Roman (extrait)

Mais leurs yeux dardaient sur Dieu

Ecrivaine

En 1937, paraissait Their Eyes Were Watching God, un roman de Zora Neale Hurston, figure de proue du Harlem Renaissance, considérée par Toni Morrison comme « l’un des plus grands écrivains de notre époque ». Ce livre, vénéré aussi par Maya Angelou, Alice Walker ou Zadie Smith, paraît en cette rentrée dans une nouvelle traduction française de Sika Fakambi aux éditions Zulma. En voici, en avant-première, les deux premiers chapitres.

1.

Les navires au lointain transportent à leur bord tous les désirs d’un homme. Certains reviennent avec la marée. D’autres voguent à jamais sur l’horizon, sans jamais s’éloigner du regard, sans jamais toucher terre jusqu’à ce que le Guetteur détourne les yeux de résignation, ses rêves raillés mortifiés par le Temps. Telle est la vie des hommes.

Les femmes, elles oublient tout ce dont elles ne veulent pas se souvenir et se souviennent de tout ce qu’elles ne veulent pas oublier. Le rêve est leur vérité. En conséquence de quoi elles agissent, font ce qu’elles ont à faire.

Donc au commencement il y avait une femme et cette femme revenait d’enterrer les morts. Pas les morts malades et agonisants entourés d’amis à leur chevet et leurs pieds. Elle revenait des boursouflés et des détrempés ; les morts soudains, aux yeux grands ouverts, rendant jugement.

Tous la virent revenir car c’était au soleil descendu. Le soleil s’en était allé, mais il avait laissé dans le ciel l’empreinte de ses pas. C’était le moment de s’asseoir sur les vérandas au bord de la route. C’était le moment d’écouter ce qui vient et de parler. Ces assis-là avaient sans yeux, sans oreilles et sans langue servi d’outil tout le long du jour. Mules et autres bestiaux avaient occupé leur peau. Mais le soleil et le boss-man s’en étaient allés, et maintenant ces peaux se sentaient humaines et puissantes. Devenaient seigneurs des sons et des moindres choses. Faisaient passer des nations entières par leur bouche. Assis, rendant jugement.

Voir cette femme telle qu’elle était les faisait souvenir certaine envie accumulée en d’autres temps. Alors se mirent à mâchonner l’arrière-fond de leurs pensées pour déglutir avec délice. Firent de leurs interrogations des assertions brûlantes, de leurs rires des armes meurtrières. Une cruauté de masse. Les humeurs prenaient vie. Les Mots marchaient sans maîtres ; déambulant ensemble comme les harmonies d’un même chant.

« Fait quoi encore à s’enrevenir ici dans sa spèce de salopette ? Peut pas se trouver une robe à se mettre ? — L’est où la robe en satin bleu qu’elle avait au dos en partant ? Et les sous de son mari qu’il a massés et cassé sa pipe et tout laissé pour elle ? — C’est quoi cette vieille qu’a passé quarante avec ses cheveux qui swinguent dans son dos comme une jeunette ? — L’a laissé où son tout jeunot de bougue qu’elle est partie d’ici avec ? — Devait pas le marier qu’on disait ? — Où c’est qu’y est parti pour la laisser ? — L’en a fait quoi de son paquet de sous à elle ? — Te parie ça qu’y a filé avec une de ces gal si tant jeunette qu’elle a même pas aucun poil — Peut donc pas se tenir à sa place ? »

Quand elle arriva à leur hauteur elle tourna la tête vers la troupe jacassante et parla. Ils brouillaminèrent un aigre « bansoir », laissant les bouches à béer et les oreilles à espérer. Elle s’était adressée à eux avec toute l’affabilité requise mais en poursuivant sa route droit devant jusqu’à sa barrière. La véranda ne sut que dire sinon la regarder.

Les hommes remarquèrent son postérieur ferme comme une paire de pamplemousses bien calés dans les poches arrière ; la longue corde de cheveux noirs qui se balançait jusqu’à sa taille, s’effilant au vent comme une plume ; et puis les seins pugnaces s’échinant à percer sa chemise. Eux, les hommes, travaillaient à préserver en pensée ce que leurs yeux perdaient. Les femmes elles s’emparèrent de la chemise défraîchie et de la salopette crottée et les posèrent dans un coin pour mémoire. Comme une arme à l’encontre de sa force et même si cela s’avérait inutile, c’était déjà pour elles quelque espoir qu’elle finisse un jour par retomber à leur hauteur.

Mais nul ne broncha, nul ne parla, nul ne songea même à ravaler sa salive jusqu’à ce que la barrière eût claqué derrière elle.

Bouche grand ouverte, Pearl Stone partit à rire vraiment fort parce qu’elle ne savait pas quoi faire d’autre. Elle s’affala de tout son poids riant sur Mrs. Sumpkins. Mrs. Sumpkins maugréa rudement et fit tschrrrp.

« Hmm ! Tous à vous mettre en tourment après elle. Sûr que c’est pas comme moi. Moi j’en ai rien à faire de la lorgner par tous ses abords. Si l’a pas assez de manières pour s’arrêter et faire savoir aux gens comme ça va pour elle depuis le temps, l’a qu’à passer seulement !

— Elle vaut même pas qu’on parle sur elle, dit Lulu Moss en reniflant. Ça se pose là-haut mais ça paraît bien bas. Tout ce que j’ai à dire, moi, sur ces vieilles qui courent après les jeunes. »

Pheoby Watson se pencha pour immobiliser son rocking-chair avant de parler. « Bon bah y a pas personne ici qui sait s’y a des choses à dire ou pas. Moi, moi qu’est sa meilleure amie, moi-même je sais pas.

— Peutête qu’on sait pas le fin fond comme tu sais toi, mais on sait tous comme elle est partie d’ici et nous ici c’est certain qu’on l’a vue s’enrevenir. Te fatigue pas, Pheoby, ça sert de rien que t’essayes de couvrir une vieille comme Janie Starks, amie ou pas amie.

— Ah ça par exemple elle est pas si vieille que d’aucunes parmi vous ici en train de parler.

— De ce que je sais, elle en a quarante bien tassés.

— Tout au plus quarante à la regarder.

— Bigrement trop vieille pour un gamin comme Tea Cake.

— Tea Cake, ça fait un boutte que c’est plus aucun gamin. Fait bien trente ans de sa propre personne.

— M’en fiche pareil, juste qu’elle pourrait s’arrêter et dire deux mots avec nous. L’agit comme si qu’on lui avait causé du tort, rouspéta Pearl Stone. C’est elle qu’elle fait qu’à faire du tort !

— Tu veux dire, t’es en rage qu’elle s’est pas arrêtée pour charrer avec nous sur toutes ses affaires ? N’importe comment qu’est-ce t’en sais toi qu’elle a si tant mal agi comme vous êtes tous en train de dire ? La pire chose que moi j’ai jamais su qu’elle a fait c’est s’enlever une poignée d’ans à son âge, et ça que je sache ç’a pas jamais fait de mal à personne. Faites rien qu’à me tanner. La manière que vous êtes en train de parler, on croirait que les gens d’ici y font rien d’autre dans leur lit à part d’allélouyer le Seigneur Loawd. Faudra voir à me scuser là, que moi je m’en vais lui porter son souper. » Pheoby subitement se leva.

« T’en fais pas pour nous, dit Lulu dans un sourire, vas-y donc là-bas, nous on n’a qu’à veiller sur chez toi jusqu’à tant que tu soyes de retour. Moi mon souper l’est tout prêt. T’as juste qu’à y aller voir comme ça va pour elle. Tu nous feras savoir.

— Loawd, renchérit Pearl, moi j’ai eu fait roussir mon bout de viande et mon pain trop long pour parler dessus. J’ai pas de problème pour être dehors si tant que ça me chante. Mon mari y est pas regardant.

— Ah, bah, Pheoby, si t’es prête, ça se pourrait que j’alle avec toi là-bas, proposa Mrs. Sumpkins. Ça fait mine que le soir sombre au noir. Manquerait plus que le boogie-man y ait idée de te traper.

— Naaan, je te remercie. Y a rien qui peut me traper dans ces quelques pas où je m’en vais. N’importe comment mon mari y dit toujours qu’y a pas aucun boogie-man de premier acabit qui voudrait de moi. S’y a quoi que ce soit qu’elle veut vous faire savoir, vous l’entendrez. »

Pheoby s’en fut d’un pas pressé avec un plat couvert entre les mains. Elle quitta la véranda qui lui accablait le dos de questions non posées. Espérant des réponses étranges et cruelles. Quand elle fut rendue, Pheoby Watson n’ouvrit pas la barrière de devant pour descendre l’allée bordée de palmiers qui menait à la porte d’entrée. Elle contourna la clôture et passa la barrière des intimes avec son plat débordant de riz mulatto. Janie était forcément de ce côté-là.

Elle la trouva assise sur les marches de la véranda arrière, avec ses lanternes toutes bien remplies et les verres astiqués.

« Salut Janie, comment va ?

— Aoow… ça va plutôt bien, j’essaye une trempette pour voir si ça se peut de faire sortir de mes pieds un peu de fatigue et de saleté. » Elle eut un brin de rire.

« Je vois ça, dis ! Sûr que t’as l’air bien, ma gal. T’as même l’air que tu serais ta propre fille. » Elles rirent toutes les deux.

« Même avec cette salopette sur toi, t’es toute une femme comme y faut.

— Continue ! Continue ! Tu dois penser que je t’ai apporté un quèque chose. Alors que j’ai rien apporté d’autre que ma propre personne.

— Et c’est bien heureux tout plein. Tes amies elles voudraient rien mieux que ça.

— M’en vais prendre toutes ces flatteries que t’envoies, Pheoby, que je sais que ça te sort du cœur. » Janie lui tendit la main. « Seigneur Loawd, Pheoby ! Tu vas donc jamais me le donner ce bout de ration que t’apportes là ? Me suis pas rien mis sur l’estomac aujourd’hui à part ma main. » Elles rirent toutes les deux avec entrain. « Donne ça ici et prends-toi une bonne assise.

— Je savais ça que t’aurais faim. C’est plus le temps d’aller chasser le bois du feu au noir venu. Mon riz mulatto l’est plus si bon maintenant. Ça prendrait plus de graisse de lard, mais j’ai idée que ça tuera la faim de même.

— Te dis ça dans une minute, dit Janie en soulevant le couvercle. Ah, ma gal, c’est trooop bon ! Tes chaudrons dans ta cuisine tu leur fais rouler un méchant bon temps !

— Aoow, c’est pas bien grand-chose à manger ça, Janie. Mais demain y a des chances que je te prépare quèque chose de pas mal bon certain, vu que ça y est t’es de retour. »

Janie mangeait de bon cœur et sans rien dire. Le voile chamarré de poussière que le soleil venait de soulever dans le ciel se déposait lentement.

« Tiens, Pheoby, reprends ton vieux plat. J’ai pas un brin d’usage ici pour un plat sans rien dedans. Sûr que ton bout de manger tombait bien. »

Pheoby s’amusa de la rude plaisanterie de son amie. « T’as toujours si tant de follerie comme jamais.

— Passe-moi donc cette lavette qu’est sur la chaise auprès de toi, chère. M’en vais décrasser mes pieds. » Elle la prit et se frotta vigoureusement. Des rires lui parvinrent de la grand-route.

« Je vois ça que notre Mouth-Almighty a toujours son même derrière à sa même place. Et j’ai idée que c’est moi ici qui me trouve là-bas dans leurs bouches-toutes-puissantes présentement.

— Oui certain. Tu sais bien que les gens si tu passes devant eux et tu parles pas à leur convenance y sont forcés d’aller chercher loin dans le fond de ta vie pour voir là-bas ce que t’as fait. Les gens y savent plus sur toi que toi-même tu sais. Le cœur envieux ça fait les oreilles traîtresses. Comme si qu’y ont déjà entendu sur toi tout juste les mêmes choses qu’y ont espoir qu’elles te soyent arrivées.

— Si Dieu y pense pas plus à eux que moi je fais, ça donne qu’y sont rien qu’une balle perdue dans les herbes hautes.

— J’entends toutes les choses qu’y disent vu qu’y se rassemblent toujours sur ma véranda à moi vu que ça donne sur la grand-route. Mon mari l’est si tant tanné des fois qu’y les envoie tous voir ailleurs chez eux.

— Sam a bien raison. Font rien qu’à user vos fauteuils.

— Ouais, Sam y dit la plupart y vont à l’église c’est juste pour être certains de se lever au jour du Jugement. C’est le jour que tous les secrets y sont rendus connus. Veulent être là, et veulent tout entendre !

— L’est terriiibe, le Sam ! Tu peux pas t’arrêter de rire quand t’es dans ses entours.

— Mmm-hmm. Sam y dit qu’y compte bien en être lui-même comme ça y va finir par savoir qui c’est qu’a volé sa pipe en maï.

— Pheoby, mais ton Sam parole il arrête jamais ? Terriiibe en diabe !

— Tous ces zigaboo ça les brûle si tant de se mêler à tes affaires qu’y sont capables à s’envoyer eux-mêmes direct au Jugement juste pour savoir de quoi y retourne chez toi. Tu ferais bien ça te hâter et leur dire tout sur toi et Tea Cake comment vous allez vous marier tous les deux, et s’il a pris ton paquet de sous pour filer avec une gal toute jeunette, et où c’est qu’y est présentement et où c’est qu’y sont tous tes habits que t’es obligée de t’enrevenir ici en salopette.

— J’ai pas aucune intention de m’embêter à rien leur dire, Pheoby. Ça vaut pas le dérangement. Tu peux aller leur raconter les choses que je dis si ça te chante. C’est tout pareil égal vu que ma langue à moi elle est dans la bouche à mon amie.

— Si c’est comme ça que t’en as le désir, je vais leur dire juste les choses que tu vas me dire d’aller leur dire.

— Pour partir du début, les gens comme eux y gaspillent trop leur temps à traîner leur bouche dans des choses qu’y savent pas rien du tout dessus. Maintenant faut encore qu’y se mettent à nous lorgner comment moi j’aime Tea Cake et si ça s’est eu fait comme y faut ou non ! Y ont pas aucune idée si la vie ça se trouve c’est un plat de boulettes de maï, et l’amour une courtepointe !

— Tant qu’y se trouvent un nom à grignoter y s’en fichent bien qui c’est et de quoi ça retourne, spécialement si ça se peut d’y faire entendre du mal.

— S’y veulent voir et savoir, pourquoi y viennent pas eux-mêmes becquer et se faire becquer ? Comme ça je reste juste posée là et je leur raconte plein d’affaires. Moi ici j’étais déléguée à la haute assemblée de la vie ! Yessah ! La Grand Loge ! Le haut congrès de vivre ! C’est dans ça que j’étais rendue toute cette année et demie que vous autres ici vous m’avez plus vue. »

Elles étaient assises là, dans la ténèbre jeune et fraîche, tout près l’une de l’autre. Pheoby brûlant d’agir et ressentir au travers de Janie, mais se retenant de laisser transparaître son ardeur de peur que celle-ci ne passe pour simple curiosité. Et Janie emplie du plus ancien des désirs humains – se raconter soi-même. Pheoby retint sa langue un long moment, mais ne put empêcher l’agitation de ses pieds. Alors Janie parla.

« T ’occupe pas pour moi et ma salopette vu que j’ai encore neuf cents dollars tout à moi dans la banque. Tea Cake c’est lui qui m’a dit de la mettre – du temps que j’étais à marcher après lui. Tea Cake il a pas jamais gaspillé un de mes sous, et y m’a jamais laissée pour partir avec aucune autre gal toute jeunette non plus. Y m’a donné toute la consolation qu’on peut trouver dans ce monde. C’est ça qu’y leur dirait lui-même en personne, s’il était ici. S’il était pas disparu. »

Pheoby dans son impatience se dilatait tout entière. « Tea Cake il est disparu ?

— Pour vrai, Pheoby, Tea Cake il est disparu. Et c’est la seule raison pourquoi tu me vois de retour ici – vu que j’avais plus rien du tout pour me donner de la joie encore là où j’étais. Là-bas dans les Everglades, là-bas dans la muck.

— J’ai de la misère à comprendre ce que tu dis, à la manière que tu racontes. Mais ça se peut aussi des fois que je soye dure de l’entendement.

— Naaan, c’est pas du tout comme tu pourrais croire. Alors c’est pas la peine que je te raconte mes affaires si je te donne pas en même temps l’entendement pour aller avec. Jusqu’à tant que tu voyes la fourrure, la peau du vison est guère différente d’un cuir de raton. Dis-moi voir ici, Pheoby, Sam il est en train d’attendre après toi pour son souper ?

— C’est le souper qu’est tout prêt en train de l’attendre. Si Sam a pas assez de bon sens pour le manger, c’est pas de chance pour lui.

— Bien, alors on peut se poser pour de bon où on se trouve et parler entre nous. J’ai ouvert la maison de partout pour laisser la brise se faire traper en-dans. Ma Pheoby, ça fait vingt ans qu’on est copines à se becquer, et je m’en remets à ton bon jugement. C’est de là que je te parle maintenant. »

Le temps est là pour envieillir les choses, aussi la ténèbre jeune et fraîche se mua-t-elle en une monstruopulente vieille chose, tandis que Janie parlait.

 

2.

Janie voyait sa vie comme un grand arbre en feuilles qui étaient toutes les choses endurées et les choses aimées et les choses faites ou défaites. L’aube et le destin à ses branches.

« Ce que j’ai à dire je sais exactement quoi, sauf que c’est pas facile par où commencer.

Jamais j’ai vu mon paa. Et même que je l’aurais vu j’aurais jamais connu que c’était lui. Pareil non plus pour ma maama. Elle avait décampé de nos parages un bail avant que je soye assez grande pour savoir quoi. Ma grandmaa c’est elle qui m’a eu faite grandir. Ma grandmaa et les blancs chez qui elle travaillait. Elle avait une cabane au fond du jardin et c’est là-dans que moi chuis venue au monde. Ah c’était des blancs bien comme y faut là-bas dans l’Ouest de Floride. S’appelaient les Washburn. Y avait quatre tizenfants à Miz Washburn à s’occuper et nous tous on jouait ensemble et c’est pour ça que j’ai jamais appelé ma grandmaa rien d’autre que Nanny, vu que c’est comme ça que tout le monde y l’appelaient là-bas. Nanny elle nous trapait toujours dans nos diaberies et c’était la peignée pour tous les gaminauds qu’on était et Miz Washburn elle faisait juste de même. Moi j’ai idée que personne nous a jamais flanqué aucune peignée pour rien vu que les trois ptis gars et nous les deux filles on était des fichûment casse-pieds, me figure.

Tellement j’en ai passé du temps avec eux les ptis blancs que jusqu’à mes six ans par là j’ai jamais su que j’étais pas blanche. Et j’aurais pas rien découvert pareil, mais vlà un homme y vient pour prendre des photos à la ronde et sans demander rien à personne, Shelby, c’était l’aîné des ptis gars, y lui dit comme ça de nous prendre. La semaine d’après l’homme y rapplique avec la photo que Miz Wahsburn elle la voye et le paye et c’est ça qu’elle a fait, suite de ça nous flanque tous une bonne peignée.

Donc une fois qu’on a bien zyeuté la photo et tout le monde s’est vu pointé dessus, reste plus personne à montrer sauf une ptite noire vraiment noire avec des cheveux longs là au proche d’Eleanor. Moi c’est là que j’étais supposée à me trouver mais moi la ptite noire toute noire je pouvais pas croire qu’elle était moi. Donc j’ai demandé, Où c’est chuis rendue, moi ? Me vois même pas.

Et tout le monde y ont rigolé, même Miste Washburn. Miss Nellie, qu’était la maama des tizenfants et qu’était de retour à la maison après que son mari y est mort, elle a pointé vers la ptite noire et elle a dit : C’est toi, Alphabet. Tu te connais donc pas toi-même ?

Y m’appelaient tous Alphabet vu que des tas de gens m’avaient donné plein de noms différents. Moi j’ai regardé la photo un long temps et j’ai vu ça que c’était à moi la robe et les cheveux alors j’ai dit : Aoow-aoow ! Me vlà une de couleur !

Après ça y ont tous rigolé vraiment fort. Mais moi avant la photo je croyais ça que j’étais juste tout pareil comme eux autres.

Nous c’est là qu’on vivait et on avait de la joie jusqu’à tant qu’à l’école y en a qui commencent à me faire des embêtements comme quoi j’habite au fond du jardin des blancs. Y avait une tête de nœud de fille s’appelait Mayrella l’était toujours à se mettre en rogne à toutes les fois qu’elle me regardait. Miz Washburn faisait toujours qu’à me passer les habillements que ses tizenfants y avaient plus besoin et faut dire que c’était toujours mieux que les hailles que les autres tizenfants de couleur y pouvaient avoir. Aussi elle avait du goût à me nouer des rubans sur ma tête pour ma coiffure. Ça Mayrella ça lui fichait les nerfs à cran. Fait qu’elle était toujours après moi tout le temps et à chauffer les autres pour qu’y me fassent pareil. Y me chassaient de la ronde des jeux et y faisaient tout comme s’y pouvaient pas jouer avec aucune personne de la place où je restais. Puis après ça y me disaient que j’alle pas faire mes grands airs vu que leur maama à eux leur avait dit pour les chiens qu’avaient pourchassé mon paa toute la nuit longue. Aussi pour Miste Washburn et le shérif qu’avaient lancé la horde sur la piste à mon paa pour le traper à cause des choses qu’il avait eu fait à ma maama. Y parlaient pas de comment mon paa y en a qui l’ont vu après ça qu’essayait de trouver ma maama pour la demander en mariage. Naaan, y parlaient pas de ce bout de l’histoire. Y m’en contaient que des horribles pour que ça me broye bien les plumes. Y en a pas un seul d’entre eux tous qui pouvait se rappeler c’est quoi le nom de mon paa, mais tous y savaient par cœur ce bout d’histoire avec les chiens. Nanny elle aimait pas ça me voir avec ma tête basse, alors elle s’est dit que ça serait bien mieux pour moi si c’était qu’on avait une maison à nous. Elle a acheté la terre et tout et après ça Miz Washburn elle nous a arrangé un plein tas d’affaires. »

L’oreille avide que lui tendait Pheoby aidait Janie à raconter son histoire. Et elle remonta encore plus loin le cours de ses jeunes années pour les relater à son amie en phrases douces et tranquilles tandis que tout autour de la maison, la nuit prenait chair et noirceur.

Elle réfléchit un temps et décida que sa vie consciente avait commencé à la barrière de Nanny. Tard un après-midi, Nanny l’avait sommée de rentrer tout de suite à la maison parce qu’elle venait d’apercevoir Janie laissant Johnny Taylor lui donner un baiser par-dessus la barrière.

C’était un après-midi de printemps dans l’ouest de la Floride. Janie avait passé presque toute la journée sous un poirier en fleurs dans le jardin. Cela faisait trois jours d’affilée qu’elle passait sous cet arbre le moindre petit moment qu’elle pouvait dérober à ses corvées. Très exactement, depuis l’instant où elle avait vu le premier bourgeon de fleur s’épanouir. Il l’avait appelée pour lui faire contempler un mystère. Sur les tiges brunes et nues l’apparition de bourgeons à feuilles reluisants ; entre ces bourgeons à feuilles la neigeuse virginité d’une floraison. Elle en fut profondément ébranlée. Comment ? Pourquoi ? C’était comme un chant de flûte oublié dans une autre existence, et lui revenant en mémoire. Quoi ? Comment ? Pourquoi ? Ce chant qu’elle entendait n’avait rien à voir avec ses oreilles. La rose du monde exhalait son effluve. Un effluve qui suivait Janie tout au long de ses moments de veille et la caressait dans son sommeil. Il s’accordait avec d’autres impressions vaguement ressenties qui l’avaient saisie hors de toute observation et s’étaient ensevelies dans sa chair. Et maintenant exhumées, elles venaient fouiller sa conscience.

Elle était sur le dos, étendue au pied du poirier dans la mélopée de contralto des abeilles visiteuses et l’or du soleil et le souffle pantelant de la brise, quand la voix inaudible de ce grand tout vint à elle. Et elle vit une abeille chargée de poussière plonger dans le sanctuaire d’une fleur ; mille calices-sœurs s’arquer pour accueillir l’étreinte d’amour et le frisson extatique de l’arbre, depuis les racines jusqu’à la plus frêle des branches, toute de crème florissante et moussant de délice. Ainsi c’était une noce ! Elle y avait été conviée pour être le témoin d’une révélation. Janie ressentit à cet instant l’aiguillon implacable d’un ravissement qui la laissa molle et languissante.

Après un temps elle se releva pour faire un tour complet du petit jardinet. Elle cherchait confirmation de cette voix et de cette vision, et partout elle trouva et récolta des réponses. Une réponse bien particulière pour chacune des créatures présentes à l’exception d’elle-même. Elle sentait qu’une réponse était là qui la guettait elle aussi, mais où ? quand ? comment ? Ainsi se retrouva-t-elle devant la porte de la cuisine, où elle entra d’un pas trébuchant. Dans la pièce voletaient des mouches, folâtrant et chantant, convolant et faisant convoler. Quand Janie atteignit l’étroit corridor, elle se rappela que sa grand-mère était à la maison, en migraine. Nanny s’était assoupie en travers du lit, alors à petits pas Janie ressortit par la porte de devant. Ah, être un poirier – ou n’importe lequel de ces arbres en fleurs ! Sous les baisers des abeilles tandis qu’elles chantent le commencement du monde ! Janie avait seize ans. Un feuillage vernissé et des bourgeons tout près d’éclore et le désir de prendre à bras-le-corps la vie, mais la vie semblait se dérober. Où donc étaient-elles, ses abeilles chanteuses à elle ? Rien dehors ni dans la maison de grandmaa ne lui répondait. Du haut des marches elle scruta le monde aussi loin qu’elle put, et puis elle descendit jusqu’à la barrière et s’y pencha pour contempler la route de droite et de gauche. Guettant, attendant, le souffle écourté par l’impatience. Attendant que le monde vienne à se faire.

Dans l’air saupoudré de pollen elle vit sur la route venir à elle un être magnifique. Aveuglée jusque-là, elle n’avait jamais vu en lui que le nonchalant Johnny Taylor, long et maigre. Cela, c’était avant que la poudre d’or du pollen ne pare de splendeur les guenilles de Johnny et le regard de Janie.

Dans les dernières phases de son sommeil, Nanny avait rêvé entendre des voix. Des voix lointaines mais persistantes, et qui peu à peu s’étaient rapprochées. La voix de Janie. Janie conversant par bribes chuchotées avec une voix d’homme qu’elle avait du mal à remettre. Et qui la réveilla soudain. Elle se leva d’un bond et regarda par la fenêtre et vit Johnny Taylor qui lacérait sa Janie d’un baiser.

« Janie ! »

La voix de la vieille femme était si dépourvue d’impérieux et de réprimande, si croulante et déliquescente, que Janie crut à moitié que Nanny ne l’avait pas vue. Elle s’extirpa de son rêve pour regagner la maison. Cela, fut la fin de son enfance.

Le visage et le cou de Nanny ressemblaient aux racines dressées d’un vieil arbre qu’une tornade eût arraché à la terre. Fondements d’un pouvoir ancien désormais insignifiant. Les feuilles rafraîchissantes de palma-christi dont Janie avait ceint le front de sa grand-mère, nouées sous un lambeau blanc, s’étaient flétries jusqu’à ne plus faire qu’un avec la vieille femme. Ses yeux ne criblaient ni ne taraudaient. Ils délitaient et fondaient Janie et la pièce et le monde entier en une seule entité.

« Ma Janie, t’es toute une femme maintenant, fait que…

— Naaan, Nanny, naaan, chuis pas vraiment toute une femme, pas encore… »

La pensée était trop neuve et trop lourde pour Janie. Elle la refoula.

Nanny ferma les yeux, hochant la tête en une affirmation lente et lasse, plusieurs fois, avant de lui prêter voix.

« Oui oui, ma Janie, t’as déjà tout ce qui fait une femme en toi. Fait que je ferais aussi mieux ça te dire ces choses que je garde en-dans de moi depuis le temps. Faudrait ça que je te voye mariée sans tarder.

— Moi, mariée ? Naaan, Nanny, non maam. Qu’est-c’est que j’en sais moi d’un mari ?

— Y a des choses que je viens de voir que ça me suffit tout plein, chère. Je voudrais pas ça qu’un nègue de raclure, un qu’a rien que sa carcasse et sa culotte comme Johnny Taylor, s’en vienne prendre ton corps pour aller s’essuyer les pieds dessus. »

À ces mots de Nanny, Janie sentit son premier baiser par-dessus la barrière se muer en un amas de fumier après la pluie.

« Regarde-moi, Janie. Reste pas là avec ta tête basse comme ça. Garde voir ici ta vieille grandmaa ! » Et maintenant sa voix s’agrippait à chaque inflexion de son émoi. « Ça me fait aucune envie d’avoir à te parler de la sorte. La chose c’est que j’en ai passé du temps à genoux devant mon Créateur à si tant de fois quêter miséricorde – pour qu’y me fasse pas mon fardeau trop lourd à porter.

— Nanny, j’étais juste… je pensais pas à mal.

— C’est juste ça qui m’épeure. Toi tu cherches rien à mal. Le mal tu sais même pas où ça peut se trouver. Et maintenant me vlà bien usée. Je pourrai pas toujours guider tes pas loin du mal et du danger. Faudrait ça que je te voye mariée sans tarder.

— Et c’est qui je vais pouvoir marier juste là ? Je connais personne !

— Le Seigneur Loawd y pourvoira. Y sait que j’ai porté mon fardeau sous la chaleur de chaque jour. Quelqu’un m’a eu parlé de toi y a de ça un boutte. J’ai pas rien dit vu que c’était pas comme ça que je te plaçais. Moi je voulais ça que tu fasses toute ton école et que tu t’en alles cueillir dans le haut des buissons ta propre baie plus délicieuse. Mais je vois ça que c’est pas ton idée, à toi.

— Nanny, qui… qui c’est qui m’a demandée ?

— Broda Logan Killicks. Un homme de bien, certain.

— Naaan, Nanny, non maam ! Alors c’est pour ça qu’y est toujours à traîner aux entours ? On dirait comme si c’était un vieux crâne au cimetière ! »

La vieille femme se redressa, posa les pieds par terre, et chassa de son visage les feuilles médicinales.

« Donc tu veux pas marier un tout bien comme y faut, hunh ? Tu veux faire juste que d’embrasser et becquer et t’enrouler autour du premier qu’arrive et puis un autre puis un autre, hunh ? Tu veux me donner à sucer la même misère pareil comme ta maama elle a fait avec moi, eï ? Ma vieille tête elle est pas assez grise de même ? Mon dos y est pas assez courbé pour ta convenance ? »

L’image de Logan Killicks venait profaner le poirier, mais Janie ne savait pas comment l’expliquer à Nanny. Elle se contenta d’arrondir le dos pour faire la moue au plancher.

« Janie.

— Oui maam.

— Tu me réponds ici quand je te parle. T’avise pas de rester là à faire ta moue devant moi après tout ce que j’ai eu enduré pour toi ! »

Elle gifla violemment la jeune fille au visage, puis elle la força à relever la tête, et du regard elles se défièrent. La main haut levée pour la calotte suivante, Nanny vit la très grosse larme qui montait du cœur de Janie pour venir s’installer au bord de ses yeux. Elle vit la terrible détresse et les lèvres pincées retenant le sanglot, et elle renonça. Au lieu de ça, elle ramena en arrière l’épaisse chevelure qui masquait le visage de sa petite-fille et elle resta là, à souffrir et aimer et pleurer au-dedans d’elle-même et pour toutes les deux.

« Viens voir ta grandmaa, chère. Viens-t’en t’asseoir sur ses genoux comme tu faisais toujours dans le temps. Nanny elle voudrait pas faire aucun mal à un seul cheveu que t’as sur la tête. Elle voudrait pas qu’aucune personne te fasse jamais pareil, si tant qu’elle peut empêcher ça. Chère, l’homme blanc c’est lui le maître de toutes les choses ici-bas, aussi loin que j’en ai vu. Ça se peut qu’y a un endroit au milieu de l’océan où l’homme noir y commande, mais nous ici on sait rien que les choses qu’on voit. Fait que l’homme blanc y jette le fardeau à terre et y dit à l’homme nègue d’aller le ramasser. L’homme nègue y va le ramasser pasqu’y faut bien, mais y va pas le porter rien du tout. Y va le refiler à ses femmes. La femme nègue c’est elle la mule du monde, pour tout ce que j’en ai vu. Et j’en ai dit des prières, pour que ça soye pas pareil pour toi. Loawd, Loawd, Loawd ! »

Pendant un long moment elle resta ainsi, berçant la jeune fille et la serrant fort contre son sein creux. Les longues jambes de Janie pendaient par-dessus le bras du fauteuil et ses longues nattes se balançaient bien bas de l’autre côté. Nanny, moitié psalmodiant, moitié sanglotant, entonna un interminable chant-supplique au-dessus de la tête de Janie en larmes.

« Loawd aie pitié ! Ç’a pris son temps chemin mais j’ai idée qu’y fallait que ça arrive. Oooh Jésus ! Doooux Jésus ! Moi j’ai fait juste du mieux que je pouvais. »

Enfin, toutes deux s’apaisèrent.

« Janie, y a combien de temps que tu laisses Johnny Taylor te becquer de même ?

— Rien que cette seule fois, Nanny. Je l’aime pas mais alors pas du tout. Pourquoi j’ai fait ça c’est à cause… oh puis je sais pas !

— Merci grand, Seigneur Jésus.

— Je vais plus jamais le faire, Nanny. S’y te plaît me fais pas marier Miste Killicks…

— Moi c’est pas Logan Killicks que je veux pour toi, tite merveille, c’est une protection. Chuis pas en train de virer vieille, chère. Chuis déjà finie d’être vieille. Un matin dans pas longtemps, l’ange avec son épée va s’arrêter dans mes parages. Le jour et l’heure y me sont pas dits, mais ça va pas être bien long maintenant. J’ai prié le Seigneur Loawd du temps que t’étais encore une infantillonne à mes bras pour qu’y me laisse rester ici avec toi jusqu’au temps où tu soyes finie d’être grandie. Y m’a épargnée assez pour que je voye ce jour. Et moi maintenant ma prière quotidienne c’est de laisser rouler ces bons temps dorés encore une pogne de jours jusqu’au temps où je te voye aller sauve dans la vie.

— Laisse-moi attendre, Nanny, s’y te plaît, juste un tout pti boutte encore…

— Crois pas que je sens pas ta peine, Janie… Je la sens. Je pourrais pas t’aimer plus que ça même si j’avais eu senti dans ma propre chair toute la douleur de t’avoir eu faite naître. Pour dire la chose, je t’aime un plein tas de fois plus que ta maama, que c’est moi-même qui l’ai eu faite naître. Mais faut ça que tu prennes en considération que t’es pas une tizenfant de n’importe quel jour comme la plupart des autres. Toi y a pas personne qu’est ton paa, et tant dire que t’as pas non plus de maa, pour le bien que t’as eu de sa part. T’as personne d’autre que moi. Et moi ma tête elle est vieille et elle penche à la tombe. Et toi tu peux pas rester toute seule par toi-même. Juste la pensée de toi traînée de droite et de gauche ça me fait du mal. Chaque larme que tu verses elle me presse une pleine tasse de sang du cœur. Faut ça que je m’évertue à faire ce qu’y faut pour toi avant que ma tête elle vienne froide. »

Un sanglot de soupir s’échappa de Janie. La vieille femme lui répondit par des petits tapotements consolateurs.

« Tu sais, chère, nous autres les personnes de couleur on est rien que des branches sans racines et ça fait que les choses elles nous arrivent toutes croches de même. Toi surtout. Moi chuis née en esclavage y a un boutte et c’était pas pour moi d’accomplir mes rêves des choses qu’une femme elle doit être et faire. Ça c’est un des empêchements de l’esclavage. Mais toi y a pas rien qui peut t’empêcher de désirer. Y a personne qu’on peut frapper si tant bas pour lui voler sa volonté. Moi je voulais pas ça qu’on m’utilise comme bœuf à besogne ou coche à pourceaux, et je voulais pas ça qu’on utilise ma fille de même. Sûr que c’était pas ma volonté que les choses elles soyent arrivées comme elles sont arrivées. J’ai même haï la façon comme t’es venue au monde. Mais veut ou veut pas j’ai dit Dieu merci et j’ai eu ma seconde chance. Moi j’avais idée de prêcher un beau sermon sur les femmes de couleur qui se posent là-haut, mais y avait pas aucune chaire dressée pour moi. La liberté elle m’a trouvée avec ma tite bèbe aux bras, alors j’ai dit m’en vais prendre un balai et une marmite et lui ouvrir grand la route au milieu de la broussaille. C’est elle qu’allait me faire voir tout ça que je sentais en-dans. Mais va savoir comment elle s’est trouvée perdue sur la grand-route et vlà d’un coup que t’étais au monde. Alors toutes les nuits que j’étais à prendre soin de toi j’ai dit comme ça mon sermon j’ai qu’à le mettre de côté pour toi. Fait que ça fait un long boutte que j’attends, Janie, mais rien de tout ça que j’ai eu enduré sera jamais de trop si tant que tu te tiens toujours haute sur la terre comme j’ai rêvé. »

La vieille Nanny demeura assise, berçant Janie comme elle l’aurait fait d’un nourrisson et remontant le cours du souvenir plus loin plus loin. Et les images lui venant à l’esprit faisaient surgir les émotions, et les émotions extirpaient autant de drames des cavités de son cœur.

« Le matin de ce jour-là sur la grande plantation au proche de Savannah, un cavalier s’est venu au galop pour nous dire comme quoi Sherman a pris Atlanta. Le fils de Massa Robert avait été fait tué à Chickamauga. Donc alors Massa Robert y prend son fusil et y grimpe à son meilleur cheval et y s’en va avec eux les têtes grises et les jeunes gens pour aller reconduire tous les yankees d’où y viennent là-bas en Tennessee.

Tout le monde y étaient à se mettre en joie et brailler et clamer pour tous ces hommes qui partaient au galop. Où j’étais moi je pouvais pas rien voir vu que ta maama elle était juste née d’une semaine et moi j’étais à plat sur mon dos. Mais c’est là qu’y fait mine comme quoi y a oublié une chose en arrière et y court jusqu’à ma case et y défait mes cheveux pour une dernière fois. Et y fait comme enrouler sa main en-dans, y pogne mon gros orteil, juste comme c’est qu’y a eu toujours fait, et y file à leurs trousses pareil comme l’éclair. Puis j’ai entendu qu’y faisaient tous un dernier hooozaa ! pour lui. Et après ça la grande maison et les cabanages ont pris le sombre et le silence.

On était à la fraîcheur du soir quand la Mistis elle est arrivée pour venir se mettre dans ma devanture. Elle a jeté grand ouvert la porte et elle restée là à me lorgner avec tous ses yeux et sa face. C’était comme si qu’elle avait traversé cent années de vie en janvier sans jamais voir un seul jour du printemps. L’est venue là se mettre juste au-dessus de moi dans mon lit. Nanny, chuis venue c’est pour voir le bébé que t’as fait là.

Moi j’ai essayé de pas sentir la brise qui soufflait de sa face, mais ça s’est fait si tant froid d’un coup que chuis partie à me glacer comme la mort dessous ma couverte. Je pouvais pas sitôt bouger comme j’avais l’idée. Mais je savais bien que je devais me hâter de même.

Tu ferais bien d’ôter la couverte dessus le gaminaud et vite avec ça ! qu’elle m’a jeté. Dirait-on que tu sais pas qui c’est la Mistis ici sur cette plantation, Madam. Mais moi je m’en vais te montrer ça.

Fait que je m’étais débrouillée pour découvrir mon bébé assez pour qu’elle voye juste sa tête et sa figure.

Nègue là, qu’est-c’est ton bébé qu’y a ses yeux tout gris et ses cheveux tout jaunes ? Et elle a commencé à gifler ma mâchoire comme pas possible dans tous les sens. Moi j’ai pas jamais senti ses calottes d’en premier vu que j’étais trop affairée à remettre la couverte dessus ma tiboutte. Mais les celles d’ensuite ça m’a brûlée comme du feu. Ça me faisait trop de sentiments en même temps pour savoir celui que je devais suivre, alors j’ai juste pas pleuré et j’ai juste rien fait d’autre. Mais sauf qu’elle a continué à me demander comment ça se trouve que mon bébé il a l’air blanc comme ça. Elle m’a demandé la chose vingt-cinq ou même trente fois comme si qu’elle était acculée à demander de même et qu’elle pouvait pas s’empêcher. Donc alors moi j’ai dit, Je sais rien que les choses qu’on me dit de faire, vu que moi chuis rien qu’une nègue et une esclave.

Et à la place de la pacifier comme je croyais, on dirait que ça l’a lancée plus en rage. Mais j’ai idée qu’elle était bien tannée fourbue en-dans, vu qu’après ça elle m’a plus donné de coups. Elle a marché jusqu’au bas du lit pour aller essuyer ses mains dans son mouchoir. Je veux pas salir mes mains sur toi, qu’elle dit. Mais la première chose au matin c’est que le contremaître y va te conduire au poteau de fouet et t’attacher sur tes genoux et t’arracher le cuir dessus ton dos jaune. Cent coups de fouet à lanières sur ton dos nu. Te ferai donner du fouet jusqu’à tant que le sang coule à tes pieds ! Et j’ai bien en intention de les compter moi-même. Et si t’en crèves ça sera pas si tant une perte. Et d’ailleurs le jour où y prendra un mois d’âge je m’en vais vendre ce marmot qu’on me le sorte de ma place.

Et la vlà qui se hâte au-dehors et qui me laisse avec son temps d’hiver en-dans. Moi je savais que mon corps était pas remis en santé, mais je pouvais pas rester à méditer sur ça. Au noir du soir j’ai enveloppé mon bébé le mieux que je savais et j’ai fait mon chemin jusqu’aux mangroves en bord de la rivière. Je savais ça que la place était farcie de mocassins et autres serpents qui piquent, mais encore plus ce qui m’épeurait c’est tout ça que je laissais en arrière. Alors j’ai fait ma cache de jour et de nuit là-dans et je nourrissais mon bébé à toutes les fois qu’elle venait à pleurer, de peur qu’un autre que moi y l’entende et qu’y me trouve là. Chuis pas en train de dire qu’y a pas un ami ou deux qui s’est pas fait du trouble pour moi. Et en plus de ça le Seigneur Loawd s’est arrangé pour que je soye pas trapée. Et je sais pas comment ça se trouve que mon lait a pas tué ma tiboutte, avec moi qu’étais tout le temps si tant épeurée et bien en peine. Le cri des hibous y m’épeurait ; le branchage des cyprès y se mettait comme à glisser et s’agiter de partout dans la noirceur venue, et moi deux trois fois j’ai entendu les panthères qui nous rôdaient aux entours. Mais y a rien qui m’a jamais fait aucun mal vu que le Seigneur Loawd y savait tout comment c’était.

Puis une nuit vlà ça que j’entends les gros canons qui grondent comme tonnerre. Ç’a pas arrêté de toute la noirceur. Et le matin après ça j’ai vu les grands navires au loin et un sacré grand dérangement de partout. Alors j’ai enveloppé ma Leafy dans la mousse pour la crocher bien solide en haut d’un arbre et après filer tout petit mon chemin jusqu’à l’appontement vers l’en-bas. Tous les hommes étaient en habit bleu, et j’ai entendu du monde dire comme quoi Sherman s’envenait à la rencontre des navires à Savannah, et nous tous les esclaves on était libres. Alors j’ai couru pour aller prendre mon bébé avec moi et je me suis accointée avec d’autres et j’ai trouvé une place où je pouvais rester.

Mais c’était un long boutte après ça qu’y a eu la Grand Reddition à Richmond. Puis on a entendu la grosse cloche sonner d’Atlanta et tous les hommes en habit gris y se sont rendus à Moultrie, pour enfouir leur épée en-dans la terre et faire voir comme quoi plus jamais y vont se battre à cause de l’esclavage. Donc alors on a connu ça qu’on était libres.

Moi je voulais pas marier personne, même si j’aurais pu un plein tas de fois, mais je voulais pas qu’on fasse du mal à mon bébé. Alors me suis mise avec des blancs qu’étaient des bonnes personnes comme ça pour m’envenir à l’Ouest de Floride ici à travailler et faire briller le soleil de chaque bord de la rue pour ma Leafy.

Ma Madam elle m’a aidée avec ma fille juste pareil comme elle a fait avec toi. J’ai mis ma Leafy à l’école quand c’était qu’y avait une école pour la mettre. Vu que moi c’est une maîtresse d’école que j’espérais de faire d’elle.

Mais un jour elle est pas rentrée à la maison à l’heure qu’elle devait et moi j’ai attendu j’ai attendu, mais de toute la nuit elle est pas jamais rentrée. J’ai pris une lanterne pour aller m’enquérir de partout mais y avait pas personne qui l’avait vue pour moi. Et le matin après ça c’est elle-même qui s’en retourne en se traînant sur ses mains et ses genoux. Fallait voir ça. Le maître d’école y avait enlevé caché ma Leafy dans le bois toute la nuit longue, et il avait violenté mon bébé, et y s’était sauvé de là juste avant le jour.

Dix-sept années tout juste qu’elle avait, et une chose de pareil qui lui arrive ! Loawd aie pitié ! Chuis capable à tout voir encore comme devant mes yeux. Y a un boutte qu’est passé avant qu’on la voye se remettre de tout ça, puis là fait qu’on savait déjà que t’étais en chemin. Et après ça que t’étais née, elle a commencé à se prendre de boisson et traîner toutes les nuits au-dehors. Moi j’arrivais pas à la faire rester en quèque part ici ou nulle part. Le Seigneur Loawd y a que lui qui sait où la trouver maintenant. Elle est pas morte, vu que moi je le saurais dans toutes les choses que je sens en-dans, mais y a bien des fois que je souhaite ça qu’elle soye en repos.

Et, Janie, peutête c’était pas grand-chose, mais moi j’ai fait le mieux que je pouvais avec toi. J’ai raclé et gratté et acheté ce bout de terre qu’y a ici pour que tu soyes pas forcée de rester dans l’arrière-cour des blancs et tenir ta tête rentrée devant les autres tizenfants à l’école. Et ç’allait bien si tant que t’étais encore ptite. Mais quand t’es venue à être assez grande pour comprendre les choses, j’ai voulu que tu soyes capable à prendre soin de toi-même. Moi je veux pas ça que d’aucuns y te broyent toutes tes plumes et qu’y te jettent des choses dans la face. Et je peux pas mourir en doucement si je pense que des hommes qu’y soyent blancs qu’y soyent noirs y vont peutête te traiter comme si t’étais leur godet à cracher. Aie quelque charité pour moi. Dépose-moi tout doux, Janie, chuis rien qu’une assiette fêlée. »

Zora Neale Hurston, Mais leurs yeux dardaient sur Dieu, traduit de l’américain par Sika Fakambi, Zulma, 306 pages. En librairie le 13 septembre.


Zora Neale Hurston

Ecrivaine