Récit

Bas la place y’a personne

Écrivaine

Dolores Prato (1892-1983), née bâtarde, fut élevée par un prêtre et sa sœur («les oncles») à Treia, une petite ville des Marches. Femme indépendante, antifasciste, auteure de récits et poèmes, celle qui se disait être une «personne inconclue» a entièrement recréé le monde de son enfance dans Bas la place y’a personne comme peu de récits d’enfance savent faire : à hauteur d’enfant, d’une petite fille livrée à elle-même, seule face aux mystères de la vie. La publication originale avait été une révélation en Italie ; mais elle était incomplète. Dolores Prato n’en verra pas la publication intégrale. AOC, qui en publie un extrait en avant-première, conclut sa série de prépublications estivales sur ce texte promis à devenir un classique.

Des trois prêtres hiérarchiquement les plus importants, le dernier, l’archidiacre don Ulisse, maigre, très grand, visage étroit et long, si coloré que s’il avait été pape il aurait fait penser à un cierge allumé, habitait à la Rotonde ; les deux autres, l’archiprêtre et le vicaire, résidaient dans les Rues Basses.

L’archiprêtre, don Nicola Graziosi, petit, très maigre, droit et tordu comme une ligne brisée, dans un grand camail gonflé d’un peu de lui, et d’un peu d’air : je ne sais ni l’endroit où il habitait ni avec qui. Mais la jeune femme enfuie avec son amoureux à trente ans, quand elle aurait déjà dû avoir un peu de jugeote, ou s’être jetée à l’eau tout habillée, devait être sa nièce. Elle s’enfuit de là, des Rues Basses. Je me souviens d’elle : elle avait un peu le visage d’une vieille avec un semblant de menton qui deviendrait avec le temps comme celui de la Bonomi naine, Peppina comme elle. Un prêtre à la maison conditionnait un peu toute la famille, surtout les nièces. Peppina était une nièce, elle avait certainement conquis l’estime du village pour qu’il y eût un tel tapage quand, elle, fade et estimée, « s’enfuit ».

S’enfuir signifiait partir avec un homme et puis recoller avec le mariage les pots cassés dans la fuite. Tous la condamnaient. Si elle n’a pas de jugeote à sa trentième année, jette-la à la rivière tout habillée. Je pensais : « Et si elle s’y était jetée elle-même ? »

Jamais cette nouvelle ne circula, même pas comme supposition, mais pas non plus qu’elle fût revenue.

De la maison du vicaire, le plus important des trois parce qu’il remplaçait l’évêque, don Argeo De Mattia, éminent savant comme l’étaient alors beaucoup de Trejesi, ecclésiastiques et laïcs, sortait madame Artemisia ; au milieu de la rue Amos, immobile et droit, visage rond et brun, l’un des deux jumeaux neveux du vicaire ; l’autre s’appelait Matteo.

Le vicaire don Argeo, haut comme un peuplier, boitait avec un naturel élégant, s’appuyant à une mince canne noire. Artemisia était une fleur, ou la belle-sœur du vicaire. Visage couleur bronze, on aurait dit une nonne habillée en dame, mais toujours en noir, entièrement apprêtée en veuvage ; avec pour seule lueur un bijou, je ne sais si pendu ou épinglé. Son mari, bas et rondouillard, était l’opposé du vicaire. Les deux jumeaux toujours sérieux, marinière sur les épaules, d’un côté et de l’autre de leur mère, noire, compassée, renfrognée et chaste, tout étudiée en nonne au foyer, passaient en un groupe silencieux. Ces deux fils identiques, normalement trapus, hautains et réservés, ressemblaient à deux acolytes de bois en culottes courtes.

Sur la basse impression visuelle de toute la famille, le vicaire se détachait étroit et long, mais sa belle-sœur Artemisia semblait plus vicaire que lui et les deux neveux de petits cardinaux in fieri. Dans les Rues Basses, du même côté que madame Carlotta et m’sieur Filippo, il y avait une maison, brièvement ouverte, longtemps fermée. Fermé le petit portail vert dressé au-dessus de deux marches, toutes bien fermées les persiennes vertes ; on aurait dit une maison de défunts. En réalité les habitants s’étaient envolés de là. Pour aller où ? Comment pouvais-je le savoir ? Est-ce que je savais où allaient les hirondelles des nids sous les tuiles des maisons ? Je les voyais revenir, mais je ne savais pas d’où elles venaient. La même chose pour les Petrocchi.

Une famille parfaitement identique dans les visages, parfaitement identique dans la profession. Ils étaient comédiens. Aujourd’hui on dirait artistes, acteurs, autrefois on disait comme ça. Ils apparaissaient, disparaissaient, réapparaissaient dans le village au gré de leur travail. Occupés s’ils n’étaient pas là, chômeurs s’ils y étaient.

D’après quelques pointes des discours de tante, je déduisais qu’être comédien n’était pas à vrai dire la marque de personnes distinguées ; théâtre et immoralité marchaient main dans la main. Sur la bouche de l’oncle affleurait son sourire lèvres fermées, le sourire de qui voit plus loin et tout absout.

Au contraire, grande était la fascination qu’exerçait sur moi la famille Petrocchi. Je n’avais jamais vu le théâtre, mais j’aimais bien qu’ils fussent comédiens. Ils partaient et revenaient. Ils vivaient au village en pointillé. Réservés et tranquilles, on aurait dit qu’en eux-mêmes ils pensaient toujours à quelque chose qui les faisait légèrement sourire. Tous semblables et étrangement beaux. La beauté de la mère était une beauté facile, celle des autres, très rare. Pâles et cheveux noirs, faces ovales et grosses lèvres. Il y avait dans ces visages de l’arabe, de l’hébraïque, du tzigane mélangé au brun du mulâtre. Je ne sais le dire aujourd’hui encore. En faisant le tour du monde, on n’aurait pas trouvé de visages si originaux et bigarrés ; c’étaient les Petrocchi et rien d’autre.

Le père, petit, la mère, grande et élancée, les enfants, de toutes les tailles. Le visage paternel était le moule, les enfants les copies, mais tout en étant identiques ils étaient très reconnaissables l’un de l’autre ; l’élément maternel retouchait çà et là ses Petrocchi.

Riccardo était sans doute le plus riche de cette beauté originale et composite ; tout en n’étant pas très grand il avait une allure de roi, tels que j’imaginais les rois marcher couronne sur la tête. Plus beaux qu’une couronne, Riccardo avait des cheveux touffus, plus noirs que noirs, ils reflétaient la lumière qui en accentuait les larges ondulations ; la bouche entrouverte, charmée par la pensée ; car Riccardo, même s’il regardait autour de lui, ne voyait pas, il n’était qu’avec lui-même ou tel de ses personnages.

Les deux grandes sœurs, toutes douces ; un très beau visage et un charme qui ne venait pas de leurs traits. Jamais en elles quelque chose de trop, jamais ce geste exagéré que les gens attribuaient peut-être aux comédiens : désinvoltes sans impertinence. Elles semblaient deux gravures en couleur.

L’aîné marchait lentement, détaché de tout et de tous. Petrocchinement beau, il était plus grand que Riccardo.

La plus jeune, Carmela, passait de quelques années les écarts habituels qui s’intercalent dans l’échelonnement d’une génération bien espacée. Il y avait un fossé entre elle et les autres comme le gouffre que je trouverai chez Dante. Quand la maison était ouverte, Carmela fréquentait la même classe que moi.

Carmela fut la seule fillette qui entra un jour chez les oncles pour jouer avec moi. Et elle joua. Mais quel drôle de jeu ! Elle seule jouait. Dans la pièce des malles, allongée sur un tas de linge sale préparé pour la lavandière, sans culottes, jambes écartées, elle joua avec elle-même.

Je regardais ce jeu jamais supposé, un jeu sans poupées, sans petites cuisines, sans petites poêles, sans même une ficelle. Pour jouer, il fallait au moins une ficelle. On faisait tant de choses avec une ficelle ! Mais Carmela n’avait besoin de rien ; elle-même et le mouvement de ses doigts étaient suffisants. « Essaie, me disait-elle, essaie. » Je me tenais debout devant elle et je n’essayai pas. Je n’aimais pas ce jeu jamais vu dont j’ignorais jusqu’au nom. Et après tout, il n’y avait rien de beau. Je n’avais aperçu que quelque chose de laid. Et il était très clair que pour jouer ce n’était pas beau de s’allonger sur un tas de linge sale.

Au dîner je ne parlai pas du jeu de Carmela ; peut-être que je n’y pensais déjà plus.

Cela me revint à l’esprit beaucoup plus tard, quand je commençai à me convaincre d’avoir toujours été une attardée. Ce n’était pas Carmela qui donnait un mauvais exemple, elle était l’instrument de la vie inconsciente qui se propage comme l’eau dans les vases communicants ; la vie qui n’aime pas le vide ; mais mon vide n’était pas ouvert, c’était un vide clos.

Si le jeu ne m’avait pas attiré, il n’avait pas non plus diminué l’étrange fascination de la famille Petrocchi sur moi.

Je rencontrais Riccardo seul, absorbé, légèrement souriant, « il a le visage de Carmela » je pensais. Je voyais Carmela, « elle a le visage de Riccardo » je pensais. Tous les deux identiques, tous les deux bruns comme s’ils restaient toujours bronzer sous le soleil en bord de mer, tous les deux les cheveux noirs et bouclés comme les miens.

À présent que la vie est passée entre les Petrocchi et moi, je comprends peut-être pour quelle raison ils m’attiraient tellement. Nous devions avoir quelque chose de semblable : un destin inconclu ; une foule de déceptions ; un recommencer à zéro continu ; une reprise d’espoir continue ; une alternance de joies qui ne reposaient sur rien et de douleurs désespérées. Un provisoire stable !

Parce qu’ils étaient comédiens et qu’ils devaient être ainsi, moi, je l’ai été sans être comédienne, sans pouvoir l’être.

 

Aux Rues Basses habitait Andronico, il était tailleur, mais ici on disait couturier ; peut-être Cataldini aurait dit de lui-même tailleur et non couturier. Andronico servait mon oncle.

Très grand, sec, noir. Deux jambes qui ressemblaient à des ciseaux. Les ciseaux, avec lesquels sur sa table de travail il coupait l’étoffe en suivant le dessin à la craie, une chose dure qui ne faisait pas de poussière, avaient un des deux anneaux énorme, on pouvait y faire passer un pouce disproportionné. Nom, jambes et ciseaux, c’était du pareil au même. Il ressemblait également un peu à une longue aiguille assise parce que non seulement ses jambes étaient très longues et sèches, mais ses épaules aussi étaient étroites, la tête et le visage affilés et longs. Son visage avait la silhouette d’un chas, son bouc poivre et sel le lui allongeait. Habillé en noir, il n’avait de blanc que les manches de sa chemise, quand il ôtait sa veste. Grand et efflanqué, je le retrouvais à la maison dans le don Quichotte de Doré ; je superposais à tel point les deux figures que si je n’avais pas fait attention j’aurais lu « Andronico et Sancho ».

Cataldini avait beau sembler un grand monsieur, j’ai l’impression qu’Andronico était le Litrico[1] de Treja. Voilà, moi qui ne parviens pas à retenir les noms qui se trouvent hors de ce village bambin, je retins Litrico, notre célébrité couturière, uniquement pour l’affinité avec Andronico.

Ariodante était un cordonnier, il me faisait peur avec son prénom ; jamais je ne le vis, mais tôt ou tard tous parlaient d’Ariodante, et le ton était de qui nomme quelqu’un de tellement estimé que personne ne riait de son prénom. Moi, j’avais l’impression d’un animal disparu ou d’un dieu oublié. Il habitait dans l’une des ruelles autour des Rues Basses ; Eugenia le connaissait et lorsqu’elle me parlait de Callisto elle le nommait souvent.

Les Rues Basses étaient une mine de personnes visibles et invisibles. Marco sortait des Rues Basses et descendait au long de notre rue. Le dos voûté bien qu’il marchât très droit, il était chiffonnier ; un sac jeté sur son épaule droite, la balance romaine dans la main gauche ; ce sac, je le vis toujours vide ; peut-être que l’homme pensait à autre chose dès qu’il sortait en quête de chiffons, ou alors ce n’était qu’une excuse. Seule certitude, son visage ressemblait à la « balance romaine », ce peson qui va de gauche à droite le long des encoches du fléau qu’ici on appelait « Marco ». Il ressemblait à tel point au « Marco » de la balance qu’il était fort probable qu’on l’appelât ainsi à cause de ça. Des Rues Basses sortait le balayeur, visage maigre triangulaire avec au milieu un nez qui, à lui seul, était le peson de la romaine.

En plein concile Vatican II, le transtévérin cardinal Ottaviani dit : « Je suis le onzième d’une famille de douze enfants, notre père était garçon boulanger. » Ce fut alors que je retrouvai le mot « garçon », en ce sens courant à Treja.

Four, garçons, boutiques ressurgirent. Car là, les magasins étaient tous des boutiques ; si une bijouterie avait existé, c’eût été une boutique. Le lieu de travail du menuisier aussi, bien qu’on n’y achetât rien, s’appelait boutique. Comme l’antre long, tout noir, où ressortait, tel un incendie dans la nuit, le feu de la forge et le morceau de fer rouge que Torquato modelait en le martelant sur l’enclume où le garçon le tenait fermement avec une tenaille, on l’aurait dit transparent, était boutique.

Tout était boutique : menuiserie et atelier, mais là où ceux qui n’en avaient pas chez eux achetaient le vin ne s’appelait pas magasin, mais ostérie ou cave. Sans doute parce que, plus qu’acheter, on y buvait le vin : « un quart, un demi-litre, un litre, un pichet ». « Le galopin », personne n’en demandait, et encore moins le ballon. À vrai dire seule celle de Terè de Tarquì à la Rotonde était une ostérie, toutes les autres étaient des caves parce qu’elles se trouvaient plus bas que la rue et que l’on descendait pour arriver aux tonneaux ; et de fait, pour entrer dans l’ostérie de Terè il fallait monter une marche.

La brève enfance est si longue tant que nous la vivons, que ses petites marches sont des époques ; les premières, confuses entre réalité et imagination, sont une sorte de préhistoire mythologique. Dans la mienne, en même temps que Scolastica et Sile, il y a la mystérieuse boutique du petit vieux habillé en noir : une porte étroite comme une demi-porte et l’échoppe de la largeur d’une porte, de la longueur du petit vieux s’il s’était allongé par terre, il y avait un comptoir à la mesure, de la mercerie, des pointes. Le petit vieux avait un visage ridé couleur parchemin, il portait une calotte noire, un collet de prêtre, une houppelande jusqu’aux genoux, à peine plus haut que là où finissait son pantalon noir, court et noué au-dessus du mollet, des chaussettes noires et des chaussures basses, mais sans boucle. C’était peut-être un diacre vieilli sans dire la messe, parce qu’il n’était sûrement pas prêtre, du moins il ne l’était plus : je ne sais pas qui il était. Un peu voûté et se frottant les mains, il traversait en biais la rue pour entrer dans l’église de Saint-François. Je ne l’ai jamais vu que de la sorte : ou dans son échoppe ou traversant ces quelques mètres de rue. Jamais ailleurs, comme si c’était une larve condamnée à passer là son purgatoire.

En remontant notre rue, nous arrivions à la Rotonde où commençait pour moi la vie centrale du village, où commençaient les boutiques qui comptaient. Dans les ruelles, deux ou trois sacs, une pile d’assiettes, quelques pots de chambre, peu d’objets en terre cuite, si peu qu’ils auraient pu ne pas y être, faisaient boutique. En revanche, dans celles-ci, on pouvait acheter aussi les siphons ; en rendant vide celui d’avant le prix du nouveau baissait. C’étaient de grosses bouteilles fermées hermétiquement par des dispositifs métalliques avec sur la fermeture un bec et une petite queue ; en appuyant sur la queue sortait du bec un grand jet de petites bulles effervescentes ; il pétillait dans le verre avant de se calmer ; ce jet était le seltz ! Une merveille ultramoderne ! Mais comment les remplissait-on ? C’est ce que j’aurais aimé savoir.

Les boutiques n’avaient pas le nom de leurs marchandises, mais celui du propriétaire, ou son surnom ; on n’allait pas à la boucherie, mais chez Lello ou chez Biondi.

De même que les églises étaient mes théâtres et les rues mes cinémas, de même les magasins étaient mes jardins publics.

Parfois Eugenia m’emmenait avec elle faire les courses ; parfois j’accompagnais tante dans ses achats. « Deux onces de laine noire. Une livre d’amidon. Trois mètres d’extrafort blanc. Un bras de doublure cendre. Quatre empans d’élastique. »

Les boutiques n’étaient pas toujours divisées par genres ; le charcutier pouvait être aussi épicier et l’épicier mercier. C’étaient des boutiques sentant bon les bonnes choses, toutes naturelles et bien visibles. Il n’y avait pas ces barrières de verre pleines de marchandise, d’où de temps à autre émerge la tête du vendeur ; barrières qui empêchent l’acheteur de voir ce qui, derrière, arrive à ses achats. Il y avait un comptoir large, long, avec la balance et la planche pour découper jambons et charcuteries en les décrochant des esses à portée de main. Les salaisons non entamées pendaient du plafond. C’étaient des boutiques aux odeurs appétissantes qui mettaient l’eau à la bouche parce qu’il n’existait pas de boîtes de conserve en dehors de la grosse boîte de thon, toujours ouverte et à la vue de tous, là, sur le comptoir. Les seules boîtes, à l’époque, étaient celles du cirage.

Et tout autour de la boutique, des sacs aux bords retroussés de riz, de haricots, de farine, avec la grande pelle en bois toute prête. Les femmes en tâtaient la qualité avec les yeux et les doigts en en ramenant une pincée et la rejetant en cascatelle. Si elles tâtaient les pois chiches, elles demandaient: « Ça mitonne ? » Les pois chiches de première qualité devaient mitonner. Parmi les sacs il y avait aussi celui de la gesse, bigarrée, irrégulière, plus semblable à des petits cailloux qu’à des légumes. C’était une nourriture de pauvres. Elle n’entra jamais chez nous, pas même dans la période très pauvre de la traversée. Il y avait le sac du sucre qui alors ne se vendait qu’en morceaux ; en s’effritant il devenait poudre. « Deux gouttes de médicament sur un morceau de sucre. » Ils vendaient des choses dont on a perdu le nom et la substance, ou du moins c’est ce qu’il paraît, peut-être que l’usage s’en est raréfié. L’épeautre, aliment sacré des Romains, était encore un aliment ordinaire des moins riches. Nous aussi parfois nous avons mangé la soupe d’épeautre : une sorte de crème rêche, savoureuse, que j’aimais ; l’oncle disait « colle à boyaux ».

Qui sait pour quelle raison on ne débarrassait pas l’orge de sa pellicule comme on faisait pour le riz et le blé et justement parce qu’il n’était pas nu on l’appelait « orge habillé ». Peut-être celui que tante appelait « orge mondé » signifiait qu’on lui avait enlevé sa chemise. « De chez nous » était un titre de noblesse. Aujourd’hui, beaucoup de gens, appréciant tout ce qui n’est pas de chez eux, seraient contents de pouvoir manger des petits pois anglais et des fèves américaines.

Les balances étaient en général deux plateaux suspendus à des chaînettes comme celle que la Justice tient dans ses mains. Au lieu de la Justice, un mécanisme qui la remplaçait : sur un plateau la marchandise, sur l’autre le poids, quand ils étaient équilibrés justice était rendue. Dans les boutiques les plus modernes les plateaux, plus mats cependant, n’étaient pas suspendus, ils étaient posés sur deux supports oscillant grâce à un engin sensible enfermé dans une élégante caissette qui laissait voir, à travers un petit hublot, l’oscillation interne.

Il y avait la romaine à plateau profond, mais la vraie était celle que portait sur son épaule le chiffonnier : au lieu du plateau, un crochet, auquel il aurait dû suspendre son ballot s’il avait ramassé des haillons. Existait aussi le compromis entre la balance et la romaine : un seul gros plateau en cuivre brillant relié à un fléau gradué sur lequel on déplaçait le poids. Pour les choses très lourdes, la bascule, mais elle n’avait aucune physionomie, c’était une masse, et non une balance.

Au contraire, sur un léger petit support, un plateau grand comme une hostie, au-dessus d’une espèce de cadran d’horloge avec une seule aiguille fixe ; c’était le cadran qui tournait et s’arrêtait devant l’index selon le poids du pli posé sur le plateau. Cette petite balance pour les lettres ne la possédaient que les bureaux et madame Zenobia, la buraliste. Pendant une courte période, l’oncle l’eut également, mais elle disparut sans faire partie de la maison. Les petites balances légères et fluettes qui semblaient planer en l’air, à Treja ne les avaient que les pharmaciens, à Macerata les orfèvres aussi.

Pagliericcio, le boutiquier avec lequel j’entretenais une familiarité muette sans que jamais il ne m’ait adressé un mot ni un regard, je ne sais pas comment il s’appelait vraiment.

Il était plutôt petit, encore petits aussi ses enfants qui grandissaient et dont certains filaient à la boutique en sortant de l’école. Parfois il y avait sa femme, petite elle aussi, frêle et détachée, sa sœur, un peu plus grande, mais ravagée par un amour qui jamais n’aboutissait aux noces. Son promis était Celli, le « jeune » de la pharmacie, qui n’était plus jeune, mais accablé de distinction ; tout en lui était plein de dignité ; ses mises et son allure, son début de bedaine ainsi que la surdité qu’il dissimulait sous un silence aristocratique. Moi, je trouvais étrange qu’un homme si distingué pût épouser la sœur d’un boutiquier, tout Pagliericcio qu’il fût, et je comprenais ses tergiversations. Les deux femmes restaient peu dans la boutique et quand elles étaient là, elles ne combinaient pas grand-chose ; seul ou avec elles, il n’y avait que lui pour se démener là-dedans.

La boutique tout de suite après que la partie droite de l’hôtel particulier s’enfonçait dans le cercle de la Rotonde, presque en face du Suffrage, était la plus ornée du Samedi saint, celle où j’allais le plus souvent parce qu’Eugenia achetait là tout ce qui était possible : de l’autre côté de la rue, il y avait l’échoppe d’un cordonnier où travaillaient les trois frères Fioretti : c’étaient désormais trois bonshommes dont on ne cherchait pas le père, autonomes avec leurs familles ou leurs frasques ; mais qu’un artisan, peut-être même moins encore, eût choisi pour ses enfants les prénoms d’Aminta, Licurgo et Callisto, ça n’arrivait que là ; si quelqu’un les avait réutilisés, il les lui aurait volés. Tous les trois très grands ; visage large et carré, Aminta ; ovale, Licurgo ; long et étroit, Callisto, l’amour d’Eugenia. Licurgo, droit, brun, était une statue de bronze. Quand je finis par connaître les lois de fer de Lycurgue, l’aspect de la figure historique fut forcément celui de Licurgo cordonnier de Treja.

À travers la boutique les sacs avec haricots, riz, pois chiches, farine blanche et jaune, au plafond les charcuteries, sur les rayonnages spaghettis et pecorino, dans le tonneau les sardines, un peu partout stockfish et morue, et s’il y en avait beaucoup, leur odeur ensevelissait les autres.

Tous les commerçants utilisaient le cornet, la plupart du temps en papier-paille. Nombreux étaient ceux qui les préparaient pour les avoir sous la main au moment de leur utilisation ; ils les gardaient sur un support quelconque enfilés les uns dans les autres comme des arums. Pagliericcio, non, il avait un tas de papier coupé sur son comptoir; il prenait une feuille, entre l’index et le pouce de la main gauche il saisissait le bout d’un coin, entre les doigts de la droite le bout opposé et le passait autour du poignet et de la main gauche qui, manœuvrant à l’intérieur, donnait au cornet la contenance voulue ; pendant ce temps les doigts de la droite pliaient avec force le sommet du cône. Tout cela vite fait bien fait.

J’essayais de le refaire à la maison, jamais je n’y suis parvenue ; mes cornets ont toujours vidé par en dessous ce que j’y mettais par en dessus. C’était le mystérieux double pli de la pointe qui les rendait résistants au poids, et la force avec laquelle il le pressait le cimentait. Mais il fallait de l’habileté aussi dans la fermeture du dessus, en pliant le coin qui dépassait sur le contenu, tel un couvercle, surtout en retordant tout autour les hauts bords qui lui conféraient la garantie d’une soudure.

Je n’appris rien de l’art du cornet, mais l’autre monde, celui que je ne voyais pas comme je voyais Pitì et la Roccaccia, je le trouvais sur le comptoir de la boutique de Pagliericcio. C’étaient deux piles de la Domenica del Corriere et deux de la Tribuna Illustrata : l’une, posée titre en l’air, l’autre titre en dessous, de sorte que l’on pût voir les deux pages en couleur. Tandis qu’Eugenia faisait ses courses, je les regardais sans les toucher. Sur ces pages qui servaient de couverture, en couleur pour donner envie au public d’acheter le reste, il y avait parfois un monsieur qui s’écroulait après s’être tiré dans la tempe avec le revolver qu’il tenait encore à la main, dans la légende il était toujours dit qu’il s’était fait « sauter la cervelle », pourtant autour il n’y avait aucun cerveau en l’air et puis pourquoi dans ce cas le cerveau devenait « la cervelle » ? Ça allait finir avec les nombreuses choses que je ne comprenais pas mais je ne demandais pas d’explications. C’est là que je connus rois et reines, que j’assistai à des noces royales et à des obsèques solennelles ; je vis des personnages dont la poitrine, depuis l’épaule jusqu’à la hanche opposée, était traversée d’un ruban ; des hommes en haut-de-forme sur des voitures protégées par des valets en rouge ; des papes qui, d’une main levée, montraient trois doigts ; guerres, navires défoncés ; désastres ferroviaires. Il n’y avait jamais de « collision » mais toujours un « désastre ». C’est pour cela que ce mot prit le sens de ferrailles qui grincent, qui cognent entre elles, qui se fracassent.

 

Pitì, jamais je ne le découvris, mais je le vis toujours, jamais il ne commença, mais le pétrole, même si je connaissais les lampes, je le découvris lui aussi chez Pagliericcio. Ce fut le nom qui me frappa car je m’amusais à séparer les mots et ça devenait « huile de pierre » et je ne comprenais pas comment l’huile pouvait sortir des pierres ; l’huile, des olives, c’était très facile à comprendre.

Juste à l’entrée du magasin, il y avait un bidon quadrangulaire suffisamment haut pour être un prisme assez trapu ; au centre de la base supérieure, une poignée ; dans un coin, un trou fermé par un bouchon à vis ; là-dedans, le pétrole. Pagliericcio dévissait, penchait le bidon et un liquide incolore et malodorant passait, à travers la chantepleure, dans le récipient de l’acheteur ; sur l’odeur mêlée de thon, de jambon, de fromage, de stockfish, se glissait quelques instants la puanteur du pétrole.

Pour quelle raison l’entonnoir s’appelait chantepleure, je ne le sais pas, ça s’appelait comme ça même quand ça servait à transvaser vin, liqueurs, lait.

Certains utilisaient le pétrole pour se nettoyer la tête. Moi, on me la lavait très rarement et toujours avec l’insurpassable jaune d’œuf.

Les lampes à pétrole, si elles étaient ordinaires, avaient déjà été jetées, mais si elles étaient belles, elles étaient placées au milieu de la console sur un petit tapis d’herbe fait de laine verte. Mais certains les utilisaient encore, ils ne voulaient pas dans la maison ces fils qui amenaient le courant électrique : une possibilité de petits éclairs, il suffisait d’en couper un et de rapprocher les deux bouts pour en être sûr. Je ne sais à quoi d’autre pouvait bien servir le pétrole. Pour les automobiles il fallait de l’essence, celle pour ôter les taches, non le pétrole. C’était à moitié un mystère, comme le visage mi en ombre mi en lumière sur la bouteille d’un lait nettoyant.

Qui aurait pu imaginer que ce bidon de pétrole deviendrait le maître du monde, le corrupteur de l’humanité, l’empoisonneur de toute chose vivante ?

 

© éditions Quodlibet, 2016. Titre original : « Giù la piazza non c’ è nessuno ». © Éditions Verdier, pour la traduction française (de l’italien) et la postface de Laurent Lombard et
Jean-Paul Manganaro, 2018. En librairie le 20 septembre.


[1]. Angelo Litrico (1927-1986), célèbre couturier installé à Rome.

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Notes

[1]. Angelo Litrico (1927-1986), célèbre couturier installé à Rome.