Nouvelle

Fenêtres

écrivaine

Une jeune femme se réveille, elle tend la main pour attraper son téléphone et prendre connaissance des nouvelles du monde. Fenêtres est le premier texte publié par Guka Han, née en 1987 en Corée du Sud, arrivée à Paris en 2014. Elle vit, écrit et traduit entre sa langue maternelle et sa langue adoptive, le coréen et le français.

J’ouvre les yeux. La journée d’aujourd’hui est sur le point de commencer, mais les rêves de cette nuit et les évènements d’hier m’enveloppent encore et m’empêchent de repartir à zéro. Ma tête est tout embrouillée. Le réveil n’a pas encore sonné. Recroquevillée sous la couette, je tends la main pour attraper mon téléphone et l’air froid de la chambre me picote immédiatement le bras. Je regarde l’heure affichée sur l’écran et me demande ce qui m’a réveillée. Je désactive le réveil qui devait sonner quelques minutes plus tard. Je m’étire pour chasser la fatigue, sans succès. Le froid de la chambre me semble encore plus vif que d’habitude et je ne me sens pas encore prête à affronter la journée à venir. Je me recroqueville à nouveau et savoure la chaleur qui subsiste dans le lit.

J’allume encore une fois mon téléphone. La lumière de l’écran commence par m’aveugler, mais mes yeux s’y habituent au bout de quelques instants. J’effleure l’écran glacial et fais défiler les nouvelles du jour. Une connaissance s’intéresse au langage des chats ; une autre déteste un homme politique ; quelqu’un est bloqué à l’aéroport de Moscou ; une célébrité a succombé à son cancer ; un tel cherche un appartement « à 650 max. » ; un autre s’est étouffé avec un jouet Kinder ; une amie a mangé des nouilles avec des champignons ; l’extrait d’un livre en a marqué une autre ; et au milieu de toutes ces informations, une photo retient mon attention. C’est elle. Elle porte une robe légère et regarde l’objectif ou la personne qui a pris la photo en souriant. Une lumière estivale fait rayonner son front. Je trouve la photo réussie, elle y est belle avec cette robe, dans cette lumière.

D’un petit mouvement du pouce, je fais à nouveau défiler les nouvelles. Les anecdotes, les publicités et les photos se suivent l’une après l’autre, et tout à coup, elle apparaît encore ; sur cette nouvelle image, elle pose avec une fille que je fréquentais à l’université. Elles sont assises dans un café et donnent l’impression d’être très proches l’une de l’autre. J’appuie du doigt sur la photo, sans réfléchir.

« … »

Trois points de suspension, rien d’autre. Seize personnes ont aimé cette photo, et douze ont rédigé un commentaire. J’en lis un, puis un autre, et c’est à ce moment-là que je réalise qu’elle est morte.

*

Cet été-là, j’ai travaillé dans un petit restaurant. Parfois, les clients me demandaient si j’allais partir pendant les vacances. Je me contentais de hausser les épaules sans rien répondre. Leurs questions ne m’étaient pas vraiment adressées : c’était plutôt un prétexte pour parler de leurs grands projets à eux. Je comptais travailler jusqu’en automne et rester chez moi pendant la fermeture annuelle du restaurant, en août. Je n’avais pas assez d’argent pour partir, et puis je commençais tout juste à m’habituer à ce nouveau pays. J’écoutais patiemment les clients me parler des voyages qu’ils avaient prévus et je hochais la tête.

Le patron du restaurant s’était installé ici il y a une vingtaine d’années pour faire des études de cinéma, et il tenait ce restaurant depuis presque cinq ans. Il avait accroché des affiches de films de la Nouvelle Vague aux murs qui détonnaient avec l’atmosphère de l’endroit. On parlait parfois de cinéma, et il disait qu’il ne voyait presque plus de films depuis qu’il avait le restaurant. Il n’avait pas l’air de le regretter. Je crois que le cinéma n’avait tout simplement plus de place dans sa vie.

Je ne lui ai jamais dit que j’avais étudié le cinéma, moi aussi. Je ne voulais pas qu’il fasse un parallèle entre son parcours et le mien. L’idée de devoir renoncer un jour à mes projets pour gagner ma vie me déprimait. Mais j’aimais bien mon patron. Il se rasait régulièrement la tête, et quand il souriait, son visage devenait très rond. Il plaisantait souvent avec les clients et riait de bon cœur.

Je n’étais pas tout à fait à l’aise avec l’idée de travailler dans un restaurant où l’on servait des plats de mon pays, en compagnie d’un homme qui l’avait quitté lui aussi, mais j’essayais de ne pas trop y penser. Je me concentrais sur le travail et je me disais qu’il fallait bien que je gagne ma vie.

Quand je ne travaillais pas, j’allais dans une école de langue. Contrairement à moi, les autres étudiants s’étaient installés ici avec un objectif précis et ils étaient très motivés. Parfois, on me demandait ce qui m’avait amené dans ce pays, et je ne savais pas quoi répondre. Je n’étais pas venue ici pour faire quelque chose de précis, mais au contraire, pour ne rien faire de particulier. J’étais partie de chez moi pour échapper à mes obligations, pour ne pas avoir à devenir quelqu’un que je ne voulais pas être. Chez moi, les gens me voyaient comme une fugitive tandis qu’ici, j’étais tout simplement une étrangère. Pour ma part, je ne savais pas vraiment si l’une ou l’autre de ces étiquettes correspondait à ce que j’étais. Mais ici, en tout cas, je n’étais plus soumise à la contrainte ou à la volonté de qui que ce soit. J’avais l’impression de vivre une vie à la fois libre et douloureuse.

À l’école de langue, les professeurs se moquaient souvent des étudiants qui s’enthousiasmaient un peu trop pour leur pays d’accueil et affirmaient que la langue qu’ils apprenaient était la plus belle du monde. Ils souriaient avec condescendance, comme si les étudiants n’avaient aucune idée de ce qu’était vraiment ce pays et cette langue. À chaque fois que je voyais ce sourire méchant, cette langue me dégoûtait, mais je continuais quand même à imiter les mouvements qu’ils faisaient avec leur bouche pour essayer d’articuler le mieux possible les mots qu’ils voulaient nous apprendre.

Aux premiers cours, mon nom a plongé la plupart d’entre eux dans l’embarras. Certains m’ont poliment demandé comment le prononcer correctement. Je l’ai articulé avec soin en m’attardant sur chaque syllabe, mais pas un seul professeur n’est parvenu à le prononcer comme il fallait. À force de répéter mon nom encore et encore, il m’a semblé incompréhensible à moi-même. C’était comme s’il se détachait de la personne que j’étais et qu’il devenait un son quelconque, sans signification. Au bout du compte, j’ai eu la sensation que ma voix elle-même ne m’appartenait plus. Et je n’étais plus tout à fait sûre de savoir comment mon nom se prononçait vraiment.

Quand je n’étais pas au restaurant ou à l’école, je restais le plus souvent chez moi. Je ne faisais rien de particulier. Je lisais quelques pages d’un livre et m’endormais aussitôt. Mais j’avais toujours faim, je pensais sans arrêt à la nourriture. C’était une faim inappropriée et agaçante.

Depuis que je travaillais au restaurant, l’odeur de nourriture me dégoûtait de plus en plus et je préférais éviter de cuisiner chez moi. Je mangeais seulement des repas froids qui n’avaient pratiquement aucune odeur : du pain et du fromage industriel, des avocats, des pommes et des carottes, du chocolat et des biscuits. Quand j’avais envie de quelque chose de chaud, je buvais du thé ou de l’eau chaude. Mais ce régime me frustrait de plus en plus. Tout en mâchant et en déglutissant ces aliments froids et inodores, je pensais à des plats chauds, au goût bien plus prononcé, et cette contradiction me désolait.

Je pensais que ce quotidien insignifiant allait durer un temps indéfini. Mais un jour comme tous les autres, j’ai reçu un message de cette fille. Elle me disait qu’elle allait venir ici quelques jours plus tard et me proposait de nous voir à cette occasion. Son message précédent datait de mon déménagement : elle m’avait dit de prendre soin de moi à l’étranger et m’avait souhaité bonne chance. Je n’avais pas su quoi lui répondre. Cette fois-ci, j’ai longtemps hésité, écrit et effacé le message au moins trois fois, puis je lui ai donné rendez-vous dans un café près de chez moi.

Ce soir-là, le soleil s’attardait à l’horizon et traçait de longues ombres rouges derrière les passants. La chaleur s’installait pour de bon et la ville se faisait de plus en plus déserte. À la terrasse du café, des gens du quartier évoquaient avec un plaisir évident la destination qu’ils allaient très bientôt rejoindre : tel bord de mer ou telle montagne, telle forêt reculée. Le flot continu de leurs paroles était parsemé d’éclats de rire et de légers contacts physiques. Pour une raison ou pour une autre, toute cette vitalité m’était pénible à voir. J’avais la sensation que ces gens étaient des comédiens qui jouaient leurs propres rôles dans une pièce de théâtre.

J’ai fumé plusieurs cigarettes l’une après l’autre. À cause de la fraîcheur du soir, et peut-être de la bière, je me sentais de plus en plus nerveuse et excitée.

J’avais pensé à ce moment tout au long de la journée, sans pouvoir me concentrer sur quoi que ce soit d’autre. Ce rendez-vous, cette chaleur, ma présence dans cette ville, à l’étranger, tout cela me semblait irréel. Je pensais avoir laissé mon passé derrière moi, mais je réalisais maintenant qu’il était encore proche. Ma ville natale, mon université, mes anciens amis, l’odeur qui flottait dans mon quartier en été et la mélancolie qui me prenait souvent à cette période de l’année, tout revenait brusquement à cause de cette visite.

Elle a fini par apparaître au bout de la rue. Elle marchait en regardant autour d’elle, un grand sac sur le dos. Je me suis levée et je lui ai fait signe de la main, mais elle ne m’a pas remarquée tout de suite. Je l’ai regardée s’approcher du café en observant ses cheveux briller dans la lumière du crépuscule. Quand elle m’a aperçue, elle a souri avec naturel, comme si nous nous étions vues la veille. Je me demande à quoi pouvait bien ressembler le sourire que j’ai fait moi.

*

À l’université, nous avions plusieurs cours communs mais n’étions pas particulièrement proches. Elle semblait bien s’entendre avec tout le monde, alors que j’avais plutôt tendance à rester à l’écart. Quand nous nous croisions dans les couloirs ou pendant les soirées, nous nous disions bonjour, rien d’autre.

Une fois, en hiver, nous avons toutes les deux passé la nuit dans la salle de montage, au sous-sol de l’université. C’était une pièce humide aux murs d’un blanc très froid et à l’aspect sinistre. Toutes sortes de rumeurs un peu folles circulaient à propos de cet endroit : on parlait d’un fantôme qui surgissait parfois dans les coins du plafond ; des étudiants disaient que la porte s’ouvrait et se refermait toute seule ; d’autres affirmaient que cet espace souterrain avait une influence bizarre sur les vidéos qu’on y montait, que des taches blanches apparaissaient sur certaines images. Toutes ces histoires nous faisaient rire, mais je crois que nous n’y étions pas totalement indifférents.

À cette époque, je faisais des vidéos de mariages pour payer mes études. Je devais rester des heures debout, caméra à l’épaule, et supporter des cérémonies fastidieuses, mais c’était un travail bien payé. Autour de moi, les gens chantaient, riaient ou pleuraient d’émotion, tandis que je m’efforçais de ne pas trop faire trembler la caméra en les filmant. J’étais sans doute la seule personne à grimacer tout au long de la cérémonie.

Ce soir d’hiver, je montais la vidéo tournée le week-end précédent. Toute la journée, il avait fait un froid exceptionnel, et les autres étudiants étaient déjà partis. J’aurais voulu rentrer aussi, mais je devais envoyer le montage le lendemain matin. Dans la vidéo, les jeunes époux portaient une robe et un costume très chics, et ils souriaient en permanence. Ils avaient l’air de venir d’un monde complètement différent du mien. À un moment donné, l’ordinateur s’est tout à coup éteint, et quand je l’ai rallumé, le travail que j’avais fait jusque-là s’était évaporé. J’ai réalisé alors à quel point j’étais épuisée. Je m’étais tellement concentrée sur le montage que j’en avais oublié ma fatigue, mais à présent, j’avais l’impression d’être vidée de toute mon énergie. J’ai commencé à tourner sur ma chaise sans plus penser à rien. La chaise a pivoté de plus en plus vite, les murs ont commencé à se fondre les uns dans les autres et à tourbillonner, les couleurs se sont mélangées. Après quelques instants, j’ai entendu la porte s’ouvrir. J’ai voulu tourner la tête vers la porte, mais le mouvement de la chaise m’a empêché de poser les yeux sur elle. Quand je suis parvenu à l’arrêter, la porte était à nouveau fermée. Je suis allée l’ouvrir, mais je n’ai vu personne. La salle m’a tout à coup semblé plus silencieuse que d’habitude. J’ai repensé aux histoires que les gens racontait à son propos et je me suis dit qu’il valait mieux rentrer chez moi, mais à cet instant précis, quelqu’un a frappé à la porte. J’ai demandé qui était là, mais je n’ai pas entendu de réponse. Après quelques instants d’hésitation, je me suis approchée de la porte et je l’ai entrouverte en retenant mon souffle.

C’était elle. Elle avait une tasse de thé dans chaque main. Une vapeur blanche s’en dégageait et passait devant son visage, comme un voile. Elle m’a tendu une tasse sans rien dire et je l’ai remerciée machinalement. Elle a esquissé un sourire avant d’aller s’asseoir devant un ordinateur. La chaleur de la tasse a dissipé immédiatement ma peur, et j’ai eu honte de m’être effrayée si vite. Je suis retournée à ma place et j’ai bu le thé qui avait un parfum d’orage à petites gorgées. La vapeur se fixait sur mon nez.

J’ai regardé l’écran de son ordinateur du coin de l’œil. Toutes sortes d’images y défilaient rapidement : de la végétation sortie des fentes d’un trottoir, le feuillage d’un arbre à contre-jour, la surface ondulée d’une étendue d’eau, une pomme de pin tombée par terre, des fils électriques emmêlés, un ciel au crépuscule…

Nous avons passé toute cette nuit-là dans la salle de montage, chacune devant son ordinateur. Nous avons bu deux autres tasses de thé, mangé une boîte de biscuits et fumé quelques cigarettes. Elle a terminé son travail plus tôt que moi, mais elle a attendu que je finisse mon montage. À l’aube, quand nous sommes sorties de la salle, nous étions complètement épuisées. À l’extérieur, la blancheur du paysage m’a sauté au visage. Le sol, le ciel, les arbres, les voitures, les lampadaires, les fils électriques, les bancs, les panneaux d’affichage, tout était blanc. Même les bruits étaient blancs, et le silence aussi. Nous sommes restées muettes pendant quelques instants, puis nous avons marché d’un pas précautionneux sur la neige encore fraîche. Sous nos pieds, la neige bruissait délicatement. Après quelques mètres, nous avons échangé un regard et commencé à nous jeter l’une sur l’autre des boules de neige. Elles s’écrasaient sur nos manteaux, nos pantalons et nos visages, et nous nous sommes progressivement fondues dans ce paysage blanc. Nous n’entendions rien d’autres que nos rires étouffés par la neige.

*

Elle s’est approchée de ma table et elle a dit mon nom sans hésiter. Sa voix et son accent m’ont semblé familiers, et j’étais légèrement surprise d’entendre mon nom prononcé correctement.

J’avais la sensation que tous les muscles de mon visage étaient crispés et je ne savais pas quoi lui dire, mais elle ne semblait pas remarquer ma gêne. Mon embarras s’est résorbé progressivement, après que nous avons commandé une bière. Très vite, nous avons commencé à évoquer le passé, nos années à l’université. Nous avons parlé du lapin qui vivait dans la cour du bâtiment principal : d’après mes souvenirs c’était une de mes amies qui l’avait trouvé dans la forêt, mais selon elle, c’était un garçon qui l’avait apporté à l’université. Je crois que quelqu’un lui avait donné un nom, mais nous, nous l’appelions simplement « le lapin ». Quand il est arrivé, il était encore minuscule et tout le monde l’adorait, puis à force de manger tout ce que les étudiants lui donnaient, il est devenu obèse. Il accourait comme il pouvait vers les étudiants en poussant de petits cris, et parfois, il urinait sur leurs chaussures. Quand il est mort, des étudiants ont creusé une petite tombe dans un coin de la cour. Dessus, ils ont posé une pierre avec son nom.

Et nous avons parlé du reste : le forsythia qui était à l’entrée du bâtiment, les professeurs un peu bizarres, les habitants du coin qui venaient se promener sur le campus, la cafétéria où les boissons étaient plus infectes les unes que les autres. Elle était encore en contact avec plusieurs étudiants. Pour la plupart, ils s’étaient lancés dans des carrières qui n’avaient rien à voir avec le cinéma. Quelques-uns s’étaient mariés, et d’autres, comme moi, étaient partis à l’étranger. Chaque fois qu’elle évoquait quelqu’un, le visage de cette personne apparaissait brièvement dans ma tête. Dans la foulée, je me souvenais aussi vaguement des vidéos que tous ces gens présentaient, de la voix qu’ils prenaient quand ils parlaient de leur travail, de l’odeur du tabac qu’ils fumaient, de la façon dont ils tenaient leurs cigarettes, ou encore des vêtements qu’ils portaient pendant les tournages. Ses souvenirs à elle semblaient très différents des miens : c’était comme si ce passé commun ne l’était pas vraiment, comme si nos deux passés se côtoyaient autour de cette table, de nos bières et de nos cigarettes.

Je n’ai pas osé lui demander si elle se souvenait de ce matin où nous étions sorties de la salle de montage et avions trouvé le monde extérieur couvert de neige. J’avais peur qu’elle altère le souvenir que j’avais de ce moment en l’évoquant de manière trop différente. Elle n’en a pas parlé non plus. Peut-être qu’elle avait les mêmes craintes que moi, ou qu’elle n’en avait simplement aucun souvenir.

Quand nous avons quitté le café, nous étions toutes les deux légèrement ivres. Nous sommes parties en direction du fleuve. La nuit était tombée, mais la chaleur humide persistait encore dans les rues. Nous avons longtemps marché côte à côte, et je lui montrais la ville comme si j’y habitais depuis des années. Elle m’écoutait sans dire grand-chose. Nous sommes passés devant de vieux immeubles, des fontaines, des églises et des boutiques de luxe, nous avons croisé des chiens errants et des sans abri, mais je ne voyais toujours pas le fleuve. À un moment donné, je me suis rendu compte que je m’étais perdue. Je ne parcourais presque jamais la ville la nuit, et je ne retrouvais pas mes repères habituels. En essayant de ne pas trahir mon embarras, j’ai sorti mon téléphone pour voir où nous étions. J’ai zoomé et dézoomé sur la carte et comparé le monde qui m’entourait à celui affiché à l’écran.

Tout à coup, elle a dit qu’elle sentait l’odeur de l’eau. Elle m’a donné une tape dans le dos avant de me prendre la main et de me montrer une direction. Son geste m’a un peu déstabilisée. D’un côté, sa force m’a semblé déplacée, mais de l’autre, j’ai eu la sensation que quelque chose se libérait en moi. Depuis que j’habitais dans cette ville, personne ne m’avait encore touchée de cette manière. C’était comme si elle me soulageait d’une démangeaison dont je n’avais pas été vraiment consciente auparavant.

Quand nous sommes arrivées au bord de l’eau, nos mains étaient moites de transpiration. Le fleuve nous a paru immense. La lumière orangée des lampadaires se reflétait sur l’eau, qui semblait immobile. Elle m’a lâché la main et j’ai senti un souffle de vent sur ma paume.

Une navette touristique s’est approchée de l’endroit où nous étions. Le bateau a émit un son grave et prolongé qui a donné à la scène un air mélancolique. Sans rien dire, elle s’est mise à agiter la main en direction des passagers. Quelqu’un l’a vue et lui a fait signe en retour, puis quelqu’un d’autre, puis tout un groupe de passagers. Ils avaient l’air très enthousiastes.

Le bateau est passé devant nous en laissant derrière lui de grosses ondulations à la surface de l’eau. Elle a baissé la main et l’a regardé s’éloigner peu à peu.

*

Elle est morte. Les yeux fixés sur l’écran du téléphone, je continue à faire défiler les publications du pouce, comme si de rien n’était, comme si la nouvelle était passée inaperçue. Sa mort est suivie d’une recette, puis d’une photo de dauphin et d’un article sur les méfaits du sel.

Toujours recroquevillée sous la couette, je me demande si je suis bien réveillée et si tout cela est bien réel, ou s’il s’agit d’une mauvaise blague. Mais le ton des commentaires ne laisse aucune ambiguïté.

Je ne peux pas exprimer mon choc ou ma tristesse. Sa mort telle qu’elle m’apparaît à l’écran me semble inexplicable et incompréhensible. Elle est morte loin d’ici, dans un monde totalement abstrait, et je n’arrive pas à réagir de manière appropriée.

Je lis toutes ses publications. Certaines me sont déjà familières, d’autre non. Une photo qu’elle a prise lors de sa visite ici retient mon attention. Je reconnais le quartier où nous nous sommes donné rendez-vous : elle a dû prendre cette photo avant d’arriver au café. Brusquement, ses publications me font un effet très étrange. J’ai l’impression d’avoir pénétré dans une maison d’où le propriétaire s’est absenté. L’écran finit par s’éteindre et je vois mon visage s’y refléter vaguement.

Les questions s’enchaînent dans ma tête. Je me demande si sa visite avait une signification particulière, si j’aurais dû m’apercevoir de quelque chose, ou si elle attendait de ma part une parole ou un acte. À mesure que la soirée que nous avons passée ensemble s’étire dans ma mémoire, l’atmosphère de la chambre devient de plus en plus lourde.

Je sors du lit et vais ouvrir la fenêtre. L’air glacial me pique le visage. Il fait encore nuit, il n’y a personne dehors. J’aperçois quelque chose flotter vers moi. Je tends la main pour l’attraper, et quand je la rouvre, ma paume est légèrement humide. C’était peut-être de la neige.


Guka Han

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