Nouvelle

Bergère

Écrivaine

La bergère de Mlle Avril, actrice de la grande époque, lui venait de sa grand-mère. Un brocanteur, lui-même arrivé de Hongrie, récupère le fauteuil. Grâce à quoi la narratrice l’acquiert. Jambe cassée, elle y jouerait presque à fenêtre sur cour, sauf que survient la Fête des Voisins où elle prend plaisir à chanter « Le Temps des cerises » aux traders qui ont repris l’appartement du patron de la boulangerie, située naguère face à l’entrepôt de Bois & Charbons, auquel on prêta une autre utilité le 16 juillet 1942. Lorsque sonne le téléphone.
L’art narratif d’Anne-Marie Garat, qui publie cet automne un éblouissant western en Alaska (Le Grand Nord-Ouest, Actes Sud), est une houle vivifiante, facétieuse et profonde. Du bonheur de la digression.

J’étais assise au coin de ma fenêtre dans le fauteuil rouge acheté naguère. Ou plutôt jadis, compte tenu du temps écoulé depuis que j’ai trouvé chez un brocanteur cette bergère, de laquelle le nom m’a plu tel que l’articulait cette canaille avec sa voix pleine de rocaille, de tonnerre roulant à grand bruit sous le feuillage et de blancs moutons bêlants, ainsi qu’on les entend dans la chanson. Par-dessus tout m’a plu follement d’apprendre que ce fauteuil appartenait naguère à Mlle Avril, une actrice du cinéma en noir & blanc, disparu depuis des lunes des écrans, sauf sur les chaînes de ciné-club à péage.

Aux dires du marchand, cette artiste de talent devenue quasi impotente, et par force casanière, passait ses journées et parfois ses nuits entières au coin de sa fenêtre dans cette élégante et spacieuse bergère (genre commodité de la conversation desquelles raffolaient les marquises d’antan) en velours du plus bel effet et de teinte cœur-de-boeuf. Elle chérissait ce siège équipé d’un dossier douillet, d’accotoirs bien garnis, avec un piètement de bonne hauteur et une profondeur d’assise qui reposent les lombaires, le fessier, ainsi que la cuisse en appui ; préférable au rocking-chair ou la chaise longue pour le repos quand on y est astreint, surtout sans un vis-à-vis pour tenir conversation, éclopée, recluse qu’elle était avec ses jambes en poteaux de mine. Le brocanteur s’excusait de l’expression. N’allez pas croire à de l’ingratitude de ma part, que je dénigre cette dame quand, bien au contraire, j’ai envers elle du respect, et même de l’affection, vu qu’elle me traitait en ami et me fourguait en exclusivité des articles de qualité à écouler quand elle manquait de liquidités. Ce qui arrivait souvent dans ses dernières années d’artiste retraitée qui ne roulait pas (depuis lurette déjà plus) sur l’or. Mais elle n’en avait aucune amertume. Elle était gaie comme un pinson en dépit de son infirmité, insouciante de sa condition autant que du qu’en dira-t-on, sans jamais se négliger, au moins du buste qu’elle ornait de mantilles, de broches, de sautoirs, joues fardées, moumoute poudrée à frimas. Pour le bas, c’était des poteaux de mine en mauvais état.

Mlle Avril habitait un peu plus loin un bel appartement, hérité de sa grand-maman, qui avait choyé sa tendre enfance. Par la suite, durant sa folle jeunesse, cette artiste y avait fait tant et plus la bamboula avec ministres et financiers, des fêtes à tout casser avec des artistes de ses relations, tels M. Chaplin toujours en dépression, Joséphine Baker et Michel Simon (celui-là, un noceur pornographe pilier du One-Two-Two), avec des admirateurs et même des inconnus : toute sorte de racaille court aux basques des célébrités, ces pique-assiettes vous enjôlent et vous volent. En ce temps-là, elle jetait l’argent par les fenêtres. Chez les bijoutiers, les couturiers, en villégiature l’hiver sur la Riviera, en tournée de galas dans les capitales, toujours en tournage par Monts & par Vaux et même au Congo (on l’a crue dévorée par les cannibales) sans que son logement désemplisse de parasites, qu’elle a dû faire expulser par huissier à son retour. À cette femme de grande vie manquait pas mal le discernement, une vraie cigale. Quand la bise fut venue, une fois trépassés sa grand-maman et tous ses galants d’antan, ne lui restaient plus que ses souvenirs, retirée sans visiteurs dans son appartement qui pullulait de souris, quelles sarabandes dans sa cuisine plus grande que d’un palace, avec un garde-manger monumental de style colonial en bois de bambous vernis, un meuble de prix que j’ai écoulé en pièces détachées. Puis voilà qu’elle a fini par plier l’ombrelle et qu’à des héritiers de province éloignée très étonnés a échoué son héritage, grevé d’impayés, d’impôts, d’ardoises mais, tout délabré qu’il était, son logement les intéressait fort pour son bon emplacement, les stucs, les trumeaux, le plancher au point de Hongrie, aussi ont-ils accepté la succession selon l’avis du notaire, qui est au coin de la rue et de bon conseil.

Si je n’avais été là, se targuait le brocanteur, ces sagouins auraient jeté à la décharge son ameublement, sa vaisselle ancienne, ses bibelots – il y en avait de grivois, si vous voyez ce que je veux dire –, ses défroques jaunies de vieille demoiselle, vieilles photos, vieux livres, vieux journaux, ces parents-là n’étaient pas entichés de brocante. En tout cas, pas de celle d’une aïeule pareille, gloire du cinématographe et du théâtre oubliée de tous, sauf de l’épicier et du marchand de primeurs, chez qui elle se servait encore quand ses jambes pouvaient l’y porter. Ils ne s’étaient guère souciés d’elle de son vivant, mais leur pressait à présent de rafraîchir son logement car le quartier attire, vous ne savez combien d’étrangers et même d’Américains cherchent à acheter, le prix du mètre carré ne leur fait pas peur me disait jadis (il y a vingt ans de ça) le brocanteur.

Lui-même, qui n’était pas natif du coin, loin de là (il venait de Nagyréde, près de Gyöngyös, si vous voyez où ça se trouve), avait connu à son arrivée les vieux immeubles de l’arrondissement sous décret d’insalubrité, encore garnis d’ateliers à tous les étages : nombre d’artisans en couture, en mercerie, en horlogerie, joaillerie, matelassiers, plumassiers, passementiers et même une rouloteuse qui n’avait pas son pareil pour ourler la gaze, des métiers périmés, desquels demeurent encore, effacées au fond des cours, leurs enseignes d’alors, marbrier, graveur-estampeur, fondeur en bronze & laiton, fourreur, etc., prenez ma boutique : c’était celle d’un barbier-coiffeur.

Quand j’ai repris le bail pour mon commerce, on aurait dit que le patron venait juste de décrocher le bec de cane une fois son dernier client passé le seuil, une fois claquée la serviette et ses petits poils envolés. J’ai récupéré les sièges pivotants en beau cuir avec appuie-tête, les miroirs biseautés, les étagères de marbre, ainsi que le fourniment complet de blaireaux et de coupe-choux (manche en bois de rosette) rangés dans leurs écrins, les peignes de corne, les petits ciseaux crantés à moustaches, à poils de nez, les assiettes à barbe en porcelaine, la sébile en acier poli : j’ai tout vendu comme petits pains. Il y a des amateurs de n’importe quoi pourvu que ce soit de jadis & de naguère. Pas comme ces goujats d’héritiers qui n’ont aucune considération pour les antiquités. Cette bergère en est une authentique, je peux vous le garantir. Proprement restaurée, avec des ressorts bien reguindés, rembourrée de crin selon l’ancienne technique, pas avec du synthétique ou du flocon en polyester qui tombe en farine et salope le plancher.

Mlle Avril, disait-il, tenait cette bergère de sa grand-maman, veuve du marchand en Teintures & Couleurs situé dans le haut de la rue, si vous voyez où était le commerce de Chaussures (aujourd’hui un Pâtissier). Elle élevait cette fillette car les parents d’icelle (sa fille et son gendre) exploitaient l’hévéa en Cochinchine. Le latex rapportait gros en ce temps-là, mais le climat n’était pas indiqué pour une enfant en bas âge délicate comme un gâteau à la crème Chantilly, avec des fariboles, des rubans pimpants et des guimpes à volants, toujours sur le seuil de la boutique de Teintures & Couleurs à sautiller, à la corde, à la marelle, en faisant mousser ses bouclettes au soleil, à aguicher les passants avec ses risettes et ses fossettes. Ainsi s’est-il trouvé qu’un voisin, un monsieur d’âge et d’affaires associé de M. Gaumont qu’émoustillait ce tendron, l’avait empruntée à sa grand-maman pour tourner dans un film avec des brigands voleurs d’enfant et des poursuites infernales, je vous parle de cinéma muet. Vous n’avez pas connu ce temps jadis où, du jour au lendemain, l’on pouvait devenir star grâce à un voisin bien placé. Moi non plus, mais je l’ai entendu dire par Mlle Avril qui se vantait d’avoir ainsi débuté et dès l’âge de six ans de gagner sa vie en tant qu’actrice en haut de l’affiche. Par chance car ses parents, ruinés de confiscation territoriale et de maladies tropicales, étaient prématurément décédés dans un sanatorium d’incurables.

De famille directe, ne lui restait donc que cette grand-maman commerçante qui, de par son trépas, lui a légué le fonds de Teintures & Couleurs avec son grand appartement et, pour finir, j’y viens, cette excellente bergère. Sur laquelle la propre grand-mère de celle-ci, entendant battre tambour dans sa rue de Reims, était grimpée à l’âge de huit ans afin de guigner par sa fenêtre. Ainsi lui avait-il été donné de voir défiler sous son balcon un bataillon de Marie-Louise, de jeunes conscrits tout vêtus de blanc avec soutaches d’or partant rejoindre leurs régiments cantonnés en Saxe, puisqu’il n’y avait plus homme valide dans ce pays saigné par les campagnes impériales d’Espagne et de Russie, une boucherie. On prétend que cette levée d’enfants est une légende mais le fait est qu’ils avaient à peine plus que son âge d’alors, et voyez comme de pareils spectacles marquent les personnes et leurs descendants pour le restant de leurs jours, les souvenirs leur en viennent de jadis comme si c’était de naguère. À moi, qui n’ai qu’entendu Mlle Avril raconter ce que lui racontait sa grand-maman au sujet de la bergère de sa propre mère-grand, il semble que c’est hier que passent les petits soldats dans les rues de Reims marchant à la mort au son du tambour, et que c’est un souvenir personnel. Je peux vous certifier que cette bergère est d’époque, un authentique meuble historique.

 

Me plaisait beaucoup d’écouter le bagou de cette aimable canaille à la tignasse en bataille, roulant dans sa gorge la rocaille de la langue magyare avec des accents de Ady Endre et de Karinthy appliqués à la brocante. Me charmait qu’il ait tant de sincère amitié pour cette artiste du drame et de la comédie de qui nul ne se souvient sauf lui, qui estime la poésie, le mélodrame et le mobilier littéraire. Nous nous rencontrions sur ce terrain car il se trouve que, par providence, quelle coïncidence, j’avais alors récemment découvert Mlle Avril dans un film de sa jeunesse où elle interprétait Emma Bovary muette en noir & blanc, un rôle à larmes et vapeurs fréquentes, minaudant de la paupière, jolie à croquer pâmée dans sa bergère, en pleine overdose d’arsenic. Ce qui m’a inspiré, par subite empathie sentimentale et emmabovarysme primaire, l’envie jalouse d’acquérir sans délai son fauteuil en velours cœur-de-boeuf pour m’y prélasser à mon tour, poser mon fessier là où le sien avait si longtemps séjourné.

Or voilà que j’y suis clouée à présent, plus jeune qu’elle à l’époque de sa décrépitude mais mêmement recluse au coin de ma fenêtre, éclopée avec une jambe en poteau de mine incarcérée dans la résine, en train de regarder le DVD de Kill Bill qu’une amie m’a prêté pour passer le temps. J’aime autant que ceux de Feuillade les films de Tarentino, sa passion inconditionnelle de la pellicule argentique, des actrices oubliées, et ses scénarios barjots de genres hybrides.

 

Raison pour laquelle je suis clouée sur ma bergère, passons sinon on n’en sortira pas, mais le fait est que ce coin de fenêtre sur cour est l’endroit le plus indiqué dans ma situation avec, à main gauche, en pile sur le plancher pour la lecture mon tas de romans favoris, les revues, les journaux du jour ; à main droite, sur la tablette du radiateur, les articles de première nécessité, cigarettes, briquet, batterie de zapettes (télé, lecteur de DVD, de CD), sachet d’amandes et de noisettes pour la reminéralisation osseuse rapide, Doliprane, spray d’eau minérale, mon mobile et son chargeur, mon agenda, et mon carnet, au cas où j’aurais quelque chose de neuf à noter. Genre sensation, impression, rêve, souvenir, sentiment, réminiscence. Voire franchement un personnage de roman.

Par exemple, un Marie-Louise en train d’écrire un billet doux avant de rattraper son bataillon roulant du tambour, une belle lettre d’amour avec des sottises du cœur pleines de poésie naïve, ce serait le début d’un roman épistolaire, une love story qui finit en liasses enrubannées d’une faveur au fond d’un tiroir de l’époque napoléonienne, cette boucherie historique n’exclut pas l’à-côté sentimental.

Ou bien ce serait une très vieille au lavoir avec lunettes cerclées de fer sur nez en patate, des gouttes bleues pendent au bout de ses doigts, dans ce suspens du geste elle écoute gronder l’orage, les gouttes tomber sur le feuillage, sonner le tocsin, qui court vers elle hors d’haleine ? Ou bien encore, sac à l’épaule, d’un déhanchement séduisant, un marin campé sur le quai, voilier à l’ancre dans la crique du tableautin suspendu juste au-dessus de ma machine à coudre maternelle de marque Singer, est-il un mirage conradien, un revenant de naufrage en Birmanie dans le sable de mon aquarelle (cadeau de jeune marié à la maman de mon mari du temps de leur lune de miel à Pont-Aven, si vous voyez où ça se trouve, elle pendue à son bras droit, l’autre coupé par la guerre, manche vide).

Le contour d’un roman est lent à apparaître.

Son commencement tient souvent à une proposition de phrase enchaînée à sa subordonnée, voire à sa relative, à un agencement de mots bien huilés ou désarticulés, aux liens qui de proche en proche bifurquent, extravaguent en images et en collages ; surtout pas à une idée. L’idée dessine le roman comme un projet de maison tracé au crayon bleu d’architecte sur la table à dessin, elle passe commande du livre clé en main, plan courant prêt à livrer, genre préfabriqué qu’il ne reste plus qu’à délayer dans du liant à roman, à l’illustrer de remplissage colorié pour le rendre attrayant. Le roman s’exécute sans guide-âne, mode d’emploi, ni trait souligné deux fois. N’ayant de contour que rêvé, de réalité que son énoncé, ça ne veut pas rien dire de chercher ce qu’annonce un rêve de phrase et de tomber sur un assortiment éberluant, sauté d’un bond sur la page du carnet soudain.

Si jamais me vient une idée, je ferme mon carnet.

De celles que, à juste titre, Céline vomit, voue aux gémonies. Ce qui ne l’empêche pas, avec son génie de l’entourloupe stylistique, de triturer malgré tout la sienne, d’idée, la seule, l’unique qu’il ait (reçue plutôt que conçue d’ailleurs) vissée au cervelet, une vieille sale idée fixe d’ordre tumoral provoquant de graves métastases, qui le fait dégueuler sa saloperie tripale en pets et déjections idéales. Cette idée suffit à dégoûter d’en avoir et ce n’est pas que j’aie peur qu’il m’en vienne de pareille à son exemple, c’est plutôt que j’ai décidemment foi en la pensée, en l’âme pensante des penseurs et raconteurs terribles de l’humanité.

Si jamais une idée se présente, rien qu’une petite, je file en vitesse vider le lave-linge, tartiner de la confiture ou faire du taïshi avec les dames chinoises du square. Sauf que, actuellement, je suis littéralement clouée sur ma bergère, et la littérature est trop sérieuse pour faire un plat avec ce genre d’emmerdement qui inspire des idées « plan courant » sur l’immobilité et le désœuvrement.

 

C’est pourquoi, en attendant que se recolle mon tibia, je regarde Kill Bill d’un œil, de l’autre par ma fenêtre sur cour celles de l’immeuble, qui sont nombreuses à tous les étages. À chacune il peut advenir des événements dignes d’intérêt, des conversations, des soliloques, des disputes de protagonistes, des aventures, des apartés et des trucs intimes, pourquoi pas des crimes ?

Il n’y a pas que dans les films hitchcockiens qu’un mari cupide démembre son épouse et fourre ses morceaux dans une valise. Ou la décapite d’un coup de katana comme, juste à cet instant, zip, Béatrix Kiddo alias la Mariée trépane O-Ren Ishii la reine de la pègre nippone sa rivale de qui le scalp atterrit, splash, en soucoupe dans la neige immaculée, pure beauté des vengeances. M’enchante le féminin félin d’Uma Thurman gainée de jaune, filiforme, athlétique, confinant à l’abstraction lyrique, mais pas de risque hélas que cette tueuse en série sévisse dans notre immeuble haussmannien duquel tous les résidents – c’est l’été – sont partis en vacances. Qui en Islande à moto, en Toscane en avion, qui en auto dans le Cantal et même la gardienne au Portugal ; sauf les jeunes gens du cinquième. Un couple de traders de qui les chiens aboient toute la journée tandis qu’ils sont à leur agence en train de combiner des hold-ups et des OPA hostiles en trafiquant des greenmails pour affaiblir les cibles qui doivent aller à Canossa, sinon ils n’arrêtent pas leurs attaques, aussi implacables que des champions du katana.

Ils s’en vantaient naguère (en juin dernier) à la Fête des Voisins devant Mme Grimberg qui leur servait obligeamment de son babka à l’orange et aux graines de pavot. Chacun apporte quelque chose pour créer du lien social en cette occasion. Qui un plat de sa confection ou des chips de la supérette, qui une bouteille de Riesling, de Rioja, des friandises succulentes du Pâtissier (jadis Chausseur, antérieurement Teintures & Couleurs), de la charcutaille sous cellophane de Franprix, ou un moelleux clafoutis aux cerises. C’est ma spécialité si je m’en donne la peine (garder les noyaux, c’est rustique mais plus savoureux), et me plaît, en découpant les parts, de chanter « Le Temps des cerises », tous les couplets, devant ces jeunes affameurs qui n’ont jamais entendu parler de la Semaine sanglante, des plaies ouvertes et des chagrins d’amour du peuple de la Commune, de Louise Michel, de Vallès ni de Courbet.

Qu’ils en prennent de la graine, s’ils veulent goûter de mon clafoutis.

 

Récemment, comme Mme Grimberg conversait avec eux devant les boîtes à lettres de l’entrée : quelle chance d’avoir de nouveaux voisins introduits dans la finance, l’ai-je entendue dire sur le ton de la plaisanterie, mais elle n’avait pas tellement envie de rire. Elle les flattait par pure obséquiosité, par crainte d’eux, par roublardise de retraitée de qui la pension n’est pas brillante. Si j’en crois mes informations, elle ne doit pas avoir beaucoup de capital pour envisager des placements lucratifs auprès de ces jeunes traders qui élèvent des chiens dans leur appartement naguère (il a récemment plié l’ombrelle) occupé par un propriétaire quasi centenaire, de qui la longévité faisait la vivante mémoire de notre immeuble, dit Mme Grimberg, ainsi que de notre rue, où il est né, a longtemps été patron-boulanger à la suite de son père de même métier : en connaît-il des histoires et des anecdotes sur la localité, pour peu qu’on tende l’oreille.

Sa boulangerie était très bien située tout près du marché couvert, juste en face de l’entrepôt de Bois & Charbon (aujourd’hui Parking-Lavage) où furent séquestrés les juifs et leurs enfants raflés dans les ateliers, dans les cours et les domiciles du quartier, ce qui fait que notre patron-boulanger était aux premières loges ce jour-là pour les voir de son seuil maltraités par les forces de l’ordre. Il faut certes se tordre le cou pour déchiffrer la plaque commémorative apposée au mur, trop haute pour les passants pressés, trop petite pour attirer la vue, mais y est consigné ce fait historique du 16 juillet 1942. Devant l’entrepôt de Bois & Charbon (aujourd’hui Parking-Lavage) stationnaient les autobus de la Ville de Paris crème et vert à plateforme arrière, dans lesquels ils sont montés comme d’autres jours pour faire leurs courses durant les heures autorisées pour leurs déplacements mais, en ce jour de Vent printanier, c’était un déplacement hors horaire au Vélodrome de la rue Nélaton organisé par les flics en képi d’uniforme et pèlerine française. Souvenons-nous que le 14 juillet fête nationale tombant un mardi, le mercredi 15 étant jour du terme locatif, la rafle fut différée au jeudi 16 par souci de prélèvement.

Bien que n’ayant connu cette époque que par ouï-dire, il me semble que c’est hier que les autobus démarrent en crachant leur fumée noire et que c’est un souvenir personnel. Comme celui de l’arrière-arrière-mère-grand de Reims le semble au brocanteur, qui n’a pas connu, sinon par ouï-dire, cette personne du XIXe siècle aïeule de Mlle Avril, laquelle ne l’a d’ailleurs pas connue non plus (ou alors en photo peut-être) sinon par ce que lui en racontait de souvenirs sa grand-maman marchande de couleurs mais, lui, en avait de vraiment très personnels de Nagyréde (près de Gyöngyös, si vous voyez où ça se trouve), un village paumé du Heves hongrois où le camion bâché qui lâchait des fumées noires l’a débarqué en compagnie de ses parents, de sa tante Mya, de sa petite cousine Marta et de leur papili Ferenc, qui n’avaient pas choisi leur affectation dans cet endroit de relégation stalinienne où personne ne les attendaient.

Ils n’avaient eu le droit d’emporter qu’une valise et leurs affaires de première nécessité et quelques meubles triés sur le volet. En tout cas, aucune bergère du genre de celle dans laquelle je me prélasse aujourd’hui par obligation, me délasse de l’inconfort et de la contrariété de ma position, qui n’est rien, vraiment rien en comparaison de celle du futur brocanteur dans son camion de relégation, ni de celle des voyageurs de l’entrepôt de Bois & Charbon (aujourd’hui Parking-Lavage) serrés sur des sièges de fortune, avec sur les genoux leur bagage de strict minimum et leurs enfants tremblants, de qui nombre des effets en excédent sont restés après leur départ sur le sol de l’entrepôt, qui semblait un parc à cochons. Les employés se sont affairés pour lui restaurer son aspect de magasin civilisé défiguré par l’afflux de ces parias noirs de barbe et de nuit, hirsutes, menaçants, à qui la peur tordait le ventre, leur donnait la colique et des nausées. Dès midi, l’entrepôt était lessivé nickel propre, une benne à ordures municipale ayant ramassé nippes, joujoux, valises éventrées poussés en tas sur le trottoir, le boulanger, la crémière, le marchand de primeurs et le kiosquier ont poussé un soupir de soulagement de voir leur bonne rue commerçante reprendre son train-train coutumier comme si de rien n’était ; et il n’en fut vraiment rien de rien, en effet.

 

Ainsi, comme si de rien n’était, Mme Grimberg offrait-elle de son babka à ces jeunes traders de qui son train de vie dépendait, l’air de désamorcer une mine antipersonnel. J’ai rougi jusqu’aux oreilles de la voir si mal déguiser son trac de retraitée désargentée, leur faire des grâces, des ris et des souris de veulerie apeurée pour s’attirer leur indulgence et leur protection afin que, par faveur, ils l’épargnent de la perte du triple A, sauvent son plan de développement durable et ses placements défiscalisés. Elle avait préparé ce plat pour la Fête des Voisins mais le leur réservait en exclusivité, sans vergogne leur tenait la jambe, les accaparait, et eux rigolaient, pas gênés de se régaler à peu de frais, car ces pique-assiettes n’avaient porté qu’un pack de canettes de Coca-Cola en guise de contribution au pique-nique des résidents qui ont à cœur d’honorer cette fête annuelle des Voisins. Encore bien beau qu’ils daignaient descendre de leurs étages pour assister à notre meeting, qui donne l’occasion de se fréquenter et d’avoir des conversations autrement qu’en coup de vent devant les boîtes à lettres de l’entrée, grâce à Flora notre serviable gardienne qui concourt à la valorisation des parties communes et à la concorde des copropriétaires en égayant la cour de l’immeuble.

 

Ce jour-là (jour d’orage, chaleur infernale, quel climat horrible, horrible s’il en est !), elle y a accroché des lanternes chinoises et des guirlandes de couleurs, tendues de l’abri à vélos aux colonnes des eaux usées comme le poète ardennais tend des cordes de cocher à clocher, des chaînes d’or d’étoile à étoile, et il danse tandis qu’elle installe ses tréteaux couverts de nappes en papier doré, de bougies et de lumignons qui donnent à la cour des airs féeriques de bonne petite caverne d’Ali-Baba.

Si l’on peut ainsi qualifier ce local affecté aux bacs à poubelles. Celle de l’organique, des emballages et celle du verre usagé (nous pratiquons le tri sélectif) drapées par ses soins d’une bâche en plastique orange du plus bel effet. Dans lesquelles nous avons pu, dès qu’ont pris fin les agapes, verser direct tous les détritus et les restes du festin, de quoi nourrir les immigrés du quartier qui la nuit dorment dans la rue, contre les encoignures de portes et les palissades de chantiers. Mais il serait outrageant d’alimenter ces personnes dénutries avec des reliefs de copropriétaires en goguette a opposé sa maman au petit Basile (elle habite au quatrième, enseigne le solfège et porte des boots Louboutin). Par magie, en un tour de main tout était trié, rangé, balayé, lessivé, la cour proprette avait repris son aspect de banal local à poubelles, comme si de rien n’était. De même qui s’imagine, passant devant le Parking-Lavage propret, qu’il fut jadis un coupe-gorge national. D’une époque, d’une saison, d’une minute à l’autre tout change d’un aspect en son contraire, les apparences sont trompeuses.

 

C’est pourquoi m’est venu à l’esprit que Mme Grimberg, malgré les apparences qu’elle se donnait, n’était en rien terrorisée par ces dangereux spécialistes du trading, que ses ris et souris de fausse urbanité étaient en réalité une composition d’artiste en simulation. Elle les flagornait, tout en leur tenant la jambe les obligeait par mesure de rétorsion à enfiler des parts énormes de son babka étouffe-chrétien. M’est apparu qu’en réalité ces jeunes gens feignant l’air dégagé étaient intimidés par notre compagnie d’eux encore inconnue, tout juste emménagés qu’ils étaient dans l’appartement du boulanger centenaire décédé l’hiver dernier. Ils cherchaient à satisfaire de leur mieux au rituel tribal des résidents, à être admis dans leur confrérie choisie, à se faire pardonner l’aboi intempestif de leur roquets mal dressés, leur maltraitance animale et leurs méfaits de valets de la finance internationale, honteux de n’avoir dégotté au dernier moment que leur pack étatsunien d’hydrolat gazeux caramélisé au colorant E150D.

C’est pourquoi ils ont supporté sans moufter que, tout en leur offrant de mon savoureux clafoutis, je chante à tue-tête « Le Temps des cerises », une chanson de saison pleine de lèvres vermeilles et de pendants d’oreille, de gouttes de sang tombant sous la feuille et de peines cruelles qui donnent des frissons de barricades et de murs de fusillés. C’est alors que soudain, Tout d’un coup, Sur ces entrefaites, Subitement, Par surprise, Brusquement, À l’instant, etc. (en ces termes s’exécute la rupture du flux narratif classique), mon mobile a sonné.

Sacrifierais-je au procédé du roman moderne affranchi de l’illusionnisme fictionnel et de son unité fallacieuse, abuserais-je de la digression, du décrochage stylistique, du cut-up grâce au truc opportun de la téléphonie mobile ? Absolument pas : c’est ma maman qui m’appelle. Car, si jamais je rate l’heure, la minute du rapport quotidien, c’est que je suis passée sous un autobus, en réanimation aux urgences ou, pire, que je l’oublie (c’est pourtant le cas). Maman, je suis là ! Je suis ta fille, tu es ma mère, nous sommes rebranchées, je suis toute ouïe, je t’écoute toutes affaires cessantes, foin de la Fête des Voisins, du roman moderne, de ses conventions et de ses ficelles.

 

Naguère nous ne nous appelions que de loin en loin, quand nous avions quelque chose de neuf à nous dire, une information, un avis, un renseignement, pour tenir la chronique du sien village médocain, du mien parisien, pour entretenir le rapport maternel et filial, le sentiment familial. Puis, devenue veuve de notre père et de ma sœur, elle s’est mise à passer ses journées entières sur son fauteuil au coin de sa fenêtre qui donne sur le pied d’hortensia, le seringat, l’althéa et la glycine (qui grimpe partout, cette saleté descelle les joints et soulève les tuiles du toit), le forsythia, le lilas ; à contempler, mains mortes sur ses genoux, le passage des saisons sur les arbustes décoratifs de son jardin médocain et à m’appeler à tout bout de champ, lasse qu’elle est, triste de son immobilité, de son désœuvrement et de mon éloignement, effarée du temps passé, de sa longue vie enfuie et de sa solitude de personne assistée, de qui l’aide-ménagère ni l’infirmière ne soulagent l’arthrose et la mélancolie de nonagénaire qui n’a plus que moi comme fille, unique à présent, elle et moi sommes les seules survivantes (de quoi je me le demande).

 

Cette femme de caractère (louanges à toi ma mère) était jadis plus impétueuse, combative, constructive, expédiant son travail de pédalage de couturière en culottes et gilets puis de machiniste en empaquetage de café, tricoteuse émérite, employée non diplômée & non déclarée d’expert-comptable, menant de front ménage-cuisine-provisions, l’entretien de son mari, son éducation et la nôtre, surveillant ses tricots de peau, ses bleus de travail et son langage, nos tabliers à carreaux, nos résultats scolaires et l’état de nos ongles, de nos caries, nos rappels de vaccins, nos conversations, nos fréquentations. Tenant serrés le budget, l’épargne, les allocations. Pas question d’ardoises chez l’épicier, le boucher, ni d’emprunts à tempérament.

Moyennant quoi, on fait ceinture.

On danse devant le vieux bahut bancal du Béarn qui sert de garde-manger, pendant qu’elle calcule ses dépenses du jour sur le coin de la table après avoir astiqué la nappe cirée. Dire que son petit mari lui avait promis qu’ils seraient chaque jour heureux à l’abri du besoin, comme des coqs en pâte dans cette maison de cocagne de l’impasse, et fini d’en baver de leur jeunesse malaimée, de la guerre & la mouïse. En attendant, elle bat à tour de bras les descentes de lit, les œufs à la neige, essore les draps du poignet, graisse son pied de biche à la burette, répare les douilles, les robinets et notre vestiaire mais cette sainte femme ne peut quand même pas multiplier les petits pains en claquant des doigts ainsi que Notre Seigneur.

J’ai connu maman plus allante quand elle était de frais retraitée grâce au président Mitterrand qui a donné le droit de se reposer aux ouvriers et aux ouvrières travaillant comme elle depuis l’âge de quatorze ans. Bien plus électrique, volcanique quand elle était jeune mère indomptable, volontaire, la main leste qui claque, fesse et nous tire les tresses, coriace, rusée et colère face aux tâches, responsabilités, soucis & tracas auxquels elle trouve par miracle réponses & solutions. Si nous perdions cette femme quel grand malheur. Nous pleurerions en haillons près de l’âtre éteint (le poêle Godin) et papa irait se pendre dans la cave à charbon ou, pire, en ferait une maladie.

J’ai des souvenirs vraiment très personnels de l’époque où nous logions dans ce quartier des Chartrons (si vous voyez où ça se trouve) sans aspirateur, frigo, téléphone, sèche-cheveux, auto ni télé, seulement un poste de radio de la marque Marconi pour écouter Sports & Musique, Zappy Max et Signé Furax. La guerre venait juste de finir, elle commençait juste à foutre la paix à nos parents et à bon nombre de gens de ce quartier dévasté, bien des maisons étaient encore en ruines, toits effondrés, murs et charpentes calcinées car cette zone jouxtait la base sous-marine allemande (aujourd’hui Centre d’Art contemporain), raison pour laquelle les avions anglais y lâchaient tant et plus de bombes au jugé, il fallait vraiment n’avoir pas le choix pour habiter cet endroit en ce temps-là.

 

J’ai décrit naguère cette petite maison de guerre dans mon roman Les mal famées telle qu’elle était avant ma naissance. Mieux vaut donc ne pas s’y fier du point de vue autobiographique. Bien des détails réalistes font illusion, je peux garantir qu’ils sont de pure invention. Sauf peut-être les infiltrations qui laissaient des auréoles en nuage au plafond, et les cafards que nous chassions. En tout cas, un point est fidèle : cette maison faisait le coin d’une impasse sans nom, vu que c’était une voie non classée, un endroit qui n’existe sur les cadastres, les plans ni les cartes.

Du moins du temps que nous y vivions.

Car à présent la fabrique qui fermait le fond de l’impasse a été démolie, une rue a été percée. Autrefois, il fallait contourner tout le pâté de maisons pour aller au centre-ville par le vieux tramway (brinquebalant zing-clanc sur les pavés, le pantographe en losange décrochait ça ne ratait pas aux aiguillages, le wattman descendait avec sa perche crédieu pour le raccrocher putain de moine) qui fut remplacé en 1958 par des bus de ville malodorants, supplantés par un tram au fuselage super-aérodynamique qui dessert dorénavant cette rue neuve. La vue qu’elle encadre est étrange. Surtout quand passe à son extrémité, silencieux, le tram futuriste en guidage automatique, ai-je inventé mon impasse, a-t-elle existé ou est-ce une chimère. Parfois je me dis : je vais aller sonner à la porte de cette maison, je vais demander poliment aux gens qui vivent dedans maintenant s’ils veulent bien me laisser entrer pour la visiter mais je suis si petite et le risque est trop grand d’y être dedans comme avant, ou alors pas du tout, de la remplir de mon corps géant comme Alice quand elle a changé d’échelle une fois qu’elle a trop bu de potion, elle ne sait plus comment en sortir même en passant son bras par la fenêtre et son pied par la cheminée. Je crains de ne pas me sentir chez moi à l’intérieur de cette maison petite dehors mais grande dedans, et parfois le contraire. Elle ne paraît pourtant pas tellement changée telle que je l’ai vue un jour récent à ce coin de rue. À vrai dire, elle a l’air la même. Excepté le crépi ravalé de la façade qui a effacé les cicatrices d’alors, notre rouille, notre petite ruine personnelle, fissures, écaillures et les trous que j’aimais. En particulier certain joint de la pierre que j’ai un jour creusé avec une cuillère à café pour y cacher un secret (passons sinon on n’en sortira pas), le trou qui calait le manche à balai servant à tendre la corde à linge, et l’entaille évidée par le guidon du vélo muni d’antivol (c’était un temps de voleurs de bicyclettes néo-réalistes) que notre père garait contre le mur à midi : en ce temps-là toute la famille rentrait, qui de l’école élémentaire, qui du collège, de l’atelier de barriques, de l’usine d’ensachage de café pour casser la croûte en chœur dans la cuisine de cette échoppe, habitat typique des quartiers populaires de Bordeaux que rénovent aujourd’hui les bobos locaux.

 

Je ne décris pas ces améliorations récentes de l’harmonie urbaine à ma mère qu’indiffère le monde de jadis et de naguère, son passé comme son présent et même son avenir dans l’Ehpad où désormais elle réside, notre maison de l’impasse est le cadet de ses soucis. Le sien actuel est de me détailler son menu (crevettes surgelées, veau fibreux, riz pâteux, yaourt fade), de se plaindre de la météo, de sa constipation et que Mme Lambert est encore une fois venue s’assoir dans ses cabinets. Cette personne, sans être méchante, est envahissante. Elle égare sa chambre, son dentier, ses chaussons, voit sur les murs et dans son lit, dans sa culotte, des fourmis qui la sucent, la piquent, la démangent, la dévorent.

 

Mon rapport téléphonique maternel a lieu dans l’entrée de l’immeuble. Je m’y suis retirée, délaissant la cour où la Fête bat son plein, par égard pour mes voisins. Car, à titre personnel, lorsqu’un sans-gêne interrompt la conversation en cours pour s’autoriser une parlotte exclusive avec un fantôme numérique, me refoule, m’évacue aux oubliettes de la relation humaine, je les enverrais volontiers valser, lui et son mobile, dans la première poubelle : est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? Quoique, foin des scrupules, j’ai appris à plutôt tendre l’oreille : ce genre de blabla des plus insipides révèle parfois des aperçus stupéfiants, même sur des gens que jusqu’alors on aimait bien ; l’impudicité téléphonique n’a pas de bornes. Jamais de la vie je ne prendrais le risque qu’un tiers me surprenne papotant avec maman, une femme nimbée, très haut juchée sur piédestal, sanctifiée par tout ce qu’elle a enduré de revers & vicissitudes, pour quoi je la révère, la vénère (dire que, tombée à genoux, je suis capable de penser : tu me casses les pieds ma Bonne Mère).

 

Adoncques, à l’écart, loin des oreilles indiscrètes, je me tiens présentement dans l’entrée devant le tableau des boîtes à lettres, chichement éclairée par la minuterie qui donne aux murs marbrés au pinceau en trompe-l’œil artistique et aux plantes vertes en plastique un air de petite chapelle funéraire. Tout en patientant, en temporisant, tout en conversant je lis pieusement les noms affichés afin de les apprendre par cœur, celui du couple de traders nouvellement installés, et celui du jeune Nico qui occupe une chambre de bonne au sixième.

Cet éphèbe est-il étudiant en informatique, stagiaire parlementaire, écrivain en herbe ou agent secret ? Une beauté genre épi d’or sur sa cavale noire, altier, lèvre et joue vermillon d’Espagne, sous son front s’amoncellent des orages, des passions, des tourments intéressants, sa veste en lin est griffée Armani au moins, m’étonnerait qu’il soit dans le renseignement avec une dégaine pareille. Même ceinturé en gabardine douteuse, doulos rabattu, mains aux poches en planque sur un banc du square donnerait-il le change ou serait-il d’emblée démasqué ? Il faut avoir la tête de l’emploi dans ces métiers-là. Mine de papier mâché entre deux âges anonymes, porter avec naturel le tweed gris fripé à odeur de pipe comme les taupes de John Le Carré, mais le temps de la guerre froide est passé. Ou alors, tête-à-claques mal luné comme les deux anges en service commandé qui surveillent la petite femme de Peter Esterhazy depuis la ruelle, avachis au volant de leur Lada de fabrication soviétique immatriculée A.I. (voiture officielle), des envoyés de Dieu le Père, c’est-à-dire de l’AVÖ leur saint patron.

Je parierais plutôt que ce faux-jeton de Nico bricole dans le design de luxe. Ou alors qu’il fait atmosphère dans un film de Garrel ou de Carax. Il en a la moue désabusée, l’air la terre ne peut pas me porter, que trafique cette graine de brigand dans notre arrondissement : tu n’es pas chez toi ? m’apostrophe ma mère à brûle-pourpoint car elle est hypersensible à l’acoustique (l’entrée réverbère en raison du haut plafond), son ouïe capte les scratchs et les pschitt de ma bande-son. Le roucrou d’un pigeon, un klaxon, le pia-pia de radio en arrière-fond, un atchoum discret, ces menus bruits la renseignent sur mon environ, ma situation, si je suis seule ou en compagnie, dans la cuisine, l’ascenseur, à la supérette ou devant ma fenêtre ouverte, si je clope ou rumine un chewing-gum. Sans omettre que mon appareil phonatoire trahit mes arrière-pensées, mon humeur, mon rhume des foins : dès que je décroche, elle m’interprète. Ah qu’il est difficile de tromper sa maman ainsi qu’en avertit la facétieuse comptine qu’elle nous chantait, l’auriculaire fourré dans son pavillon, le secouant à s’en dévisser le cartilage : kirikirikère l’on aura beau faire, kirikirikan la maman l’apprend, kirikirikou son p’tit doigt lui dit tout. Pas moyen de feinter, bras en l’air je me rends : je suis dans l’entrée de notre immeuble, avoué-je, c’est la Fête des Voisins, je m’amuse, je papote, je rigole et me régale de charcutaille et de clafoutis dans le local à poubelles pendant que tu te morfonds, te tracasse, te désole, proteste et gémit, ma pauvre vieille petite maman qui me met sur table d’écoute dès que je me branche, toutes affaires cessantes.

 

Mais quelle affaire est-elle urgente, pendante ou cessante, laquelle doit-elle céder sa place à une autre ? Quel sujet est-il principal, lequel secondaire, lequel mettre en stand-by ou enfourcher résolument quand tous à la fois se bousculent et parmi eux maman qui pousse au portillon, d’autorité réclame de passer la première comme quoi, dans la file d’attente, elle est la seule et la principale en tant que sujet prioritaire. Je devrais illico me mettre aux abris, ou alors m’octroyer sans délai une digression mentale, par exemple apprendre par cœur les noms des boîtes à lettres ou, plus radical, ouvrir grande la fenêtre d’une parenthèse et m’y accouder à loisir (ainsi qu’au balcon de la rotonde dont le paysage offre à mon fusil narratif sa visée imaginaire, la balle quitte son âme et s’égare dans l’espace, chacune a son billet dit-on, selon sa poudre, la balistique et selon le vent changeant, vois comme elle vole à son but, ou à sa destination, dans l’univers parallèle de sa course folâtre sait-on où finit et où commence une histoire, la forme arbitraire qu’elle prend selon celui qui la narre).

Hop, déménageons en esprit, revenons à nos gais moutons gambadant dans la prairie, ainsi que se l’autorise Laurence Sterne primesautier à qui indiffère royalement le sujet principal et le secondaire. Il voyage sentimental à sa guise, se soucie comme d’une guigne d’égarer sa balle et son lecteur qui, loin de s’en formaliser, lui doit une fière chandelle ainsi que le roman moderne, lequel à son instar en a pris à son aise avec la narration et sa linéarité fallacieuse. Pensais-je contemplant l’artistique tableau des boîtes à lettres (bonne nuit maman chérie) qui à lui seul résume le mode d’emploi de nos vies déménageuses, tous autant que nous sommes gens d’ici et d’ailleurs, de jadis et naguère : d’où mes voisins viennent-ils, me demandais-je, répertoriant leurs pittoresques et captivants patronymes de tous horizons.

Occasion d’enfourcher dans la foulée ce sujet annexe ? D’entreprendre à partir de là une digression en règle sur cet immeuble haussmannien duquel notre boulanger centenaire était la vivante mémoire, de relater les étapes de ses fondations à son érection, son peuplement successif d’habitants d’horizons variés aux divers étages et, jusque sous les toits, de bonnes à tout faire qui, à s’en casser les reins, s’en user le tempérament, leur montaient les seaux d’eau et de charbon par l’escalier de service (la vie des domestiques est un marqueur instructif pour croiser la verticalité des rapports de classe à l’horizontalité des alcôves et cuisines de famille où pères & fils lubriques abusent le prolétariat féminin, le tripotent, l’engrossent puis le foutent à la porte mais, foin du naturalisme sordide, Zola est en disgrâce actuellement, las, las). Encore que, toujours en fonction, notre vieil escalier de service offre un colimaçon romanesque en diable : le jeune Nico le monte à pas furtifs. C’est lui, je l’entends de mon lit rentrer en catimini à la brune. De quelle fête, quel rendez-vous mystérieux cet énergumène sort-il pour filer par la glissière tel un chat de gouttière ? Que n’emprunte-t-il le maître escalier avec ses nobles volées et ses vitraux colorés, que ne prend-il l’ascenseur ?

Je me garderais de l’en blâmer car ainsi que lui j’affectionne assez ce passage louche avec ses portes dérobées desservant chaque palier, les degrés casse-cou de cette coulisse aux murs lépreux qui grimpe en vrille jusqu’au dernier étage, dans la soupente duquel tortillent des couloirs troués de lucarnes borgnes, l’une d’elles est munie d’une échelle de secours qui accède au toit zingué, royaume des monte-en-l’air, des voleurs masqués en cape et gants de satin, des chauve-souris et des mistigris. Tout là-haut, sous la nuit étoilée malgré la nuisance lumineuse, quelle forêt baroque d’antennes de télé déglinguées (nous sommes câblés), de cheminées décrépites desquelles (suivez-moi, nous redescendons) les conduits tapissés de vieille suie perforent les murailles, autant de carottes clandestines sondant les échos, les bruits, les voix, que de cellules d’écoute planquées sous le manteau des cheminées obstruées, alors glissons-nous ni vu ni connu dans les double et triple fonds des logements, explorons leurs niches et recoins et palpons leurs murs, eux aussi ont des oreilles. En ont-ils entendu, en ont-ils à raconter des vertes et des pas mûres de jadis et de naguère, disputes, aveux, prières et râles de peur, de colère, amours ancillaires et faux testaments, délations, trahisons (gloire au feuilleton). De mon lit, la nuit toute ouïe, je guette les bruits. J’interprète, mine et sape en taupe experte cette ruche occulte, mon centre d’écoute migre suivant l’intensité de la surveillance, s’infiltre entre planchers et plafonds, solives, chevêtres, à l’assaut des tuyaux le long des gaines d’aérations, des conduites de gaz et des colonnes d’eau jusque sous les éviers, dans les cagibis oubliés habités de souris et d’araignées, les placards et les étagères pleins de cartes géographiques, de gravures et de pots de confiture, jusqu’à ce que, ayant enfin atteint certain petit trou jadis creusé dans le joint d’une pierre creusé avec un petit clou, là rendue, lovée en chien de fusil, blottie sur mon secret d’enfance, je m’endorme. Le sommeil me noie dans sa citerne d’obscurité plus dense, plus opaque, profonde et vertigineuse que le puits où tombe, tombe, tombe Alice lentement (eh bien, me dis-je comme elle, après une chute pareille, je n’aurai plus peur de tomber dans l’escalier), alors, comme il n’y a vraiment rien d’autre à faire, dans ce puits sans fond lentement je fais des rêves. Les rêves sont lassants à narrer. Ils empruntent au même appareil symbolique simplet, aux mêmes condensations et sublimations sommaires. Finalement, peut-être vais-je plutôt écrire un roman.

 


Anne-Marie Garat

Écrivaine

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