Littérature

Un Roman Mondial

artiste et écrivain

D’abord critique d’art puis écrivain et, enfin, artiste, Jean-Charles Massera a, contre toute attente, répondu favorablement à la commande d’AOC : ce « Roman mondial » est, en effet, le premier texte littéraire qu’il écrit et publie depuis près de dix ans. Un texte dans la droite ligne des ouvrages importants qu’il a fait paraître au tournant des années 90 et 2000 comme France Guide de l’utilisateur et United Emmerdement of New Order.

« Bien envoyé ! Qu’on les remballe chez eux par avion ! »
23 janvier 2018 – 20 h 39 min
                                                          « On écrit l’histoire, mais on l’a toujours écrite du point de vue des sédentaires, et au nom d’un appareil unitaire d’État »
Gilles Deleuze et Félix Guattari – 1980

 

 

Lorsque le courant arrive, pendant 2 à 3 heures vous vous agitez comme un fou

Pour pouvoir recharger tout

Pomper de l’eau

Vous doucher, dormir, travailler, mettre en ligne, vous refroidir

Et respirer

Tout en 2 heures

Nous devons vérifier sans cesse le générateur

Et le recharger en carburant, car il est en marche 14 heures par jour

Alors qu’il n’est fait que pour fonctionner que quelques minutes

Ça peut avoir des conséquences sur nos patients

Ça nous arrive souvent d’avoir une coupure de courant

Et ça ne se termine pas toujours aussi bien

On paie les mêmes taxes

On attend des années pour un permis de bâtir

En vain

Pour eux nous ne sommes que des…

S‘ils ferment le tunnel

Nous sommes prisonniers

Le sous-sol est gorgé d’eau, mais je ne peux pas y toucher

En été, ils viennent se baigner dans notre seul puits

On n’a eu le droit d’accéder à nos oliveraies que 2 jours cette année

Quand on a vu les flammes, nous avons appelé les pompiers

Mais l’armée les a empêchés d’approcher

Ce n’est même pas la peine d’appeler les pompiers s’il y a le feu

On nous traite comme des personnes de seconde zone

Tout dépend du capitaine

Quelquefois cela se passe bien, d’autres fois…

Quand j’allais à l’université, tout le monde arrivait toujours en retard

À cause de ces points de contrôle

3 personnes sont mortes d’infarctus

Parce qu’elles sont arrivées trop tard à l’hôpital

1 fillette de 5 ans née avec de sévères pathologies du cerveau est décédée

À la suite de 3 rendez-vous manqués dans un hôpital

On nous traite comme des animaux dans une cage

On a été arrêtés plus longtemps que l’habitude, sans aucune raison

Il faisait très chaud dans le bus fermé

Le bébé n’arrêtait pas de hurler et il est devenu rouge

Le père s’est énervé et a demandé au chauffeur d’ouvrir la porte

Le chauffeur a refusé, disant que c’était interdit

On nous traite comme des animaux, comme du bétail

Je voulais me rendre à l’hôpital, mais c’est interdit

Là-bas, ils ont refusé de me prendre

Ils m’ont renvoyée en me disant d’aller accoucher chez moi

Ça fait plus d’un an qu’on attend ici

Ils n’ouvrent jamais la porte

À chaque fois ils annoncent l’ouverture sur Facebook et sur Internet

Mais il ne se passe rien

Les antennes de téléphonie mobile sont systématiquement détruites

Isolant totalement de nombreuses familles

Ils ont commencé par complètement bloquer l’alimentation en eau de la ville

Ils sont venus avec 10 gros bulldozers avec près de 70 soldats

Je les ai suppliés

L‘un de mes frères handicapé se trouvait bloqué dans la maison

Nous avons dû le porter alors que le bulldozer tapait dans le bâtiment

On nous traite comme des sous-hommes

Ils leur ont dit foutez l’camp

Pour eux, nous sommes tous des terroristes

  • – – – –

Ils confisquent les terres selon leur bon vouloir

La nuit, des hommes venaient piller nos jardins

Ils patrouillent parfois dans les cages d’escaliers

Ils foutent des coups de pieds dans les portes

Et crient : « Vous dormez bien, les minables ? »

Cela dure une demi-heure et puis ils repartent

Mon commerce a été brûlé

Ils détruisaient tout

Volaient nos bêtes

Ils ont pris mes seize vaches, plusieurs étaient en gestation

Je les ai suppliés

Ils ne m’ont rien laissé

Ils ont brûlé les récoltes avec des munitions incendiaires

Ils ont tué les chèvres, les vaches

On n’arrivait plus à trouver de quoi manger

Nous n’avions même pas d’herbe à manger

Ils ont entièrement brûlé la terre

Ils sont partis avec mon camion, qui est mon seul moyen d’existence

  • – – – –

J’ai été arrêté un jour par les forces gouvernementales

On m’a mis dans une cellule avec plusieurs dizaines de personnes

J‘y suis resté pendant 2 mois

Quand on m’a sorti de là on m’a demandé de ramener de l’information

Mais je ne voyais pas de quoi il s’agissait

Dénoncé, j’ai été arrêté avec mon frère

Quand j’ai compris pourquoi on m’avait arrêté, j’ai eu vraiment peur

J‘ai ensuite été transféré dans une cellule sans fenêtre, sans toilettes, à dormir par terre

Des armes blanches étaient accrochées aux murs, elles servaient sûrement pour la torture

On s’est retrouvés dans une cellule pendant un certain temps

Puis des gens sont venus chercher mon père

Ils m’ont jeté dans le coffre et m’ont emmené dans un endroit abandonné

C’était leur dernier avertissement

Ma famille était terrifiée

J’avais des traces de lames de couteau sur tout le corps, des cicatrices partout

Je ne fais plus de nouvelles rencontres

J’ai tiré une croix sur ça, je ne sors plus le soir

J’ai eu de gros problèmes de santé, un cas d’infection

Il a fallu en camoufler les causes

Mais l’hôpital n’a pas voulu me soigner

Un jour, il est venu chez nous et nous a demandé de le suivre au commissariat

J’ai été arrêté, interpellé dans le hall d’un hôtel, avec 2 amis par des policiers en civil

Ils nous ont aussi demandé de payer 5 millions de Francs CFA

Pour ne pas envoyer l’affaire devant la justice

Ils nous ont conduits à la police judiciaire

Où nous avons été gardés 3 jours, sans procès verbal, sans être entendus

Ils gardaient nos téléphones allumés

N’importe quel homme qui appelait ou envoyait un message était une nouvelle cible

Il m’arrachait les cheveux par poignées

Puis il a pris des ciseaux à volaille et me les a enfoncés dans la tête

J’ai repris connaissance à 8 heures du matin, couvert de sang

Le visage bleu et les reins meurtris

Si un de mes proches l’apprend, il n’hésitera pas une seconde à me tuer

Ce n’était pas la première fois que mon frère allait tuer quelqu’un

Mais dans la forêt, il continuait à me dévisager sans se décider à passer à l’acte

Ses parents n’ayant pas la force de le faire

C’est finalement son oncle qui l’a poussé dans le vide

Et s’ils ne le font pas

Alors ils se feront tuer pour ne pas avoir rétabli l’honneur de la famille

Beaucoup de gens craignaient de m’abriter

Je n’avais pas le choix, j’ai déménagé ici

J‘étais une cible

Nous ne pouvions plus avoir confiance en personne

Après sa mort, on s’est dit qu’on allait tout arrêter, car on avait trop peur

En tant que défenseurs, nous sommes très exposés

En novembre 2014, on s’est enfui tous les deux

Mon frère a dit qu’il avait soif, le chauffeur l’a sorti de la voiture, en plein désert

Je n’ai jamais revu mon frère

Il puait l’alcool et me hurlait dessus

Pour que je finisse par dire que mon mari soutenait les maquisards

Je n’ai même pas crié, ça lui aurait fait trop plaisir

J’ai juste perdu connaissance

Il est sorti et est revenu avec un couteau

Je n’ai pas ressenti la douleur

Mais je regardais ces coupures et j’avais l’impression que ce n’était pas moi

Puis il m’a tranché la nuque avec le couteau

Ils me tapaient avec une matraque

Mais elle est épileptique, sa mémoire est défaillante

Pour la punir, ils la frappaient avec un bâton

Et la piquaient avec une aiguille à chaque fois qu’elle commettait une erreur

Quand je perdais connaissance, ils m’aspergeaient d’eau et recommençaient

Avant le marteau, je pensais qu’il n’y avait rien de pire que les matraques

Mais j’ai compris que la matraque n’était rien

Ils ont apporté une plaque en fer avec des clous pointés vers le haut

Ils m’ont fait tenir debout sur les clous

Ils l’ont attaché à mes testicules et m’ont obligé à me lever

Ceux qui refusaient étaient roués de coups

Et forcés à boire, en leur maintenant la tête en arrière

On nous faisait ingurgiter de force de l’eau

Par la bouche et le nez

Ensuite ils appuyaient sur nos poitrines avec leurs bottes

Et faisaient sortir l’eau par nos bouches et nos narines

On nous a fait manger du sable

Certains ont fini par craquer et ont avoué, alors que c’était faux

Je ne pouvais pas comprendre

J’ai compris après que j’avais signé des aveux

L’avocat n’est pas venu

Ils ont simplement lu ce que j’avais signé après avoir été torturé

Après 1 mois d’interrogatoire, j’ai dû signer un papier sans même avoir pu le lire

Ils m’ont jugé sans aucune enquête et condamné à 36 ans de réclusion

– – – –

Vers 9 heures du matin, un premier groupe d’assaillants est arrivé

À dos de chameau

Puis un deuxième groupe à cheval

Et le troisième groupe en voiture

Ils sont venus dans notre village vers 8 heures du matin le 25 août

Nous étions tranquillement en train de boire au cabaret

Nous avons entendu des hommes entrer dans notre village

Des hommes en civil sont entrés dans les maisons

Les hommes en tenue sont arrivés et se sont mis à tout casser dans les maisons

Ils nous encerclaient de tous les côtés possibles

Nous ne pouvions nous enfuir, ni par l’ouest ni par le nord

Ils ont confisqué tous nos téléphones portables et ont encerclé le village

Ils ont annoncé par haut-parleur

Que les hommes de 15 à 45 ans devaient sortir de chez eux

Elles ont chanté des chansons pour encourager les hommes durant le pillage

Ils ont même déterré la nourriture que nous avions cachée

À l’école, ils nous ont triés

Ils les mettaient à l’arrière de leurs pick-ups

Ils nous ont mis dans une camionnette

Ils nous ont forcés à monter dans des camions

Ils ont séparé les hommes et les femmes

Ils ont commencé à nous couper les lèvres et les oreilles à l’aide d’un rasoir

Le vieux souffrait tellement

Qu’il les a suppliés de l’achever plutôt que de le faire souffrir de cette façon-là

Ils ont d’abord égorgé les hommes et ont poignardé les femmes et les enfants

Ils ont égorgé 3 enfants devant nous

Puis ils nous ont toutes violées

Nous les avons suppliées à genoux

Nous leur avions donné tout notre or

Et ils nous avaient promis de ne pas tuer nos maris en échange

Mais, après avoir pris mon or, ils ont quand même égorgé mon mari

Quand il a été mort, ils ont mis le feu à son corps

Je les ai suppliés de m’achever

Il m’a dit que je devais avoir des relations sexuelles avec lui

Ou bien que je devrais avoir des relations sexuelles avec tous les autres soldats

Donc je n’avais pas le choix

Il y avait une bouteille de bière, ils l’ont cassée et l’ont enfoncée dans mon vagin

Ils ont bien vu que j’étais enceinte mais n’en avaient rien à faire

Elle poussait des cris, elle demandait de l’aide, sans succès

Les autres ne pouvaient rien faire

L’un des assaillants a déchiré son pagne et l’a violée

Je les ai suppliés

Puis il lui a tiré dessus et ensuite sur les autres

Vers 18h, ils ont mis le feu au marché

Et ont commencé à incendier des maisons

Ils jetaient les enfants dans le feu, sous nos yeux

D’autres étaient fracassés contre les murs, jusqu’à ce qu’ils meurent

Ils les ont accrochés aux arbres avec leurs cordons ombilicaux

Moi aussi j’ai sauté dans la rivière

Ils ont pris ceux qui étaient restés sur les berges

Et ils ont séparé les hommes et les femmes

Ils nous ont tués comme des animaux, comme des choses sans valeur

Certains décapités

Ils ont pris les têtes et joué au foot avec elles

Certains ont été forcés à se jeter dans le vide depuis des falaises

Ils ont forcé les hommes à creuser un grand trou

Ils ont jeté les cadavres dans le trou et ils ont mis de l’essence et tout brûlé

Caché dans un arbre, il assistait impuissant au massacre de son village

Je suis resté là tout seul, attaché à l’arbre, jusqu’au mercredi

Ça a duré 5 jours

Ma maman me manque

Sur 16, on est 2 survivants

Nous les avons perdus, je n’ai aucune nouvelle

Je rêvais de revoir son visage, ne serait-ce pour quelques minutes avant de mourir

Nous l’avons appelé sur son téléphone portable

Mais c’était une autre personne qui nous a répondu

Et qui nous a dit qu’il était en train d’être tué

Je les ai suppliés

Une des villageoises est sortie de sa maison, elle était rouge

La peau se décollait de son corps

Il est dans la cave de la maison, terré

Les soldats ont jeté des grenades par le soupirail

Il vivait encore quand ils ont mis le feu aux pneus

Les militaires ont commencé à tirer

Tout le monde a couru et j’ai perdu de vue mes parents

Certaines personnes s’enfuyaient, d’autres se cachaient au plafond

C‘est elle qui m’a dit de fuir alors que les 2 hommes étaient encore dans la maison

Je n’ai pas pu emmener ma tante

Les autres n’ont pas réussi et ont tous été brûlés vifs

Quand je suis sorti dans la rue il y avait les corps de 2 de mes voisins qui brûlaient

Comme des brochettes

Des soldats pillaient ma maison

Mes voisins leur ont donné 200 dollars, mais ils les ont quand même tués

Ils ont été emmenés de force puis exécutés un par un

D‘une balle dans la tête

Ils ont tué mon frère

Puis ils m’ont jetée de côté

Un des hommes m’a mis une main sur la bouche et m’a maintenue immobile

Lorsque son mari a tenté d’intervenir, les combattants l’ont abattu

Il a placé la pointe d’un couteau contre mon flanc

Et l’a maintenu là pendant que les autres me violaient

Puis, ils l’ont laissée là, attachée sur la toiture plate

Se consumer sous le soleil et mourir de soif

Tout s’est passé le même jour

Ils ont pris l’essence, l’ont versée sur le véhicule

Ils brûlaient tout

Quand nous avons vu cela, nous avons décidé de fuir

Avec mon frère nous avons ramassé quelques affaires, et nous avons couru

Le village a été complètement brûlé

Après mon départ, mes parents m’ont parlé de crucifixions, de pendaisons publiques

Et de gens enterrés vivants

Ceux qui sont découverts sont exécutés publiquement, puis décapités

Et leurs têtes retirées

20 corps ont été exposés dans divers endroits en guise d’avertissement à la population

Ils demandaient souvent aux enfants de tuer des gens dans la brousse

Ils ont d’abord ligoté la personne

Puis ils m’ont demandé de le tuer avec un gros bâton

J’ai vu 10 personnes se faire tuer comme ça

Chaque fois elles étaient tuées par d’autres enfants qui avaient été enlevés

Ils choisissaient les victimes au hasard

Puis ils nous donnaient l’ordre : « Prends ton gourdin, tue cet animal »

La jeune femme se tient debout dans un trou creusé dans le sol

D’où seule sa tête dépasse

Un homme vêtu de noir ramasse une pierre et la lui lance à bout portant

Puis 3 de ses compagnons l’imitent

Elle a été déterrée

Mais des infirmières ayant constaté qu’elle était encore vivante

Elle a été remise en terre pour être achevée

J‘ai fui avec d’autres villageois

J‘en avais un de plus qui avait 5 ans

Elle courait la dernière, moins vite que nous, essayant de nous rattraper

Un soldat a fait un grand moulinet avec son fusil et lui a fracassé la tête

Et elle est tombée

Nous avons continué à courir

Nous avons traversé des rivières et des forêts

Nous avons marché pendant 7 jours jusqu’à la frontière

Au bord de la route, j’ai vu des morts

Certains avaient les mains et les jambes coupées

Sur 5 kilomètres, je n’ai pas arrêté de marcher sur des cadavres

Avec les intestins hors du corps, c’est affreux

– – – –

On a cheminé à travers la brousse

Parce que si on rencontre des soldats, on risque de se faire tuer

À un moment, ils ont bombardé une voiture devant nous

Je n’ai pu ni crier, ni parler, ni pleurer

Je regardais comme un robot

Ils étaient lourdement armés

Ils nous ont obligés à les accompagner

Nous avons marché 15 kilomètres et traversé plusieurs villages

À chaque fois, les habitants devaient se joindre à nous

Nous formions comme un troupeau

On dormait debout

Ils nous emmenaient dans la rue où on devait se soulager, les mains toujours attachées

Ils ont demandé à un homme de nous aider

Quand j’ai demandé à aller aux toilettes ils m’ont dit de faire dans mon jean

Il y avait 3 toilettes pour 300 personnes

Ils ont été emmenés, je ne sais pas où

Des hommes venaient, les choisissaient et les emmenaient

Pour eux, nous valons moins qu’un animal

Quand elles revenaient, elles saignaient et pleuraient

J’ai été donnée comme épouse au commandant du groupe

Ils chantent et ils disent que nous ne sommes que des esclaves

Qu’ils peuvent faire de nous ce qu’ils veulent

Ils nous ont déshabillés

Et fouettés pendant que nos familles étaient au téléphone

Ils nous servaient une boisson rouge à boire

C’était du sang

Parfois, ils tirent près des pieds

Mais parfois ils ratent et tirent dans le cœur

3 personnes qui étaient avec nous ont été sorties de la cellule par les militaires

Et tuées devant nous à coups de machette

Il a sorti les 3 enfants en les jetant au sol comme des pommes

Je les ai suppliés

Il a tiré dessus

Ils ont filmé la vidéo et nous l’ont montrée :

« Regardez votre ami, c’est ce qui va vous arriver bientôt »

Je pensais : « demain ça sera mon tour, après-demain ça sera mon tour »

Chacun de nous sait qu’il a été le bourreau de quelqu’un d’autre

Un jour, ils m’ont demandé d’égorger ma sœur

J’ai refusé, alors ils m’ont brisé les doigts des deux mains, un à un

Le secouriste a eu moins de chance

Il a été décapité après 55 jours de détention

On m’a forcé à appeler mon père

J’ai eu à peine le temps de hurler où j’étais, il s’est évanoui

Alors que j’étais au téléphone avec mes parents, ils me frappaient

Pour que mes parents entendent mes cris et tentent de négocier

Lorsque mon grand frère a entendu mes pleurs, il a vendu sa moto

Mon père est agriculteur, il n’a pas d’argent, il a vendu notre maison

Je priais Dieu pour qu’il me laisse mourir vite

Que celui qui n’a jamais entendu son enfant, son frère ou sa sœur

Hurler à la mort

Se pose la question : « qu’aurais-je fait à sa place ? »

Ma maman me manque

– – – –

Je cherchais de la farine de sorgho pour ma femme, les avions sont arrivés subitement

Et nous ont bombardés

Hier, en milieu d’après-midi, le pilonnage a été intense

Les zones autour de l’hôpital ont été touchées

Nous avons peur d’ouvrir une porte et de tomber sur une bombe

On voyait les avions passer au-dessus de notre jardin

Les bombes explosaient de partout !

Le souffle a fait éclater les fenêtres de notre appartement

Et les éclats de verre l’ont grièvement blessé

Des dizaines de personnes sont ensevelies sous les décombres

Certaines encore en vie

Mais les secours ne peuvent plus leur venir en aide à cause des bombardements

Les médicaments ne peuvent plus être acheminés par avion

On n’a pas de quoi endormir et opérer

Malheureusement, pour beaucoup d’entre eux, il est déjà trop tard

Et ils meurent peu après leur arrivée

Nous ne pouvions plus vivre à la surface à cause des bombardements

J’ai crié pour dire à tout le monde de courir

Mais la bombe a explosé avant que la plupart des gens aient pu sortir

Le ciel est encombré d’avions de combats, d’hélicoptères qui volent à très faible altitude

Impossible de savoir qui nous tire dessus

Des enfants sont restés dans un abri souterrain pendant 4 mois

Ils tirent sur tout ce qui bouge

Et ne font aucune distinction entre un adulte et un enfant

Les gens courent sans savoir où aller

C’est la fin ici

Il y en a qui sont enterrés vivants sous les décombres

D’autres qui sont blessés dans les rues

Personne ne peut les aider, les bombardements ne s’arrêtent pas

C’est le jour du jugement dernier

Une extermination

Croyez-moi

Un baril d’explosifs a été largué sur notre immeuble

Qui s’est totalement effondré

Tous les habitants ont péri, dont mes parents

J’ai vu un chien qui tenait quelque chose dans sa gueule

J’ai pensé que c’était un rat

Puis j’ai regardé un peu mieux

Le chien tenait une tête d’homme décapité

Nous n’avions plus le choix

Lors du premier massacre

Quand j’ai vu un homme à la jambe arrachée, je me suis senti mal

Et me suis évanoui à la vue du sang, car c’était la première fois

Maintenant c’est une scène habituelle pour moi

On était affamés depuis 3 jours

J‘ai vu des gars qui ont découpé les cuisses de l’un des morts

Ils l’ont mangé devant mes yeux

– – – –

Le moment venu, nous sommes partis pendant la nuit

Emportant seulement de l’eau et nos papiers d’identité

Nous avons marché 24 heures, dans le vent, la neige, le froid

En arrivant le chauffeur a dit qu’il n’avait pas été payé

Et nous avons été vendus sur un marché aux esclaves

On nous vendait comme des légumes

J‘ai été vendu pour 1.000 euros

Nous étions entassés dans des entrepôts

Nous avons marché pendant 8 heures

Nous étions quatorze

Nous avons vu des hommes brandir des armes à feu et des bâtons

Ils nous ont forcés à monter dans des camions

Parmi nous, il y avait une fille

À chaque barrière, on nous déshabillait et ils avaient un rapport sexuel avec elles

S’il y en avait 10, tous passaient

Ma maman me manque

Alors j’ai marché pendant 3 jours

Il me dit qu’une voiture allait partir le lendemain

J’ai dit que je n’avais pas d’argent

Il me propose de signer un contrat

Dans lequel je m’engage à lui rembourser le voyage

En travaillant pour lui une fois arrivé

J’accepte

Tout le monde était armé avec des Kalachnikov

Ils ont commencé à gronder tout en nous disant de monter à l’arrière de la voiture

On nous a attachés et le voyage a commencé

Quand on te frappe, on t’oblige à aboyer

Tu dois pleurer comme un chien

Celui qui veut un travailleur dit : « Je veux un animal »

C‘est là que j’ai compris que j’avais été vendu

J‘ai été vendu 4 fois

Le policier m’a ensuite vendu pour 500 dinars à un homme qui m’a fait travailler

Quand on m’a vendu, j’étais avec le petit frère de ma maman

Lorsqu’on nous a vendus, on nous a vendus à… je crois bien à… 1000… 1000 dinars

J’ai été vendu 1000 dinars

On nous a vendus nous 2

On nous a vendus pour gagner de l’argent

Comme si vous vendiez une paire de chaussures ou un téléphone, un smartphone

Comme ça là…

Il vient te chercher et te met dans le coffre de sa voiture

La personne venue m’acheter, leur a donné l’argent

Et ils m’ont amené à la maison

On te vend de prison en prison

On était 100, le mec envoie 70 morceaux de pain

Et là les gens se battent

Et les gardiens de prison nous filment, ça les fait rire

Une somme d’argent était négociée entre ces hommes et le gardien de prison

C‘est le gardien qui recevait de l’argent !

Il nous ont même vendus aux rebelles

On nous faisait passer de ferme en ferme

Certains étaient abattus s’ils travaillaient trop lentement

J’ai été brûlé avec des cigarettes, avec des tasers…

On est battu avec des câbles électriques

Parfois ils introduisaient même en nous des objets tranchants

Vous êtes battus pour que vos familles payent de l’argent

Après la première semaine, ils commencent à te frapper pour que l’argent arrive plus vite

Quand il aura été payé mon mari pourra travailler pour lui et racheter sa liberté

J‘ai mis 8 mois avant de pouvoir payer et de pouvoir partir

Dans la cour, il y avait les conteneurs dans lesquels les filles étaient arrivées

Serrées à 5 ou 6 à l’intérieur

Si elles refusaient de se prostituer, les gardiens les enfermaient pendant quelques jours

Dans une pièce, sans eau ni nourriture et les forçaient ensuite à le faire

Si elles n’étaient pas assez productives, les gardiens leur mettaient un voile

Et les vendaient

Il m’a emmené dans une sorte de hangar, où au moins 200 Noirs étaient entassés

Cernés par des hommes en armes

On mangeait une seule fois par jour, le soir, à 19 h, un morceau de pain

– – – –

Nous avons marché pendant plusieurs jours à travers la forêt

Nous étions affamés

Nous avons pu survivre uniquement en mangeant des feuilles d’arbres

Nous avons marché pendant six heures jusqu à un village

Nous avons marché pendant trois jours

Sans nourriture ni eau, sans habitation ou village en vue

Il ne pouvait plus marcher

Je l’avais soutenu avec mon épaule pour continuer d’avancer

Mais à un certain moment, je me suis arrêté

J‘ai pleuré et je l’ai laissé là

Nous étions trop faibles pour les aider

Ils sont morts

Pendant environ 25 jours, nous avons marché

Presque tout le temps dans la neige, de nuit uniquement

J’avais très peur de me faire à nouveau kidnapper

Le père tombe à genoux sur le sol boueux et éclate en sanglots

Il vient de repérer sa fille qu’il n’a pas vue depuis un an et demi

En raison de la guerre qui a coupé leur ville en deux

J‘avais 17 ans quand nous sommes arrivés dans le camp

C‘est ici que j’ai passé toute ma vie d’adulte

Mes sœurs sont ici

Je n’ai nulle part d’autre où aller

Le pays n’est pas en paix, il n’est pas possible de rentrer

Je l’ai déjà fait une fois et regardez ce qui s’est passé

J’ai laissé là-bas ma femme enceinte

Aujourd’hui, j’ai un petit garçon de 4 ans, je ne l’ai jamais vu

Mais si je retourne au pays, je me ferai tuer

Mes enfants, ils ne sont jamais sortis du camp

Ils ne verront peut-être jamais leur pays

Je suis réfugié ici depuis 24 ans

J’ai passé 20 ans d’un camp de réfugiés à l’autre

Mais il y a un camp où nous sommes restés 9 ans

Nous ne sommes pas autorisés à sortir de cette zone

Nous ne sommes que des réfugiés de l’autre côté du fleuve

Nous n’avons pas le droit de sortir d’ici

On vit comme des volailles, enfermés dans un poulailler

Mon enfant va naître ici comme un animal

Je n’ai déjà plus rien à donner à mon enfant

Nous n’avons même pas d’eau potable

Je n’en peux plus

Si nous restons, nous allons mourir de faim

Je n’ai plus qu’un jour d’insuline devant moi

Mais nous n’avons pas d’argent pour payer les passeurs

Après, je ne sais pas ce qu’on fera

Regardez ma tête il y a 5 ans

Et regardez-moi

Comme je suis vieux aujourd’hui

– – – –

C’est très facile de trouver un passeur, chaque café est plein de passeurs

Ils vous disent : « Où voulez-vous aller ? »

J’ai passé 10 jours enfermé dans une maison avec d’autres réfugiés

Après 10 jours, ils nous ont amenés au port

Sur le bateau, les passeurs nous ont confisqués nos téléphones

Et nous ont enfermés pendant la plus grande partie du voyage

Ils ne nous ont pas donné à manger ni à boire pendant 36 heures

Il n’y avait pas de toilette dans notre pont

Nous avons dû donner 4.000 euros à un chauffeur de camion

Le passeur m’a demandé 1.200 dollars

Ceux qui avaient payé le moins étaient enfermés dans la cale

D’autres ont payé 2.500 euros

Parce qu’on leur a fait croire qu’ils allaient monter dans un vrai bateau

Là, on a pris un petit bateau en plastique avec 50 personnes

Notre bateau a chaviré après 200 km et seulement la moitié des personnes a survécu

Nous étions 33 sur un petit bateau de pêche

Le voyage a duré 8 jours, j’ai cru que j’allais mourir

Plusieurs personnes sont mortes, dont un enfant

On a jeté leurs corps par dessus-bord

De nombreux passagers sont morts avant que l’on vienne à notre secours

J‘ai réessayé une semaine après

– – – –

Cette fois, mon nom est à nouveau sur la liste pour lundi

Je ne peux pas dormir

Ils vont me scotcher la bouche, les mains

Et ils vont m’emmener à l’aéroport

J’ai eu ma mère hier au téléphone

Elle m’a demandé de ne pas rentrer

Elle m’a supplié, m’a dit que ma vie était en danger

– – – –

Je me rappellerai toujours qu’en descendant du car

En Bretagne, le maire était là

Il a commencé son discours en parlant arabe

J’étais très ému

Ma maman me manque

 

Avril 2018


Jean-Charles Massera

artiste et écrivain