Nouvelle

Seul le SDF

Écrivain

Parfois vient à l’esprit que la ville est parcourue par ce qu’on pourrait appeler les installations, au sens artistique du terme, des SDF. Des installations qui dénoncent l’ordre du monde. Puis le fait même de penser ainsi choque la conscience (ce serait magnifier une situation de misère et de folie ?). C’est précisément sans complaisance pour cette conscience, bonne ou mauvaise, que l’écrivain Dalibor Frioux déploie ici, dans une langue incisive, la situation solitaire, silencieuse, nue, intouchable, d’un SDF installé dans un couloir du métro.

Il y a cent façons d’être seul.

Il pourrait être cette femme vivant dans un bocage, près d’une maison ajourée où elle ne fait que passer. Une femme mûre qui ne serait pas condamnée au malheur, à l’apitoiement sur soi, au ressentiment contre ces cochons d’hommes. Échappant à l’ennui et à la bêtise. Elle pourrait s’allier à une blatte, une araignée, une vieille femelle qui rôde. Elle est libre du regard des hommes, dans les rayons de ses dix ruches elle a oublié les attributs et les pouvoirs du dieu Couple. Il pourrait même y avoir, encore en vie au loin dans la grande ville, un ou deux de ses enfants butinant une joie après l’autre. Les hommes et les enfants, voilà qui est fait. Elle se donne à présent à ce surcroît de vie interdit aux femelles humaines, mourant en couches, abandonnées dans une montagne ou pleines de l’aigreur d’une marâtre, persécutant une jeune fille dans une cour royale.

Il pourrait être ce chef d’État tombant d’un train, au cœur de la nuit, loin de ses palais, de ses gardiens et conseillers aux regards de fer. Ou plus seul encore, le pyjama rayé du chef d’État, maculé de boue et d’herbe, que le protocole jettera bientôt dans le puits le plus proche, pour lui substituer une chemise de gala, dernière chance, puis une camisole amidonnée.

Il pourrait être ce petit épicier qui ferme sa boutique comme on commet un crime, à regret, tard et sans témoins. Ses ancêtres d’Afrique ne maniaient l’argent que quelques fois l’année, s’acquittant en nature de leurs obligations et repartant dans le vent. Lui doit entendre chaque centime bégayer son salaire sous la lampe de son comptoir, et il faut trimer pour le trouver parmi les alcools, les boîtes de petits pois et les emballages de biscuits qui jaunissent à droite du ventilateur.

Mais c’est dans un couloir du métro que vous rencontrez son genre de solitude. C’est un long couloir que personne n’aime prendre. Des signalisations manquent, personne n’est sûr d’avoir pris le bon chemin. Trop d’affiches d’humoristes, de dentifrices et d’articles de sport ont défilé pour qu’on continue d’apprécier leurs couleurs. Si l’on ajoute le courant d’air sale, chacun ressent une montée d’agacement avant d’entrevoir un quai actif, et c’est le long de cette montée que s’est posée sa tête pleine de croûtes. Le lieu où il a échoué est le dernier en date de ses mauvais choix.

Il a le tort d’être dans le passage, de prendre la place d’une terrasse où il ferait bon vivre à deux, d’une pyramide de bonnes affaires, d’un carton de fruits multicolores. Le voici jeté là, épinglé sur le sol comme contre un mur, avec la forme imprévisible d’un crachat qui s’étale. La tête sur le billot du couloir, sous le couperet de milliers de chaussures qui l’évitent à la dernière seconde, couverte de plaies, un barbouillis de bleu encore suintant sous l’œil droit.

Certes il n’a pas l’entrejambe rasé, les fesses bronzées et rebondies des stars du sexe. Il a juste le regard humide, les lèvres gonflées et les cheveux brillants de saleté. Le pantalon souillé et parcouru d’immondices, de coulures qui empestent. Il n’en est pas moins violable, en cas de nécessité, par ses semblables. Il suffit d’un rien à l’imagination pour s’enflammer.

Certes il n’a pas la gourmette de l’homme d’affaires, la superbe de l’agent immobilier. Il n’en occupe pas moins un ou deux mètres carrés, qui vont chercher à la lumière du jour dans les 14 000 euros à l’achat, 300 euros en location. Enterré sous un tas d’or, il n’a pas même de boîte aux lettres, de carte de visite, de compte bancaire, ni une gamelle à centimes que cogneraient les pieds des distraits.

Il semble avoir le corps d’un homme de quarante ans. L’âge de la puissance, l’époque triomphante des premières récoltes, l’heure où malgré les politesses l’on s’imagine ne rien devoir à personne. Quant à lui : au sol comme un fruit trop vert jeté par un arbre en fuite. Il doit avoir quelque part la marque de ce détachement, un deuxième nombril qui saigne et qui tête encore. Le voilà passé directement de l’enfance à la vieillesse. Il n’a pas fait son temps.

Sa carrière stagne. Une bonne terre de bruyère l’aurait déjà absorbé, des insectes seraient venus, des mouches auraient pondu leurs œufs sous ses paupières, des rongeurs auraient attaqué ses extrémités, des renards, des belettes, des chiens errants. Il aurait déjà un successeur dans la nature. Mais le béton ciré du couloir ne le laisse pas perdre sa forme, rien ni personne ne l’achève, il manque la flore et la faune qui donneraient de l’allure à sa disparition.

Au contraire, il passe toujours dans la foule une jeune femme pour s’inquiéter. Non pas qu’elle s’attarde en entier, qu’elle se penche sur lui, le touche et lui parle. Son corps reste inflexible dans sa marche, tiré par ceux de devant, poussé par ceux de derrière, inquiété par les plus pressés qui dépassent à droite, à gauche. En dehors des vies de saints, il ne faut pas s’attendre à un arrêt complet au-dessus des pauvres.

Les muscles de ses jambes ont continué sur leur rythme de pneus du réseau. C’est dans les yeux qu’elle s’est attardée. Elle est sans doute nouvelle en ville, encore un mois ou deux et elle regardera droit devant elle, soucieuse de vivre à la mode. Dans l’intervalle, et cela dure bien une demi-seconde entière, elle ne quitte pas des yeux le corps effondré par terre.

« N’a-t-il pas été un nouveau-né que ses parents ont aimé ? Au pire un orphelin que les pouvoirs publics ont protégé ? Quand bien même personne ne l’aurait désiré, ne peut-il pas s’aimer lui-même ? Pourquoi le laisse-t-on là, livré en pâture à la pitié des femmes ? Car ce sont les femmes qui sont visées par cette misère. Il est pénible en tant que femme d’avoir à s’apitoyer. Pourquoi toujours nous accabler ? Je parie qu’on maudira la mère qui a accouché d’une telle catastrophe. Mais les hommes alors ? N’y en a-t-il pas un seul capable maintenant de s’émouvoir, capable autrefois de s’occuper de cet enfant ? Je ne veux pas être la femme sensible. Si encore j’étais vieille, sans enjeux et désœuvrée. Je me pencherais sur lui, déjà fanée, et ce serait bon pour l’estime que je me porte. Mais j’existe encore si peu, je n’ai toujours pas trouvé de parfum qui m’aille, j’ai une image à défendre et tant de gens à rassurer. Je sais au moins pourquoi je ne m’arrête pas, mais les autres ont-ils autant de bonnes raisons ? »

Certes son corps à terre est inaccessible. Quel individu pourrait s’y mesurer ? Il fait des kilomètres, il culmine plus haut que les tours d’Asie. Il est plus contagieux qu’un virus de hangar à poulets. C’est un grand cru provenant d’un terroir ancestral où se jouent les drames de la politique, de l’amour, de la jalousie. C’est un martyr qui est le prix à payer pour la paix. C’est le corps plein de l’encre d’un article sur l’inflation. C’est le corps tiré d’un reportage sur les violences familiales, d’un chiffre inimaginable de victimes de la pollution, de la délinquance, des migrations incessantes, du réchauffement climatique. Un chiffre enfin réel, un échantillon puant de lectures et de visions.

Son corps à terre est inaccessible. Quel particulier dans la foule du couloir pourrait s’y mesurer ? Les hommes qui allongent le pas traitent tous de son cas, chacun dans son for intérieur.

« — C’est le corps d’un bourreau. — C’est le corps d’un étranger. — C’est le corps d’une victime. — C’est le corps d’un continent pauvre arrivé en contrebande. »

Toutes les pistes mènent à lui. Il faudrait bien faire les choses. Il faudrait une police entière, bardée de plexiglas et de lasers, pour se risquer à toucher l’épaule de ce colis abandonné. Une armée de psychologues, d’interprètes et de communicants pour se risquer à lui adresser la parole. Une cohorte d’avocats, de fiscalistes et de pénalistes pour lui signifier universellement ses droits et ses devoirs. Les Nations-Unies, les Secours religieux, les Sigles et les Signes indéchiffrables de l’entraide, la publicité du Bien font silencieusement défaut. On ne peut pas bien faire les choses. Les Moyens manquent et les bras tombent pour lui retrouver sa dignité.

« — Et c’est bien mieux ainsi. — On s’y brûlerait. »

Ils dépassent la forme au sol et du coin de l’œil, ils s’observent dépasser d’un seul homme la forme au sol. S’ils en avaient le temps ils s’approuveraient et s’admireraient à voix haute, s’inviteraient les uns chez les autres, boiraient des jus frais dans de larges fauteuils. Ils seraient mutuellement reconnaissants, ils sont les piliers du tunnel. Sans eux la forme au sol n’aurait plus même de sol, de lumière, de témoins distraits, de chaleur souterraine. Ils sont les piliers de l’édifice. Il faut qu’ils travaillent à éviter le pire, chacun dans une réunion, à un bureau, dans une voiture, aussi loin de lui qu’il faudra pour lui éviter le pire.

« — Ce n’est pas qu’une question de Moyens. — La société sait d’instinct reconnaître les irrécupérables et s’épargner les démarches inutiles. — Il y faut de longs conciliabules, un grand courage et une grande sagesse. — La justice a rendu fou plus d’une belle âme. — Il y a une logique sous-jacente. — Et comme dit le poète, il faut préférer l’injustice au désordre. — Il y a une très bonne étude là-dessus. »

Si encore il parlait. Si comme le moindre brave sait le faire de nos jours il se composait un plaidoyer astucieux, où défileraient les affronts essuyés, les contritions, les enfants à charge, les promesses d’avoir eu recours à l’aide publique, de ne pas courir boire l’aumône, assortis de l’adresse de l’hôtel où il faudra payer la chambre. Le tout saupoudré d’esprit et d’humour, même empruntés à d’autres et tombant d’un visage cartonné. Le bougre préfère s’enferrer dans un silence accusateur, sans espoir car personne n’entend son mutisme. Il ne faut pas se contenter d’être à la rue, il faut le faire savoir.

Certes il n’a pas de valeur foncière, il n’hérite de personne, ses actifs sont perdus dans un bilan gluant au fond de ses poches, et même s’il était une mule incognito placée là par un trafiquant, personne n’aurait le cran de sonder son anus pour trouver des sachets de pure cocaïne. Il n’en est pas moins tuable, en cas de nécessité, par ses semblables. Il suffit d’un rien à l’imagination pour s’enflammer.

C’est pourtant ce qu’on lui souhaiterait : du malheur en plus, de la compagnie, même mauvaise, un maquereau, un dealer, un chien. Des sachets qui auraient éclaté dans les bifurcations du côlon et l’auraient délivré. Tandis qu’il continue à respirer, à bouger dans la houle des passants. Les sachets n’ont sans doute pas rompu, il a chié intacte leur plus-value. Il est une mule vide qui se repose avant de reprendre l’avion vers les champs hallucinés d’un pays du Maghreb. Il est en réalité immensément riche d’un trafic incessant à son seul profit, et s’allonger sur le béton ciré du métro est son grand secret pour en jouir, nous toiser dans son triomphe.

Le soir, on s’attendrit davantage : une bande d’amis sort d’un film qui parle de misères exotiques. Parcourant le tunnel d’un pas lent, les couples aux propos subtils et sincères s’interrompent, baissent la voix à sa hauteur. Une saine joie les regagne à mesure qu’ils s’éloignent. Si l’on y regarde mieux, il a récupéré sur lui les retombées de leurs fêtes, et peut-être a-t-il été un grand épicurien noyé dans le meilleur champagne. La veste qu’on distingue sur son dos est en velours côtelé, avec col et épaulettes. Le pantalon sur son derrière est en laine et à fines rayures. Il leur faut continuer à changer de tenues, à remplir les bennes des bonnes œuvres d’habits de lumière et de couleurs chatoyantes, pour que rues et tunnels à leur tour s’illuminent. L’un d’eux se charge de prononcer le mot juste dans ces circonstances, le mot qui fasse honneur à leur humanité. Pour le reste ils ont déjà pleuré devant l’écran, se sont essuyés dans l’écran, ont tout donné aux fauteuils. Et il est si difficile d’intégrer un nouveau dans un groupe.

C’est qu’il a l’aura intimidante d’un prophète enfoui dans son dieu, un dieu caché sous terre. Son corps fait un dolmen aligné sur les néons grésillants du plafond. À sa hauteur, c’est une brève catacombe où se réfugie sa religion persécutée et personnelle. On pourrait bien, faute d’instructions, manquer de respect en ce lieu saint, faute de savoir s’il faut couvrir ou dénuder sa tête, ouvrir ou fermer la bouche, le dévisager ou baisser les yeux. Son credo et ses rites admirables lui font obligation de paraître ici, à cette heure, de renoncer à la joie de marcher au grand air, à toute convoitise et à toute hygiène. Il a mission de témoigner au plus grand nombre de la nature du corps, cloaque plein d’ordures. Son dieu intransigeant lui prescrit depuis des mois l’inclusion de sa chaussette dans la peau du pied gauche, la pression raide et acide des tissus. Personne ne regarde assez pour voir son déplacement insensible le long du mur qui, aussi faible soit-il, a valeur de pèlerinage. Invisible, misérable, il n’en est pas moins vénérable, en cas de nécessité, par ses semblables.


Dalibor Frioux

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