Nouvelle

Des monstres magnifiques

Écrivain

C’est le motif de la famille que l’écrivain américain Eric Puchner décline dans les neuf nouvelles de son prochain recueil. La famille, et peut-être plus précisément les enfants et les parents ; ou, plus précisément encore, le regard des premiers sur les seconds – d’où un petit tour du côté du fantastique. Le festival America 2008 avait fait découvrir au public français ce jeune auteur remarqué aux États-Unis dès ses débuts. Alors que s’ouvrira le 20 septembre la prochaine édition du festival, AOC publie l’une des nouvelles de Dernière journée sur terre.

Le jeune garçon prépare le petit-déjeuner de sa sœur – des œufs au plat et des saucisses surgelées, blanches de givre – quand il voit un homme croquer dans une pomme de l’arbre juste devant la fenêtre. Il en lâche sa spatule. C’est une belle matinée ensoleillée et venteuse, et un pan du tee-shirt de l’inconnu ondule à chaque rafale. Jamais il n’a vu d’homme adulte en chair et en os, seulement dans les livres, et le spectacle est à la fois plus et moins effrayant qu’il ne s’y attendait. L’inconnu cueille une deuxième pomme, plus haut dans l’arbre, et la dévore en quelques bouchées. Il est barbu, grand comme une ombre, mais le plus bizarre ce sont ses mains. Elles paraissent énormes, grotesques, aussi maladroites que des crabes. Leurs veines saillantes bifurquent aux jointures. Il cueille d’autres pommes et les met dans le sac à dos à ses pieds, baissant la tête si bien que le garçon aperçoit entre ses cheveux le sommet de son crâne dégarni, pâle comme une soucoupe.

Sa sœur le rejoint près du fourneau et chuchote : Qu’est-ce qu’il veut, tu crois ? Elle regarde la créature hideuse dépouiller leur pommier de ses fruits ; son frère risque de se retrouver au chômage, ils ont besoin de ces pommes. Le blanc des œufs commence à griller.

Je ne sais pas. Il a dû s’éloigner des bois.

Je les imaginais moins… laids, dit sa sœur.

Le visage moite de l’homme est barbouillé de cendres, et le garçon se demande s’il n’a pas pleuré. Une brindille est accrochée à sa barbe. Il ne le trouve pas laid – plutôt fascinant, en réalité –, mais ne l’avoue pas à sa sœur qui possède un album de bande dessinée plein d’images interdites de pères très beaux, des pères agiles, élégants, qui jouent au baseball avec leur fille ou la font sauter dans les airs. Il n’y a rien d’élégant chez cet homme-là, dont le pantalon crasseux semble – comme son tee-shirt – avoir été taillé dans une peau de cerf. Ses pieds nus sont noirs de suie. Derrière lui, les montagnes calcinées par deux semaines de feux de forêt fument encore. Il y a eu des rumeurs de confrontations dans les bois, de pompiers encerclés par des géants au visage poilu venus voler de la nourriture, des tentes ou des duvets, et de jeunes filles violées dans leur lit.

Il cesse de cueillir les pommes et fixe des yeux la fenêtre de la cuisine, comme s’il sentait l’odeur des œufs. Le garçon a un coup au cœur. L’homme s’essuie la bouche sur sa manche, puis longe l’allée en boitant et se courbe pour entrer par la porte ouverte du garage.

Il est en train de voler quelque chose ! dit la sœur.

Mais il tient à peine dans le garage !

Enferme-le. On peut cadenasser la porte.

Il va chercher la carabine 22 long rifle dans la penderie de l’entrée. Jamais encore il n’en a eu besoin – les seuls intrus sont les blaireaux et les opossums, un raton laveur à l’occasion –, mais il sait parfaitement s’en servir, un éclair de certitude dans son cerveau, de même qu’il sait mettre en route la tondeuse à gazon, réparer la tuyauterie et utiliser la scie circulaire au travail sans avoir besoin de réfléchir. Il construit des maisons où vivront d’autres jeunes gens, c’est ce qu’il a toujours fait – il adore le parfum du pin fraîchement coupé et de la sciure dans ses narines, le whizzz des vis qui traversent la laine de roche jusqu’au bois –, et il ne s’imagine pas plus faire autre chose qu’il ne se voit quitter cette ville venteuse entourée de montagnes. Il est né avec ce savoir, il le gardera toute sa vie ; c’est aussi instinctif chez lui que de respirer.

Mais il ne sait rien des hommes, seulement ce qu’il a appris dans les livres d’histoire. Et dans ces contes de fées à l’eau de rose, ces bandes dessinées de contrebande qui appartiennent à sa sœur.

Il lui ordonne de rester à l’intérieur et se dirige vers le garage, braquant sa carabine. Le vent gonfle les arbres, les quelques feuilles mortes d’août qui crissent sous ses pieds sentent le caramel. Pour une raison mystérieuse, peut-être à cause du visage triste de l’inconnu, il a moins peur de lui qu’il ne l’imaginait. Il s’arrête à l’ombre du garage et l’aperçoit courbé derrière la tondeuse à gazon, la tête baissée pour ne pas se cogner contre les poutres. Une jambe de son pantalon est retroussée, laissant voir une plaie sanguinolente au mollet. Il prend un jerrycan sur l’étagère et asperge d’essence la plaie avec une grimace. Le garçon toussote, avec insistance, mais il ne lève pas les yeux.

Sors de mon garage !

Il sursaute, se cogne la tête. Saisit une pelle appuyée contre le mur et la brandit devant lui. Dans ses mains immenses, elle ne semble pas plus grande qu’une batte de baseball. Le garçon met sa carabine en joue, la dirige vers le ventre de l’homme. Puis vers son visage.

Qu’est-ce que tu comptes faire ?

T’abattre, répond le garçon.

L’homme sourit, des fossettes se creusent dans ses joues crasseuses. Il a les dents aussi jaunes que le maïs.

J’aimerais voir ça.

Je viserais directement le cervelet. Le bulbe rachidien. Tu mourrais aussitôt.

Tu as l’air d’un gosse de neuf ans, marmonne l’homme. Le garçon ne réagit pas. Il le soupçonne d’avoir le cerveau atteint par la maladie. Lentement, l’homme repose la pelle et quitte le garage, baissant la tête et ôtant des toiles d’araignée de son visage. Au soleil, la plaie de sa jambe paraît encore plus profonde, avec des lambeaux de peau collés dessus comme des brins d’herbe. Il empeste l’essence, la fumée et autre chose, une odeur corporelle aussi fétide que l’intérieur d’une chaussure de ski.

Je me désinfectais la jambe.

Tu habites où ? demande le garçon.

Dans les montagnes.

L’homme fixe la carabine.

Ne t’inquiète pas, ajoute-t‑il, je suis seul. On s’est séparés pour être plus difficiles à tuer.

Pourquoi ?

Un troupeau est plus facile à chasser.

Faux, dit le garçon. Pourquoi vous êtes partis ?

L’incendie. Tout ce qu’on stockait pour l’hiver a brûlé.

L’homme lance un coup d’œil furtif vers la maison.

Tu veux bien m’indiquer un point d’eau ?

Le garçon abaisse sa carabine, prenant en pitié cette créature gigantesque qui paraît sortie d’un de ses rêves. Les hommes y ressemblent à des monstres magnifiques qui traversent la ville en pleine nuit, tapissés de feuilles. Il conduit l’inconnu à l’intérieur de la maison, où sa sœur est restée à la fenêtre. L’homme lui jette un regard et la salue de la tête. Voir quelqu’un au visage poilu la consterne encore plus que l’odeur. Il y a un adulte dans ma maison, se répète-t‑elle, mais impossible de faire coïncider l’image qui lui vient à l’esprit avec l’être voûté qu’elle voit entrer dans la cuisine en boitant. Elle a souvent imaginé quel effet cela ferait de vivre avec un père – un géant fringant, quelqu’un qui la couvrirait de cadeaux et volerait à son secours en cas de danger, comme les courageux pères mortels qui peuplent ses lectures –, mais cet homme est aussi éloigné que possible d’une créature chevaleresque.

Et pourtant, la vue de ses mains rougies par les coups de soleil, assez puissantes pour lui briser la nuque, réveille quelque chose en elle, une sorte de démangeaison hors d’atteinte.

Faute d’avoir une chaise assez grande pour l’inconnu, son frère en place deux côte à côte. Il va à l’évier, revient avec un gobelet d’eau. L’homme le vide d’un trait et en réclame un deuxième.

Quel âge as-tu ? lui demande la jeune fille avec méfiance.

Il ôte la brindille de sa barbe.

Quarante-six ans.

Elle a un gloussement incrédule.

C’est vrai. Je vieillis de seconde en seconde.

Stupéfaite, elle cligne des yeux. Voilà trente ans qu’elle est en vie, mais elle n’arrive pas à s’imaginer avec un corps portant les traces du temps qui passe. L’homme pose la brindille sur la table, contemple avec gourmandise le melon qui trône sur le plan de travail. Le garçon tire du billot un couteau à viande, tranche le fruit en deux et enlève les graines avant de découper une tranche généreuse. Il met ce sourire orange sur une assiette. L’homme dévore sans se servir de sa cuillère, tenant la tranche comme un harmonica.

Tu travailles où ? demande-t‑il subitement, jetant un coup d’œil par la fenêtre au pick-up dans l’allée. Sur le plateau, la boîte à outils étincelle au soleil.

Près d’Old Harmony, répond le garçon. On construit des maisons.

Tout ce qui te permet d’exercer ton incroyable habileté, hein ?

En fait, on a presque terminé.

Sa sœur le dévisage : tous deux s’inquiètent de plus en plus pour l’avenir. La ville a atteint sa capacité d’accueil maximale et, d’après la rumeur, on ne projette pas de l’accroître à nouveau.

Ne vous en faites pas, lâche l’homme en soupirant. Il leur suffira de vous reprogrammer. Illico presto.

Qu’est-ce que tu en sais ? dit-elle.

J’en connais un rayon, sur les Pérennes. Tu me prends pour un idiot ? Avec un hochement de tête, il ajoute : Seigneur ! Toutes ces choses que je pourrais vous enseigner les yeux fermés !

Elle a un sourire hautain. Quoi, par exemple ?

Il ouvre la bouche pour répondre, puis se ravise, fixant des yeux les casseroles suspendues au-dessus du fourneau. Elles sont disposées par ordre décroissant, telles les vertèbres d’un dinosaure, de la plus grande à la plus petite. Il a soudain l’air abattu.

Je parie que vous… euh… que vous ne savez pas imiter le cri du huard.

Le quoi ?

Avec les mains et la bouche. Le cri du huard.

Le garçon ressent un grand vide dans son cerveau : un flottement exotique. Cette sensation l’effraie. L’homme se déride, semble retrouver ses esprits. Il forme une coupe avec ses mains comme pour les réchauffer, souffle sur ses pouces en agitant les autres doigts pour imiter un battement d’ailes. Le son est parfait, inquiétant : le cri fantomatique d’un huard.

La jeune fille saisit le couteau à viande sur le plan de travail.

Comment tu as fait ça ?

Ha ! Et ça se prétend experts de l’univers ! ricane l’homme, une lueur de dédain dans le regard. Viens ici, je vais t’expliquer.

Elle refuse, brandissant toujours le couteau, mais son frère ravale sa peur et s’approche de la table. L’homme lui montre comment former une coupe avec ses mains, puis lui dit de souffler sur ses jointures. Il essaie, mais aucun son ne sort. L’homme s’esclaffe. Le garçon souffle à en avoir mal aux joues, il souffle au point que l’envie le prend de capituler, furieux à cause de ces histoires de cris d’oiseau et les huards qui les produisent, ce qui fait rire l’homme deux fois plus fort. Il rapproche les pouces du garçon. Celui-ci a un mouvement de recul, stupéfait par ce contact rugueux. Tremblant, il pose à nouveau les lèvres sur ses jointures et souffle, émettant un petit sifflement sourd qui le surprend – sa poitrine s’emplit de quelque chose d’inexplicable, un plaisir à la fois arrogant et timide, comme s’il rougissait.

 

Sa sœur et lui laissent l’homme prendre une douche. Pendant qu’il se déshabille, ils sortent discrètement de la maison et se postent à la fenêtre de la salle de bains, chacun son tour. Les mains en visière contre la vitre, ils regardent furtivement l’étrange corps velu, les gigantesques épaules relevées comme celles d’un vautour, le long pénis terrifiant de l’homme quand il se retourne. La fille est particulièrement choquée par son scrotum. Mou, couvert de poils et de veines saillantes. Elle a lu comment on faisait les bébés autrefois, a même tenté d’imaginer quel effet cela ferait de laisser pousser un fœtus dans son ventre, une petite graine de la taille d’un haricot qui se transformerait en une créature miraculeuse, recroquevillée et enfermée dans sa poche. Elle travaille comme assistante dans un laboratoire qui fabrique des embryons et se demande parfois, à la vue des bacs contenant ces petits êtres aux yeux noirs, tous ces frères et sœurs nés d’œufs congelés, ce qu’elle éprouverait si elle en nourrissait un, le mettait au sein telle une maman gorille. Il lui arrive même de se sentir cruellement seule lorsqu’ils arrivent à maturité, avec tout le savoir dont ils auront besoin encodé dans leurs gènes, et qu’on les envoie à l’orphelinat jusqu’à ce qu’ils aient l’âge de recevoir des traitements. Mais elle-même est bien sûr passée par là, alors d’où vient ce sentiment de solitude ?

De temps à autre, elle jette un coup d’œil dans la chambre de son frère, le voit s’habiller pour aller au travail, voit s’agiter son petit pénis filiforme – vestige aussi inutile que l’appendice – et elle en a la bouche sèche. Une sensation qui ne dure qu’une seconde, avant d’être court-circuitée par son cerveau.

Là, devant le corps hideux de l’homme, elle a pareillement la bouche sèche, la conscience de chaque battement silencieux de son cœur.

Il passe la nuit chez eux. Un fugitif, comme l’appelle son frère, fermant les rideaux pour que personne ne le voie. Ses vêtements sont déchirés et raidis par le sang, avec des relents de sécrétions humaines, alors le garçon lui donne son peignoir de bain en guise de tee-shirt et lui confectionne un short dans un pantalon de survêtement, coupant l’élastique pour qu’il puisse entrer dedans. L’homme enfile ses nouveaux vêtements, d’où dépassent les petites barbes sous ses bras. Il a l’air satisfait de sa tenue ridicule, fait même une drôle de révérence qui déclenche l’hilarité du garçon. Il s’incline également devant la jeune fille, balayant l’air d’un geste ample, mais elle se renfrogne et s’enferme dans sa chambre.

Elle sent sa contrariété augmenter au fil de la semaine. Chaque matin, il y a cette odeur âcre : un mélange de sueur, d’haleine de vieillard, de sang qui suinte la nuit dans les compresses avec lesquelles son frère panse la blessure. Il y a cette affreuse claudication, la crosse de hockey qui sert de canne à l’homme et qu’on entend résonner dans chaque pièce. Il y a cette puanteur sidérante qu’il laisse dans la salle de bains, si puissante qu’elle lui fait venir les larmes aux yeux. Il y a le jardin jonché d’avions en papier, ceux qu’il a appris au garçon à réaliser : effilés, au profil aquilin et au pliage aussi complexe que celui des origamis. Normalement, elle et son frère boivent ensemble une bière dans la cuisine après le travail – il lui masse parfois les pieds en écoutant de la musique –, mais cette semaine, quand elle rentre, il est au jardin avec l’homme à faire voler ses avions débiles. Après chaque tentative, il quête du regard l’approbation de ce dernier, ce qui lui donne envie à elle d’abattre les avions à coups de tapette à mouches. Le jardin est protégé du vent par un rideau de pins, mais elle redoute qu’un voisin ne les voie malgré tout et appelle la police. Si quelqu’un découvre qu’ils hébergent un homme, elle peut être renvoyée du laboratoire. Elle risque même la prison.

De temps à autre l’homme leur crie dessus. Des accès de colère imprévisibles.

Baissez-moi cet horrible barouf ! hurle-t‑il s’ils mettent de la musique pendant qu’il essaie de regarder les informations.

Un soir où elle prend un appel sur son portable pendant le dîner, il lui arrache l’appareil des mains et le lance dans l’évier. La prochaine fois, prévient-il, il l’écrasera à coups de brique. Le pire est qu’ils doivent obéir pour qu’il se calme.

S’il le faut, elle le tuera. Elle prendra la 22 long rifle et lui tirera dessus dans son sommeil.

 

Samedi, à son retour de l’épicerie, elle le voit faire le tour du jardin en boitillant avec son frère sur les épaules. La tondeuse à gazon trône au centre d’une spirale dessinée sur l’herbe par les lames. Son frère rit aux éclats, et elle leur dit entre ses dents que les voisins vont les entendre. L’homme repose son frère à terre, puis la soulève et la hisse à son tour sur ses épaules. Elle est plus grande qu’elle n’aurait pu l’imaginer, si grande qu’elle distingue par la fenêtre l’intérieur de sa chambre à l’étage. L’odeur d’herbe coupée lui emplit les narines. Elle referme les jambes sur le cou de l’homme. Un frisson la parcourt, comme au sortir d’une baignade dans un lac. Ce frisson ne cesse pas, il s’insinue en elle, aussi insaisissable qu’un cheveu dans sa gorge. L’homme fait le tour du jardin au petit trot et c’est plus fort qu’elle : elle éclate de rire comme son frère avant elle, serre les jambes, glousse plus fort qu’elle n’a jamais gloussé – un son étrange, strident, comme si elle ne contrôlait plus sa bouche –, baisse la tête pour éviter les branches basses du chêne des marais qui étend son ombre sur la terrasse. L’homme se met à rire lui aussi, puis la repose. Il se laisse tomber à quatre pattes sur la pelouse, son frère grimpe sur son dos, l’éperonne de ses talons, et l’homme essaie en vain de le désarçonner, hennissant tel un cheval dans l’herbe fraîchement tondue. Son frère se retient à son tee-shirt de fortune. Elle les regarde un temps refaire le tour du jardin – l’expression radieuse de l’homme, leur grande ombre qui rue comme une seule et unique créature –, et soudain elle surgit par-derrière pour donner une bourrade à son frère, si brutalement qu’il en a le souffle coupé.

Les yeux ronds, il la voit rougir jusqu’aux oreilles. Jamais encore elle ne lui avait donné une bourrade sans raison. Il scrute son visage si petit comparé à celui de l’homme, sa peau si douce et couverte de taches de rousseur, et pour la première fois le dégoût l’envahit.

Serrant les dents, l’homme se remet debout tant bien que mal. Sa jambe saigne. La compresse est gorgée de sang : une large tache sombre d’où s’échappent de fines rigoles rouges sur sa peau.

Regarde ce que tu as fait ! s’écrie le garçon avant d’aider l’homme à regagner la maison.

 

Cette nuit-là, un cauchemar réveille sa sœur en sursaut, comme si on lui arrachait la colonne vertébrale. L’homme est debout dans un coin de sa chambre, appuyé sur la crosse de hockey. Son visage hideux, étrangement luisant, flotte dans le rayon de lune qui entre par la fenêtre. Les battements de son cœur s’accélèrent. Elle se demande s’il vient pour la violer. Avec l’ourlet du peignoir, il s’essuie les yeux, l’un après l’autre. Puis s’approche d’elle clopin-clopant et s’assoit au bord du lit, si près qu’elle sent son haleine fétide. Il a de nouveau les larmes aux yeux. Je te regardais simplement dormir, dit-il. Il se met à chanter, toujours cette même chanson triste qu’il fredonne avec des trémolos dans la voix sous la douche, celle qui évoque la traversée de ce monde de misère. Ni maladies, ni dur labeur, ni périls au pays radieux où je vais. En chantant, il lui caresse les cheveux avec le dos de la main, replaçant quelques mèches rebelles derrière son oreille. Ses énormes jointures ont la rugosité des cupules de glands.

C’est quoi, ce pays radieux ? demande-t‑elle.

Il s’interrompt.

Le paradis, dit-il.

Elle a entendu parler de ces vieilles croyances ; l’idée qu’il y aurait une vie dans l’au-delà est si démodée et naïve qu’une étrange émotion la gagne.

Quelqu’un que vous connaissiez est mort ?

Il ne répond pas. Elle perçoit l’âcreté de sa sueur. Tremblante, elle lui pose la main sur le genou, là où s’arrête le pantalon de survêtement qui lui tient lieu de short, sentant ses poils enchevêtrés. Elle glisse les doigts sous l’ourlet. L’homme ne bouge pas, fermant les yeux tandis qu’elle remonte le long de sa jambe. Il respire fort. Dehors, le vent se lève et fait vibrer la moustiquaire métallique de la fenêtre. Brusquement, l’homme a un mouvement de recul, il descend du lit tant bien que mal.

Tu n’es qu’une gamine, murmure-t‑il.

Elle le dévisage. Il tourne la tête, comme si sa vue lui était insupportable. Elle ne sait pas ce qu’elle est.

Il la traite d’« imbécile heureuse » et quitte la pièce en boitant. Elle s’interroge sur cette étrange expression, à l’évidence une insulte. Des larmes lui piquent les yeux. Par la fenêtre, l’énorme lune semble sourire béatement : une imbécile heureuse.

 

Le lendemain, quand le garçon revient du travail, des vapeurs de cuisine flottent dans la maison. L’homme est au fourneau, penché de côté pour éviter de peser sur sa jambe blessée. Il s’est écoulé plus d’une semaine et la plaie n’a pas meilleur aspect. En fait, l’odeur a changé : une puanteur douceâtre, comme une chose qu’on aurait laissée trop longtemps sous la pluie. Hier, lorsque le garçon a changé le pansement, la peau sous le pus était d’un brun jaunâtre, de la couleur d’une feuille morte. Mais il ne s’inquiète pas. Il considère de plus en plus l’homme comme une sorte de dieu. Toute la journée, il attend avec impatience l’heure de remonter en voiture pour rentrer chez lui et retrouver cette imposante silhouette voûtée, sentir la sueur de la journée qui émane de ce corps à travers le peignoir. C’est plus fort que lui, il est pressé de le rejoindre. L’homme paraît toujours vaguement étonné de le voir, perturbé même, mais plein de gratitude, hochant la tête comme devant quelque chose qu’il croyait perdu, et bien que le garçon ne puisse se l’avouer, c’est cet étonnement qu’il attendait et qui l’emplit d’une telle impatience au travail. Ohé, moussaillon ! lui dit l’homme. Ce n’est pas spécialement drôle, voire un peu bête, mais ça lui plaît. Ohé ! répond-il. Quand il lui change son pansement, l’homme s’agrippe parfois à son épaule, si fort qu’il ressent comme une décharge électrique dans le cou, et il attend aussi cette sensation avec impatience, même si ça leur fait mal à tous les deux.

L’homme prend la poêle sur le fourneau et leur sert à dîner. Le garçon examine le contenu de son assiette : une bestiole décharnée, dépouillée de son pelage, pareille à un lévrier miniature passé au gril. Un écureuil.

Je les ai capturés dans le jardin, explique l’homme.

Dégoûtant ! s’exclame la jeune fille avec une grimace.

Tu préfères que je t’envoie dans ta chambre ?

Elle recule sa chaise.

Non, je t’en prie. Pardon. Tu n’es pas obligée d’en manger.

L’homme contemple son assiette, sourcils froncés : C’était ma mère, la vraie cuisinière. Elle en aurait fait une fricassée.

Elles sont comment ? demande le garçon.

Qui ça ?

Les mères.

Elles sont formidables, dit l’homme après une minute. Même si parfois on les déteste. Des années durant.

Pourquoi ?

Bonne question.

Il découpe un morceau d’écureuil, mais au lieu de le manger, il fixe le rideau de la fenêtre encore illuminé par la lumière du jour à dix-huit heures.

Je me souviens que quand j’étais gosse, j’avais du mal à m’endormir l’été. Je demandais à ma mère d’éteindre le soleil. « Éteins le soleil », voilà ce que je disais, et elle levait le bras pour faire semblant d’éteindre.

Lui aussi lève le bras et fend l’air de la main, comme pour appuyer sur un interrupteur.

Le garçon mange la moitié de son écureuil, malgré un vague goût de térébenthine. Il veut faire plaisir à leur hôte. Il sait qu’il est triste, et que cette tristesse vient de quelque chose qui s’est produit dans les bois. L’homme lui a décrit la ville où il a grandi, nichée dans les montagnes à plusieurs kilomètres de là – dernière colonie de ce genre –, les jeunes gens qui ont débarqué un jour et chassé tous les occupants de leurs maisons. Les années que lui et les siens ont passées à parcourir la région, en quête d’un lieu assez sauvage où se cacher sans être découverts, où il y aurait de la nourriture et de l’eau en abondance, pour finir par s’installer dans les bois près d’ici. Mais ce que le garçon préfère, c’est lorsqu’il évoque sa maladie : sa fascination lorsqu’il s’est vu changer, grandir, se couvrir de poils bruns, devenir aussi fort qu’une bête. Sa sensation, parfois, d’être laid, et de s’entendre parler d’une voix inconnue, de plus en plus grave. L’époque où il est tombé amoureux du corps d’une femme, où il a vu un bébé sortir du ventre de celle-ci, encore relié à elle par un cordon de chair. C’est cette partie-là que le garçon préfère, mais quand il le questionne, l’homme se tait, puis dit comprendre pourquoi les Pérennes veulent vivre éternellement. Tu as eu un bébé de cette façon ? lui a lancé le garçon hier, et il s’est levé, est allé en boitant au jardin où il est resté quelque temps, ramassant des avions en papier égarés et les roulant en boule.

Après le dîner, ils se réfugient au salon pour échapper à l’odeur entêtante de la viande d’écureuil. Avec un soupir, l’homme s’approche de la baie vitrée, tire les rideaux et contemple la rue déserte. Des chauves-souris volettent sous les lampadaires. Il a raconté que dans sa jeunesse, les rues étaient pleines d’enfants : ils s’amusaient jusqu’à la tombée de la nuit, construisaient des cabanes, jouaient à la guerre avec des bâtons en guise de fusils, à Cul-par-dessus-tête, à Capture-le-drapeau ou au Fantôme-du-cimetière, des jeux dont il n’a jamais expliqué les règles à personne. Il soupire à nouveau.

Quelle belle soirée !

La jeune fille ne lève pas le nez de son ordinateur de poche, des larmes lui piquent les yeux comme la veille au soir. Lorsqu’il déclare qu’il fait meilleur dehors que dedans, comme s’il savait ce qui vaut le mieux pour eux, elle serre les dents.

Et vous faisiez quoi, quand il pleuvait ? demande son frère.

Le visage de l’homme s’éclaire. Spectacle de marionnettes.

De marionnettes ?

L’homme se renfrogne.

Du théâtre ! Pour notre père et notre mère. On écrivait notre propre texte, mon frère et moi, et on l’apprenait par cœur.

Il jette un coup d’œil à la jeune fille assise à même le sol, penchée sur son ordinateur de poche. Il tape dans ses mains, bien fort, mais elle ne lève pas les yeux.

Tu peux m’apporter un stylo-feutre et quelques chaussettes de différentes couleurs ?

Elles ne t’iront pas, réplique le garçon.

On va faire un spectacle de marionnettes. Tous les trois.

Le garçon sourit.

Sur quel thème ?

N’importe lequel. Imaginez que vous êtes enfants comme je l’ai été autrefois.

On va faire un spectacle pour toi, dit le garçon, devinant à quel point ça lui plairait.

Il va chercher des chaussettes dans sa chambre, puis le regarde dessiner sur chacune des yeux et un nez. Sa sœur aussi regarde, mais à la dérobée. Si son frère est content, elle fera ce qu’il voudra. Tous deux disparaissent dans la chambre du garçon pour préparer leur texte. Au bout d’un moment, ils ressortent avec les marionnettes sur les mains et, suivant les consignes de l’homme, s’accroupissent derrière le canapé. Le spectacle commence.

Bonjour, marionnette rouge.

Bonjour, marionnette blanche.

Je ne sais même pas conduire.

Moi non plus.

Et si on jouait à Capture-le-cimetière ?

D’accord.

Dans soixante-dix ans, je mourrai. Mais je commencerai d’abord par prendre de l’âge, par m’affaiblir et tomber malade. La vieillesse, ça s’appelle. C’était considéré comme une maladie incurable, à l’ère de la Sénescence.

Tu perdras tes cheveux ?

Je suis de sexe masculin, donc j’ai quatre chances sur sept de devenir chauve.

Si on procrée ensemble, mes seins vont se remplir de lait.

Désolé.

Ne t’excuse pas. Ce lait nourrira mon bébé.

Comment ça ?

Il coulera de mes mamelons.

Tu ne me dégoûtes pas, marionnette rouge. Beaucoup d’animaux ont des glandes mammaires qui produisent du lait. Je regrette que ça coûte si cher de vieillir et de mourir !

Tout le monde devra payer plus d’impôts, parce qu’on sera trop faibles pour continuer à travailler et acheter nos médicaments qui ne servent à rien.

Nom de Dieu !

L’homme les interrompt, s’approche à grand-peine et leur arrache les chaussettes des mains. Qu’est-ce qui vous prend !

Rien, dit la jeune fille.

Vous n’êtes même pas capables de faire un foutu spectacle de marionnettes ?

Il disparaît en boitillant dans la chambre du garçon et ferme la porte. Celui-ci ne comprend pas ce qu’il a fait pour le mettre en colère. Il a une étrange envie de pleurer. Il reste longtemps assis sur le canapé, scrutant par la fenêtre la rue déserte. Des papillons de nuit tourbillonnent sous les lampadaires comme des flocons de neige. Sa sœur lui en veut de son silence ; jamais elle ne l’a mis dans un tel état, comme s’il allait vomir de contrariété. Elle va à la fenêtre, tire les rideaux sans un mot et lui montre quelque chose sur son ordinateur de poche : un article de presse consacré aux Sénescents. On en a repéré douze en trois jours. La plupart ont réussi à s’échapper, mais l’un d’eux, une femme, a été abattu par un garçon de la police, chez le voisin duquel elle tentait d’entrer par la fenêtre. Il y a une photo en gros plan de son corps, encore plus vieux que celui de l’homme, et de son horrible visage tout ridé. Un inspecteur lui écarte les lèvres avec le pouce et l’index, montrant ses quelques dents jaunies et plantées de travers. La jeune fille clique sur une autre photo : une bande d’enfants qui participent à une battue, presque tous armés d’une carabine. Ils sont dans un jardin, près d’un potager dont les légumes ont été volés. La municipalité offre une récompense pour toute capture d’un Sénescent. Cinq mille dollars, mort ou vif. La fille fixe son frère avec insistance, dans l’espoir qu’il acquiesce du regard, mais il plisse les yeux comme s’il ne la connaissait pas.

 

Sur le chantier, il a pris du retard dans l’isolation de la maison dont il est chargé. Ses collègues ont déjà commencé à isoler les murs du rez-de-chaussée. Dans la chaleur de l’été, il pose le dernier panneau de laine de roche à l’étage, puis s’assoit pour se reposer dans un halo de poussière de gypse. Il a toujours aimé cette odeur de craie, toujours trouvé du sens à son travail : il construisait des maisons pour que de nouveaux Pérennes y emménagent et y commencent leur vie. Mais quelque chose a changé. Par la fenêtre carrée, sans vitre, il voit les conifères en bordure du terrain. Sous peu ils seront blancs de neige, puis elle fondra et ils redeviendront aussi verts, silencieux et solitaires que maintenant. Ça se produira en un clin d’œil, songe-t‑il.

Il y a un couteau de vitrier par terre près de sa chaussure, il le ramasse et imagine quel effet ça ferait de se trancher la gorge.

Tu as vu les infos, ce matin ? demande au déjeuner son collègue, pérennisé depuis si longtemps qu’il a cessé de compter les années.

Luttant contre le sommeil, il fait non de la tête. Il dort mal sur le canapé.

Ils ont trouvé un autre Sénescent, à l’hôpital. Il voulait qu’on lui fasse des injections.

Mais c’est trop tard, dit le garçon. Ses cellules sont contaminées.

Apparemment, cet idiot l’ignorait. La police a promis de lui injecter le traitement s’il révélait où est situé le nouveau campement.

Le garçon sent ses cheveux se dresser sur sa tête.

Quel campement ?

Celui où la plupart d’entre eux ont atterri, à cause de l’incendie.

Il le leur a dit ?

Au col de Conover, répond le collègue en riant. Ça ne m’étonnerait pas que tout un groupe soit déjà parti là-bas.

Le garçon rentre en voiture, les yeux si lourds de sommeil qu’il peine à se concentrer sur la route. Le col de Conover n’est pas loin de chez lui ; s’il avait été au courant, il y aurait peut-être conduit l’homme. Un mois s’est écoulé depuis qu’il a vu celui-ci pour la première fois dans le jardin, dévorant des pommes, si grand et fort qu’il semblait invincible. Maintenant il arrive à peine à finir un malheureux toast. De lui-même, le garçon lui change son pansement chaque soir, bien qu’il finisse par redouter en secret ce moment. La plaie commence à noircir et à suppurer. L’odeur est épouvantable, comme celle d’un opossum mort. Quand l’homme a besoin de prendre un bain, il faut le déshabiller, le soulever par la taille pour l’aider à monter dans la baignoire. Il a les bras plus maigres que les siens, aussi anguleux que les ailes d’un oiseau, et son pénis fripé flotte dans l’eau telle une algue. Gêné, le garçon quitte la salle de bains. Difficile de croire que cette frêle créature ait pu l’emplir de crainte.

La veille au soir, l’homme l’a supplié d’enterrer son cadavre. Empêche-les de l’emporter, a-t‑il insisté.

Chut, a dit le garçon en lui glissant un oreiller sous la tête.

Pas question que j’atterrisse au musée ou ailleurs !

Tu ne vas pas mourir, a-t‑il bêtement répliqué. Et il a rougi, se demandant pourquoi il se sentait obligé de mentir. C’était sans doute ça, le sort d’un Sénescent. Il fallait se mentir sans arrêt, se convaincre qu’on n’allait pas disparaître. Il a répété sa phrase avec plus de véhémence et une lueur d’espoir a éclairé le regard de l’homme.

Ohé, moussaillon ! lui lance à présent le Sénescent en le voyant rentrer.

Ohé !

L’odeur est pire que d’habitude. Il a souillé ses draps. Le garçon l’aide à se lever, le laisse s’appuyer sur son épaule et le conduit vers la baignoire, où il le lave avec un gant de toilette. Son pied aussi a noirci ; sa jambe ressemble à une bûche pourrissante. Le garçon a des tonnes de choses à faire – c’est son tour de préparer le dîner, une liasse de factures doit partir demain –, et voilà qu’en prime il lui faut mettre une lessive à tourner ! Il saisit l’homme par les poignets et s’efforce de l’extirper de la baignoire, mais ses bras sont comme des poids morts. Il n’arrive pas à contracter efficacement ses muscles. Le garçon s’agenouille et tente de le soulever par les aisselles, mais il lui échappe et retombe lourdement dans la baignoire. Il pousse un hurlement de douleur, lâche une bordée d’injures.

Le garçon l’abandonne dans la baignoire et va à la cuisine, où sa sœur fait la vaisselle du petit-déjeuner. Sur la table, les factures attendent.

Dans une semaine il est mort, dit-elle. Il ne réagit pas.

J’ai fait des calculs, ce matin. On pourra tenir environ trois mois, après ta mise à pied.

Il la regarde. Pour lui aussi, l’homme est devenu un fardeau – elle le lit sur son visage. Elle lit également son attachement à cette créature pathétique qui est entrée dans leur vie pour mourir, et pourtant elle sait qu’il sera soulagé le jour où cela arrivera. Peut-être refuse-t‑il de l’admettre, mais ce sera le cas.

Je subviendrai à nos besoins, ajoute-t‑elle avec tendresse.

Comment ça ?

Elle fixe le plan de travail.

Va le distraire.

Il ne demande pas pourquoi. Le Sénescent mourra, mais sa sœur et lui resteront éternellement ensemble. Il regagne la salle de bains ; l’homme a réussi à sortir de la baignoire, mais il est tombé. Il geint. Le garçon le prend par la taille et l’aide à retourner se coucher. Une luciole entrée par la fenêtre tournoie dans la pièce en clignotant doucement, mais l’homme ne semble pas remarquer sa présence.

On pense à quoi, quand on est vieux ? lui demande le garçon.

Il rit.

À son foyer, j’imagine.

Les bois, tu veux dire ?

L’enfance, rectifie-t‑il, comme si c’était un lieu.

Donc elle te manque, finit par répondre le garçon.

Quand on est petit, on est impatient de la quitter. Parfois c’est l’enfer.

À travers la cloison, il entend sa sœur téléphoner – de cette voix timide, guindée, qu’elle prend avec les inconnus. Il en a la nausée.

Au moins, il y a le paradis, dit-il pour consoler l’homme. Celui-ci le dévisage bizarrement, puis fronce les sourcils.

Une plume minuscule, aussi petite qu’un flocon de neige, est posée sur un de ses cils. Le garçon a une étrange réaction. Il humecte son index dans le verre sur la table de chevet et lui trace une sorte de T sur le front. Il n’a aucune idée de ce que cela signifie : une vague survivance d’un rite dérisoire. L’homme esquisse un sourire. Il lève le bras et fend l’air de la main.

Il referme les yeux ; il faut quelques secondes au garçon pour comprendre qu’il s’est endormi. Le clignotement de la luciole s’est intensifié. Des gouttes d’eau ruissellent sur son front et roulent sur son visage parcheminé. Le garçon tente de se souvenir de ses sentiments la première fois qu’il l’a vu – croquant une pomme, couvert de cendres –, mais cette image est déjà devenue floue, aussi lointaine qu’un rêve.

Il tend l’oreille, guette le hurlement des sirènes. Le crissement des pneus. Hormis les stridulations des grillons, la soirée est silencieuse.

Soudain il se sent pris au piège, effrayé, comme s’il ne pouvait plus respirer. Il va dans le salon, mais cela ne sert à rien. Le couloir aussi l’oppresse. Sa peau l’emprisonne. Son cœur cogne à l’intérieur de son cou, des battements forts et réguliers. Il cogne, cogne, cogne. Par le vasistas de l’entrée, il voit les premières étoiles scintiller dans le crépuscule. Elles finiront par s’éteindre, réduites à néant. Quand il sort la 22 long rifle de la penderie, il a l’insupportable sensation que ses mains – si petites, si dociles, d’une légèreté d’oiseau – sont captives.

Il ne réfléchit pas, ne se demande pas s’il a assez de temps devant lui ; il veut seulement faire ce que l’homme demande, enterrer son cadavre, comme un trésor.

Il retourne dans la chambre avec la carabine. L’homme dort paisiblement, la respiration rapide, haletante. Son peignoir entrouvert laisse voir un triangle pâle : son torse osseux, comme fossilisé. Le garçon tente d’imaginer quel effet cela ferait d’être si brièvement sur terre. Quarante-six ans. À peine le temps de vivre. Il voit même la peau de l’homme se soulever au rythme des battements de son cœur. Il vise ce mystérieux organe défaillant.

Il effleure la détente, l’enduisant de sueur, mais sans pouvoir se résoudre à appuyer. Impossible de tuer cette créature condamnée et malade. Avec un sentiment d’impuissance, il voit déjà les garçons de la police transporter le Sénescent ; il voit déjà l’expression sur le visage de celui-ci lorsqu’il comprendra ce qu’il a fait. Son regard lourd de reproches. Mais non : l’homme ne saura jamais qu’il est impliqué. Il n’aura pas d’ennuis.

Lui et sa sœur reprendront leur vie d’avant. Plus personne pour les réprimander, leur préparer des dîners qui ne leur plaisent pas ou leur faire monter les larmes aux yeux.

Son soulagement est remplacé par une affreuse sensation dans sa poitrine, comme s’il avait commis un acte horrible.

Dehors, des voix résonnent dans la rue. Il se précipite à la fenêtre et tire les rideaux. De retour du col de Conover, un groupe de jeunes défilent dans la lumière crépusculaire en hurlant et en brandissant des têtes humaines emmanchées sur des pics. Les têtes coupées s’agitent dans les airs comme des marionnettes. Au lit sans souper ! dit un jeune d’une voix rauque – quelque chose qu’il a lu dans un livre –, et les autres répètent, imitant les adultes : Au lit ! Au lit ! Bouche bée, les têtes se dévisagent mutuellement du haut de leurs pics. Aux yeux du garçon, elles ont l’air stupéfait, encore sous le coup de cette trahison. L’une d’elles se tourne vers lui dans un nuage de mouches, et pendant quelques instants ses yeux semblent s’écarquiller davantage, comme si elle voyait un monstre. Puis elle se tourne vers les autres têtes. Libérées de leur corps, aussi légères que des enfants, elles s’éloignent dans la rue en dansant.

 


Dernière journée sur terre, traduit de l’américain par France Camus-Pichon, coll. « Terres d’Amérique », Albin Michel, en librairie le 10 octobre.

 

Eric Puchner

Écrivain

Rayonnages

FictionsNouvelle

Notes

Dernière journée sur terre, traduit de l’américain par France Camus-Pichon, coll. « Terres d’Amérique », Albin Michel, en librairie le 10 octobre.