Nouvelle

Clang clang ploc ploc

Écrivain, poète, performeur

Où est-on, qui va là et dans quelle faille temporelle ? Une sorte de jungle séculaire, des bruits, des odeurs, des couleurs, des ruines, des murs cyclopéens, un arbre géant de patates germées et fusionnées, quelques personnages échoués au milieu de l’absurde… Une nouvelle étonnamment graphique de Lucas Sibiril, jeune écrivain et artiste n’ayant encore jamais publié de livre – ce qui ne saurait tarder.

Un frottement nerveux. De l’acier cabossé, trous, rouille, des murs de tôle sombre, un univers de courbes, d’enflures métalliques. Une lumière vaguement rougeâtre dessine les contours d’une petite cuisine sale, espace saturé qu’une végétation malade colonise doucement. Les tables, les plans de travail sont couverts d’ustensiles de cuisine, d’épluchures qui moisissent, d’asticots qui pullulent sur de la chair verte. Un frottement nerveux et le bourdonnement des mouches. Les éviers débordent d’une eau brune et moussue, des gouttes chutent en rythme sur un sol crasseux. Ploc, ploc, ploc, un frottement nerveux, les mouches. Un type à genoux, une improbable brosse rafistolée en main, c’est Jacques et son vieux seau en fer blanc, son uniforme usé de militaire oublié, passé sur un long corps grêle. Ploc, ploc, ploc, un frottement nerveux, les mouches. Son visage tiré et buriné arbore sous un casque trop grand des cheveux et une barbe filasses, sales, grisonnants. Ses yeux sont exagérément ouverts, ses paupières semblent avoir disparu au fond de ses orbites et ses cils ont l’air de sortir directement de derrière ses yeux. Il fixe les vingt centimètres carrés qu’il astique comme s’ils contenaient le monde entier et qu’il en avait la charge. Ploc, ploc, ploc, un frottement nerveux, les mouches. L’humidité tropicale se mêle à sa transpiration abondante, son odeur d’être en mauvaise santé se confond avec celles de dizaines de matières, organiques ou non, qui pourrissent là depuis…  depuis qu’elles ont commencé à pourrir, depuis que l’action de l’eau et des plantes a dépassé les capacités de ménagère d’une paire de bidasses à l’abandon. Ploc, ploc, ploc, un frottement nerveux, les mouches. Un craquement, un grincement, un claquement métallique, un rayon franc de lumière blanche éclaire une partie de la pièce. Une écoutille vient d’être ouverte, une ombre glisse dans le trait solaire. Un gars bronzé, très brun, plus court et épais que Jacques, jette sur une table encombrée un rongeur de la taille d’un porc. Ploc, ploc, ploc, un frottement nerveux, les mouches, paf. Malgré ses petits yeux chassieux, Frédéric est un tueur sûr, il se passe rarement un jour sans que les deux soldats aient de la viande au menu.

— C’est bon Jacques, c’est assez propre comme ça. Tu vas t’esquinter les articulations à vouloir le faire briller comme avant.
Jacques lève ses grands yeux écarquillés et cernés vers son compère qui se tient debout derrière lui.
— T’as raison, faut que je fasse un peu attention à moi. Personne ne m’a demandé de faire ça…
Jacques a baissé la tête en parlant, il semble ne rien regarder du tout. Frédéric, resté à sa place, esquisse un sourire.
— Fais plutôt quelque chose d’utile, il indique la bête du regard, dépecer et découper tout ça par exemple. Je vais chercher des patates.
— Oh oui Fred ! Je fais ça tout de suite. Prends plein de patates, je crois qu’on aura de la compagnie à table. On va accueillir les gars avec un bon gueuleton !
— T’as raison, je trouve aussi que ça sent le banquet. Le machin-là est presque tombé tout seul, je sais même plus si j’ai tiré un coup de fusil, t’as vu comme il est gros ? C’est peut-être un signe.

 

Tchak ! Tchak ! La forêt étouffe le bruit des coups de machette mais les animaux fuient quand même. Ils sentent s’approcher le petit gars rondouillard et presque rouge qu’on nommera Écrevisse, comme ses camarades d’école à l’époque. Un barda impressionnant sur les épaules, Bouboule avance déterminé à travers la végétation hostile et psychédélique. Ça fait des lustres qu’il a entrepris ce périple, il n’a plus peur de rien, les plantes tombent sous ses coups de coupe-coupe, les animaux décampent devant lui et ses stocks de légumes secs se portent à merveille. Il garde à l’esprit la photo qu’il a eue quelques minutes sous les yeux alors qu’il lisait la synthèse d’un article d’ethnologie sur internet : des hommes nus attachés à de grands poteaux et des femmes, nues aussi, qui leur jetaient des javelots, la légende titrait « Le choix des amants ». Écrevisse ne s’intéresse pas particulièrement aux peuples isolés dans les forêts tropicales, ni aux structures tribales des sociétés reculées, il est tombé sur cet article par hasard et il y a vu une porte de salut : s’il n’arrivait pas à séduire les femmes qu’il rencontrait chez lui, s’il ne leur plaisait pas, s’il n’arrivait à s’adresser à elles qu’en bégayant, s’il n’avait jamais approché la nudité féminine, il irait là où son teint rose et son embonpoint feraient de lui un être exceptionnel, que les femmes s’arracheraient à coups de sagaies. Il était même prêt à endurer pour ça une terrible blessure ou deux. Tchak ! Tchak ! Et les pas se succèdent sur l’humus graisseux qui recouvre des milliards de kilomètres de racines.

 

Le long manche bricolé d’une grosse épuisette tordue fait des petits remous presque circulaires dans l’eau. Les longues mains osseuses de Jacques le tiennent juste en dessous du filet. Frédéric et lui sont assis sur le bastingage du sous-marin, leurs pieds pendent le long de la carlingue, l’eau court paresseusement. La forêt en face d’eux est dense, la végétation capricieuse, torturée et colorée. Le fusil sur les genoux, Frédéric regarde devant lui. Silence. Jacques décolle ses yeux du fleuve, tourne la tête vers son collègue, tente d’ouvrir la bouche, se ravise, il répète l’opération et finit par dire quelque chose :
— Peut-être pour une autre fois.
Silence.
Il retourne aux petits flop flop qu’il fait avec sa perche et ajoute :
— Hein ?
Silence.
Frédéric épaule son fusil, vise l’épaisseur touffue sur la rive, le relève, le tient en l’air, semble très attentifs aux bruissements des feuilles, reste immobile. Silence. Il reprend exactement les mouvements qu’il vient d’effectuer, mais cette fois, il tire un coup de feu dans la jungle avant de relever son arme. La forêt s’anime, des oiseaux s’envolent. Silence. Frédéric reste immobile à regarder scrupuleusement la végétation qui vibre. Silence.
— Raté.
Jacques n’a pas bronché, la détonation n’a pas troublé une seconde sa rêverie. Il continue de fixer les petits motifs qui s’évanouissent à la surface de l’eau en bavant un peu. Son collègue l’interpelle :
— Il en reste ?
— Quoi ?
— À manger.
— Oui, plein.
— Bon.
Frédéric se lève et quitte Jacques qui reste assis à faire des ronds dans l’eau avec le manche de son épuisette.

 

Ça fait un moment qu’on a arrêté de compter les années, le sous-marin se dégrade toujours plus, il ne reste qu’une carcasse orangeasse qui se refuse à disparaître, couler ou s’envoler. C’est dans une coque éventrée aux parois friables que Jacques et Frédéric laissent filer les jours à remplir ce qu’ils estiment encore être leur devoir. Même la réserve à patates est inondée, c’est avec de l’eau jusqu’aux genoux qu’on va se ravitailler. Dans ces conditions devenues banales, l’infinité ramollie, brunie et germée de tubercules s’est laissée aller à ce que n’importe quel botaniste aurait appelé une abomination, un délire végétal pathologique, contre-nature, effrayant. Une masse incalculable de pommes de terre a fusionné, les racines naissantes se sont plantées dans la chair des voisines, les germes se sont joints, s’enlaçant nerveusement pour pousser les plaques de tôles qui les séparent du soleil et s’unir au grand jour en un tronc formidable et puissant haut au dessus de l’épave : un arbre à patates.

Jacques tient debout sur la coque, depuis la dégénérescence expansive de l’essentiel de son alimentation, il ne regarde plus les petits remous de la flotte sous ses pieds, mais la cime du mutant colossal au-dessus de sa tête. Ça l’intrigue, ça fait une paye qu’il connaît par cœur chaque point de vue de la carlingue qu’il squatte depuis des siècles, alors il se dit qu’il pourrait se rapprocher un peu du soleil. Ça ne viendrait pas à l’idée de Fred qui pense qu’à buter des animaux pour les bouffer, Jacques est un rêveur. Le soldat, en mal d’exercice physique, s’attaque à l’ascension du monstre. Le jour passe toutes ses heures à regarder le bonhomme qui grimpe, avec la même détermination que la brique qui tombe, le gars avance sur la tige comme une chenille : je veux toucher le rien d’en-haut ! Quand Jacques se retrouve enfin assis sur une branche, sur ce qui s’apparente le plus à une branche, tout en haut du bazar tordu et tout vert, il est exténué mais content. Il voit se dérouler dans le crépuscule d’une journée aussi fatiguée que lui, la moquette verte que survolent les oiseaux. C’est beau mais il n’a besoin que d’un quart d’heure pour commencer à se faire chier, c’est beau mais une fois l’ivresse de l’infini effleurée, une fois le tour d’horizon repassé huit ou dix fois, on a un peu la gerbe. Alors, Jacques laisse tomber ses yeux sur le cours mollasson du fleuve, il regarde en bas. La flotte comme il ne l’a jamais vue, les remous effacés par l’altitude, juste un reflet du ciel, liquide et presque mouvant. La même couleur rose-orange qu’au-dessus de sa tête, le jour en fin de course s’allonge lentement, le soleil aura bientôt fini de se planquer. Plaf. Une tache dans la flaque. C’est noir et tout raide, ça flotte sans bouger à une brasse de la berge. C’est quoi ce truc ? Avec la distance, Jacques doit plisser les yeux pour reconnaître sans se planter la forme d’un alligator adulte et bien nourri. Cependant, il n’aura eu à se concentrer qu’une poignée de secondes pour juger de l’état de la bête : morte. En effets, le machin affleure sur le dos et est parfaitement immobile. Le saurien trépassé déchire de sa forme effilée de longue amande pourrie, la chair rose du reflet liquide des derniers râles glaireux de la lumière. Pour Jacques qui ne se souvient même plus de la dernière image qu’il a eue sous les yeux, le spectacle de cette composition fortuite est bouleversant. Excité comme le clébard devant lequel on agite une laisse, le bidasse dégringole de son perchoir en un rien de temps et atteint la coque avant la nuit. Il se précipite dans les entrailles de la machine pour retrouver son compère, Frédéric affûtant ses couteaux. « J’ai vu un truc de fou Fred ! Un croco, un gros ! Raide mort, on aurait dit un morceau de bois ! Et l’eau qu’était toute rose ! et… » Le chasseur basané le coupe en même temps que la troisième phalange de son majeur gauche. « Aïe, putain d’bordel ! » avant d’ajouter « Bah oui, j’l’ai dégommé la semaine dernière ! Il a pas encore bougé ? Putain, cette rivière est une vraie saloperie de marécage ». Jacques sait que lorsque son acolyte est blessé, son impatience se mesure à la profondeur de ses plaies. Sur ce coup-là, Frédéric ne s’est carrément pas loupé. Le bon petit gars la ferme et commence à éplucher des patates.

 

Le mur contre lequel il se gratte l’épaule est immense, les fissures qui le lézardent semblent se prolonger sur des kilomètres, l’eau qui y perle comme de la transpiration remplirait sûrement un lac… c’est là que les pensées d’Écrevisse s’arrêtent, quand le plaisir de soulager les piqûres d’insectes a laissé place à la douleur d’un ponçage agressif : le mur est plutôt rugueux. Des lianes s’agitent, des branches gigotent, des feuilles bruissent, la végétation se crève d’une large balafre d’obscurité, le petit homme replet en émerge, l’épaule ensanglantée. Avec un peu de recul Écrevisse est tout petit, son insignifiance est frappante, surtout en comparaison d’un tel monstre. La forêt compresse avec méthode l’édifice qu’elle tente de digérer lentement. Épuisé, étonné, curieux : Écrevisse a dressé son camp au cœur du complexe architectural dément qu’il vient de trouver, rasséréné par la proximité rafraîchissante et grise du béton armé. Ce matin, en sautant de son hamac, le petit gros s’est accordé un truc, avant de reprendre la route (ça fait des années qu’il ne se permet rien qui retarderait son irruption chez les Amazones), il ferait un peu de tourisme dans les ruines. Au fur et à mesure de sa progression autour des structures qu’il devine de mieux en mieux sous le voile épais des lierres et assimilés, les volumes se dessinent et la démesure de sa découverte se précise. La construction se compose de blocs géométriques géants, vides et ouverts, chacun en deux occasions opposées, à la manière de tubes mais non exclusivement cylindriques, et posés les uns sur les autres avec un soin si particulier qu’il évoque bien plus le hasard d’un tas que les calculs d’une pile. Une fois passé dans l’un de ces modules, le petit Écrevisse est encore plus petit. La nudité sombre de ces tronçons d’intestins maçonnés, si pure qu’elle isolerait comme au milieu de l’univers n’importe quelle entité capable d’y pénétrer, rend un écho formidable qui t’écrase de solitude avant même de t’être parvenu. L’explorateur devine que ces bâtiments ne peuvent être que l’œuvre d’une avant-garde sévère à l’utopie froide, encore pleine de foi dans la modernité. Il date vaguement l’ensemble inachevé, décide que c’est idiot et fantasme longtemps sur ce qui aurait pu décider des gens à bâtir des monuments de cette ampleur au cœur de la jungle. Ses affaires remballées, il jette son sac sur son dos et reprend la route qu’il avait interrompu là hier. Tchak ! Tchak ! Sur le rythme de ses pas et des coups de machette, il énumère les usages possibles d’un projet comme celui qu’il vient de quitter. Il s’arrête en imaginant qu’il aurait pu s’agir d’une salle de spectacle. Tchak ! Tchak ! Et puis plus rien… Écrevisse est maintenant trop loin pour qu’on entende quoi que ce soit.

 

Le long manche bricolé d’une grosse épuisette tordue fait des petits remous presque circulaires dans l’eau. Les longues mains osseuses de Jacques le tiennent juste en dessous du filet. Frédéric et lui sont assis sur le bastingage du sous-marin, leurs pieds pendent le long de la carlingue, l’eau court paresseusement. La forêt en face d’eux est dense, la végétation capricieuse, torturée et colorée. Le fusil sur les genoux, Frédéric regarde devant lui. Silence. Jacques décolle ses yeux du fleuve, tourne la tête vers son collègue, tente d’ouvrir la bouche, se ravise, il répète l’opération et finit par dire quelque chose :
— Peut-être qu’on pourrait le couper.
Silence. Il retourne aux petits flop flop qu’il fait avec sa perche et ajoute :
— Hein ?
Silence.
Frédéric épaule son fusil, vise l’épaisseur touffue sur la rive, le relève, le tient en l’air, semble très attentif aux bruissements des feuilles, reste immobile. Silence. Il reprend exactement les mouvements qu’il vient d’effectuer, mais cette fois, il tire un coup de feu dans la jungle avant de relever son arme. La forêt s’anime, des oiseaux s’envolent. Silence. Frédéric reste immobile à regarder scrupuleusement la végétation qui vibre. Silence.
— Raté.
Jacques n’a pas bronché, la détonation n’a pas troublé une seconde sa rêverie. Il continue de fixer les petits motifs qui s’évanouissent à la surface de l’eau en bavant un peu. Son collègue l’interpelle :
— Il est toujours là ?
— Quoi ?
— Le croco.
— Oui, il a pas bougé.
— Bon.
Frédéric se lève et quitte Jacques qui reste assis à faire des ronds dans l’eau avec le manche de son épuisette.

Jacques tient une botte entière de patates par les germes délirants, il entre à quatre pattes dans la cambuse, un bout de l’arbre mutant en bouche partiellement l’accès, il balaye de son bras libre une place sur une des tables, y pose sa récolte et s’attelle au rituel de l’épluchage quotidien. Absorbé comme à son habitude par la tâche qu’il vient de s’imposer, il agit avec une méthode implacable, presque mécanique, mais aussi très lentement. Il ôte une par une des pelures d’une dizaine de centimètres d’un geste sûr et creuse la base de chaque germe avec la pointe de son couteau. Le bruit des gouttes, du fleuve contre la coque, de la tôle qui grince, des lames que Frédéric affûte et des animaux, loin, qui font résonner leurs cris dans la forêt. Le pelage des patates dégénère, Jacques fait n’importe quoi et ne s’en sort plus, il met des heures à n’en déshabiller qu’une seule et une poignée de secondes à en réduire une autre en allumette, il transpire à grosses gouttes, son corps se crispe, un truc émerge du fond de son esprit, le souvenir d’un conte, d’un rêve ou d’autre chose :
— Eh, Fred, tu connais l’histoire de l’homme à la panthère ?
— Non.
— Tu veux que je te la raconte ?
— Vas-y.
— Je sais pas trop où ça se passe. J’imagine que si c’est une panthère, ça doit être en Afrique, ça aurait été une tigresse en Asie du Sud, une femelle jaguar en Amazonie où une femelle puma ailleurs en Amérique. Bref, un type mystérieux, un peu clodo et presque toujours à poil a l’habitude de se balader, de rôder pas loin des maisons isolées près de la forêt. On a pas vraiment peur de lui parce qu’il n’a jamais fait de mal à personne, mais on se méfie un peu quand même, il est bizarre. Un jour qu’il s’arrête pas loin d’une cabane, il voit un vieil homme et une jeune femme acculés au mur de la bâtisse, devant eux, la panthère qui vient de buter une chèvre, un mouton ou n’importe quel animal domestique qu’on élève par là, elle grogne et les menace. Les animaux sont pas cons, quand ils ont remarqué la présence des Hommes là où ils chassent, ils ne les lâchent plus, ils savent très bien qu’à la moindre occasion ils seraient capables de se jeter sur un fusil pour les abattre. Alors le type qui voit ça n’y réfléchit pas à deux fois et fonce vers le fauve. Il la chope et roule au sol avec elle, ils se battent comme des affamés, le gars prend des coups de griffes et de crocs, il essaye de rester au plus près de la bête pour la forcer à la lutte car avec un peu de recul, la panthère aurait l’avantage pour lui bondir dessus. Dans un beau mouvement fluide, comme au judo, le gars, passé sous l’animal, arrive à le projeter loin en l’air avec ses pieds. La bestiole retombe lourdement et ne demande pas son reste, elle fuit cash dans la forêt. Le type, blessé et exténué se redresse et se retourne vers les occupants de la baraque. Le vieux s’approche et le prend par l’épaule, il le remercie et l’emmène dans la maison. La jeune femme est sa fille, elle s’applique à soigner le gars, un grand costaud. Le vieux insiste pour garder l’homme des bois à dîner, et même pour qu’il dorme là cette nuit. Le type accepte. Après un repas d’exception, ils installent une paillasse là où ils ont mangé et tout le monde va se coucher. Dans la nuit, la jeune femme rejoint l’étranger, il n’y a pas à tortiller sur ses intentions, elle est nue, ils font l’amour. Le lendemain matin, le gars dit qu’il doit s’en aller, alors le vieux lui offre un quartier d’agneau fumé qui pendait dans le garde-manger, puis il lui dit que s’il le veut, il peut rester là, reprendre sa ferme et épouser sa fille. Le gars répète qu’il doit s’en aller mais assure qu’il reviendra, et que là, qui sait, il s’installera peut-être avec eux. La jeune femme pleure en cachette, elle a pas trop l’habitude de voir passer de jeunes hommes vigoureux dans ce coin-là, alors, en voir partir un, forcément, ça l’emmerde un peu. Le type les salue sobrement et retourne à la forêt, son quartier de mouton sur l’épaule. Après quelques heures de marche, il arrive dans une petite clairière avec de la mousse. Il pose le morceau de barbaque, retire les bandages que lui a faits la fille et s’allonge par terre. La panthère se ramène doucement, elle s’approche du corps et commence à lécher les plaies. Alors le semi-sauvage dit « T’as déconné, certaines sont profondes », là-dessus il se redresse, attrape la viande et la partage avec l’animal. Une fois les os bien nettoyés ils se couchent l’un auprès de l’autre et la panthère lui demande « T’as couché avec la fille ? Elle était jolie… » et le gars lui répond « Même pas ».
— Mouais, tu sors ça d’où ?
— Je crois que je l’ai inventée, j’aime bien cette histoire.
— C’est pas crédible.
— Bien sûr, c’est comme un conte, les animaux qui parlent…
— Même, sans ça, la panthère se serait très bien démerdée toute seule. En vrai, elle aurait estropié le vieux et sa fille puis se serait barrée avec tout un mouton qu’elle aurait pu partager avec le type.
— Bah peut-être mais de l’agneau fumé c’est meilleur non ?

 

Il y a un petit point bleu. Le réchaud à gaz d’Écrevisse brûle, dans la petite popote de fer blanc, une poignée de lentilles gonflent patiemment. Assis sur une pierre très claire, l’aventurier attend son repas en regardant dans le vide. Il commence à se poser des questions, cette forêt abrite trop d’ouvrages humains, sa virginité s’avère progressivement n’être qu’un artifice, un vernis reconquis. En effet, le siège qu’il s’est trouvé a tout d’une belle pierre de taille. En laissant vagabonder son regard autour de lui, Écrevisse remarque qu’il y en a plein d’autres, fourrées sous la végétation luxuriante. Plus le temps s’écoule, plus il a la sensation d’être encore au cœur d’un champ de ruines. Mais rien n’a l’air cassé, plutôt démonté ou « pas encore monté ». Peut-être que ce sont les vestiges d’une ville ou d’un projet de ville. De la pierre, des cailloux, des pavés, des trous dans les murs, plus de murs du tout, tout est gris clair sous le vert dense et généreux de la jungle. Il n’y a que la petite bouteille de gaz, comme un petit point bleu pour dénoter. Un petit point bleu et une tâche orange dans la casserole en fer blanc. Personne, évidemment. Écrevisse attaque son repas, il vient d’abattre des dizaines de kilomètres de lianes, de racines et de branches, le passage qu’il a ouvert s’est déjà refermé derrière lui, il est affamé. À peine a-t-il enfourné sa première cuillerée qu’il entend des bruissements anormaux. Il s’arrête, tendu, tous les sens en alerte comme un animal près à défendre chèrement sa gamelle. Sa main droite se serre sur le manche de sa machette, il observe d’où proviennent les bruits, il ne respire presque plus. Une jambe courte et blanche sort du buisson, le pied est nu. Elle est rapidement suivie d’une autre, d’une culotte courte orange, déchirée, d’un petit corps rond, blanc et glabre surmonté d’une tête joufflue, et chauve. Qu’est ce qui cloche avec ce gamin ? Écrevisse remarque qu’il tient un serpent à la main mais il desserre tout de même la sienne sur le manche de son arme, ce n’est qu’un gosse. L’enfant s’approche calmement de lui, quand il n’est plus qu’à quelques pas, il remarque ce qu’il a d’étrange : deux paires d’oreilles. Sans s’arrêter à cette incongruité, il lève les yeux de son auge et lui adresse un « bonjour » mesuré. Le gamin se plante devant lui sans répondre ni bouger, il n’y a que le reptile qui gigote un peu. Écrevisse remarque qu’il fixe la popote, un gosse seul en pleine jungle a forcément faim, ce n’est pas un indigène (ils ont la peau rouge) il est donc perdu. Alors, l’explorateur, redevenu un être humain sensé, lui tend son repas afin qu’ils le partagent. L’enfant s’en saisit sans lâcher son serpent et vide l’écuelle de son contenu en un temps record. Il repose le récipient sur le réchaud, regarde, reconnaissant, son bienfaiteur, s’essuie les lèvres avec son bras et s’enfuit brusquement. Cette apparition a tant surpris Écrevisse qu’il n’a pensé à rien, surtout pas à poser des questions, ce qu’il regrette maintenant que le gamin est parti. Il regarde la casserole vide et se souvient qu’il a encore faim.

 

Le long manche bricolé d’une grosse épuisette tordue fait des petits remous presque circulaires dans l’eau. Les longues mains osseuses de Jacques le tiennent juste en dessous du filet. Frédéric et lui sont assis sur le bastingage du sous-marin, leurs pieds pendent le long de la carlingue, l’eau court paresseusement. La forêt en face d’eux est dense, la végétation capricieuse, torturée et colorée. Le fusil sur les genoux, Frédéric regarde devant lui. Silence. Jacques décolle ses yeux du fleuve, tourne la tête vers son collègue, tente d’ouvrir la bouche, se ravise, il répète l’opération et finit par dire quelque chose :
— Peut-être qu’il est parti.
Silence. Il retourne aux petits flop flop qu’il fait avec sa perche et ajoute :
— Hein ?
Silence.
Frédéric épaule son fusil, vise l’épaisseur touffue sur la rive, le relève, le tient en l’air, semble très attentif aux bruissements des feuilles, reste immobile. Silence. Il reprend exactement les mouvements qu’il vient d’effectuer, mais cette fois, il tire un coup de feu dans la jungle avant de relever son arme. La forêt s’anime, des oiseaux s’envolent. Silence. Frédéric reste immobile à regarder scrupuleusement la végétation qui vibre. Silence.
— Raté.
Jacques n’a pas bronché, la détonation n’a pas troublé une seconde sa rêverie. Il continue de fixer les petits motifs qui s’évanouissent à la surface de l’eau en bavant un peu. Son collègue l’interpelle :
— T’en as vu d’autres ?
— Quoi ?
— Des crocos.
— Oui, enfin, je sais pas.
— Bon.

Frédéric se lève et quitte Jacques qui reste assis à faire des ronds dans l’eau avec le manche de son épuisette.

— Fred ! Il y a eu un gros bruit en dessous !
— En dessous quoi ?
— Fred, je crois que t’es sourd. En dessous de nous, là, dans le bâtiment, le truc, le sous-machin, où on habite quoi !
— Je crois pas.
— Mais si ! Faut aller voir, c’est peut-être quelqu’un.
— Non.
— Mais qu’est-ce que t’en sais ? Faut aller voir je te dis.
— C’est un animal ou c’est rien.
— Même un animal, faut aller voir. C’est peut-être un alligator, un loup, une panthère, un serpent immense, un truc qui pourrait nous bouffer dans la nuit.
— Ou un truc qui se mange.
— Mais oui, peut-être un truc qui se mange aussi ! Faut aller voir je te dis.
— Je pense qu’y a rien, j’ai rien entendu.
— On peut aller vérifier quand même ?
— Je crois que tu débloques Jacques, va prendre l’air.
— Allez Fred, s’il te plaît ! Tu diras que je débloque après et je te promets que j’irai faire un tour là-haut !
— Bon, okay.

Jacques conserve sa position une minute ou deux, assis sur un tabouret, penché en avant les coudes sur les genoux, les yeux exorbités à quelques centimètres du visage de Frédéric, occupé à aiguiser un poignard noirci entre ses jambes. Le soldat au poil noir se lève, inspecte sa lame, la range dans un fourreau, deux pas, il décroche l’arme à l’entrée de la cambuse et se visse un vieux casque bosselé sur le crâne. Debout dans l’encadrement de la porte, il regarde son camarade qui réagit toujours un peu tard, celui-ci se dresse d’un bon, attrape aussi son casque et vient se presser contre Frédéric, stoïque : « Allons voir », l’injonction solennelle fait résonner dans la vieille carlingue un écho dramatique pas dégueulasse. « Si c’est une souris, la cartouche est pour toi. » Ajoute-t-il avec le demi-sourire carnassier qui fait toute la subtilité de son humour.

Le grand efflanqué suit de près le petit bronzé dans les entrailles obscures de la machine. Les salles sombres qui se succèdent sans logique ni cul-de-sac sentent le moisi et la ferraille, parfois un peu l’huile de moteur, mais ça reste ténu. Des gouttes gouttent et les parois transpirent un jus brunâtre. Les débris s’amoncellent, bouts de moteurs, plaques de tôle, câbles arrachés, lits pourris, ossements d’animaux, bois mort, patates germées… Les gars font attention où ils marchent, même avec des rangers, on est pas super sereins.

Jacques tape comme un dératé sur une paroi avec sa grosse lampe-torche, ça fait un barouf pas possible, des CLANG CLANG à te faire saigner les yeux tellement que tu les fermes fort. Un peu de lumière fadasse finit par émaner du bout de l’engin, Jacques est content. Frédéric, que l’obscurité excite plus qu’elle ne l’inquiète, s’exprime, déconcertant de maîtrise, quant à une tactique de chasse : « T’as raison ! Continue à foutre le bordel comme ça par ici, ça va rabattre le gibier, moi je me planque là-bas et j’arrose tout ce qui passe. » Jacques sent son visage se décomposer, il ne partage pas l’assurance de son collègue et il n’avait pas envisagé cette expédition comme ça. Il imaginait soutenir son ami tireur au plus près de l’action, bien caché, tout recourbé derrière ses épaules larges, jamais il n’avait pensé qu’il aurait pu jouer un rôle actif en s’isolant, il flippe.

Le ciel est bas sur la plage, la marée est basse et la brume semble étouffer le moindre bruit. Floc, floc, des pas dans le sable mouillé. Floc, floc, des mains dans un ventre velu. Il n’y a pas de dunes, directement le bois qui s’arrête où commence le sable, quelques rochers, des colonies de moules, de la vase. Ça sent les algues que la mer vient d’abandonner là, presque au sec. Ça refoule la tripaille et le sang chaud, aussi la poudre. Il se relève, un grand type mince, sec et nerveux, le fusil en bandoulière, le visage creusé, les yeux comme des pruneaux au fond d’orbites sombres. Floc, floc, des pas dans le sable mouillé. « Jacques ! Jacques bordel ! Viens par ici ! Jacques ! Viens par ici gamin ! » Floc, floc, floc, les pas se multiplient, leur rythme s’accélère. Une silhouette filiforme émerge de la brume, un garçon d’une douzaine d’années, grand pour son âge, approche en trottant maladroitement. « Viens Jacques, viens mon gars, viens aider ton vieux père à bouger c’t’animal-là. » Les gars trimballent leur prise vidée dans les sentiers à peine visibles du bois, ils tournent le dos à la mer. « Papa, on le mangera quand çui-là ? » Le vieux se racle la gorge, on peut avoir l’impression qu’il essaye d’ouvrir les yeux, « Oulà ! Pas avant deux ou trois jours, faut le faire rassir un peu ». Jacques regarde la tête de la bête qui pend sur le côté, la bouche et les yeux ouverts, il ne comprend pas bien pourquoi il faut le faire rassir un peu.

CLANG, CLANG, CLANG, la lumière vacille au rythme des coups donnés sur la paroi. Le boucan et les heures ont fait passer l’inquiétude du vieux troufion, il s’applique avec zèle à obéir sans défaillir à l’ordre que lui a donné Frédéric. Celui-ci est planté comme un matou, immobile derrière un tas de trucs pourris, sales et cabossés, l’œil rivé au bout de son canon, on ne saurait même pas dire s’il respire. Jacques finit par ouvrir sa gueule sans arrêter son tapage : « Eh Fred, tu crois qu’ça pourrait être un chevreuil ? Eh, dis. Moi, j’mangerais bien du chevreuil, ça fait sacrément longtemps… », l’autre ne répond pas, peut-être qu’il s’est endormi. CLANG, CLANG, CLANG, ça fait un moment que les oiseaux qui nichaient au bord de la rivière se sont envolés.

 

Tchak ! Tchak ! Puis, des croassements. Écrevisse n’avait rien remarqué, trop occupé à se débroussailler un chemin. Il a fallu qu’il fatigue un peu, que l’intervalle de temps qui sépare un coup d’un autre s’élargisse d’une seconde pour qu’il remarque ce concert. Il trouve cela ahurissant, le bruit qu’émettent les batraciens couvre tous les autres. Il se demande combien de grenouilles se sont rassemblées pour chanter, probablement des milliers. La forêt tropicale est un environnement humide par définition, cependant Écrevisse a remarqué ces dernières semaines que l’air s’épaississait et que le soleil s’estompait. Ça ne le surprend pas, au cours des années qu’il a passées a tracer son sentier dans la jungle, il a bien compris qu’il fallait composer avec une saison des pluies. Celle-ci s’approche, c’est indéniable, ce climat explique peut-être l’état d’excitation sauvage des crapauds, grenouilles et rainettes qui s’ébattent ici. En poursuivant la route, le bruit s’intensifie, Écrevisse est assourdi par ce lied visqueux, mais il s’en approche tout de même, intrigué à l’idée d’assister à un tel rassemblement. Encore des pierres. En face du petit gros, un mur cyclopéen aussi haut que les arbres. Les gigantesques blocs rocheux qui le composent semblent bruts et parfaitement choisis pour s’imbriquer presque sans interstices. Ils ruissellent et luisent, le peu de trous visibles laissent couler un flot ininterrompu d’eau claire sur un chemin verdâtre, parfois ils vomissent un batracien ou deux. Qui sont les malades mentaux qui se sont collés à un boulot pareil ? Écrevisse s’approche pour toucher l’ouvrage. Glissant, bien trop glissant pour pouvoir l’escalader. En baissant les yeux il constate qu’il marche sur des crapauds, qu’il y en a des centaines, qu’ils vont tous dans la même direction. Il s’y était tant accoutumé qu’il n’entendait déjà plus la cacophonie. Il suit les bestioles en espérant qu’elles le mèneront au moins à un spectacle saisissant. Après avoir longé des kilomètres de mur en charmante compagnie, l’explorateur s’arrête devant un passage que ses compagnons empruntent sans hésiter. La passe verticale coupe littéralement le mur, sa réalisation est parfaite et le chemin tout droit. Elle est si étroite qu’en l’abordant de face, les deux épaules d’Écrevisse touchent chacune une paroi. Le sentier qu’elle dessine à travers la muraille est très long, l’autre bout se perd dans le flou optique et climatique des distances déraisonnables par temps de pluie. Les batraciens ne bougent plus, ils s’entassent et tapissent la route, leur chant est amplifié par la structure qu’ils investissent, ils en attirent d’autres. Mais quel projet ont-ils réellement ? Boucher la faille de leur petits corps tout mou ? L’explorateur a clairement cessé de penser, il décide de prendre ce chemin, de voir où est-ce qu’il mène et de parcourir quelques kilomètres sans avoir à donner des coups de machettes.

 

Le long manche bricolé d’une grosse épuisette tordue fait des petits remous presque circulaires dans l’eau. Les longues mains osseuses de Jacques le tiennent juste en dessous du filet. Frédéric et lui sont assis sur le bastingage du sous-marin, leurs pieds pendent le long de la carlingue, l’eau court paresseusement. La forêt en face d’eux est dense, la végétation capricieuse, torturée et colorée. Le fusil sur les genoux, Frédéric regarde devant lui. Silence. Jacques décolle ses yeux du fleuve, tourne la tête vers son collègue, tente d’ouvrir la bouche, se ravise, il répète l’opération et finit par dire quelque chose :
— Pourquoi tu pêches plus ?
Silence. Il retourne aux petits flop flop qu’il fait avec sa perche et ajoute :
— Hein ?
Silence.
Frédéric épaule son fusil, vise l’épaisseur touffue sur la rive, le relève, le tient en l’air, semble très attentif aux bruissements des feuilles, reste immobile. Silence. Il reprend exactement les mouvements qu’il vient d’effectuer, mais cette fois, il tire un coup de feu dans la jungle avant de relever son arme. La forêt s’anime, des oiseaux s’envolent. Silence. Frédéric reste immobile à regarder scrupuleusement la végétation qui vibre. Silence.
— Je l’ai eu.
L’affirmation arrache Jacques à sa rêverie. Il se détourne des petits motifs qui s’évanouissent à la surface de l’eau et s’essuie la bouche avant de parler :
— C’est quoi ?
— Je sais pas.
— On pourra pas aller le chercher.
— Non.
Frédéric se lève et quitte Jacques qui reste à regarder la jungle en soupirant.


Lucas Sibiril

Écrivain, poète, performeur

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