Guerre froide, version helvétique
1
C’est un dimanche de mai, en Suisse, durant la guerre froide. Dehors, un grand soleil cru. Père ronfle à bas bruit affalé devant le téléviseur. Il ne sort pas de tout l’après-midi. Les bolides de Formule 1 zèbrent les murs de la pièce. Lancinante berceuse pour un mécanicien de cinquante ans, épuisé de sa semaine d’atelier et qui n’éprouve plus aucun plaisir à marcher dans la campagne.
Le Grand Prix consiste à faire tourner en rond des véhicules de toutes les couleurs pendant plusieurs heures. On ne sait pas bien qui a pu inventer ça. Durant ce sacrifice sont brûlés des milliers de litres d’essence.
Le vainqueur, escorté de deux filles peu vêtues, asperge la foule de mousse. Les supporters hurlent de joie devant le demi-dieu. Exaltation de la puissance. La voix royale du progrès s’est ouverte et le speaker qualifie la Formule 1 de « laboratoire de l’automobile du futur ». C’est au cours des deux dernières guerres, rappelle-t-il, que le génie humain a conçu les camions, tanks et jeeps. Rien ne semble pouvoir freiner la prédation humaine. Dehors, les mésanges zinzinulent encore. Le monde ignore ses plaies.
2
Père regarde la télévision. À répétition défilent les images venues de l’autre côté du mur de Berlin. Nos rivaux dans les promesses modernes. Ceux qui parlent du grand soir, du bonheur pour tous et de l’égalité sur terre.
Trois scènes identiques reviennent inlassablement sur le petit écran : le cortège des missiles sur la Place Rouge (lisez : ils sont dangereux) ; les immeubles gris d’une ville sous un ciel gris (lisez : ils ignorent le bonheur) ; enfin, les vieux généraux aux costumes empesés, écrasés de médailles, des types hors d’âge aux commandes d’un continent, d’un rêve naufragé (lisez : ils n’ont pas d’avenir).
Père et moi, nous pouffons de rire devant ces vieillards à breloques, drôles d’épouvantails en vitrine. La télévision ne dit pas qu’ils ont été un jour de jeunes officiers, massacrés dans les plaines centrales ou vainqueurs des armées nazies, planta