Roman (extrait)

Jésus est une femme

Ecrivain

Voici les premières pages de la confession de Jésus, dont on apprend d’emblée qu’il fut une femme, obligée de dissimuler son sexe jusqu’à sa condamnation. Depuis un lieu perdu de l’univers, elle se demande à présent pourquoi les humains ont exhibé les plaies de sa crucifixion. Et si Jésus avait été une femme ? C’est avec cette question que Christophe Duchatelet a entrepris un nouveau roman, avant de l’interrompre. Autocensure face au retour à l’ordre ? Il donne quoiqu’il en soit à AOC un extrait de ce projet littéraire.

Je m’appelle Jésus et je suis une femme. J’ai dû me travestir pour prendre l’apparence d’un homme et plaire à la prophétie. Je voudrais tellement être entendue, ce serait une libération, la seule offerte. Je voudrais être entendue, être aimée à ma juste valeur. Vivre cachée a été mon vrai calvaire et vivre en pleine lumière dans les églises sur une croix mensongère, c’est atroce. Je le sais bien, tu ne sais pas exister sans croyance. Et je n’ai plus envie de te plaindre, toi humain prétentieux. Tu n’as pas encore compris ? Tu es de la même espèce que les plantes ou les animaux, ni plus ni moins. Alors il est temps pour toi de connaître les faits, rien que les faits, avant de laisser ton imagination retourner à sa liberté, dans une autre direction.

Une première chose. Judas était mon amant, j’ai choisi de mourir à sa place. Non pas pour te sauver, toi humain, comme tu le penses. Ne te sens pas obliger de prier ou de monter dans les hauteurs spirituelles. Tu es déjà un ciel.

Les autres raisons qui m’ont poussée au pied de la potence ? Je ne sais pas les expliquer. En somme, j’ai crevé de travers… Je me souviens de la dernière parole de mon bourreau, quand il m’a attaché les pieds et les mains aux branches de l’arbre où j’ai péri par étouffement une semaine plus tard. Il a dit, pour moi, tu n’es rien d’autre qu’une vulgaire pièce de viande.

Des prophètes à cette époque, il y en a eu beaucoup. Ce qu’on appelle la Providence m’a choisie dans le rôle du magicien tragique voué à une mort précoce et calamiteuse. Trois siècles après ma disparition épineuse, d’autres magiciens ont représenté mon agonie sur une croix, simulacre honteux. Toi, qui penses me connaître, je te demande pardon, je ne voulais pas finir dans les livres et les illustrations de cette façon si grossière, mes plaies exposées à la face du monde, au croisement de deux pièces de bois. Depuis ce jour funeste, je me rends bien compte que tu barbotes dans le pus de mes ignobles stigmates. C’est une noyade, lente. Je m’en doute, chaque jour tu produis un effort pour reprendre ton souffle à la surface… bientôt tes lèvres seront pétrifiées sous la marre du sang. Tes poumons en feu, le cœur à l’arrêt. Je te demande pardon.

Marc, Matthieu, Luc, Jean et les autres… vous, les amis, les disciples, les apôtres, il a fallu que je vous mente aussi. Je n’avais pas d’autres choix. Vous m’avez reconnu comme celui que vous attendiez, le magicien tragique. Je n’ai pas voulu vous décevoir, j’ai continué à faire le pitre. Pourquoi avez-vous fui lorsque les gardes m’ont fixée aux branches pleines d’épines après ma condamnation ? La peur, je comprends, je ne saurais vous en vouloir. Ensuite vous avez bégayé, car vous aviez des remords, je suppose. Vous avez essayé de me ressusciter, petits ventriloques ; vous avez rassemblé dans un seul sac de lin tous les fils qui étaient égarés dans le désert rocailleux pour fabriquer un tissage. Chacun le vôtre. Je le concède, on doit raconter, on doit s’inventer pour tenir debout. Et puis, regarde-moi, là… quand on met les choses ensemble, bout à bout, elles grincent. Puis un jour elles s’apprivoisent, je l’espère.

(…)

Là où je me trouve aujourd’hui, entre le rêve ou l’agonie, en suspension dans une faille, je ne sais comment nommer cet endroit. Voilà une éternité que je tourne en rond dans une cage sans murs, sans rien autour. Des chaînes invisibles me bloquent dès que je tente de bouger, il paraît que cela va durer encore. L’avenir devant moi paraît obscur comme l’organisation des atomes de la matière qu’un groupe d’humains opiniâtres sur la terre tente de comprendre au moyen d’équations et d’appareils. J’espère bien qu’ils réussiront à expliquer comment tout ça fonctionne, parce que moi je m’ennuie. On dirait que je me suis égarée dans un labyrinthe englouti au fond de l’univers. Personne ne viendra me chercher.

Je le sais, pour toi le croyant, ma confession ici sera comme une injure, un crachat jeté au milieu du sommeil des morts, un crachat qui infecte ta blessure. Je suis désolée, on ne peut rien dire sans éclaboussures, il me semble. Et pourquoi me serait-il interdit de raconter mon passé, puisque tu as tellement insisté pour me faire enfant de Dieu ? Pourquoi voudrais-tu me priver de cette liberté ? Pourquoi me poursuis-tu de la sorte ? Comment as-tu fait pour déterminer ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas ? Pourquoi as-tu imposé à tes sœurs et frères le châtiment du blasphème ? La vie est précieuse, c’est tout, elle nous tolère.

(…)

Je suis sortie du ventre de ma mère et je me souviens d’un cri frissonnant, le cri de mon expulsion. Il contenait trop de fureur et de joie pour le décrire avec précision.

La grande majorité de mes admirateurs pensent que j’ai grandi à Nazareth en Galilée, rien n’est moins sûr. Je me souviens d’un paysage sec, parfois il y avait de grands cèdres dont les lourdes branches se lamentaient dans le vent, il y avait des montagnes accessibles ; adolescente, quand je parvenais à leur crête, j’entrevoyais au loin le scintillement bleu de la mer. Je me souviens que j’ai vécu à Milos, une île des Cyclades, dans les bras d’une amante dont j’ai oublié le nom. Sans la protection de ma mère, j’aurais pu croupir sur un tas de fumier comme Job l’Ancien, ou être vendue comme esclave dans un palais de Rome sous le règne d’Auguste. Je me souviens, j’ai voyagé, j’ai traversé toutes sortes de territoires, souvent imaginaires, les seules qui comptent à mes yeux. Je suis même allée en Inde où j’ai rencontré les adorateurs errants d’un gros panda qu’on appelait Bouddha… ils m’ont appris la respiration avec les astres, l’oubli de soi.

Je me souviens, jeune fille j’aimais bien interpeller les voyageurs qui passaient sur les chemins en contrebas de notre village. Souvent ils s’arrêtaient quand je les regardais. Chacun avait sa manière de parler, chacun avait son vêtement et son odeur, quelque chose à raconter. J’ai appris à parler à leur contact, un mélange de langues, une façon d’assembler les mots et les figures. J’ai entendu leurs récits nés dans l’adoration des astres aux premiers temps des hommes, mais j’ai surtout grandi dans la langue des prostituées et des voleurs.

(…)

L’année de mes dix ans, ma mère Marie m’a rejointe, tandis que j’étais assise sous un olivier, à l’écart du village. Elle a regardé la colline desséchée en face, les chèvres faufilées entre les roches, l’étendue bleue au-dessus. Elle avait perdu son sourire, elle se grattait la peau du bras, une démangeaison l’inquiétait.

Viens ma fille, m’a-t-elle dit, allons nous baigner…

Plus loin au pied de la colline, nous avons ôté nos habits avant de nous glisser dans le cours d’eau. Le soleil de midi bientôt imposerait ses rayons de plomb. Ma mère m’a prise dans ses bras, j’ai senti la pointe de ses seins durcir contre moi.

Mère, pourquoi trembles-tu ?

Au lieu de me répondre, elle m’a demandé combien de voyageurs j’avais croisés dans le tournant de la route ces jours derniers ? Je n’ai pas osé tous les décrire, certains d’entre eux avaient un visage de bête sauvage, ils attendaient la venue d’un sauveur, ils se disaient perdus sans lui, ils attendaient un signe, une indication, le roulement d’une pierre dans le sens inverse de la pente, la rupture du silence. Et, souvent, me fixaient intensément leurs yeux de millions de flammes et entraient en moi, c’était gênant. Parfois ils dressaient leur doigt en direction du ciel.

Marie et moi, nous sommes sorties de l’eau pour nous étendre à l’ombre des arbres. Je voyais ma mère nue pour la première fois, les gouttes d’eau perlaient sur sa peau. Une buse a dansé en ronds dans le ciel au-dessus de nous.

Sais-tu pourquoi tu portes un prénom de garçon ?

Sa voix était chevrotante, la folie du monde pointait.

Il est temps que tu saches, a-t-elle continué, tu auras bientôt l’apparence d’une femme, tu dois te décider. Je vais te raconter nos débuts… toi, ton père et moi. J’ai rencontré Joseph alors qu’il transportait des billes de bois sur son épaule et tout de suite je l’ai aimé. Une assurance imprégnait ses gestes, mais son regard, lui, trahissait une certaine fragilité ; deux impressions presque inverses allaient bien ensemble. Il m’a reçue dans son atelier de menuiserie, il m’a expliqué le maniement de ses outils. Je lui ai demandé pourquoi il se destinait au charpentage, alors qu’ici, en Palestine, toutes les maisons étaient bâties en torchis.

Le travail du bois est une bonne façon de s’occuper, m’a-t-il répondu. Un jour je construirai un temple bien solide, son toit de charpente en bois sera recouvert de feuille d’or, et j’y ferai entrer notre famille de la future Israël. Pour l’instant, nous sommes de pauvres paysans, mais demain, qui sait ? Sa réponse m’a plu, il m’a emmenée dans une forêt de chênes. Il m’a montré comment il choisissait les arbres à débiter, en posant son oreille sur l’écorce. Je lui ai demandé ce qu’il entendait. Un murmure, a-t-il répondu, le propre battement de mon cœur, le grignotement des insectes dans la fibre du bois. Et puis le moment arrive où l’arbre me donne son accord, alors je prie, puis je l’abats. Marie, l’esprit divin se cache en toute chose, a-t-il poursuivi, je prends seulement ce qui m’est offert, j’écoute, je regarde.

Ton père me plaisait, je lui ai tendu mes lèvres.

Pendant qu’elle se confiait, un frisson a grandi en elle. Tu es prête ma fille à entendre une chose cruciale ?

Comment savoir ? On sait… et il est déjà trop tard. J’ai simplement hoché la tête, dans le vide.

Nos familles préparaient notre mariage au village, m’a-t-elle dit. J’avais de plus en plus de mal à trouver le sommeil. Je suais sur ma couche, il faisait chaud même au milieu de la nuit. Et puis j’ai entendu des chiens aboyer, le silence, puis de nouveau les chiens. Le vent s’est levé, il a sifflé dans les fentes de la fenêtre, la porte de ma chambre a grincé. J’ai relevé la tête, une silhouette est apparue. Je la distinguais à peine. La lune a disparu, la pénombre s’est étendue, malgré la flamme d’une bougie qui persistait dans un coin de la pièce. Une odeur inhabituelle a imprégné la pièce. C’est toi, Joseph ? Rien, pas de réponse. Et cette forme aux allures humaines s’approchait, j’étais pétrifiée. J’avais le sentiment que cette chose incompréhensible allait me dévorer d’un instant à l’autre, la rage de posséder jaillissait hors d’elle. Mon cri s’est bloqué au fond de ma gorge, la chose s’est jetée sur moi

Quand je me suis réveillée, une douleur appuyait mon ventre, j’ai passé ma main entre mes jambes, il y avait du sang.

J’ai vu la peur dans les yeux de ma mère, j’ai vu son vertige. Elle a dit, je ne sais toujours pas quelle était cette chose, un vagabond, un voisin, ou le Saint Esprit ? Ou alors une autre entité impossible à décrire, sinon en se déchirant la bouche…

Tu sais comment les enfants viennent au monde ?

Oui, j’ai rencontré une guérisseuse sur le bord de la route, elle m’a expliqué, l’œuf de la mère doit accueillir la graine du père, par imbrication des deux corps.

Marie n’était pas trop surprise que je ne connaisse le mystère de la naissance, elle m’avait toujours considérée comme un être différent des autres, à cause je suppose de cette présence étrange surgie dans sa chambre une nuit sans étoiles ni lune, une nuit consacrée seulement aux chiens et à l’inconnu.

Quelques semaines plus tard j’ai su que j’étais enceinte, a-t-elle poursuivi. Toi, ma fille, tu n’étais encore qu’une tête d’épingle dans mon ventre, fille d’un être indéterminé, enfant d’un esprit quelconque ou d’un violeur. Tu allais vivre et te répandre sur terre avec ce fardeau sur les épaules. Que devais-je faire ? Je n’avais pas le courage ni la force de confier mon malheur à qui que ce soit. Je pensais m’enfuir loin d’ici pour échapper à la honte. Même, j’allais mettre fin à mes jours, lorsque Joseph est venu me trouver. Il était dans un état de grande excitation, si enflammé et joyeux qu’il n’a pas vu le tourment sur mon visage. Marie, j’ai été visité par un ange, et il a parlé dans mes yeux endormis, il m’a dit que tu attendais un enfant, par le souffle de Dieu. Cet enfant va sauver notre monde mal fichu, il s’appellera Jésus. Il a posé sa main sur mon ventre ; je sens déjà sa chaleur, a-t-il ajouté. Marie, nous avons été touchés par la grâce, c’est une très lourde charge que Dieu nous a confiée. Je n’ai pas imaginé le toit de notre futur temple pour rien, mais pour abriter l’Esprit Saint. Tendre Marie, j’ai raison, n’est-ce pas ?

Ton père paraissait si bouleversé. Avait-il secrètement compris ma peine et inventé cette histoire d’ange visiteur pour venir à mon secours, par amour ? Pendant la nuit fatidique de ta procréation avait-il surpris le spectre pénétrer ma chambre ? Ton père est un homme profondément religieux, mais pouvait-il à ce point croire à la naissance d’un enfant tombé des cieux ? Ma chère enfant, peut-être ne devrais-je pas m’ouvrir à toi de cette façon, mais après tout, tu es si mystérieuse, j’ai fini par me dire : ne serais-tu pas en effet la fille du royaume des cieux ? Dis-moi que je n’ai pas été violée… mais choisie par le ciel… Dis-moi, je t’en supplie.

Que pouvais-je bien lui répondre ? Je n’avais alors jamais ressenti en moi ce lien génital avec le ciel. Moi, naïvement, j’ai demandé à Marie : mais pourquoi le monde a-t-il besoin d’un sauveur ? Pour le sauver de quoi ?

Marie cherchait les mots qui s’échappaient entre les plis de son émotion. Elle a fermé les yeux, puis elle a dit : il y a eu une faute.

Une faute ? Laquelle ?

C’est une faute intraduisible, m’a-t-elle dit.

Et moi j’ai répondu : Le mal et le bien ne sont-ils pas inséparables comme les ailes de la colombe ?

Tu vois ma fille, tu parles comme ces savants grecs qui venaient autrefois en Galilée pour jongler avec leurs panoplies de dieux et leurs danses. Tu n’es pas de ce monde, ma fille, je ne saurais pas dire lequel.

Les mots de ma mère me chagrinaient, car moi je me sentais telle une racine en terre, j’aurais aimé comprendre le monde autour de moi d’un seul trait, saisi dans une profonde respiration, tout m’émerveillait et peut-être que cette sensation m’éloignait peu à peu des uns et des autres. Jamais je ne saurais percer notre monde, ici, asservi aux blessures innombrables. Quel était ce royaume évoqué par Marie ? Où se trouvait-il ? Notre terre pouvait-il l’abriter ? Quel autre endroit, sinon ?

On entendait monter par-dessus la colline le râle des chasseurs de sauterelles cachées dans les épis de blé de l’autre côté. Ma mère a retenu ses larmes, je ne savais plus quoi faire. Presque malgré moi, je jetais des regards sur la touffe bombée dans le lointain entre les jambes de ma mère. Était-ce cela le mal redouté par les humains, cette attirance irrésistible, simplement palper le soyeux de ce bouquet de pistils pour y recueillir entre les doigts leurs perles humides ? Je reprenais en pensées les mots de Marie : il y a eu une faute, nous sommes nés d’une faute. Ça, alors… Moi, j’ai aussitôt senti que cette racine de mots avait poussé dans une terre de mauvais sommeil, elle n’était pas la nôtre.

Tout n’est pas si beau et calme autour, comme tu pourrais le penser ma fille, a-t-elle ajouté. J’ai aimé la folie de ton père, son histoire d’ange annonciateur. Je lui ai donné raison, sans lui dire que mon sexe avait saigné cette nuit-là, brutalisé par un voisin ou un vagabond, ou pire encore. Vois-tu, je ne suis pas autorisée à te cacher cet aspect des événements de notre vie familiale. Je suis une mère un peu contre ma volonté et pourtant je t’aime ma fille, plus que Dieu. Et j’ai donné raison à Joseph en lui racontant le bonheur ressenti quand le souffle divin est entré en moi. Le sourire de ton père m’a bénie, la prédiction de son ange advenait. Et puis, les semaines suivantes, toi ma tendre fille, ta présence a diffusé une douce chaleur dans mon ventre, tu as commencé à te frotter au monde, tu as progressé dans cette poche de vie. J’avais hâte de connaître ton visage.

(…)

J’ai demandé à Joseph de taire la visite de l’ange. Laissons une chance à notre enfant d’être libre de choisir son destin, homme ou fils de Dieu, protégeons-le de la démence humaine. Je viens d’entrer dans ma seizième année, je n’ai jamais été aussi fertile et toi, Joseph, tu as déjà eu deux filles et deux garçons d’un premier mariage, personne ne doutera que tu es bien le père légitime de notre enfant. Je t’en supplie mon amour, on sera bien ensemble, on fabriquera une maison, la nôtre, pas celle d’un peuple ou d’un empire. Tu n’as pas eu ma fleur, mais tu as eu davantage : l’enfant de la providence, l’enfant dont tu garderas le secret pour toujours, il nous donnera une descendance, ce sera une belle surprise, ce sera l’avenir déposé entre nos mains.

Joseph m’a considérée, puis il s’en est allé, il a disparu plusieurs jours de suite. Je n’ai jamais su où il avait porté ses pas, et quand il fut de retour au village, la rumeur a enflé, notre intimité s’est invitée dans les draps des autres, les liens secrets rompus, mon ventre devenu une épouvante, jalousé, surveillé, alors que moi, mère modeste, j’aspirais à l’anonymat et à l’effacement. Et bientôt, les Nazaréens ont su qu’un messie grandissait dans le ventre d’une mère en Galilée. Les langues si vite emballées, la nouvelle s’est propagée comme une coulée de lave, rien n’a pu l’arrêter, elle s’est infiltrée à travers les portes et les murs, de maison en maison, jusqu’à la cour du roi Hérode le Grand, à Jérusalem, la marionnette sanguinaire de l’empereur romain. Par quelles bouches le scandale est-il arrivé jusqu’ici ? Les sages du Sanhédrin ont-ils manigancé pour accentuer les craintes du roi ? Nous, gens de Galilée, nous sommes les exclus de l’aristocratie des grands prêtes et des scribes, et depuis toujours les notables de Rome nous considèrent comme des lépreux. Malédiction ! Celui que le roi Hérode redoutait le plus, celui-ci, le Sauveur qui n’était encore qu’un songe dans un ventre maternel, cheminait vers la Couronne et prendrait tôt ou tard la tête de la révolte. Comme ma mère m’a enseigné les événements du passé, je voudrais te les dire à mon tour. Je t’ai déjà mise en garde ma fille, notre pays dérive sur une mer incertaine, depuis des siècles il subit le châtiment de la guerre de succession déclenchée après le dépôt de l’Arche d’Alliance à Jérusalem par le roi David, notre père à tous. Dix siècles ont passé et, depuis ce jour, les tourments de notre histoire s’acharnent, on dirait que la paix s’éloigne de jour en jour. Nous sommes si attachés au souvenir de ce temps de grâce. Ton père Joseph évoque souvent cette perte, ses lamentations me transpercent le cœur. Vois-tu, aujourd’hui la révolte gronde davantage, l’impôt du gouverneur romain ruine les familles, et tous ceux qui ont voulu se dresser contre les oppresseurs ont péri : Ezéchias, l’un des premiers Zélotes à prendre les armes, a été décapité devant ses troupes et son fils, Judas de Galilée, chef rebelle, a été lui aussi mis à mort.

Alors, quoi ? s’est demandé le tyran Hérode. Et si le Sauveur de tous les temps venait à s’emparer du Futur une fois pour toutes ? Cette menace frappait avec force aux oreilles du roi. Alors il a envoyé ses soldats à la recherche du ventre maudit. Parmi eux figurait un vieil homme, aveugle. Il exerçait le métier de sourcier, il passait devant les maisons dans les villages. Les torsions de son morceau de bois pointé vers les portes étaient censées indiquer où se trouvait l’enfant prophète. Les soldats et le sourcier approchaient. Un ami, qui faisait le guet, nous a prévenus…

La nuit, avec ton père, on a fui. Mon ventre était si rond, j’avais peur de perdre mes eaux à dos d’âne, puis de tomber et d’accoucher à même la caillasse. La nuit étoilée nous éclairait, nos compagnons de route conduisaient notre petite caravane le long des chemins étroits tracés par les bergers. On avait quelques vivres et des couteaux, mais aucun d’entre nous ne savait vraiment se battre. Ton père m’avait grimé en diseuse de bonnes aventures, vieillarde emmitouflée dans des pièces de tissus. Mon camouflage aurait bien trompé les soldats du roi, mais on espérait ne jamais les croiser, on savait qu’ils seraient sans pitié, et mon ventre me faisait mal.

Heureusement je sentais ta présence gracieuse à l’intérieur de moi. Dans ces moments d’errance, j’aimais penser que tu avais tué la bête venue me surprendre dans la chambre, sinon pourquoi donc ton existence dans mes entrailles me donnait-elle autant de force ? La prudence guidait nos pas, on attendait le clair de lune pour se déplacer. On cherchait les passages loin des regards, sans risque pour nos vies. Certains parmi nos compagnons voulaient qu’on se dirige vers le sud, en direction de Bethléem, la route indiquée dans les Saintes Écritures pour accomplir la prophétie de la venue sur terre du Sauveur. Et pourtant, aller dans cette direction, celle de Jérusalem, c’était prendre le risque de se frotter à l’épée de notre oppresseur, mais peut-être aussi la meilleure cachette se trouvait-elle justement sous le nez de notre ennemi ?

Tu te débattais dans mon ventre, tes pieds, tes mains cognaient dedans, ton appétit de rejoindre les autres était déjà si fort, ou alors… te débattais-tu pour rester le plus possible dans l’obscurité ? Dis-moi, ma fille, sais-tu quelque chose ?

Je ne savais rien lui répondre, je gardais le silence.

(…)

C’était la sixième nuit à dos d’âne et là, soudain, des étoiles en feu ont griffé le bleu noir du ciel. Derrière elles des filets de cristaux s’étiraient dans les profondeurs, les gens sortaient des abris pour contempler ce spectacle ; pour certains, cela annonçait le nouveau monde. Et, toi, tu te débattais de plus en plus, j’étais à présent désorientée, et puis, au petit matin une femme s’est avancée vers nous, elle a levé la main pour demander à nous parler. Elle savait que j’étais enceinte, elle avait vu mon ventre à travers les couches de tissus.

Je suis sage-femme, a-t-elle dit, appelez-moi Abigaël. Faites-moi confiance, regardez mes mains. Vous voyez, les Rois des Nations lointaines ont su que l’enfant sauveur attendait de naître dans le ventre d’une mère en grand danger, ils ont lu les trajectoires des étoiles filantes et ils ont compris, elles convergeaient par ici, et ils m’ont envoyé à votre rencontre. Suivez-moi, je vais vous montrer un endroit où mettre au monde votre enfant. C’est déjà aussi le nôtre, mais vous seule saurez vraiment le reconnaître à la fin.

Je t’avoue, ma fille, les forces nous manquaient. J’ai regardé ton père, il se croyait toujours sous la protection divine, lui aussi il avait été saisi par les éclats de vagues argentées dans le ciel. Même en ce petit matin, le ciel brillait encore à certains endroits. Une fois ton père m’avait confié son secret, il se sentait parfois abandonné, sans repères, je n’ai jamais oublié ce qu’il m’a dit ce jour-là. Mais ici, alors qu’on ne savait plus où se diriger, ton père a levé la main vers nous, comme s’il voulait nous bénir avant un départ décisif, et il a dit : « En avant, faisons confiance à cette femme, nous n’avons plus le choix et c’est tant mieux, laissons parler notre flair. Tu vas tenir, ma tendre épouse, n’est-ce pas ? Les yeux de notre enfant bientôt dans nos yeux, tu vas être libérée et nous serons ensuite tous libérés. »

Dépêchons-nous, j’ai dit, mon ventre se tord dans tous les sens. Alors Abigaël nous a guidés jusqu’au pied d’une colline, tandis que le soir tombait. L’âne qui me transportait avait les os en miettes, sa peine me traversait les os à moi aussi. Il trébuchait, mais il réussit à me hisser le long du sentier. J’aperçus l’entrée d’une cavité dans la roche et un spectre de lumière au travers. C’est la grotte d’un berger que je connais bien, a dit Abigaël, nous étions arrivés et pourtant j’avais si peur. Regardez une fois encore mes mains, a dit la sage-femme, elles sont résistantes, elles ont déjà baigné dans l’eau de tant d’autres femmes avant toi, chère Marie. Entrez tous sans crainte.

Joseph m’a donné son bras, nous nous sommes glissés à l’intérieur de la grotte, épaule contre épaule. Ton père m’a aidée à m’allonger sur un lit de paille, au milieu d’un troupeau de brebis. Une rangée de bougies éclairait ma couche réchauffée par le lainage des animaux haletants. Joseph a disparu dans la pénombre, la sage-femme a préparé une jarre d’eau chaude, des linges propres parfumés à l’encens, elle a enfoui ses mains entre mes jambes, elle a passé un baume dans ma fente où ton crâne apparaissait déjà, et puis j’ai poussé très fort et, dans mon cri tu es venue, j’ai eu l’impression de répandre hors de moi l’espoir et la folie, les deux se mêlaient et j’ai perdu connaissance…

Quand je suis revenue à moi, Abigaël m’a présenté ton joli visage, puis ton père t’a prise entre ses bras, il a soulevé la toile de lin dans laquelle tu étais enroulée, et puis il s’est plaint : « Malheur ! C’est une fille, qu’allons-nous devenir ? »

Alors j’ai compris, la prophétie n’était pas tout à fait accomplie, ton père s’attendait à recevoir un garçon, promesse d’un fils de Dieu, mais tu étais une fille, qu’est-ce que cela pouvait bien faire ? Tu étais notre enfant. Ton père, lui, n’en croyait pas ses yeux. Dans sa colère, il ne s’est pas rendu compte de la force de ses mains sur toi. Aussitôt Abigaël s’est interposée et elle a dit : cet enfant porte en lui tous les sexes et les esprits de l’univers, il court un grand danger, il faut le sauver pour qu’il nous sauve à son tour. Vous allez me maudire, voilà ce que je vous propose : acceptez de me confier cet enfant, c’est la seule façon de concevoir l’avenir. Je vais l’emmener loin d’ici pour le protéger de la folie meurtrière du souverain Hérode et, quand ce malheur sera dissipé, je le ramènerai au pied de votre maison et la prophétie se poursuivra.

Ma chère fille, peux-tu imaginer ce que j’ai ressenti à ce moment-là ? Tu étais enfin sur terre, après cette longue fuite et j’étais déchirée, je n’avais pas le droit de t’abandonner, ni de t’exposer au tranchant de l’épée des soldats. Ton père était prostré, peut-être pensait-il avoir été manipulé par les forces de l’ombre. On ne sait jamais comment nos pensées surgissent et dictent nos actes. Abigaël, écoute-moi, j’ai dit, nous partons avec toi et notre enfant. Nous sommes inséparables, nous l’appellerons Jésus comme prévu, il portera un prénom masculin, il grandira, et ensuite notre enfant choisira d’être fille ou garçon, ou autre chose que je ne connais pas encore… Ton père me fixait, des billes blanches serties de ligaments rouges à la place de ses yeux habituels ; je ne sais pas si je veux cet enfant, a-t-il dit, je ne sais pas si je pourrais l’élever, ni être le père d’une chose insaisissable, je ne sais plus qui j’ai été et je me demande ce que je souhaite devenir… comment pourrais-je croire encore aux messages des anges, aux ventres des mères ?

Pendant que ton père se perdait dans une forêt de mots, Abigaël s’est approchée de moi. Je ne pouvais pas lutter, j’ai déposé ton corps de lait dans ses bras. La sage-femme partait avec mon enfant, elle le tenait contre son ventre à elle, enroulé dans son linge et son odeur. J’étais épuisée, incapable de me lever, elle a disparu, je te perdais, ton père était loin dans ses pensées, un bloc de pierre replié sur lui-même. Le feu le brûlait, lui et ses espoirs d’enfant.

(…)

Le retour à Nazareth a été un long chemin d’épines dans la chaleur. Une tempête de sable nous a bloqués une journée entière sous nos couvertures au milieu de la plaine. Mes sentiments alors étaient pénibles, je me sentais mauvaise mère, je t’avais abandonnée, je n’avais pas eu d’autres choix. Et je me rappelais sans cesse cette nuit où j’avais été abusée par un corps incertain, je devais effacer ce souvenir, le transformer, il revenait, je devais accepter que tu étais née sous la volonté d’une force impensable et déjà les rois, les peuples des villages et les notables des villes désiraient t’aimer ou te tuer. Ils se disputaient ta part de ciel. Je sentais la charogne, les tissus visqueux de la couche avaient pourri sur mes vêtements ; le peu qui en restait, car la chèvre et l’âne dans la grotte s’étaient déjà bien repus de mes peaux abandonnées à même le sol.

Ton père m’a embrassée, il s’est épanché en larmes entre mes seins. Elle reviendra avec notre enfant, a-t-il dit, il faut y croire, ma bien-aimée, moi j’y crois et toi ? Je ne lui ai pas répondu, je lui ai simplement souri et cela a suffi.

De retour en pleine nuit, nous nous sommes enfermés dans le noir dans notre maison plusieurs jours. Nos amis ont pensé que nous portions le deuil. Les rabbis ont respecté notre silence. Nul n’a osé nous demander ce qui s’était passé pendant notre fuite. Le sourire équivoque qui flottait parfois sur mon visage tenait les autres à distance.

La vie a repris, car finalement on dirait qu’elle se moque de nous. La joie m’a de nouveau épousée, son miel a trempé mon sang. Tous les jours, j’allais à la sortie du village et je scrutais la bande de terre à l’horizon, j’avais l’impression de recevoir tes pensées en posant mon visage contre la brise qui venait de là-bas, où tu étais cachée dans un refuge aux côtés d’Abigaël. Ton père s’en allait très souvent sur les routes, il errait et il effrayait ceux qui le croisaient. Une fois il revint au village avec des brins de paille de la couche où je t’avais enfantée dans la grotte. Il les fourra dans son oreiller, il aurait aimé avoir un autre enfant de moi. On s’aimait, mais je continuais à saigner tous les mois.

(…)

Et puis, une nuit j’ai entendu qu’on frappait à la porte de notre maison. Un son léger, presque un frottement qui regrettait d’exister, je n’étais pas rassurée, le souvenir du vagabond pesait toujours à l’intérieur de ma tête avec ses pinces de crabes. Alors j’ai ouvert toute tremblante, et j’ai été aussitôt piqué par deux yeux mélancoliques tapis dans la pénombre, et au-dessus se tenait une silhouette, et lorsqu’elle s’est animée, j’ai reconnu la voix d’Abigaël. Je te ramène ton enfant, a-t-elle dit, ta fille a trois ans maintenant, elle se porte bien. Elle est déjà très savante, le roi Hérode est mort il y a quelques jours. L’empereur Auguste n’a pas encore choisi son successeur parmi les fils du défunt. Cela laisse un peu de temps aux graines du Royaume de Dieu de pousser sur terre, le calme est revenu en Galilée, ta fille ne court plus aucun danger, et c’est à elle de choisir bientôt ce qu’elle voudra pour son peuple. Peut-être deviendra-t-elle la reine d’Israël cachée derrière les apparences d’un homme ? Ce serait un extraordinaire tour de force.

Une fois installée à l’intérieur de la maison, toi, ma fille, tu as eu ces premiers mots :

Mère, c’est toi ?

Les mots mouraient dans ma bouche, je t’ai prise dans mes bras. Te souviens-tu de mon étreinte ?

Mère, c’est toi ?

Je ne me souviens plus si j’ai répondu cette seconde fois tant ma joie était grande. Je t’ai serrée de plus en plus fort contre ma poitrine. Abigaël a tourné les talons, alors je l’ai retenue : ou étiez-vous pendant ces trois années d’exil ? Dans quelle cachette ? Quel était le nom de votre protecteur ? Elle a posé son doigt sur ma bouche, puis elle a disparu.

Le jour allait bientôt se lever, elle craignait d’être surprise par les villageois. J’ai réveillé ton père, il a pleuré. Tu as dormi dans notre lit, bien réchauffée entre tes deux parents. J’ai veillé jusqu’au lever du jour et j’ai regardé tes paupières closes papillonner dans la lumière dorée du matin.

On a attendu quelques jours avant de sortir de la maison.

Il y avait dans tes yeux, dans les mouvements de ta bouche, dans ta façon de bouger quelque chose que je n’avais jamais vu auparavant : une tranquillité, un ravissement ; peu importait si tu ne savais pas sourire, tu apprendrais avec le temps, le pétale renaîtrait bientôt sur ton visage ; peu importait ce qui s’était passé là-bas pendant les premières années de ta vie, je te reconnaissais, je te sentais et je te comprenais avec mon ventre. Ta présence d’un coup avait rempli le vide creusé par ton absence, tu ne connaissais pas le nom du pays où tu avais vécu, mais tu étais sûre d’avoir été couverte de caresses et choyée. Tu avais grandi dans des bains de lait parfumé, tu avais entendus les mélodies des plus belles chansons.

Et là, ton père t’a serrée dans ses bras à son tour, il t’a mise dans des habits de garçon et on t’a présentée à nos proches et voisins. C’est votre fils ? Où était-il ? Chez un protecteur, loin des soldats du roi. Chers amis, vous comprenez mieux à présent pourquoi on a gardé le silence pendant ces années, vous comprenez nos sourires forcés, nos réponses évasives.

Toi, ma fille travestie en garçon, tu as très vite été adoptée par nos proches, ils disaient que tu étais un être précieux et différent, les traits fins de ton visage exerçaient un grand charme autour de toi. Tous y succombaient et désiraient t’approcher, ils te craignaient aussi, ils ne te comprenaient qu’à moitié, mais ils chérissaient ta présence. Ta soudaine apparition à Nazareth était perçue comme un signe, l’annonce d’une promesse. Tu portais sur tes épaules les prochaines révélations des Écritures…

(…)

Mais pourquoi donc ma tendre mère m’a t-elle révélé cette histoire ? J’ai peu de souvenirs de cette période de ma vie, c’est plutôt la sensation d’un rêve. On a raconté tant de choses à mon sujet, je ne sais plus distinguer les frontières des mondes que j’ai traversés. Ma mère voulait s’alléger, je suppose, et à moi me donner plus de poids, m’enraciner dans sa vie à elle. Les conditions de ma naissance soulevaient tellement de questions. Aujourd’hui, là où je suis, j’aimerais ne plus y penser, ce serait un soulagement.

Ce jour-là, près du ruisseau, la confession de ma mère m’a laissé entrevoir la présence alentour d’une quantité de portes entrebâillées, derrière lesquelles commençait l’infini des fosses et des abysses. Mais ici sous l’olivier au bord du ruisseau, personne ne venait, c’était notre coin de nature secrète à nous deux, ma mère et moi. Le soleil allait bientôt disparaître derrière la colline en face, la lumière ocre de ce couchant trempait les hanches de ma mère ; je la voyais nue pour la première fois de ma vie, les bandes de peau, ses rondeurs offertes. J’étais émue, un serrement, une douce excitation.

Ma fille, ta poitrine perce comme la mienne à ton âge. Et puis tu as commencé à saigner, alors souviens-toi des mots d’Abigaël au pied de la maison à ton retour : l’heure est venue pour toi de choisir. Veux-tu devenir le Sauveur des peuples, ou alors achever ton destin de femme aux yeux de tous ? Si tu es bien le Sauveur du monde, alors tu sauras choisir : devenir un homme ou une femme, je ne sais quoi te conseiller, mon enfant. Le désir chez les autres d’accomplir la prophétie m’est parfois si insupportable ; qui peut dire ce que pense Dieu ? Existe-t-il vraiment ? N’y a-t-il pas autre chose à la place ? L’incertitude serait-elle notre seul compagnon de route ? Le seul sur lequel on puisse vraiment compter, qui sait ? Bien sûr, moi aussi je rêve d’un royaume sur terre, peut-être sauras-tu planter cette graine dans la tête de l’humanité ? Oh, ma fille, je comprendrais que tu y renonces. Ou alors… l’autre vie pour toi serait que tu annonces la vérité à puissante voix : Jésus, votre sauveur, est une femme. Je ne suis pas celui que vous attendiez. Dans ce cas, sache-le, ma fille, tu auras à supporter les humiliations liées à la nature de ton sexe : par exemple l’interdiction d’entrer dans le Temple quand le sang coulera entre tes cuisses, car tu seras jugée impure aux yeux des prêtres, gardiens de la doctrine. Non plus tu ne seras autorisée à toucher la nourriture ces jours-là, car l’écoulement des menstrues provient de la sueur du diable, dit-on. Ta liberté sera réduite aux tâches domestiques, ta parole au silence, ton corps aux souffrances muettes. Chaque jour tu consentiras davantage à raser les murs par dépit, à rejoindre l’ombre plutôt que l’éclat des festivités. Malheur à toi si ton ventre n’enfante pas, car tu seras maudite pour cause de stérilité. Ne t’avise surtout pas de succomber au plaisir de l’amour hors du mariage, sinon tu seras lapidée. Tandis que les hommes, eux, jouissent de tous les droits. Ils conservent la lecture des Saintes Écritures à leur bon plaisir, comme leur coffre-fort, et jamais ils ne te donneront la clef de ce pouvoir. Ton père est une exception, il m’a toujours respectée, le travail du bois l’a toujours rendu intransigeant avec lui-même. Il se considère tel l’arbre qu’il abat pour construire la charpente de la maison d’un ami.

En vérité, que tu sois homme ou femme, ton choix t’engagera sur deux chemins éloignés l’un de l’autre. Mais ils pourraient se rejoindre à la fin des temps. Oh ma fille, je ne sais quelle direction te conseiller à cet instant. Voudrais-tu renoncer à ton sexe de femme pour prétendre au règne de sauveur ? Vivre cachée, ce terrible secret fiché dans les entrailles ? Ou bien décevoir tous ceux qui portent un espoir en toi et accepter ta personne, telle que tu es, avec ce sang de la nidation contrarié, avec cette fente de chair rose qui procure le plaisir et la peur chez les hommes ?

(…)

Marie, tes mots ce jour-là m’ont emportée loin dans la réalité des êtres humains. Je n’étais qu’une jeune fille d’à peine dix ans, comme les autres enfants de mon âge. J’aimais simplement m’amuser et refuser de faire ce qu’on me demandait. J’allais souvent au bord du ruisseau pour lancer des pierres dans l’eau, puis lever la tête pour reconnaître des visages dans le dessin des nuages ou imaginer des espèces animales. Mais pourquoi toute cette agitation autour ? Pourquoi ces réunions dans la synagogue pour prier ? Mère, tu veux que je sauve le monde, le sauver du péché, d’une faute qu’on aurait commise, mais laquelle au juste ? Essaie encore de m’expliquer. Si tu parviens à nommer cette faute, alors je serais prête à y réfléchir.

Tu ne savais pas quoi me répondre, tu as sombré dans le silence plus encore. Alors j’ai continué, c’était à mon tour de me confesser, de te révéler ce qui se passait dans ma maison, alors j’ai dit : le plus étrange, plus étrange encore que les silhouettes des marcheurs qui bravent la poussière des chemins, c’est la sensation si mystérieuse et si agréable qui me traverse quand je caresse l’herbe grasse entre mes jambes. Cette nuit j’ai ressenti une violente secousse, tout en regardant le ciel par la fenêtre de ma chambre, j’avais l’impression que tous ces points pétillants de la Voie lactée, blottis l’un contre l’autre, partageaient ma vibration, alors si je me cache sous les habits d’un homme, faudra-t-il que je renonce à mon herbe, que va-t-elle devenir ? Et pourquoi maintenant cette expression de stupeur sur ton visage, tu m’as dis ta vérité, je te dis la mienne. Je ne parviens vraiment pas à apprécier la tienne, tu sais. Quel est ce vagabond venu dans ta chambre ? Le souffle divin peut-il vraiment enfanter ? Si je suis le fils ou la fille de Dieu, pourquoi m’a t-Il donné cette peau vibrante, cette chair d’émotion ? Dieu peut-il enfanter une femme, ou bien celle-ci serait elle tombée de la côte d’un homme ?

Alors, dans ce cas, suis-je vraiment ta mère ?

Je ne sais pas quoi te répondre.

Maintenant ton père presque toutes les nuits me réveille, il me secoue comme si j’étais une planche à raboter. Lion affamé, il se répand en moi, son appétit de chair broie les murs de la chambre, il secoue sa tête vide, on dirait qu’il veut s’approprier un temps qui n’existe plus, devenir le père de tous les enfants à venir et passé, mais aucun enfant ne vient dans mon ventre. Tu seras le dernier, toi, mon Jésus, homme ou femme, c’est le jour de s’élancer.

Je ne savais pas si ma mère me disait la vérité. J’étais insouciante, tout me convenait. Une fois, j’avais observé une brindille flotter sur l’eau du ruisseau, sa fragilité émouvante, elle était passée devant mes yeux, elle avait filé et disparu plus loin entre les rochers, rien ne l’arrêtait, elle semblait tranquille, je savais que je ne la reverrais plus. Je voulais être cette brindille, je suis devenue comme elle, je me suis laissée porter comme elle.

Ma mère parlait encore, elle pondait ses formules, sa bouche transformée en four à pain comme celui dans notre village. La bouche de Marie m’appelait, j’avais entendu dire que les mots se buvaient, se mangeaient, se partageaient. Alors j’ai approché ma bouche de la sienne, mon haleine a chauffé son visage et soudain ma mère s’est tue. Je ne comprenais pas mon élan vers elle. Je me souviendrais longtemps de l’expression de stupeur dans les yeux de ma mère. Mes lèvres se sont posées doucement sur les siennes, elle m’a repoussée, mais finalement son geste n’était qu’une plume sur ma peau.

Nos lèvres mouillées ne se quittaient plus. Je ne sais combien de temps dura ce baiser.

J’ai relevé ma tête et je lui ai demandé : as-tu reconnu le souffle divin dans ma bouche ? Suis-je l’enfant que le monde attend pour être sauvé ? Je veux savoir, dis-moi ce que tu as ressenti tout au fond de toi, sinon comment pourrais-je choisir mon chemin ? Sa bouche découpait un rond d’étonnement. J’ai perçu dans son expression l’impossibilité à être, l’immensité de l’imprononçable. Ne parlons plus jamais de ce moment, mon enfant, tu veux bien ?


Christophe Duchatelet

Ecrivain, Artiste