Nouvelle

Le plan photos

écrivain

Auteur d’une douzaine de romans, publiés principalement aux Éditions de Minuit. Auteur également pour le théâtre de pièces mises en scène par Joël Jouanneau, Anne-Laure Liégeois, Jean-Louis Martinelli, dont les rôles ont été créés notamment par Jeanne Balibar, Ludivine Sagnier, Océane Mozas ou Pierre-Louis Calixte, Jacques Serena donne ici une nouvelle inédite à AOC.

On s’éveillait dans la Ford en sentant qu’on nous regardait. Pas de bruit, juste le pressentiment. J’ouvrais les yeux et voyais les figures derrière la vitre. Trois, ou quatre, quatre plutôt. Regardant. Espérant qu’on était morts. Pour s’emparer de la Ford, se partager nos affaires. Je donnais une claque sur la vitre, forte, pour faire croire que j’étais encore vigoureux. Les figures s’éloignaient.

Tous les jours, on en voyait. Dès le matin, en ouvrant les yeux. Par groupes, qui sortaient de tout ce qui pouvait ressembler à un abri. Anciens magasins, hangars abandonnés, locaux désaffectés. Pas ça qui manquait. Naufragés de débâcles, on ne savait pas trop d’où, on s’en foutait. Peu causants, indistincts, ils prenaient de l’importance par leur nombre, le fait qu’on en voyait de plus en plus. Ils grommelaient entre eux, on comprenait mal. On ne faisait pas l’effort, il faut dire. On les craignait, forcément, ils s’amenaient avec des envies, s’abriter, manger, boire, et plus, une fois reposés et assouvis. Plus, c’est-à-dire un plan pour se remplir les poches, puis une histoire avec une fille. Justement ce dont on manquait aussi. En même temps, au fond, on aimait les voir. Quand on en était rendu à mener le genre de vie qu’on menait nous, tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un chamboulement en train d’arriver, on l’avait à la bonne. Et moi je sentais bien que là-dedans tôt ou tard du sérieux me serait spécialement destiné. Des choses que je sens.

On s’éveillait donc dans la Ford. Moi sur les sièges avant, Sami sur la banquette arrière. Avant de démarrer, me revenait que j’étais patraque. J’attrapais ma trousse à cachets. Rapide examen mental pour décider lesquels il me fallait ce jour-là. Pas une mince affaire. Quand on avait déjà éprouvé tous les effets indésirables. Dans son corps et le reste. Un jour, ça me ferait péter les plombs, mais en attendant. On restait un peu à regarder. Les hangars en face. Ceux sortis sur le trottoir pour prendre l’air. Des décavés, comme les appelait Sami. Leurs habits chiffonnés, ils avaient dormi avec. On pouvait parler. Eux, en plus, avaient les pieds dans l’eau. Dans ces zones, l’eau montait et tardait à redescendre. On voyait aussi des gosses, sortis aussi du hangar. On les entendait tousser comme les adultes.

Les adultes poussaient les gosses, comme pour leur dire d’aller jouer. Les gosses s’éloignaient. Pas pour aller jouer, les gosses de ce genre savaient que l’invitation à aller jouer voulait dire dégagez d’ici. On en voyait roder souvent, de ces gosses. Ils accostaient les gens. À nous, ils ne demandaient rien. Quand m’arrivait de lancer par ma vitre une boîte de thon que je venais de finir, on les voyait se précipiter dessus. L’idée de leur en lancer une pas encore vidée m’a parfois effleuré. Un jour où on en avait de réserve. Non, on en avait rarement de réserve. De toute façon ils se seraient battus.

Deux hangars avaient leur façade noircie. Sami savait pourquoi. Moi aussi, il me l’avait déjà raconté, déjà souvent, mais il aimait répéter. En ricanant, lui cette histoire le faisait à chaque fois ricaner. Un peu trop. Un ricanement forcé comme quand on veut cacher qu’au fond on est en rogne. Qui ne fait que signaler à l’interlocuteur que ce qu’on raconte nous fait un mal de chien. Alors donc l’histoire. Quelques années en arrière, des décavés avaient érigé ici un barrage de poubelles et mis le feu. Pas l’ombre d’une chance face aux forces de l’ordre qui allaient débouler. Sauf qu’ils ne voulaient pas gagner. Voulaient juste que la guerre larvée qui les éradiquait en douce se voie, ricanait Sami. Que les gens voient qui était l’ennemi, arrêtent de se mordre le nez entre eux, que les infos en parlent. Les forces de l’ordre les avaient rétamés en moins de deux, ricanait Sami. Les infos avaient parlé de déséquilibrés, de dégradations.

J’émettais un jet d’air en secouant ma tête. Façon de signifier en moins d’une seconde ma désolation teintée de fatalisme. Avec Sami, j’y allais doucement au sujet des décavés. Vu qu’il en avait été un à un moment donné. Il ne m’en avait jamais parlé ouvertement mais c’était flagrant. Je ne sais pas s’il savait que je savais. À le voir, il avait les signes distinctifs, autant dire les séquelles. Le gros dos, les jambes grêles, et ces jambes fichées directement sur le bas du dos, sans la transition habituelle du cul. À l’entendre aussi, au ton grinçant quand il parlait d’eux. Comme s’il s’agissait d’une espèce pittoresque avec quoi il n’avait rien à voir. Sauf que, quand il ricanait de leur air d’être toujours en train d’ourdir un mauvais coup, il avait ce même air.

Je conduisais, Sami gambergeait, parlait, gambergeait, parlait. Une canette vide roulait entre ses pieds. Il pouvait rester des heures calé dans son siège à gamberger, parler, se laisser conduire. Jamais totalement en confiance mais presque tranquille, les poings dans les poches de sa veste. Un œil sur moi, un œil sur rien, loin devant. Il ne dormait pas, ne veillait pas vraiment, il était juste là, assis, sans plus. Et il parlait. Je n’écoutais pas, ou d’une oreille. Moi aussi je gambergeais. La question, c’était est-ce qu’on était ce qu’on appelle des amis. Comment savoir. Quand on n’a jamais trop su ce que recouvrait le terme. N’empêche, je pencherais pour dire oui. Ne serait-ce que pour donner un peu de sens à nos presque deux années ensemble. À ce qui pouvait s’ensuivre. Alors, disons qu’il y avait quelque chose de ce genre entre nous. D’aussi gênant et esquintant que l’amitié. On riait ensemble, faisait les gestes, disait les mots. Chez moi ça pouvait aller jusqu’à une espèce d’attendrissement devant ses manques. Quand je le voyais devant les gens rentrer sa tête dans ses épaules, se tasser. Ou quand, au contraire, non, pas au contraire, puisque c’était du même tonneau, quand à d’autres moments il se lançait bille en tête à bramer face à de parfaits inconnus.

Entre lui et moi, surtout, l’espèce de connivence naturelle entre les chats aux oreilles effritées. Pas besoin de s’en raconter, au premier coup d’œil, on savait. D’un sale boulot l’autre, jusqu’au jour où on n’avait plus pu. Y aller, si, à la rigueur, on aurait pu encore un peu, mais pour s’y voir, plus moyen. C’était la question, au fond, à chaque fois, combien de temps on pourrait arriver à s’y voir. Tenir le rôle. Trop d’emplois, de contre-emplois, ça ne prenait plus. Mais de ces choses, on ne parlait pas. Allait sans dire que des types se retrouvant à vivre comme on vivait avaient eu leur compte. En parler aurait été signe que pas tant que ça. Arrivait juste un jour où on se sentait perdu pour, j’ai failli dire la société, la force de l’habitude, comme s’il y avait encore eu une société, comme si ce dans quoi on se remuait avait encore ressemblé à une société, en tout cas, on était perdu pour ça, ce qu’il y avait.

Lui, quand on roulait et qu’il parlait, son sujet récurrent c’était les néfastes. Néfaste, un mot à lui. Pour désigner un possible ennemi, un qui pourrait vouloir ce qu’on avait. Nous en vouloir à nous, nous pister en douce, en balancer sur notre compte. Mettre des bâtons dans nos roues, des cotons-tiges dans notre réservoir d’essence. Un peu plus de plomb dans ce qu’il nous restait d’ailes. Ses néfastes étaient surtout d’anciens compères à lui d’avant moi. Il disait qu’avec un néfaste il n’y avait pas à discuter, tout de suite paf, tiens, tu sais pourquoi, et paf et paf. Je l’entendais, je conduisais, la route défilait. Son soliloque, avec la fatigue, le côté répétitif, devenait drôle, alors je riais. Alors il me regardait longtemps, soupçonneux. Et on fonçait en silence. Jusque-là, on s’en était sorti. Pour le lendemain on verrait bien. On espérait mieux, s’attendait à pire. Sans trop d’idée de ce qui aurait pu être pire. Ça viendrait, rien ne pressait. La route défilait. J’allais nous arrêter à la prochaine aire de repos. Bière pour lui, vin pour moi. La bière le calmait, le vin m’excitait, façon de réduire le décalage entre nous. Il y avait longtemps que la canette à ses pieds était vide.

Sur l’aire, je nous garais au milieu des camions. Il aurait pu pleuvoir. Ça n’aurait rien changé. Au milieu de nulle part, deux types dans une voiture à l’arrêt au milieu de camions. Eux et nous arrivés d’ici ou là, prêts à repartir pour ailleurs. Une pause. Personne ne regardait personne. Faites comme si on n’était pas là. On y était si peu. Et puis bon, il fallait bien se reprendre. Parce que sinon quoi. J’ouvrais ma portière. Sortais avec ma sacoche.

Nos clients nous reconnaissaient de loin. Nous aussi on les reconnaissait, les anciens, les récents. Ces sortes d’amateurs ont un air de famille, quasi chauves, petits yeux amoraux. Ils s’approchaient, furtifs, belettes devant un poulailler. Pas la peine de faire l’article, ils savaient ce qu’on vendait. Ils feuilletaient mes piles de photos, faisaient vite leur choix, vingt de celle-ci, trente de celle-là, s’attardaient sur les nouvelles. Je confiais que l’une ou l’autre était une nièce à moi, ils marchaient toujours à fond avec le vieux coup de la nièce. Moi aussi, autant le dire, je marchais. J’avais largement l’âge d’avoir des nièces de cet acabit. Bien sûr, les chances étaient minces pour que l’une ou l’autre ait eu un lien de parenté avec moi, mais pour ce que j’en savais. Je m’accordais le bénéfice du doute, ça ne mangeait pas de pain. Sami restait assis dans la Ford fermée, tassé, gros dos, tête baissée, col de veste relevé. Je le laissais. Sa vie était un sale quartier mal éclairé où s’embusquaient des types louches remuant bizarrement pour lui faire des coups tordus. Aux clients, je disais qu’il était grippé. Ils me croyaient ou pas, aucune importance. Ils payaient, fourraient les photos dans leurs poches.

Et comme il en fallait sans arrêt de nouvelles, j’avais mon carnet d’adresses. Vu que les séances c’était ma partie. Soit qu’on ait pensé que les filles craindraient qu’on soit deux. Soit qu’on ait su lui et moi dès le départ que c’était sa présence à lui qu’elles craindraient. Elles, c’était surtout d’ex-amies à moi, et amies d’ex-amies, en général mal barrées. Je leur donnais un billet de vingt, c’était le tarif. Je donnais parfois moins, si je ne pouvais pas prendre la figure. Si la fille était trop récalcitrante, ou sa figure trop abîmée. Non, rien d’aussi logique, mais passons. Une fois, entre autres, au lieu de rester dans le vague. Ce jour-là, la fille, une cousine d’ex-amie, admettons. Le décor, l’arrière-salle d’un théâtre désaffecté. J’avais presque fini la séance quand un type s’est pointé. Il a dit qu’il fallait donner plus. J’ai dit que j’avais fini, ça allait, pas de problème. Il a dit que si je ne donnais pas plus il allait me casser la tête. J’ai fait comme s’il n’avait rien dit. Je n’avais envie ni de payer plus ni d’avoir la tête cassée. Le silence se prolongeait. Alors la fille a dit que pour vingt de plus je pourrais la prendre pour de bon. Le type a ri. Il a répété en riant que vingt de plus et je pouvais la prendre pour de bon. J’ai dit que ça allait, et je suis sorti. En me demandant pourquoi ils me laissaient sortir. En me demandant pourquoi je n’avais pas voulu. En me disant que peut-être j’aurais dû, la prendre pour de bon, elle sous ses yeux à lui. Pour le côté poésie glauque. Sauf qu’on ne pouvait jamais savoir. Si c’était un élan poétique ou une erreur dans le dosage des cachets.

L’un dans l’autre, un plan qui marchait. Jusqu’au jour où notre meilleur client a tardé à se pointer. Ce qui n’était pas de lui. Heureusement, c’était de moi d’attendre. Et en attendant, je reclassais nos photos. Quelque chose que j’aimais, reclasser, blondes avec blondes, brunes avec brunes, et les maigrichonnes, et les rondes. Un monde de ségrégation. Sur le devant, les deux ou trois nouvelles. Pas forcément nouvelles filles, mais nouvelles positions des mêmes. Variantes dans les points de vue, les expressions de visage. L’importance des expressions de visage. Les clients y étaient sensibles. Et moi donc. Même si c’était moi qui avais pris la photo, en restant assez longtemps à fixer le visage de la fille, j’oubliais la circonstance. L’ex-amie qui, en pleine séance, avait bâillé, je m’en souvenais mais, au bout d’un moment, j’arrivais à voir autre chose dans son espèce de grimace de fille, yeux quasi fermés, bouche grande ouverte presque carrée. Sami me contrefaisait, mimant un type au nez collé sur une image en émettant des sons inarticulés d’allégresse. Je lui signalais que dans tous les livres de psychologie que j’avais lus on s’accordait à penser que contrefaire autrui était un symptôme de balourdise mentale. Pas de réponse. Entre lui et moi, c’était comme ça, l’un lançait une vanne, l’autre répliquait et ça s’arrêtait là. Ni lui ni moi ne pouvions nous permettre de risquer le clash.

Enfin, le bon client est arrivé, mais au pas de promenade. L’air ennuyé, bras ballants. Il a fallu que je lui colle une pile sur le ventre pour qu’il la prenne en main. Il a feuilleté en distrait, alors que d’habitude il se jetait dessus, en prenait entre soixante et cent. Là, il n’en a pris que des nouvelles, il y en avait deux, cinq de chaque, on est resté à dix. Je lui ai demandé s’il lui en restait tant que ça des autres, s’il n’arrivait plus à en écouler. Il a pris un air navré, a fait balloter son air, ce n’était pas ça, pour écouler, il écoulait, mais d’autres types étaient venus lui proposer à moins cher, les mêmes. Je n’ai pas été plus étonné que ça. Dans ce genre de plan, se faire doubler était dans l’ordre des choses. Avant même de commencer, on savait que, tôt ou tard. J’ai bien encaissé, je dois dire. Bah, on avait croqué sur ce plan pendant presque deux ans, on pouvait s’estimer heureux. Au départ, on n’en espérait pas tant. N’empêche, il allait quand même falloir pénaliser les doubleurs. Pour le principe. Pour aussi essayer de se maintenir encore quelques temps. Alors donc, il fallait que je sache, ces autres types, ils ressemblaient à quoi. De ces nouveaux venus, s’est désolé Client, vous savez. De ces types des hangars, à moitié prix.

Une fois rassis dans la Ford, j’ai fait part à Sami de la nouvelle donnée. Lui, a mis du temps à admettre. Pour toute mauvaise nouvelle, il restait à opiner lentement en fronçant les sourcils. En émettant un grognement sourd. Son idée d’une acceptation courageuse des faits. Et grommelait, comment c’était bordel possible. Alors que c’était la chose la plus possible du monde. Le premier con venu, un peu moins fatigué qu’un autre, avait fini par avoir l’idée d’envoyer un pékin nous acheter la série complète et avait tout dupliqué, pas plus sorcier que ça. Surtout que nous, après presque deux ans sans accrocs, on avait commencé à se bercer, mener notre barque les yeux fermés. Prendre mes ex-amies en photo, imprimer sur papier mat extra-luxe, fourguer en demi-gros à des demi-futés. De quoi s’engourdir, deux ans presque à rouler, manger, boire, et s’offrir de temps en temps une vraie nuit dans un hôtel. Et voilà que la barque prenait l’eau. Des décavés, à moitié prix, les mêmes. Il allait falloir se secouer. Se refaire méchant. Sami hochait toujours. Par manque d’imagination, je pense. Parce que ce n’était pourtant pas comme s’il ne s’y était pas attendu. C’était dans sa nature, de s’attendre à tout moment à tous les coups tordus de la part de tout le monde. Il avait pris ce pli, on en prend tous, rien à faire. Moi, j’étais ennuyé, limite nostalgique. Quand on sent le début de la fin d’une époque. Quand il va falloir penser à se réinventer. Dommage, je m’étais bien fait à ce plan-là. Ce rôle-là. Surtout aux séances de poses, je dois dire. Sami m’a demandé pourquoi je souriais, je trouvais peut-être ça drôle que d’autres nous doublent. J’ai accentué mon sourire, exprès, il commençait à me gonfler. Je crois bien lui avoir dit en souriant au maximum : Tout change, mon ange. Non, mais j’aurais dû.

Il y avait une espèce de marche à suivre. Pas trente-six solutions, en cas de doublage. Certains, qui avaient tourné sanguins, ne cherchaient pas à comprendre, ils allaient trouver les salauds et sus. D’autres, fatigués, jetaient d’emblée l’éponge, changeaient de région, de plan. Moi, j’étais pour la voie du milieu. Aller trouver les doubleurs, oui, mais pour discuter. Voir à les cantonner dans une zone, limiter la casse. Et s’ils renâclaient, bien sûr, à ce moment-là. Pénaliser, il fallait bien, dans ce job. Ceux qui se faisaient doubler sans réagir étaient décrétés pommes, et tout se savait vite. Une fois que des types étaient réputés pommes, les autres se claquaient les cuisses d’aussi loin qu’ils les apercevaient. Ce qui handicapait pas mal dans les rapports. On tenait donc à continuer. Avec cette espèce de plan qu’on avait. Tout en sachant qu’on n’en vivait pas vraiment. On n’en mourrait pas vraiment non plus. Une espèce d’entre-deux, un genre de mieux que rien qui s’était éternisé. Pour nous, d’un côté, il y avait les gens, quelque part, on en voyait rarement mais on savait qu’ils existaient. D’un autre côté, les décavés, vers les docks, de plus en plus. Et nous, entre les deux, à nous maintenir. À être arrivés à nous maintenir jusque-là. Je dis entre. Quand même la vague impression de ne pas être à égale distance des gens et des décavés. À peine au-dessus des décavés, on le sentait bien.

Pour moi, allait sans dire que c’était moi qui devais aller voir les doubleurs. Je faisais plus sérieux, savais mieux parler, plus de vocabulaire, de tact. Mais cette fois il a voulu y aller lui. S’est mis dans la tête que ça valait mieux. Pour m’en convaincre, pour la première fois depuis qu’on roulait ensemble, il m’a lancé que durant une période il avait été un décavé. Sur ce, il m’a fixé comme pour un scoop.

J’ai résisté, tenté de lui rappeler que discuter n’était pas son fort, j’étais bien placé pour le savoir, chaque fois qu’il sortait un mot il se tirait une balle dans le pied. Mais pas moyen de l’en convaincre, rien à faire. En même temps, je sentais en moi se former une boule, comme ça arrive, m’arrivait à moi en tout cas. Une petite masse vaguement sphérique qui enflait autour du sternum, pâteuse, sombre, sourde. Pendant que Sami insistait pour y aller et que je renâclais. D’autant plus obstinément que j’étais tenté d’accepter, qui sait pourquoi. Par curiosité, possible, non, mieux que ça, par une espèce d’attraction pas très claire. Et plus j’étais attiré plus évidemment je résistais. Les mains agrippées au volant. Tandis que Sami à côté en était à me détailler comment il allait les mettre au pas, les rendre, disait-il, souples souples. Il parlait bas comme s’il avait peur qu’on l’entende. Et il opinait fermement, pour marquer son total accord avec lui-même. J’évitais de le regarder, de l’entendre, à la fin c’était agaçant. D’accord, ai-je finalement dit, brusquement, pour ainsi dire en criant.

De toute façon, ces derniers temps, on s’agaçait. En pratiquement deux ans, forcément, mine de rien, on avait pris de sacrés plis. En roulant, à force d’allers et retours faits et refaits. Pris dans des sortes de routines, de quasi personnages. De la personnalité sommaire, bien sûr,  l’un vis-à-vis de l’autre. On savait bien qu’une personnalité digne de ce nom se façonnait au contact des gens et nous, question gens. La plupart du temps en tête à tête. À un moment donné, je me mettais à faire faire à ma tête des séries de rotations de gauche à droite, puis de droite à gauche sous couvert de me détendre. Ou de lui faire savoir que j’aurais besoin de me détendre. Lui, alors, aussi sec, me regardait, prenait l’air de celui qui ne comprenait pas quelle mouche me piquait. Je fermais alors à demi mes yeux, l’air de celui qui sait parfaitement ce qu’il fait et n’a pas à s’expliquer. On se crispait. On s’entendait respirer fort. Souffler comme des bœufs. Ça durait un bon moment. Les vitres s’embuaient. Il rompait le silence pour me conseiller de regarder la route. Il me rappelait que c’était lui qui au départ avait avancé la mise, pour le scanner, les cartouches d’encre, le stock de papier extra-luxe et remettre la Ford en état. Des choses qu’il me rappelait de plus en plus souvent, les derniers temps. À quoi je répondais que c’était moi qui prenais les photos, moi qui trouvais les modèles, des ex-copines à moi, parce que s’il avait fallu attendre ses copines à lui. Il ne répondait évidemment pas. Je refaisais faire trois tours à ma tête, pour marquer le coup. Je me calmais. En fait, j’oubliais. Je l’oubliais lui, la situation, m’oubliais moi. Finissais par rire. C’est que, dès que me venait un peu de recul, me venait avec, dans la foulée, une vue imprenable sur ma succession de journées avec lui à rouler en inondant la région de photos de fesses d’ex-copines. Mon rire s’exténuait. Il me regardait.

C’était déjà miraculeux que depuis presque deux ans collés ensemble, aucun des deux ne se soit jamais jeté sur l’autre pour l’estourbir. Il faut dire, quand on roulait on s’abîmait beaucoup. De plus en plus. Dans la contemplation du paysage qui défilait. Les terrains vagues avec de-ci, de-là, des blocs de béton, des oiseaux qui y nichaient. On se faisait alors la remarque, moi à lui, ou lui à moi, que la nature reprenait ses droits. On rajoutait d’un ton philosophe que nous on ne faisait que passer. Parfois, il souriait en coin. Pas à moi. À Dieu sait quoi. À de vieilles pénalisations, sans doute, d’anciens néfastes à lui. Je me disais qu’un de ces quatre, je serai son nouveau néfaste. C’était couru. En décidant un jour de rouler côte à côte, on avait implicitement accepté le jour où on allait se retrouver face à face. Tant de nuits à rouler avec lui, à chercher avec lui une idée pour en pénaliser d’autres. En sachant qu’un jour ce serait contre moi qu’il chercherait l’idée.


Jacques Serena

écrivain

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