Nouvelle

Couples

romancière

Couple, nom masculin. Étymologie, coupler : « ce/ceux qui s’accouple/nt, copule/nt ». L’enfer, c’est le couple ? Dix couples banalement dysfonctionnels, autant de raisons de rester célibataire selon la romancière Carole Fives, qui donne cette nouvelle inédite à AOC.

Les ennuis des autres n’intéressent jamais personne, mon chou.
La Vie à deux, Dorothy Parker

 

Aïe les voisins

 

— Aïe les voisins ? T’as entendu ?
— Ils ne vont pas remettre le couvert !
— Il te reste des boules Quièche ?
— On dit Kièss, je t’ai déjà dit. Kièss, c’est pas si compliqué.
— Pas mal ce film, on a bien fait d’aller à la séance de 19 heures.
— Un bon Guédiguian, on ne prend pas de risque.
— Je n’aime pas quand elle commence à crier, la voisine. Elle a une voix si stridente… Sa voix à lui est plus sourde, à choisir.
— T’en fais pas, je ne crois pas qu’elle va s’égosiller bien longtemps. Quand il l’aura bien assommée, le calme reviendra…
— C’est ta faute aussi, pourquoi aller se coucher si tôt…
— Que voulais-tu qu’on fasse ? Puisqu’on a décidé de boycotter la Saint-Valentin, je ne vois pas pourquoi on attendrait les douze coups de minuit…
— Tu as raison, tout de même, j’ai du mal à me dire que c’est un soir comme les autres. Ouïe, tu as entendu là ?
— Il va finir par la tuer.
— C’est une coriache.
— Coriace ! C’est vrai qu’elle n’est pas très sympathique.
— Madame est professeure ! Elle ne se prend pas pour n’importe qui…
— Elle ne nous dit jamais bonjour.
— Je crois même qu’elle nous évite.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— La dernière fois, je l’ai entendue ouvrir sa porte en même temps que moi. Elle l’a refermée aussitôt. Elle a attendu que j’aie quitté l’immeuble pour descendre.
— Elle aura changé d’avis, ou oublié quelque chose.
— Non, je l’ai guettée au coin de la rue et je l’ai vue sortir, deux minutes à peine derrière moi.
— Elle est vraiment étrange, ça coûte quoi de saluer ses voisins ?
— Si au moins ils avaient une raison de se comporter ainsi, mais non… auraient-ils un seul motif de nous en vouloir ?
— Ne te fais pas de mal, tu sais très bien que nous avons toujours été aimables avec eux.
— Comme nous le sommes avec tous nos voisins.
— Naturellement !
— Tout de même, c’est effrayant ces hurlements, tu entends ? On dirait qu’on appelle à l’aide !
— Ces planchers, ils laissent tout passer… C’est le souci avec ces vieux appartements. Le charme de l’ancien, et les inconvénients de l’ancien ! On ne pouvait tout de même pas savoir en achetant que nos voisins avaient de tels loisirs !
— Tu crois vraiment que c’est un jeu ?
— Sincèrement, s’ils ne jouaient pas, crois-tu qu’elle resterait ?
— Non, bien-sûr ! Ouh la, ça doit faire mal ça.
— Un bruit sourd, l’impact était énorme.
— C’était quoi ?
— Comment veux-tu que je sache ? Elle se sera cognée contre un meuble !
— Tout de même, il faudrait faire quelque chose, depuis le temps…
— Une bonne isolation, on fera ça avant le printemps.
— Ça y est, tu es décidé ?
— Ton frère me donnera un coup de main. Je comptais te faire la surprise…
— Tu as entendu cette fois ? Elle a vraiment appelé au secours !
— Elle le fait vraiment bien… mais il sait toujours quand il doit s’arrêter. Comme dans tout jeu, il y a des règles…
— Fausse alerte ! C’était quoi ?
— Un bruit de marteau…
— Je dirais plutôt de maillet…
— Elle se cogne la tête contre quelque chose. À moins que ce ne soit lui qui lui tienne la tête, quelles drôles d’idées tout de même, je ne vois pas ce que ça a d’excitant.
— Chacun son truc.
— Je vais finir par porter plainte.
— Pour quel motif ?
— Tapage nocturne ! C’est enquiquinant à la fin ce barouf, si elle ne geignait pas autant, on croirait qu’ils sont en pleins travaux…
— Cha y est, elle s’est tue…
— …
— Tu crois qu’il l’a tuée ?
— Qu’est-ce que tu peux être sensible ! Bien sûr que non, elle dort enfin. Tu ferais bien d’en faire autant, il est plus de minuit.

 

 

Tu ne vas pas partir maintenant ?

 

Tu ne vas pas partir maintenant ? Tu ne peux pas me laisser dans cet état ! Comment veux-tu que je m’endorme, je n’ai même pas joui ! Tu ne peux pas me laisser avec cette trique ! Ça fait mal. Je suis tout congestionné. Tu n’as pas le droit. C’est dangereux. Je risque l’embolie pulmonaire, tu t’imagines, si ça remonte vers le cœur ? Désolé mais à partir du moment où tu commences le boulot, il faut aller jusqu’au bout. C’est de la perversion à ce stade. Tu veux m’humilier ? Ça t’arrive souvent ? Laisser tout en plan ? C’est le chemin, qui t’intéresse, plus que le but ? Le désir plus que sa réalisation ? Tu as un souci avec le plaisir masculin ? Je ne te plais pas ? C’est ma façon d’embrasser ? La couleur de mon boxer ? Mon sexe a mauvais goût ? Les hommes ne sont pas des sextoys chérie. On ne joue pas avec le feu. Qui casse paie. Ce serait trop facile : au moment critique, plus personne. Non, non, je ne te demande pas si toi, tu as eu du plaisir de toute façon, avec les femmes, c’est compliqué, on ne sait jamais. Vous dites que oui, tout est parfait, et des mois plus tard on apprend que vous avez simulé. Sur le coup, tout va bien et des mois après, les reproches. Voire des années. Alors je ne cherche plus à comprendre. Si la fille prend son pied tant mieux. Chacun pour soi. À ton âge, t’as qu’à mieux connaître ton corps. Ça ne redescend pas, j’ai mal. Je vais devenir fou. Tu m’étonnes qu’il y ait des viols. Avec des allumeuses dans ton genre. Quel gâchis. Tout ce liquide hyper précieux coincé dans mes couilles, si ça se trouve ça va tourner… Il faut consommer une fois qu’on a commencé ! Allez tant pis écoute, dégage. Du balai. Non, pas de comédie. Nous ne sommes plus au jardin d’enfants, c’est fini depuis longtemps, le flirt et le touche-pipi. Il s’agit de faire ce que font un homme et une femme normalement constitués. D’aller jusqu’au bout. Bon, il n’y a vraiment rien à en tirer de cette conne, ouste. Plus vite que ça, tu ne vas pas mourir si tu oublies un bas ou une culotte, tu t’en rachèteras. Pas de temps à perdre avec des filles comme toi. Dépêche-toi. Puisque tu es si incompétente, il va bien falloir que je finisse le boulot tout seul. Si c’est pas malheureux.

 

 

Avec une femme

 

— C’est votre première fois avec une femme ?
— Oui.
— Pour moi aussi.
— Je n’ai jamais osé avant.
— Jusqu’il n’y a pas si longtemps, je ne me sentais pas attirée par les femmes.
— Et moi, je ne comprenais pas pourquoi ça ne marchait jamais avec les hommes. Pourtant, je les ai follement aimés.
— Il y a bien plus de belles femmes que de beaux hommes.
— Mieux conservées.
— Plutôt une belle femme qu’un laideron.
— Un vieux mec tout racorni.
— Ne m’en parlez pas, sur les sites de rencontres, c’est incroyable ce que l’on trouve au-delà de quarante ans.
— Je dirais même de trente.
— Des papis.
— Enfin, nous y voilà, nous sommes là, toutes les deux.
— L’heure de vérité !
— Le face à face ultime.
— Je vous trouve très attirante.
— Vous êtes encore mieux que sur les photos…
— Vous avez de belles jambes…
— Et vous un sourire magnifique.
— …
— Je vous avoue que je me sens horriblement gênée.
— Et moi pas du tout à ma place.
— Je n’ai jamais… enfin, je n’ai jamais embrassé une femme…
— Pas de panique, je suppose que ça se passe comme avec un homme.
— Il n’y a pas de raison.
— …
— Écoutez, je ne sais pas ce qui m’a pris de venir. Ne le prenez pas pour vous, je vous trouve… parfaite, mais sincèrement… je ne pourrai pas aller plus loin.
— Quel soulagement, je crois que je ne pourrai rien faire non plus.
— Je ne suis pas prête. Pas encore.
— Ne vous justifiez pas, je comprends ça très bien.
— En revanche, on pourrait peut-être aller prendre un verre ailleurs ?
— Vous voulez dire, un endroit avec des hommes ?
— Par exemple.
— On se tutoie ?
— Bien entendu !
— Je connais un excellent bar à bières, à deux pas.
— Sublime, je te suis…

 

 

Personne ne t’a jamais rien dit ?

 

Personne ne t’a jamais rien dit ? Mon dieu, ça fait trente ans que tu fais l’amour comme ça ? Quel gâchis ! Et les femmes restaient avec toi quand même ? Elles n’osaient rien dire bien sûr ! Et je me sens solidaire. Solidaire et néanmoins en colère. Écoute, désolée, je dois t’éclairer sur un point : ce n’est pas là que ça se passe ! Ce n’est pas là que ça vibre, que ça jouit, ce n’est pas là du tout ! Tu fais fausse route, t’es à côté de la plaque, tu n’as jamais entendu parler d’un truc qui s’appelle clitoris ? Je serais curieuse de voir où tu me le situes ! Je sais que c’est délicat d’en parler mais si personne ne te le dit jamais, comment peux-tu savoir ? C’est simplement une question d’anatomie, rien de très compliqué en fait. Ce n’est pas agréable agréable comme mission mais je dois te dire que le clitoris malheureusement, n’est pas du tout là où tu penses. Le vocabulaire concernant cette zone géographique manque, je ne suis pas non plus une experte, ne le prends pas mal, je vais devoir te faire un dessin. Crois-moi, c’est tout aussi pénible pour moi que pour toi. Je ne me sens pas initiatrice pour deux sous, mais il y a des moments où la vie ne vous laisse pas le choix. Regarde bien. Pour ta gouverne. Ici, les grandes lèvres, ok ? Tu les visualises bien ? Impeccable ! Hé bien, oublie-les ! Ce n’est pas la peine de fourrager là-dedans avec ta langue ou tes doigts, peine perdue, ce n’est pas une zone érogène. Tu perds un temps fou et tu me fais perdre le mien, capito ? Si tu restes bloqué sur les grandes lèvres en négligeant le clitoris, c’est comme si je passais une heure sur tes couilles en laissant totalement de côté ta bite, ce serait ballot, n’est-ce pas ? Ça te rendrait fou ? Eh bien, imagine l’état dans lequel, je suis, après deux mois de léchage de couilles ! Mon dieu que je déteste ce rôle que tu me fais jouer. Comme c’est humiliant de revendiquer son plaisir, j’ai l’impression d’avoir dans mon dos une horde de MLF avec leurs soutifs carbonisés hurlant leur droit à l’orgasme. Enfin, reprenons. Le clitoris, il n’est pas aussi bas ! Allons, allons, je te laisse deviner. Prends ce stylo, et exprime-toi, situe-moi ce clito qu’on en finisse, écoute, on est entre nous, ce serait dommage de s’arrêter en si bon chemin. Tu le mets là, toi ? Tu confonds clitoris et vagin en somme ! Ah, tu penses que le clitoris est au fond du vagin ? Je me sens fatiguée tout à coup, usée. Allons bon, haut les cœurs, donc, tu fais fausse route. Tiens, prends la gomme et efface-moi ce vilain clito au fond du sexo. Ce n’est pas là, pas là du tout ! Je te laisse une seconde chance, c’est où ? Ne te ridiculise pas, plus bas, c’est l’anus. Alors alors ? Que reste-t-il ? Par déduction ? Bravo ! Non, pas si haut, c’est le nombril. Mais tout en haut des grandes lèvres, vois-tu, juste au début, à leur naissance, si tu écartes un peu, il y a un petit truc rose, tu n’as jamais fait attention ? Tu croyais que c’était un bouton ? Tu ne t’es jamais demandé pourquoi toutes les filles avaient un bouton au même endroit ? Bon. C’est le clitoris. Voilà, c’est par là qu’il faut commencer. D’accord ? Tu as bien compris ? Non, je préfère t’en parler maintenant parce qu’en situation, c’est encore plus difficile, j’ai l’impression de sortir le GPS et dès que j’entends ma voix qui te guide, ça me coupe tout, alors je me suis dit, prends un moment pour en parler avec Jean-Louis, ce sera plus simple. Tu gardes la feuille, pour réviser ? Tu es sûr ? Tant que j’y suis, autant te dire, maintenant que le sujet est lancé. Écoute, la pénétration, c’est bien, enfin, c’est pas mal, mais, pourquoi tu t’arrêtes toujours au moment où… Bah, au moment où je vais jouir… Tu ne te rends pas compte ? À chaque fois que je vais jouir, hop, tu te retires, c’est sadique ? Ce n’est pas parce que je gémis que c’est déjà terminé. Il faut que tu apprennes à distinguer le gémissement de contentement, qui dit « continue », et le gémissement de satisfaction, qui dit « j’ai joui, merci », tu vois ? Tu veux que je te les fasse ? Maintenant ? Bon. Alors, le premier, voilà, plus neutre, encourageant, tu entends ? Et le second, apaisé, plus profond. Je refais ? Tu devines ? Non, raté, ça c’est le premier… Tant qu’on y est, et puisque c’est une soirée communication, tu ne pourrais pas parler un peu plus pendant l’amour ? Ce n’est pas parce qu’on couche ensemble qu’on perd l’usage de la parole ! Non, arrête avec tes « c’est bon », ça ne me fait plus aucun effet. Tu ne peux pas innover aussi, de ce côté-là ? Mon coefficient de jouissance est inversement proportionnel au taux de « c’est bon » enregistré pendant l’amour, figure-toi. Évite d’être dans la parodie, tu me mettras un euro dans la tirelire à chaque « c’est bon », ça t’apprendra à manquer d’imagination. Non, je ne te demande pas de me traiter de salope, si tu fais ça, je te préviens, je te consigne à deux euros, je veux simplement avoir l’impression d’exister, pas d’être la vingtième personne à qui tu répètes « c’est bon » ou « hum hum » et pourquoi pas « miam miam » pendant qu’on y est. Peut-être, j’ai peut-être un problème avec le corps, je m’en fous, ce n’est pas la question, mais non, je ne suis pas violente, c’est toi qui as le don de gâcher les plus belles choses, de mettre de la vulgarité là où tout pourrait être poésie.

 

 

Flash

 

— Merci de votre flash !
— Je vois sur votre profil que vous pratiquez la natation !
— Yep !
— Moi aussi !
— C’est incroyable ! Et où nagez-vous ?
— À la piscine Rolland.
 Ce n’est pas possible ! Moi aussi !
— Quelle folle coïncidence !
— Nous sommes faits pour nous rencontrer !
— Si ça se trouve, nous nous sommes déjà rencontrés !
— Quel jour y allez-vous ?
— Le soir, en semaine, le mardi et le vendredi. Après le boulot.
— J’y vais tous les vendredis soirs !
— Nous devons nous croiser dans les lignes d’eau. Justement, j’y étais hier, et vous ?
— Idem !
— Voyons, j’ai quitté le travail vers 18 heures, j’ai donc dû entrer dans l’eau vers 18 heures 30.
— Vous étiez dans quelle ligne ?
— La 8, tout au bout.
— Moi aussi !
— Nous aurions dû nous voir, je regarde vos photos, et je ne vous reconnais pas.
— Oh vous savez, avec le bonnet et les lunettes, on se ressemble tous !
— Moi je mets des palmes !
— Des palmes ?
— Oui, même aux mains !
— Mais les palmes sont interdites ligne 8 ! Il y a la ligne 5 pour les palmipèdes !
— Oh, ne chipotez pas, je préfère la ligne 8, on se bouscule moins.
— Évidemment, on s’y bouscule moins, il est censé y avoir moins d’abrutis qui vous envoient leurs palmes dans la tronche !
— Vous êtes bien vulgaire.
— Alors c’est vous le connard qui m’a donné ce coup de palme sur la tête hier soir, j’en ai encore la marque sur le front !
— Je ne crois pas, je m’en serais rendu compte…
— Vous êtes reparti comme si rien n’était, et moi, j’étais complètement sonnée !
— Il fallait m’interpeller !
— À l’allure où vous alliez, impossible !
— Ne me dites pas que c’est vous qui bloquiez la ligne avec votre planche ?
— Je faisais du dos !
— La ligne 8 est réservée aux nageurs confirmés ! Il ne faut pas s’étonner de se prendre des coups !
— La piscine est à tout le monde !
— Elle est à tout le monde mais si on ne connaît pas les codes… Tout le monde sait que les lignes les plus à droites sont réservées aux nageurs. Pour les mémés, il y a celles du milieu.
— Mais…
— Vous bloquiez la ligne d’eau en squattant au milieu. À la piscine, c’est comme sur l’autoroute, on tient sa droite. Sinon comment voulez-vous doubler correctement ?
— Pauvre type.
— Idiote…
— Accepteriez-vous un verre, vendredi prochain, après la séance ?

 

 

Vingt-trois ans

 

Jérôme a vingt-trois ans, pourquoi ? Tu trouves que ça se voit tant que ça, la différence d’âge ? Je veux dire, de près ? J’ai pris un jeune pour me donner du tonus, mais finalement, je ne me suis jamais sentie aussi crevée. Je passe mon temps à compter mes rides, mes cheveux blancs… on parle toujours du premier cheveu blanc mais le premier poil pubien, je te jure, un skud en pleine féminité. Et pourtant, l’idée d’un homme de mon âge dans mon lit me révulse. Les vieux j’ai déjà donné. Quand j’avais vingt ans, je n’étais attirée que par des hommes qui avaient l’âge d’être mon père. Mais en fait, ils me servaient plutôt de mère. Il fallait qu’ils me câlinent, qu’ils me choient, j’avais besoin qu’on s’occupe de moi, tu comprends ? Mon premier mari avait cinquante ans, j’en avais vingt et un. Quand il a atteint la soixantaine, j’en ai eu marre de me traîner avec ma mère, j’ai eu envie de sortir, de danser, on a divorcé. Le second avait largement cinquante ans lui aussi, mais c’était un fêtard, qu’est-ce qu’on a pu faire comme bringues tous les deux, je ne sais pas si en quinze ans de mariage, on a passé une seule soirée à la maison. Mais à force, c’est vrai qu’il a largement dépassé les soixante ans lui aussi, et moi j’avais tout juste une petite quarantaine. Un matin, je l’ai vu tel qu’il était, un homme qui marchait vers sa tombe, une flûte de champagne à la main certes, mais il y filait tout droit quand même. C’était mon second divorce. Depuis, je ne vois plus les hommes de la même façon, ou est-ce moi qui ai changé ?

Mais non, je ne prends pas Jérôme pour mon fils, pourquoi tu dis ça ? Est-ce qu’il y a une loi qui dise qu’il faille absolument sortir avec les gens dans sa propre tranche d’âge ? Ce serait d’un triste ! Les trente-quarante par ici… les quarante-cinquante, par là… Est-ce que les hommes se gênent ? Et que les cons qui me traitent de cougar se regardent un peu dans le miroir, est ce qu’on n’a jamais traité de courgette les hommes qui sortent avec des lolitas ?

Ça se passe très bien avec Jérôme, même avec ses amis. Le seul truc, c’est que je me suis mise à détester les jeunes filles, elles me font peur avec leurs cheveux pas teints et leurs peaux même pas liftées, j’essaie de ne pas y penser sinon je deviens folle. Elles n’ont aucun mérite à séduire avec leurs teints clairs et leurs moues ingénues, qu’est-ce qu’elles m’agacent, toutes les mêmes ! Être née trente ans avant elles, quelle déveine. Dire que j’ai été comme elles et que j’aurais pu avoir tous ces hommes jeunes moi aussi, je n’en ai vraiment pas profité. Alors je compense comme je peux. Mais je vis de plus en plus mal les ruptures, c’est à chaque fois un coup de vieux supplémentaire. Mille cheveux blancs d’un coup. Quinze jours sans sommeil qui se traduisent tôt ou tard par une tête de vieille folle. Non, il faut que je me calme, que je me ménage si je ne veux pas finir toute seule. Ou pire, avec un homme de mon âge.

 

 

Tu aimes le jazz ?

 

— Tu as passé une bonne journée ?
— La routine. Tu veux parler boulot ?
— Dis-moi, quel bustier ! C’est pour la Saint-Valentin que tu as fait des frais ?
— Oh non, je l’avais déjà celui-là. C’est un push up.
— Il met bien en valeur tes nénés.
— T’appelles ça des nénés toi ? T’es pas un peu nœud-nœud ?
— Tu as fait des UV ?
— Non, monsieur, tout est naturel !
— On a un peu de temps devant nous ?
— Je crois, les enfants ne rentrent pas tout de suite.
— Hum.
— Un peu de musique ? Tu aimes le jazz ?
— Ça ne me dérange pas.
— Tant mieux, j’ai remarqué que peu de femmes appréciaient le jazz.
— Sans blague.
— Trop cérébral.
— Je me suis servi un petit cognac ! Tu m’accompagnes ?
— Je viens de me faire un café. Tu as envie ?
— On ne peut plus envie…
— Enlève ce bustier. Ça a l’air compliqué tous ces lacets.
— Il suffit de tirer sur le nœud-nœud et…
— Retire-le entièrement, je veux te voir nue !
— Keep cool. Je l’entrouvre.
— Tu ne portes pas de soutien-gorge ?
— Jamais avec un bustier.
— Tu m’excites. Excuse-moi une seconde…
— Que se passe-t-il ? Je pensais qu’on était peinards !
— L’enfant prodige. Il rentre de l’école plus tôt que prévu. On en était où ?
— Tu en étais à mes seins.
— Caresse-toi.
— Comme ça ?
— Tu me fais bander.
— J’enlève ma culotte ?
— Adrien ! Papa travaille ! Va prendre ton goûter.
— Tu préfères qu’on arrête là ?
— Il va se débrouiller, il a neuf ans tout de même…
— Tu ne me laisserais pas en plan ?
— Continue de te branler.
— Je suis en train d’inonder le fauteuil.
— Tu es entièrement épilée ?
— Ça te plaît ?
— Tu me rends dingue !
— Un appel urgent, j’en ai pour une seconde. Je suis en rendez-vous, je vous rappelle… Désolé, je suis à toi.
— Tu décroches quand tu fais l’amour, toi ?
— Businesse business.
— On ne cesse d’être interrompus.
— C’est ça qui est excitant !
— Mets-toi debout !
— Debout comme ça ?
— Approche-toi un peu, montre-moi tes fesses, tu me sens derrière toi ?
— Tu vas jouir ?
— Presque. Adrien ! Papa est occupé ! J’ai presque fini mon travail. Pose ton bol dans l’évier et mets-toi un dessin animé, j’arrive. Ça y est, je viens ! Je jouis !
— Moi aussi !
— Adrien, un. Adrien, deux. Adrien, trois. Ça va barder !
— Tu veux qu’on se revoie ?
— Je ne fais jamais l’amour deux fois avec la même personne, même par webcam.
— Tu te déconnectes ?
— …
— Il s’est déconnecté ce con !

 

 

Je t’aime

 

Je t’aime. Regarde-moi quand je te parle. Je suis en train de t’expliquer que je suis très, très amoureux de toi. C’est tout ce que ça t’inspire ? Je ne sais pas, tu pourrais réagir, me faire un sourire… tu te fiches de qui ? Adieu. Je ne veux plus rien savoir de toi. Assez perdu de temps. Marre. Ma décision est prise, je ne reviendrai JAMAIS là-dessus. Comme on se sent libéré une fois qu’on a tranché dans le vif… Je revis… Mon amour ! Pourras-tu me pardonner ? Tu es la femme que j’aime. Je dirais même plus, de toutes les femmes que j’ai aimées, tu es dans le top 5. J’aurais voulu te rencontrer plus tôt. Ne connaître que toi. Ma chérie. Tu me manques à chaque instant. Tu es partout, là, là et puis encore là. Mon alter ego. Mon âme sœur. Ma femme. Veux-tu être ma femme ? Je voudrais que tout le monde sache. Que tu m’appartiens comme je t’appartiens. Étaler notre amour au grand jour au lieu de raser les murs. Si, tu rases les murs quand on est ensemble, on dirait que tu as honte. Ne nie pas. Menteuse. J’en ai connu des garces mais des comme toi… tu bats tous les records. Tu peux dire ce que tu veux, ça n’a plus aucune importance. Adieu. Bonne continuation. Ceci est mon dernier mot, mon dernier message, j’efface ton numéro, tes photos, je te vire de toutes mes messageries, je te vire de ma vie. Bref, bye. Ciao. Schuss. Adios. Et ne t’avise pas de me rappeler. Ni de chercher à me contacter, par AUCUN moyen. Ce soir, Pampa, je t’oublie ! La première venue fera l’affaire. Comme j’ai été stupide de m’accrocher à toi. Boulet. Pourquoi tu ne décroches pas ? Tu peux quand même répondre au téléphone ? Réponds s’il-te-plaît ! Tu ne prends même plus la peine de décrocher ? Je suis vraiment devenu la dernière des merdes ! Décroche, je t’en supplie. C’est simple, c’est évident, j’ai beau lutter, je t’aime. C’est ce qui compte non ? Être près de toi, contre toi. Décroche ou je vais crever. Je te jure, je vais faire une connerie, ce sera de ta faute. Tu as quelqu’un d’autre ? Je m’imagine des choses, j’ai besoin que tu m’appelles, que tu me rassures. Je ne veux plus qu’on se quitte d’une semelle, jamais. Si on se voyait plus souvent, ça irait mieux. On pourrait vivre ensemble, avoir des enfants. Comme font les gens. Pourquoi les autres et pas nous ? C’est ce que je désire le plus au monde : des enfants avec toi. Plein, trois-quatre. Une tribu. Une petite fille qui te ressemblerait, je t’aime. On vivrait à la campagne. On élèverait des cochons, des oies, des poules, ce que tu voudras. On serait heureux. Je ne vivrais que pour ça, faire le bonheur de ma femme. Tu acceptes ? Dis-moi que tu acceptes ! Ma femme, je pleure en l’écrivant. Je pleure et je t’aime. Je t’aime, tu m’entends ? Et toi ? Tu penses à moi parfois ? Tu étais où hier soir ? Pourquoi tu as tellement tardé à me rappeler ? Ça te fait jouir de me savoir suspendu au bout du sans fil ? Ne mens pas. Ton horoscope dit que tu as rencontré un scorpion cette semaine, qu’en est-il exactement ? Tu me rends dingue. Ce n’est plus possible. Cette histoire me détruit. Ma psy est d’accord avec moi, elle pense que tu es une vraie salope. Que tu es borderline. Non, schizophrène. Non, bipolaire. Bref, que tu es stupide. Et moi encore plus stupide de t’avoir aimé. Qu’est-ce que je regrette le jour où… Oh mon amour, mon amour ! Tu es sortie ? Tu fais quoi ? Pardonne-moi encore si tu peux, s’il est encore temps. Je sais que j’ai été trop loin cette fois. Mais toi et moi, ça existe, non ? Je veux dire, on ne va pas se quitter comme ça ? Je t’aime, tu m’aimes, que demande le peuple ? Je suis ton homme, tu m’entends ? Celui qui veut te protéger, te rassurer et surtout t’apaiser. Je suis là pour toi, ne l’oublie jamais. Quand tu seras vieille, malade, immonde, que tout le monde te repoussera, moi, je serai toujours là, fidèle au poste. Mon épaule est pour toi. Mes mains, pour toi. Mon sexe est à toi, sers-toi. Prends-moi. De toute façon, c’est tout ce que tu sais faire, baiser, pour le reste… Je me dégoûte de t’avoir aimé, je m’en veux, si tu savais. C’est la dernière fois que tu entends le son de ma voix. La dernière. Cette fois j’ai bien compris. Je pars. Loin. En week-end. Bientôt nous serons deux inconnus qui se sont à peine croisés. Plus jamais tu n’entendras parler de moi. JAMAIS. Et quand je dis quelque chose, je le fais. Tu me connais, je ne suis pas du genre à revenir en arrière. Ni à changer d’avis pour un oui pour un non.

 

 

Péage

 

— On avait dit Péronne-Est.
— Sortie Ouest, c’est à équidistance.
— Tu chicanes !
— Je vois pas pourquoi je me taperais dix kilomètres de plus.
— Ça en fait à peine quatre !
— T’as un diesel, toi !
— Je t’empêche pas d’en prendre un !
— Je pense à la planète…
— Quand ça t’arrange.
— Diesel ou pas, c’est moi qui les ai payées les traites de cette tire.
— Je te rappelle que j’ai réglé l’assurance pendant deux ans, c’était notre arrangement.
— C’est surtout toi que ça arrangeait.
— Ta mauvaise foi… tu ne changeras jamais.
— C’est plus tes oignons.
— T’es venu sans ta pute cette fois.
— Arrête, pas devant les enfants.
— Tu faisais moins le fier devant elle.
— La ferme. T’as appelé l’avocat ? Je préfère que tu saches Anita, je ne pourrais pas te donner un euro de plus.
— C’est ce que nous verrons.
— Anita, sois un peu adulte.
— Tu as des obligations Charles, deux gosses à charge.
— J’en élève un tout de même.
— Un chacun, par alternance. C’est ce qui était prévu.
— Tu sais bien qu’une fois le fisc passé, je suis à poil…
— Qu’est-ce que ça peut me foutre ? Tu n’étais pas obligé de truander.
— Truander maintenant ? Quelle salope !
— Enfin, ton vrai visage !
— Anita, je sais que tu vas mal mais sois un peu responsable !
— Et ma maison de Saint-Brieuc que tu m’as bouffée avec tes conneries, qui va me la rendre ?
— Ne remets pas cette ruine sur le tapis…
— C’était mon héritage ! Je n’ai plus rien devant moi maintenant ! Tout ce que je pourrai te pomper, je te le pomperai Charles.
— Si tu le prends sur ce ton, je balance tout à la juge, tes TS, la clinique, les neuroleptiques…
— Vas-y, ça va les passionner. Mais je te préviens, si on me retire Sullivan, je me tue, et avant, c’est ta pute et toi que je bute.
— Des menaces, toujours des menaces ! Crève, et surtout, ne te rate pas cette fois !
— Tu sais ce qu’elle dit ma psy, que tu es un pervers. Que ce qui t’excite, c’est de me voir souffrir.
— Elle est géniale ta psy, elle me trouve toujours de nouvelles qualités… C’était quoi l’autre jour, cyclotimide ?
— Cyclothymique ducon, tu cumules.
— Entendre ça de la bouche d’une hystéro dernier stade, c’est l’HP qui se fout de la charité !
— Tu raqueras mon vieux, c’est la loi !
— Faudrait penser à remuer ton cul et à bosser, feignasse !
— Pour que l’autre garce puisse se reposer tranquillement ? Et pourquoi elle n’est pas venue aujourd’hui ? C’est pourtant grâce à elle qu’on en est là, non ? Si t’avais pas une queue à la place du cerveau…
— C’est pour éviter d’entendre ce genre de conneries qu’elle n’est pas venue…
— N’empêche que je la plains. Être tombée sur un tocard pareil…
— Je ne me mêle pas de ta vie.
— Manquerait plus que ça.
— …
— Allez, Sullivan, on y va. Mets ton sac dans le coffre de ton père.
— Et embrasse ta petite sœur. Tu la reverras dans un mois.
— Voilà, échange standard. Péronne-Est, cette fois-ci.
— Ouest ! Suzie, ton frère veut t’embrasser, sois gentille.
— Je ne comprends pas ces gosses, ils ne se croisent qu’un quart d’heure par mois et ils trouvent encore moyen de se faire la tronche…

 

 

Restaurant chinois

 

Ce n’est pas toujours un cadeau de donner la vie à quelqu’un… tu sais qu’il y a des civilisations où l’on pleure à la naissance d’un enfant ? Alors qu’ici… hypocrisie… quand je reçois leurs cartes de naissance, « j’ai le plaisir de vous annoncer l’arrivée de mon petit frère et gnagnagna… » Quel plaisir ? N’importe quel psy te dira que le gamin a plus envie de dégommer le frangin que de se réjouir. L’amour, pffft, l’amour, ça ne veut rien dire et tu vois bien où ça nous mène une fois de plus… tout droit au restaurant chinois… où on se fait chier, comme chaque dimanche…Non, l’amour est un mot bien trop grand pour ce qu’on vit. S’emmerder au minimum, emmerder l’autre au minimum, voilà ma définition de l’amour. Ce serait déjà pas mal si chacun s’y tenait. L’amour est une invention littéraire, on peut en parler pendant des heures, mais ça crée surtout beaucoup d’illusions, et de désillusions… Quand tu as lu un minimum Lacan, tu ne peux plus dire : je t’aime. Il y a tellement d’ambiguïté là-dedans. Il vaut mieux le savoir, je t’aime égal : permets-moi de m’aimer à travers toi. Quand t’as compris ça, t’as tout compris. À ce moment-là, autant être clair, et demander tout de suite, « puis-je m’aimer à travers toi ?» Je ne sais pas si Lacan serait d’accord avec ça, c’est ce qu’en ai retenu en tout cas. Mais ne compte pas sur moi pour dire je t’aime, à personne. Ni pour faire un enfant ou fonder une famille, un nœud de névroses, merci bien. Tout ça est bien trop fatiguant : perte de temps, d’énergie, je passe mon tour, je rends mon tablier, je jette l’éponge. Y a quand même mieux à faire non ? Que de se reproduire ? Tu n’es pas d’accord ? Je préfère me consacrer à des choses plus essentielles comme, je ne sais pas… l’art, les voyages, le yoga… Il y a tant de choses à voir, à découvrir, pourquoi passer sa vie collé à quelqu’un en lui demandant l’autorisation de s’aimer ? Infantile. Nul. Zéro.

Malgré tout, c’est vrai qu’on ne peut pas non plus rester toujours tout seul comme un con. « La communication est la réussite du malentendu initial » disait Lacan, ou quelque chose dans ce goût. Il y a tout de même un droit à la tendresse et au plaisir, un droit humain. Ce droit-là, je ne compte pas en être privé. Ni t’en priver. Je suis quelqu’un qui te donnera énormément de caresses et de tendresse, sache-le. Mais ne me parle pas d’amour. Quand tu sais ce qu’il y a derrière, au secours. Comme dit Bukowski, « quand les gens n’en peuvent plus de refouler leur amour, ils tombent amoureux et c’est le début des emmerdes ». C’est sûr que d’un autre côté, on ne peut pas non plus oublier Rimbaud, « Parez-vous, dansez, riez, – je ne pourrai jamais envoyer l’Amour par la fenêtre… »

Moi, j’ai aimé une fois. Une seule fois. Un amour démesuré, bien trop vaste pour moi. Un amour partagé. La passion en fait. On baisait dix fois par jour, n’importe où, n’importe quand. C’était vraiment la fusion, mais je n’ai pas tenu le choc. C’est qu’il faut avoir le cœur et le corps bien accrochés pour vivre ça. Moi j’ai pris peur, j’ai paniqué. Elle m’adorait mais j’ai préféré rompre. Elle ne s’en est jamais remise, elle est devenue folle. Je veux dire folle, vraiment folle, HP et tout le tintouin. Elle y est encore, aux dernières nouvelles.

À l’époque, j’avais à peine vingt ans, j’étais trop jeune pour vivre ça. Sur le coup, je n’ai pas compris. Que c’était peut-être bien ça, finalement, l’amour.


Carole Fives

romancière

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