Nouvelle

Bob Dylan déménage

écrivain

Et si Bob Dylan s’était vu décerner le Nobel de littérature en 1968 ? Et si Michel Rocard avait, quelques mois plus tôt, été nommé Premier ministre par le général De Gaulle ? Matthieu Rémy, auteur du très réussi Camaraderies, se livre pour AOC à une politique fiction aussi brève que loufoque.

Bob, Sara, Maria, Jesse, Anna et Samuel passent le réveillon de Noël à Stockholm. La maison qu’ils ont achetée n’étant pas encore en parfait état de fonctionnement, ils iront au restaurant, où ils sont persuadés que personne ne viendra les importuner. Nul ne sait encore que la famille Lownds-Dylan a émigré en Scandinavie, et tout le monde les croit encore installés à Woodstock, dont ils sont bien contents d’être partis, pour les raisons que l’on sait.

A l’Operakallaren, ils sont presque seuls. Une grande table rectangulaire leur a été réservée. Les Suédois s’y entendant en mobilier, on a prévu deux chaises hautes pour Anna et Jesse. Maria, la fille du premier mariage de Sara avec Hans Lownds, a choisi d’occuper une chaise d’adulte, parce que, dit-elle, elle a « l’âge de raison ». Samuel, six mois, passera des bras de Bob à ceux de son épouse.

De volumineux cadeaux attendent les enfants à la maison mais Bob et Sara n’ont pas pu s’empêcher d’emmener avec eux quelques bricoles à déballer au dessert. Jesse reçoit une jolie voiture de course en bois repérée dans un magasin du centre-ville. Il la fait rouler par terre et s’amuse à la lancer le plus loin possible sur le parquet du restaurant. Elle finit par escalader les talons aiguilles d’une jeune femme qui dîne avec son mari à quelques tables des Dylan.

C’est Bob qui s’est levé pour s’excuser auprès du couple, en anglais, du désagrément causé par son fils. La jeune femme aux cheveux courts et blonds a répondu dans un anglais teinté d’accent français qu’il n’y avait pas de quoi, vraiment, mais elle était troublée, non pas parce qu’elle était à quelques centimètres de Bob Dylan mais parce qu’elle avait peur d’être reconnue par lui. Dylan a proposé au couple de prendre une coupe de champagne avec Sara et lui. Il eût été délicat de refuser.

C’est en venant chercher son prix Nobel de littérature en novembre 1968 que Bob Dylan est tombé amoureux de la Suède. Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ? Pourquoi s’être entêté à rester aux Etats-Unis, en usant de fausses identités, alors que cette Europe-là proposait le cocon idéal pour une vie familiale apaisée ?

Son discours de réception du prix témoignait du calme éprouvé là. Alors qu’il voulait réaffirmer qu’il s’éloignait définitivement de tout engagement politique dans sa musique, Dylan a improvisé une ode à la philosophie des Lumières. « Becoming a French Philosopher » a été le refrain de son texte, où il a évoqué sa jeunesse à Greenwich Village, le café Wha et Pete Seeger. Convoquant Voltaire, Rousseau et Montesquieu, il a expliqué qu’il les connaissait « presque en personne ». « Ils vivaient au fond du jardin », selon lui. Puis il a raconté comment il s’était mis en tête de devenir un philosophe français qui aurait fait de la musique anglo-saxonne et noire, mélangeant le folk et le blues de son enfance aux mots de l’émancipation universelle. C’était pourtant de sa propre émancipation dont il était question à ce moment-là.

L’annonce de ce prix Nobel de littérature pour le moins original n’a pas beaucoup ému en France. La France était alors plus qu’émue par les bouleversements politiques des quinze derniers mois les plus importants de son histoire. Lesquels bouleversements s’étaient soldés par la mort tragique du Premier ministre Michel Rocard, retrouvé carbonisé dans une Fiat en compagnie de Françoise Dorléac, après un virage mal négocié sur une route de la Somme. Le général de Gaulle, qui avait pourtant nommé Rocard à ce poste pour couler l’union de la gauche, aurait alors envisagé de démissionner tant il avait appris à aimer cet homme peu porté sur la littérature mais intarissable sur les sciences sociales et l’économie. Ne serait-ce, paraît-il, que pour n’avoir jamais à retravailler avec cette crapule de Pompidou.

Michel Rocard et Françoise Dorléac s’étaient rencontrés en juin 1967. Jacques Delors s’apprêtait à réduire la durée du travail de 40 à 32 heures. Edgar Morin, ministre de la Culture, réunissait sur les conseils de son chef de cabinet Régis Debray, tous les artistes qui avaient soutenu l’Union de la gauche aux élections législatives de mars 1967. Beaucoup s’étaient ralliés dans le courant du mois de février de la même année, quand Jacques Chirac, candidat en Corrèze, avait évoqué « le bruit et l’odeur » que les hippies dégageaient lorsqu’ils s’installaient quelque part. C’est en partie grâce à eux que le général de Gaulle dut nommer Rocard au poste de Premier ministre, François Mitterrand s’étant entre-temps étouffé en avalant un ortolan de travers.

 

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Les premiers temps, la relation Dorléac-Rocard connut un vrai état de grâce, strictement parallèle aux succès politiques remportés par le premier gouvernement de gauche depuis la guerre d’Algérie. Stéphane Hessel, nommé ministre des Affaires étrangères, parvint ainsi à mettre un terme à la guerre des Cinq-jours et à obtenir un embryon d’accord sur la création d’un Etat palestinien. Une réforme de l’Université fut entreprise en profondeur, avec l’aide d’un groupe d’étudiants de Nanterre. L’un d’eux, passionné par les questions européennes, proposa qu’un système permît aux étudiants d’aller passer une année à l’étranger dans une université de la CEE. Soutenu par le doyen Grappin, Daniel Cohn-Bendit voulait ainsi que ce programme d’échange fût baptisé ERASME. Et puis l’avortement fut voté à une large majorité, dès le mois de décembre 1967. Jacques Delors fit réduire la durée du temps de travail de 40 à 32 heures.

Tout se gâta avec le printemps 1968. Amoureux fou, perdu dans un divorce douloureux, Rocard ne vit pas venir les manigances des uns et des autres, pas plus que les erreurs de la gauche intellectuelle. Il y eut un événement anodin – l’incendie accidentel d’un Darty par un jeune gauchiste allemand du nom d’Andreas Baader – et tout dérapa très vite pour le Premier ministre, qui en était à imaginer un « revenu universel » que le France pouvait selon lui se permettre avec près de 5% de croissance.

Rocard avait couvert l’exfiltration de Baader vers l’Allemagne, et Le Canard enchaîné s’empressa de révéler la note qu’il avait personnellement signée après avoir été pressé de le faire par Charles Hernu, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères. On sait aujourd’hui que la fuite venait de là, et qu’elle fut relayée par le ministère de l’Intérieur, qu’on avait laissé à Gaston Deferre, mortellement déçu de n’avoir pas été choisi pour composer le gouvernement. De Gaulle n’ayant pas dit son dernier mot, la presse de droite se déchaîna contre un Premier ministre qui se commettait avec les gauchistes, les terroristes, les incendiaires. « Veut-on aussi incendier la Bourse ? » titra Le Figaro. Georges Marchais avait mal pris d’être nommé ministre des Anciens combattants : il s’associa au concert de critiques contre Rocard et invita les cinq autres ministres communistes à démissionner pour ne pas avoir à cautionner une politique « aventuriste ». Ils ne supportaient pas, en réalité, qu’une politique de réduction massive du temps de travail entrainât le risque d’une transformation de la classe ouvrière, rendue à sa liberté de penser trois jours par semaine.

 

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C’est le 28 mai 1968 que Michel Rocard et Françoise Dorléac s’embarquèrent dans une Volvo flambant neuve pour Ostende, où ils pensaient souffler une journée, peut-être deux, avant de revenir ravivés par les embruns de la côte flamande. Près d’Amiens, un accident de la route attira leur attention. Une Fiat venait de rentrer dans un arbre et brûlait sur le bas-côté. Michel s’arrêta pour tenter de sortir les occupants du véhicule. Il y arriva en attaquant la porte avant gauche au démonte-pneu mais le jeune homme et la jeune femme étaient morts dans le choc.

Les secours arrivèrent peu après. Deux ambulanciers et un jeune urgentiste de l’hôpital d’Amiens, qui fut surpris de trouver là le chef du gouvernement. Il s’appelait Bernard Kouchner et c’était un ancien étudiant communiste, flanqué dehors par le Parti parce qu’il était trop réformiste. Certains de ses anciens camarades étaient devenus plumes pour des députés et des membres du gouvernement. Il savait quelles turpitudes avaient jeté Rocard dans l’impasse qui était la sienne et qui avait probablement détruit à jamais sa carrière politique. C’est lui qui proposa l’échange d’identités. Il connaissait bien le type de l’AFP d’Amiens, un certain Serge July, il arrangerait les faits. Les papiers seront aisément falsifiables, renchérit Kouchner, je mets les vôtres dans la valise des morts, partez. Rocard et Dorléac n’eurent que deux minutes pour se décider. Ils reprirent la route et traversèrent Liège, Cologne, Hanovre, Hambourg sans s’arrêter, sans se parler. Ils devinrent Sacha et Chantal à Malmö, où ils vécurent un moment. Stéphane Hessel et François Truffaut seuls savaient ce qu’ils étaient devenus et leur faisaient parvenir de l’argent, des papiers, de quoi recommencer une nouvelle vie. Ils étaient à Stockholm depuis le mois de septembre et ils avaient maintenant un appartement, de nouvelles coupes de cheveux, une nouvelle garde-robe. Le soir du réveillon de Noël, ils choisirent l’Operakallaren parce qu’ils étaient sûrs de n’y croiser aucun Français.

Samuel s’est vite endormi dans les bras de Chantal, qui avait proposé de le bercer un peu pour laisser Sara et Bob souffler. Samuel a des coliques du nourrisson et il a parfois du mal à s’endormir. Sacha explique dans un bon anglais, acquis lors de séjours britanniques chez des physiciens nucléaires, qu’il faut masser le ventre de l’enfant, très doucement. Sacha sait des tas de choses. Il est intarissable sur l’histoire de la Suède et de son système politique. Il a une véritable passion pour les pays du Nord, sûrement parce qu’il est protestant. Il fait comprendre à Bob qu’il se sent bien ici. Sara et Bob ont très bien compris que, comme eux, Chantal et Sacha ont besoin d’être incognito, de se fondre dans la masse. D’être protégés par une population qui ne viendrait pas trahir leur secret. C’est parfois difficile, nuance Bob, de vivre sans famille, sans attache. « Like a Rolling Stone » s’amuse Sacha, laissant entendre qu’il a reconnu son hôte. « Tout à fait » répond Dylan en français. « But how does it feel, Monsieur le Premier ministre, to be on your own ? ».


Matthieu Rémy

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