Récit

Quatre récits

Ecrivain

Aslı Erdoǧan, dont L’Homme coquillage est sorti ces jours derniers, a donné à AOC quatre textes inédits en France, non recueillis dans Le silence même n’est plus à toi (Actes Sud). Ces textes ont paru entre 2012 et 2015 dans le journal pro-kurde Özgür Gündem, journal dont la fermeture a été ordonnée après la tentative de coup d’État en Turquie à l’été 2016. C’est d’avoir écrit dans ce journal qui valut à Aslı Erdoǧan son arrestation.

 

Veille de nuit

 

La nuit, encore. Une lueur blême, couleur de rêves évanouis, flotte au-dessus des ombres suspendues… C’est la lumière d’ambre de la lune, chagrine, qui se fraie un chemin entre les nuages de pluie. Elle joue du bout des doigts sur les toits mouillés, fait luire d’un éclat phosphorescent les flaques de boue, se reflète sur les pierres tombales. Les heures gagnent en profondeur, forment en s’imbriquant un bloc d’une seule masse. Retiré tout au fond de son cocon, le temps n’est plus qu’une respiration haletante, qui souffle sur l’éternité… Moins une respiration qu’un long soupir empli de regrets. Comme si ce lointain pays que nous appelons « minuit » hurlait seul à la mort… Cette obscurité, le silence et l’esseulement du monde, et ces pages vides, blanches.

Les mots se mettent en route, tardivement, vers la nuit d’où personne ne revient jamais… Au fil des larmes, des pièges, des gouffres, à chacun sa voie lactée, son exil infini… Le Mot se diffuse à l’horizon comme un augure, gonfle, assombrit tout ce qu’il touche, et s’imprime. Il rencontre l’odeur humaine. Telle une étoile morte, il embrase le ciel d’un bout à l’autre, l’illumine dans un sourire d’adieu glacé. Avec l’ardeur désespérée de vivre, il déroule boucle après boucle son tissu de symboles, renoue l’infini et l’unité du sens pour tisser une totalité inédite.

Veilleurs de nuit, les mots progressent en file indienne dans l’ombre, dans les dortoirs, les couloirs et les arrière-cours de la mémoire qu’ils arpentent en tous sens. Contre les murs infranchissables ils s’appuient et attendent, et pareils à l’ombre, grandissent dans la nuit. Pour l’éternité ou pour un seul instant… De leurs mains osseuses ils arrachent les pierres une à une, écoutent, prospectent. Peut-être cherchent-ils le chemin qui ramène à la vie, une porte que nul n’a encore découvert. Ils font ruisseler des secrets, ils creusent, prospectent. Dans ce lieu désolé qu’on appelle le « cœur »… Tels des fous qui n’ont pas trouvé ce qu’ils cherchaient, qui ont perdu ce qu’ils avaient trouvé… Son ardeur éteinte, le Mot desséché repose en silence, étouffé sous les sédiments que les ombres charrient. Ainsi s’accomplit l’augure dont il était porteur… Il retourne à la terre en suivant le fil de l’eau. Du monde des hommes il s’unit à la fange.

Chaque mot est une petite membrane palpitante tendue entre le passé et l’avenir, entre le réel et l’irréel… Pour la transpercer, il faut un miroir, une vallée en flammes, un désert qui prend feu… Une porte entrouverte sur la terre noire. Une aile de la nuit aux scintillements cendrés, moins pour voler que pour rêver plus profondément. Une étoile d’adieu, consumée plus silencieusement qu’un sourire. Chaque mot est une feuille qui pousse d’elle-même, au creux d’un arbre abattu… Et la hache, qui s’abat sur le présent, l’instant, sa vérité et son éternité… Afin, peut-être, que le suc de l’existence s’en écoule comme une résine, et panse toutes les plaies…

Chaque mot est une mort à répétition, une façon de s’exiler dans un autre monde, un monde loin des ombres, des cendres, de l’oubli, où l’être se parera des lumières de l’aube… Où il s’enveloppera de couleurs encore jamais vues, d’horizons, d’aurores, de commencements… Revêtu des commencements et des achèvements d’un futur dont la promesse manquait encore, des adieux, des regrets… Afin de retrouver la trace, avant que la nuit ne finisse, de ces plaies que « l’avenir » refermera et qu’on verra se rouvrir, encore et toujours…

 

Les Africains, 1993

 

En 1993, j’ai vécu à Istanbul avec des immigrés africains. J’ai vu plus de choses que je ne saurais en raconter, et compris davantage que je n’en ai vu. J’espère que ceux qui depuis vingt ans ont cherché à me faire taire chaque fois que j’ai voulu en parler, sont désormais prêts à regarder le racisme en face…

Le texte qui suit a été publié dans le journal Radikal il y a un peu plus de dix ans. Tous les faits rapportés sont entièrement réels, quoique j’en livre un récit adouci… Seuls les noms ont été changés, les noms de ces gens dont pas un seul n’est sorti vivant de la Turquie des années 1990.

Le 27 septembre 1993, à huit heures, le téléphone sonna. Un coup de téléphone affreusement matinal pour la petite ville côtière où j’étais arrivée la veille… « Tu peux parler librement ? » demanda S. en langue mandingue. Le fait qu’il utilisât sa langue maternelle, que je comprenais difficilement, annonçait déjà une catastrophe. « Ils ont tué Ali. Hier soir. » « Quel Ali ? » fut la première réponse qui me vint. « Le Sénégalais, celui qui vivait en France. » Je revis le visage d’Ali, toujours placide, aux traits creusés par l’immigration. Son impatience propre aux grands solitaires. Il avait coupé l’arbre de ses rêves, il repoussait sans cesse le moment de payer sa dette au monde. Son souvenir me causa une vive douleur, presque physique. C’était à lui que j’avais demandé un jour ce qui lui manquait le plus de l’Afrique. « Ma mère », avait-il répondu sans hésiter. Je connaissais bien le dédale des ruelles de Cihangir – « les » ruelles d’Istanbul par excellence – et je savais que des bandes étaient décidées à nettoyer le quartier de ses Noirs. Quant à moi… Ils se mettaient en chasse à la nuit tombée, ils avaient des couteaux, on protégeait leurs arrières. Lorsqu’ils avaient appris que je ne m’appelais pas Jane, ils nous avaient tendu une embuscade. Ils étaient peut-être huit à surgir d’un coup hors de l’ombre. « Va-t-en », me dit S. « Donne-moi ta bombe lacrymo ! Tu ne sais pas te battre, tu vas nous ralentir. » Il avait raison, mais on n’abandonne pas si facilement l’homme qu’on aime à une mort certaine ! Il avait fallu un miracle pour nous sauver ce soir-là. « Il a reçu au moins trente coups de couteau. D’abord on ne l’a même pas reconnu, il avait une touffe de cheveux blancs, c’est comme ça qu’on a su que c’était lui. » « Vous êtes allés voir la police ? » S. eut un rire amer, si l’on peut appeler ça un rire. « C’est eux qui sont venus. Le cadavre avait été déposé devant notre porte. On a passé la nuit en garde à vue. » À cet instant seulement, dans sa voix, je compris qu’il était épuisé de peine et de chagrin. Mais on n’interroge pas l’homme qu’on aime ! « Swetha était avec nous. Ils ont salement amoché la fille. Tu t’es tirée à temps. » En 1993, les habitations des Noirs subissaient des attaques régulières. Je me réveillais en sursaut plusieurs fois par nuit, je tendais l’oreille vers la rue. Je faisais des rêves horribles. Un homme armé d’un bâton noir marchait vers moi et me disait que j’aimais bien les choses noires. « Il y a quelque chose que je peux faire ? » Au lieu de rire, S. répéta la dernière phrase qu’il avait dite, puis il raccrocha. (Une semaine plus tard, je fis un nouveau rêve. À la place d’Ali, un Noir qui courait de toutes ses forces était embarqué manu militari dans une voiture blanche. Le rêve était si précis qu’on pouvait lire la plaque d’immatriculation. Je l’oubliai aussitôt.) En 1993, se promener main dans la main avec un Noir à Istanbul ressemblait à porter une étoile jaune dans l’Allemagne nazie. Des enfants me fonçaient dessus avec leur vélo, des jeunes me barraient la route, des femmes vidaient sur ma tête leurs ordures. Les insultes et les injures pleuvaient, je marchais escortée à chaque pas des cris de « Beşiktaş ! » (blanc-noir [1]). Même les femmes bon chic bon genre et les messieurs en costume y allaient de leur petit mot. On me chassait des restaurants, de la devanture des pâtisseries. (Pas Ali, moi. À moins que je croie être Ali ?) J’avançais cachée sous un masque de stupidité, sous le visage froid comme le verre de Jane, une petite Anglaise qui ne parlait pas turc. Le cœur glacé… Une réponse de ma part et c’était le lynchage. Entre Beşiktaş et Ortaköy, sur cette route bondée même le dimanche après-midi, en endurant les crachats sur son visage, Jane protégeait Jane. (Encore un rêve : Minuit. Dans le dos de S., parti acheter des cigarettes, j’entends des coups de feu. Je cours à la fenêtre. Il est à terre, baignant dans son propre sang. Quatre balles dans le corps. Des hommes sautent d’une voiture et le rouent de coups de pied. Pour oublier ce rêve-là, il m’a fallu partir très loin.) Ces crachats enseignèrent à Jane qu’un homme peut éprouver une satisfaction existentielle à en humilier un autre. Elle oublia ses mauvais rêves, mais pas cette année-là où toutes les portes lui furent claquées au nez. Tout le monde est fort quand il s’agit de ses propres affaires, de ses combats, de sa vie. Personne ne veut d’un bain de sang dans son propre pays. Cela, elle l’a compris, mais elle était troublée. Qui y avait-il dans les voitures entre Beşiktaş et Ortaköy ? Ne s’étaient-ils jamais regardés dans le rétroviseur ? Certainement qu’on leur avait déjà craché une fois au visage, ils en avaient fait l’expérience eux aussi, aucun doute. Tout le monde est propre sur lui, tout le monde se lave les mains, l’homme au bâton est toujours un autre. J’te jure que c’est pas moi. Mais en attendant, puisque j’ai été agressée sur la route d’Ortaköy, et parce que personne n’est descendu de voiture, je ne fais plus confiance à personne. Maintenant, lorsque je vois d’autres femmes seules se faire frapper, je baisse mes yeux de honte. Il y a longtemps que je ne me demande plus si « je suis Ali », car j’ai oublié la plaque d’immatriculation. Je vois deux yeux gris qui me regardent dans le miroir, froids comme le verre, et je me demande : « Et si c’était moi l’assassin ? » Je vois partout des hommes avec des bâtons, dans chaque visage et derrière chaque mot, mais je ne sais plus si c’est un rêve ou la réalité. On n’a jamais dit à la mère d’Ali comment son fils était mort, son nom n’a pas été ajouté à la liste des disparus. Il a disparu, porté disparu, car j’ai oublié tous mes rêves.

 

Une histoire trop personnelle…

 

En guise d’ouverture, je dirai en passant que c’est « la première ironie de ma vie ». Le hasard m’a fait naître un 8 mars ! Et pourtant, le mot « ironie », dès qu’il s’agit de la condition féminine, semble trop chic, trop sophistiqué, trop hygiénique au regard des blessures purulentes que tant d’humiliations pour un rien nous infligent, et que les mâles, à chacune de leurs démonstrations de force, causent à leurs congénères, aux institutions et à eux-mêmes… Dans les années 1970, j’avais lu dans le journal Cumhuriyet une information que je m’empressai de relayer à mes camarades de classe : le 8 mars était la « journée internationale des femmes » ; et je fus soupçonnée de mensonge ! – un traumatisme mille fois revécu, semble-t-il. Aujourd’hui, je citerai des extraits du journal pour lequel j’écrivais au début de ma trentaine. Sur la condition féminine, l’écriture féminine, l’impossibilité de s’exprimer, le fait de posséder ou de ne pas posséder les mots… À présent, à quarante ans, trop consciente d’être une femme qu’on « assassine » pour un rien, j’ai moins envie d’aborder ce « sujet ». Mes doigts, mon visage, mon corps sont couverts de brûlures plus ou moins invisibles dont le temps aggrave encore les marques. D’ordinaire les écrivains se taisent, mais lorsqu’ils prennent vraiment la parole, leur voix fait trembler.

 

CONDITION FÉMININE

Une entrée en matière trop personnelle ; c’est aujourd’hui mon anniversaire. Je m’oblige à publier un texte qui traite des « femmes », c’est un peu comme un devoir social. Pourtant, des expressions telles que « traiter des femmes » me mettent mal à l’aise. Dans un monde dominé par la langue masculine, raconter la véritable histoire de la femme, qui toujours occupe la position de « l’autre »… (Trois points de suspension, signe d’incertitude.) La femme : consumée, divinisée, parée de fausses perles… Ce mot qu’on ne peut prononcer sans qu’il fasse tinter mille grelots, de celui du désir à celui du mépris, si on le déshabille, il ne reste plus que le « silence ». Il y a un vide énorme entre le concept de femme et le fait d’en être une, et il semble que la réalité de notre histoire soit formatée par ce silence. Moi – j’espère que ce mot ne déclenchera pas la colère des dieux – moi qui ressemble à toutes les femmes…

Peut-être que demain matin, une fleur à la main, j’irai souhaiter une belle Journée des Femmes à ma voisine. Chez qui j’ai entendu des jurons, des gifles claquer… Je ferai porter la discussion sur la domination que les hommes exercent sur les femmes, sur la dialectique du maître et de l’esclave. Autour d’un nescafé au lait, je tenterai d’expliquer les formes que peuvent prendre ces relations dont l’origine est à chercher dans les inégalités politiques et économiques de la société patriarcale, et qu’elles contribuent à reproduire. Ou bien je lui parlerai du « monde réel ». Celui de ceux qui décident de l’agenda, qui glorifient tout ce qu’ils entreprennent, qui font des grands mots sur les grandes choses, qui cherchent à exercer leur domination de manière subtile et cruelle. Qui ne considèrent pas comme des mensonges ceux qu’on raconte aux femmes, aux opprimés, à tous les autres, qui ne tiennent pas le crime pour une faute… Qu’importe. Espérons au moins qu’aujourd’hui, pour mon anniversaire, je fasse mieux que de me réveiller en pensant à tout ce que j’ai perdu, mieux que de démissionner honorablement de la « condition féminine ». (1999)

 

HISTOIRE PERSONNELLE DES MOTS

Homme. Comme si en ce temps-là tout avait plus de sens, de réalité, d’honneur. Des mots majestueux guident ma vie. Des mots forts, agiles, qui vous empoignent et vous engagent. Combat, mouvement, révolution…

Femme. Il y a des mots qui à chaque instant vous échappent, et nécessitent qu’on les retrouve. Espoir, foi, humanité. Et mort, aussi.

Homme. En 1982 j’étais au chaud, à l’intérieur. L’année d’après, et la suivante encore… Mes mots ont été souillés par le sang, les cris, la poussière de la débâcle. Le mot qu’on apprend à cinq ans s’est mis à résonner dans toutes les fibres de mon corps : pendaison, bastonnade, gégène. Et les rêves que j’y avais mis par erreur n’étaient plus que des bourgeons piétinés sous mes pas. Mais le pire, le pire devait arriver au moment de sortir dehors.

Femme. Sortir dehors ? Où était-ce, dehors ? (1998)

 

SILENCE

La règle de toute relation de pouvoir est de rabaisser l’autre, de glorifier son existence à soi aux dépens de la sienne, ses valeurs aux dépens des siennes. Le revers de la médaille est souvent qu’on lui confère du mystère, qu’on crée des mythes autour de sa personne… Notre véritable histoire se forme dans le vide qui existe entre le concept de femme et le fait d’en être une. La règle immuable de la domination est de réduire l’autre au silence, de le transformer en objet, immobile et silencieux face à l’histoire, aux mots, à l’intelligence. « Je suis un sujet, je refuse d’exister à travers vos concepts, je veux faire du monde une expression de ma propre existence. » Un dernier mot : la liberté n’est rien, se libérer est tout. (2000)

 

Pour conclure : joyeux 8 mars à toutes ! Toutes ces phrases peuvent-elle remplacer une franche et pure étreinte telle que nous autres femmes savons par nature en donner ? Je n’en sais rien. Mais je voudrais étreindre encore une fois, une très longue fois, toutes celles qui souffrent d’être « femmes écrivains » en Turquie, toutes celles qui, sous ce label, paient un prix allant du dédain à l’humiliation, des insultes aux silences forcés. Tant de colère, tant de haine, de moqueries, de harangues, de vindictes, de meurtres… Parce que nous nous approprions, dans notre langue, avec notre cœur, la vérité dont ils croient avoir le monopole… (Trois points de suspension, pour répéter ce qui est dit et ce qui ne l’a pas été, pour en faire don à l’avenir, au lecteur…)

 

On a cru que c’était une blague

 

« S’il n’y avait pas d’événements, j’aurais beaucoup à écrire » (Karl Kraus). Pour saisir l’ironie profonde de ce mot, il m’a fallu, une fois par semaine, éprouver depuis mon petit « coin » – pour certains c’est une vue aérienne sur la scène, pour d’autres une place au fond du théâtre, pour d’autres encore, la coulisse – toutes les contradictions et impasses de l’écriture. Pendant ces semaines, en ces jours où les événements, tout ce qui advenu ou demeure à venir, ont choqué, bouleversé, révolté le monde entier… Face au crime, la réaction naturelle de l’être humain est la peur, le chagrin, la colère, la révolte… Celle de nos « collègues » assassinés, écrivains ou illustrateurs, était de résister, de ne pas se décourager, de ne rien céder, de comprendre, d’expliquer, de faire barrage… Quant aux écrivains et illustrateurs « en charge de » la liberté de penser, quant à tous ceux-là qui envisagent les choses d’un œil critique, « négativement », « péjorativement », qui « fourrent leur nez » partout dès qu’ils le peuvent, qui dépassent les « bornes », qui s’obligent à avoir une opinion sur chaque sujet, qui vivent dans une époque obscure, dans un monde lointain et abstrait, qui s’opposent par pur esprit d’opposition, etc., etc. (je fais ici la liste de tous les crimes qui leur sont fréquemment imputés), en somme qui voient la liberté de penser et la liberté d’expression comme un seul et même mode d’existence, ils réagissent en repérant les failles qui traversent le grand corps de la solidarité unanime, en traquant les fissures et leurs bifurcations, en essayant de situer et de prendre la mesure des vides qu’elles creusent, et en s’y confrontant : malgré les plaies béantes…

Après avoir lu, entendu, examiné autant de dépêches, d’informations, d’interprétations, et après les avoir trouvées, dans l’ensemble, justes, fondées, raisonnables, vient le moment où vous comprenez à quel point les mots sont usés, lessivés ; ce moment qui voit s’approcher le silence de la mort… (Assurément, on peut aussi céder à la facilité et répéter partout des mots qui ne sont pas les nôtres, et même écrire des pages entières faites de phrases qui ne sont pas de notre cru mais au bas desquelles nous aurions aimé apposer notre signature… C’est précisément dans ces moments-là qu’apparaît l’impossibilité d’écrire, ne fût-ce qu’une seule phrase originale, neuve, sensée et utile…) Je crois que la phrase la plus sensée est encore celle-là que des millions de gens ont reprise en chœur et entonnée d’une seule voix, dans toutes les langues, de mille façons, avec mille mots différents : « Je suis Charlie. » Et d’autres aussi. Wolinski, Cabu, Charb et les autres (« Je n’ai pas d’enfants, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit. C’est peut-être un peu pompeux, ce que je vais dire, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux », Charb) Et d’autres encore… « Vous m’avez tué. Mais je ne suis pas mort. Je ne mourrai pas. »

Une balle n’a jamais tué une idée. Voici le genre de phrases que nous aimons entendre, phrases dont notre romantisme aime revêtir comme d’un gant la main fripée de la réalité… Bien sûr qu’une balle n’a jamais tué une idée. Mais cela ne nous empêche pas de désespérer en songeant aux méthodes employées pour nous faire taire… Faire taire, réduire au silence, ne pas écouter, faire la sourde oreille, empêcher les autres d’entendre et de prêter l’oreille… Rendre les mots de l’autre inutiles, sans valeur, ou suspects, les apprivoiser, les encager, en faire un perroquet pour soi-même ou pour d’autres… Réduire son champ social, politique, économique, l’en éliminer si possible, et, en cas d’extrême besoin, anéantir son existence sociale et même physique, par le lynchage, le meurtre, le massacre… Personne n’est dans l’obligation de partager les idées et croyances de quiconque, cela dût-il « vexer » des pans entiers de la société, tout le monde a le droit d’exposer librement ses idées tant qu’il n’appelle pas à la violence (dans la langue du droit international), etc. Il suffit de jeter un coup d’œil autour de nous pour voir à quel point ce principe-là, clair et lourd de sens, a pu être bien intériorisé. Les cours de religion obligatoires, dont le nombre d’heures par semaine augmente jour après jour… Toutes les mesures prises pour ne pas faire reconnaître les temples alévis comme lieux de culte… Ceux qu’on condamne pour être entrés « dans la mosquée avec leurs chaussures » alors qu’ils fuyaient les matraques policières… Ceux qu’on expose au lynchage social ou réel pour avoir critiqué la fête de l’Aïd, les tambours du ramadan, les haut-parleurs des mosquées… Les pressions et les persécutions que subissent ceux qui ne sont pas musulmans, les convertis de force, les Alévis, les athées… Les massacres de Sivas, Aziz Nesin [2]… Oui, il y a de quoi désespérer quand on pense aux mécanismes faits pour nous réduire au silence ! Quant à la liberté de penser, la liberté de la presse, etc., n’en parlons pas : il y a deux ans, la Turquie était le premier pays au monde pour le nombre de journalistes emprisonnés, et si une querelle au sein même de l’État n’avait pas apporté une sorte de trêve, elle le serait encore. La semaine dernière, c’était l’anniversaire de l’assassinat du journaliste Metin Göktepe, dans quelques jours celui de Hrant Dink [3]

L’un des rescapés de l’attaque de Charlie Hebdo, journal de gauche et d’opposition, a déclaré : « Quand on a vu un homme habillé tout en noir, avec une arme, on a d’abord cru que c’était une blague. Lorsque quelqu’un qui n’a qu’un stylo se trouve en face d’un type armé jusqu’aux dents, il a envie de lui demander : Vous nous faites une blague ? On vous fait si peur que ça ? »

 

Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes.

 


[1] Beşiktaş est un célèbre club de football d’Istanbul, issu du quartier éponyme, dont les couleurs sont le blanc et le noir.

[2] Le 2 juillet 1993, à Sivas, dans le centre de la Turquie, une foule de 15 000 personnes menée par des islamistes radicaux mit le feu à un hôtel où s’étaient rassemblés des artistes et intellectuels alévis dans le cadre des célébrations d’un festival traditionnel. L’incendie fit 37 morts, avec la complicité de la police et des pompiers, qui n’intervinrent que huit heures plus tard. Aziz Nesin, écrivain, journaliste et éditeur turc extrêmement populaire (1915-1995), qui traduisit et publia en 1993 Les Versets sataniques de Rushdie (ce qui lui valut des menaces de mort en Turquie), était à Sivas à ce moment-là et réchappa par miracle de l’incendie criminel de l’hôtel, mais mourut deux ans plus tard, encore sous le choc de cet attentat.

[3]. Metin Göktepe : journaliste kurde alévi (1968-1996), bastonné à mort par des policiers turcs le 9 janvier 1996 après avoir été arrêté parce qu’il voulait couvrir l’enterrement de deux détenus assassinés en prison. — Hrant Dink : journaliste et écrivain turc d’origine arménienne (1954-2007), assassiné le 19 janvier 2007 par un nationaliste de 17 ans devant les locaux de son journal Agos, en plein cœur d’Istanbul.

[Les notes sont du traducteur]

Asli Erdogan

Ecrivain, Journaliste

Rayonnages

FictionsRécit

Notes

[1] Beşiktaş est un célèbre club de football d’Istanbul, issu du quartier éponyme, dont les couleurs sont le blanc et le noir.

[2] Le 2 juillet 1993, à Sivas, dans le centre de la Turquie, une foule de 15 000 personnes menée par des islamistes radicaux mit le feu à un hôtel où s’étaient rassemblés des artistes et intellectuels alévis dans le cadre des célébrations d’un festival traditionnel. L’incendie fit 37 morts, avec la complicité de la police et des pompiers, qui n’intervinrent que huit heures plus tard. Aziz Nesin, écrivain, journaliste et éditeur turc extrêmement populaire (1915-1995), qui traduisit et publia en 1993 Les Versets sataniques de Rushdie (ce qui lui valut des menaces de mort en Turquie), était à Sivas à ce moment-là et réchappa par miracle de l’incendie criminel de l’hôtel, mais mourut deux ans plus tard, encore sous le choc de cet attentat.

[3]. Metin Göktepe : journaliste kurde alévi (1968-1996), bastonné à mort par des policiers turcs le 9 janvier 1996 après avoir été arrêté parce qu’il voulait couvrir l’enterrement de deux détenus assassinés en prison. — Hrant Dink : journaliste et écrivain turc d’origine arménienne (1954-2007), assassiné le 19 janvier 2007 par un nationaliste de 17 ans devant les locaux de son journal Agos, en plein cœur d’Istanbul.

[Les notes sont du traducteur]