée me baigner, mue par un élan bizarre. L’eau n’était pas encore froide en ce jour de novembre. En sortant de l’eau, j’avais été abordée par Olaf qui m’avait dit simplement : quelqu’un qui se baigne par ce temps mérite de travailler à mes côtés. Je m’appelle Olaf Mouron et soyez sûre qu’on est appelés à se revoir.

J’avais été impressionnée. Je ne savais pas du tout ce qu’étaient ses côtés, mais c’était gentil. Et j’avais dit oui, très bien, sûrement. Le mot mérite me plaisait probablement.

Après cette déclaration, il avait disparu sans crier gare.

Je m’étais renseignée.

Olaf Mouron était un drôle de type. Agronome de formation.

Il s’était longtemps occupé de plantations de fleurs sauvages, et de plantes maritimes. Puis il s’était lancé dans la céramique artisanale, et de là avait glissé vers le design de salles d’eau.

Sa boîte, l’Équipe, c’était cela, une entreprise de création de nouvelles manières de se laver, nouvelles salles de douches, baignoires naines ou rondes, toilettes japonaises, un tas de choses comme ça.

Ça pouvait m’aller.

Mais encore fallait-il qu’il appelle.

4. Le printemps refleurira (peut-être)

L’hiver avait passé sans nouvelles d’Olaf Mouron, et puis un jour de printemps, il s’était manifesté, tout content. Vous êtes épatée que j’aie trouvé votre numéro de téléphone, j’espère ?

J’étais épatée, flattée à nouveau, car il m’en faut peu, mais je le niai.

Je me suis renseigné, avait-il dit. Vous avez une bonne réputation. Bosseuse. Très bosseuse. Un esprit original. J’ai besoin de gens comme vous. Des gens qui aiment sortir des sentiers battus. Qui aiment inventer, sentir les tendances, et inventer. Être aux avant-postes.

Vous savez naviguer ?

Je me remis rapidement en mémoire des étés à l’école de voile, images furtives, le hangar, les dessins maladroits de flèches indiquant le sens du vent, les paquets de mer, les dessalages, Oui, bien sûr. Un vrai matelot. Demi-vérité.

Cyniquement, dans un rapide calcul, je m’étais dit qu’il y avait peu de chances d’être contrôlée au bureau sur mes aptitudes de marin.

Comme je le disais : les choses finissent toujours par ressembler à la manière dont elles ont commencé. Mensonge, vanité, confiance aussi. Une banale mixture, à mon avis.

J’étais embauchée.

Enfin presque.

Olaf me donna un numéro à appeler.

Tu vois Andrée. Elle s’occupe de tout. C’est mon double. Mon bras et ma tête.

Je ne le savais pas encore, mais Olaf adorait considérer les gens comme des morceaux de son corps. C’était même sa seule façon de les considérer. Un jour il me dirait : tu es mes yeux. Mes oreilles. Mon nez.

Pour le moment, j’imaginais une sorte de Shiva, avec la tête d’Olaf, et ses petites mains potelées.

Shiva, ce n’était pas du tout le genre d’Andrée. Andrée c’était Andrée. Une géante dotée d’une tête minuscule, d’une bouche immense, et d’une voix reconnaissable entre mille, une voix de la banlieue ouest, entre Meudon et Versailles. Des a ouverts, des u fermés. Infatigable. Vêtue été comme hiver d’un chemisier à fines rayures, d’un gilet ou d’un blazer, tous deux ornés d’un blason à motif doré aux armes de je ne sais trop quoi, Versailles peut-être. Mais sa touche personnelle c’était le pantalon. Court. Toujours court. Knickers l’hiver et corsaire l’été. Une vraie chef. Avec de très grands pieds.

Andrée avait, dans l’ordre : une voiture, un pavillon, un mari, de nombreux enfants, mais tout cela ne pesait pas plus qu’une plume dans sa vie dédiée à Olaf, et à l’Équipe.

Je vis Andrée.

Elle me donna rendez-vous — c’était un soir tiède, délicieux — dans le bar d’un grand hôtel, j’y allais en tremblant. Pas tant à cause d’elle, qu’à cause de l’hôtel. Les immensités à traverser. Les sols de marbre. Elle m’attendait flanquée de Pierre-Michel Morel et de Jacques-Alain Potain. Ils avaient chacun un whisky à la main.

Tu bois quoi ?

Un jus d’ananas.

Ils avaient ri, pas très gentiment. Puis ils s’étaient mis à parler, l’un après l’autre, en me regardant bien dans les yeux. Je me sentais rétrécir de minute en minute.

C’est pas pour toi, ce job, avait dit Andrée.

Pas pour toi du tout, du tout, avaient répété les deux sbires. Le gentil, Potain, l’avait dit gentiment et Morel l’avait dit méchamment, forcément.

Olaf adore embaucher des petites meufs comme toi, avait ajouté Andrée. On est habitués. Tu es loin d’être la première, tu t’en doutes. Mais tu ne tiendras pas le coup. Tu es trop bourgeoise. Trop chichi.

Moi ?

Ça se voit tout de suite.

Je ne voyais pas du tout ce qui se voyait.

De toute façon, ce qu’il veut, c’est te mettre dans son lit avait dit Morel avec philosophie.

Ça se voit tout de suite.

Et puis les horaires, ça m’étonnerait que tu tiennes, avait ajouté Potain. T’as un môme, non ?

Ça ne se voyait pas tout de suite, mais ils s’étaient renseignés. Ils édifiaient une montagne d’objections. Un dépotoir d’arguments. Ils me bombardaient de boules puantes.

Faut être là le matin à huit heures. Et on rentre pas avant vingt-trois heures, avait lâché Morel. On vit pas. Tu saisis. On n’a pas de vie. On vit ensemble.

Et nous, on n’a pas envie de vivre avec toi, avait remarqué Andrée. Tu vois le truc. C’est pour ça qu’on te prévient. Les Indiennes m’ont dit qu’elles ne pouvaient pas te sentir.

Ton genre de petite pute.

Je n’avais pas osé dire : mais elles me connaissent pas. Petite pute, ça me fendait le cœur, ces trois syllabes. Ce terrible mot : pute.

J’avais ramassé mes affaires. Décidée à ne pas me laisser intimider.

C’est comme ça qu’avait commencé ma vie dans le harem d’Olaf Mouron.

Je signai, on me donna un bureau sans fenêtres, traversé d’odeurs pénibles à cause des toilettes à côté.

Puis les tracasseries commencèrent. Mais je tenais bon.

Olaf passait me voir tous les jours, comme on arrose les plantes.

Il me prenait le menton, mes yeux se remplissaient automatiquement de larmes.

T’inquiète pas, c’est du bizutage, les Indiennes sont jalouses de toi. Ça va passer. Tu n’es ni la première, ni la dernière, et il me donnait une petite tape sur la tête. C’est tes diplômes qui les exaspèrent. Moi j’adore ça les filles avec des diplômes. Des diplômes et des longues jambes.

Ça le faisait rire.

Et que je le regarde de travers le faisait rire encore plus.

Les Indiennes en attendant me faisaient la vie dure. Mes affaires disparaissaient. Je n’étais jamais au courant de rien. Des réunions avaient lieu et je l’apprenais après. La vie de harem, disait Olaf en rigolant. Vous les filles, vous vous détestez, c’est comme ça. Vous adorez vous détester. Vous adorez vous mépriser. Vous ne pensez qu’à vous entretuer, on peut pas vous laisser trois minutes ensemble. Vous vous arrachez les yeux, vous vous crêpez le chignon.

Dès qu’il me laissait tranquille, j’ouvrais mon livre fétiche, celui qui se trouvait désormais dans ma boîte à chaussures, je l’ouvrais à n’importe quelle page. Et je copiais des lignes, et des pages, pour apaiser ma pauvre âme écorchée.

Met sur le papier cette seconde vie qui inlassablement se déroule derrière la vie officielle, mélange ce qui fait rire et ce qui fait pleurer. Invente de nouvelles formes, plus légères, plus durables.

Je savais tout, grâce à ces lectures, de la manière dont un harem se constitue, harem sans nom, bien sûr.

Harem : groupe de femmes mises en rivalité par un coq unique, chef de la basse-cour. Groupe de femmes amoureuses de leur coq unique. Groupe de femmes amoureuses de leur coq unique et qui ne l’avoueraient pour rien au monde. Groupe de femmes amoureuses de leur coq unique, se partageant secrètement ou non ses faveurs, mais qui ne l’avoueraient jamais, non, pour tout l’or du monde.

Les anciennes et les nouvelles, les grandes et les petites, les belles et les laborieuses, les douces et les brutales, la favorite, qui est la favorite pour un temps, et bientôt ne le sera plus, et tout le monde le sait, sauf elle. Ah ah ah. Il y avait aussi le bébé, Doris. La chouchoute, Christelle. Les deux inséparables, Mi et Mi, Michèle et Mireille. Et la lieutenante en chef. Andrée. Des rôles. Un groupe type.

Je savais bien tout cela, comme nous le savions toutes.

Je croyais être plus forte et plus maligne. Comme nous le croyions toutes, je suppose. Mais je ne pouvais rien faire, et certainement pas résister quand, en réunion, Olaf disait d’un ton protecteur.

Lara, tu t’assois à côté de moi.

Je sentais évidemment les regards méprisants d’Andrée, des 3 S, des 2 Mi, et des autres.

Mais j’étais devenue une personne inconnue de moi, à qui cela était indifférent, cette hostilité.

Une personne pour qui seuls comptaient les regards de Olaf, les appels de Olaf, les dîners avec Olaf. Les voyages en train avec Olaf. Les nuits avec Olaf.

5. Neige éternelle sur le pavillon chinois

La neige s’était remise à tomber autour du pavillon chinois.

Olaf parlait maintenant depuis plus de trois heures.

Un petit mot plié en huit arriva sur ma table.

Olaf va te demander quelque chose. Tu diras oui. Je t’en supplie.

Ce n’était pas signé.

Je ne connaissais pas l’écriture.

Olaf parlait toujours. Andrée tournait les pages.

Marion qui m’avait remplacée depuis quelque temps à la droite du chef, me regardait en souriant, les yeux plissés.

Marion : une fille drôle, avec une bouille ronde, de longues jambes, un accent de banlieue ouest, et aucun scrupule.

Soudain j’entendis mon nom. Olaf concluait.

Sa conclusion disait ceci :

Lara a commis plusieurs fautes graves.

La loyauté à l’Équipe est en jeu. La loyauté de l’Équipe envers ses membres est engagée. Un frisson passa.

Lara, je ne te demande qu’une chose, démissionne sans poser de questions. Sinon. Sinon, je ne peux garantir ce qui va t’arriver ici.

Je m’entendis prononcer des syllabes que je n’avais pas décidé de dire.

Je ne démissionnerai jamais.

L’air s’électrisa.

Mon estomac se transforma en pierre.

Tous les yeux étaient braqués sur moi. Quelqu’un fredonna la chanson de Lara, un sifflement méchant.

Très bien dit Olaf, d’une voix dure.

Alors, je te demande, Lara, de te lever et de répondre à nos questions.

Andrée, tu as la parole.

Je me levai, tout à fait faible et pâle.

La liste de mes crimes s’égrenait maintenant, je ne comprenais pas un mot de ce que disait Andrée.

J’avais fait perdre de l’argent, énormément d’argent à l’Équipe. J’avais été mauvaise camarade. J’avais égaré des dossiers. On avait trouvé des mails suspects dans ma boîte. J’avais surestimé mes capacités. J’avais pactisé avec l’ennemi, je n’étais qu’une Indienne comme les autres, mais qui se prenait pour un chef.

Elles ont toutes pris la parole, chacune à son tour. Des cailloux m’auraient fait moins mal.

Je ne t’ai jamais aimée Lara, c’est ce qu’elles ont dit chacune à leur manière et c’était étrange que cela me heurtât autant puisque je le savais depuis le début.

Je commençai à mon tour de parler.

Il est temps, il est plus que temps, il est même trop tard pour moi ai-je dit. Trop tard pour me débarrasser de la soumission qui est en moi. Cette soumission affreuse, cette maladie de l’âme qui m’a conduite à tant accepter en trois ans, à tomber amoureuse comme vous toutes d’Olaf, à coucher avec Olaf, à m’asseoir nue la nuit sur la tête nue d’Olaf.

Il est trop tard pour moi ai-je dit, murmurante, pour extirper cette propension à l’esclavage qui est en moi.

Vous pouvez me raser la moitié de la tête, ai-je dit, et me jeter dehors, vous pouvez crier, et m’agonir d’injures, mais jamais je ne démissionnerai. Car ce serait mal nommer ce qui m’arrive.

Et si j’ai commis bien des fautes, celle-ci je ne la commettrai jamais.

Olaf Mouron avait repris la parole, la neige tombait si fort qu’on entendait le bruit des flocons épais comme des balles.

Lara vient de gâcher le Séminaire, avait-il dit.

L’individualisme est malheureusement le mal de notre temps.

L’individualisme des sales petites bonnes femmes comme Lara.

L’Équipe s’en remettrait bien sûr, mais en attendant, la séance était levée.

Je sortis la première.

Tout le monde se dispersa ensuite, sans nul doute.

Je partis à pied sous la neige, à travers le bois, je longeai le lac, j’enjambai des arbres morts, je traversai des ponts au-dessus de petites rivières gelées.

J’arrivai chez moi deux heures plus tard, trempée, tremblante de honte et de fièvre.

Pendant une semaine, je claquai des dents, atteinte d’un mal mystérieux.

Un jour, je reçus un message de Morel me disant de passer prendre mes affaires.

Je répondis : je t’ai dit que je ne démissionnerai jamais.

Un combat perdu d’avance.

Parce que j’avais été la favorite d’Olaf Mouron. Et que je n’en revenais toujours pas, d’avoir été cette fille que je ne connaissais pas, que je ne pouvais donc pas défendre.

Pourtant, un jour, je dus aller chercher mes affaires. Il fallait bien.

6. Une boîte en carton sous la pluie

En tirant son rideau de fer, ce soir-là, le poissonnier vit une boîte en carton qui flottait juste devant son étal.

C’était un poissonnier curieux, il la prit, intriguée par ce mot : Lara, écrit en grosses lettres maladroites sur le côté de la boîte détrempée.

À l’intérieur, deux livres, un très gros et un petit. Un stylo. 

Quelques lettres non ouvertes dans leurs enveloppes. Et un petit hérisson en plomb.


Geneviève Brisac

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