Poème

Ohé Pimoe

Écrivain

Voici la complainte d’Albert Moindre, célibataire. Et amoureux de la fuyante Pimoe. Picaresque, romantisme, chanson, drame, sentiments nobles et moins nobles, vers avec ou sans enjambements… Eric Chevillard a donné à AOC un poème inédit, expérimental et digressif. Les divagations et autres excursus se déplient au gré sonore des assonances et des rimes. Avec la précision et l’humour (sans opprobre pour le potache) qui le distinguent.

et maintenant l’histoire de Pimoe
grands dieux Pimoe
est-ce que vraiment je vais oser
ne rien celer
de l’histoire de Pimoe

(prononcer Pimoe
comme dans ohé Pimoe
puis le redire
pour le plaisir le répéter
ohé ohé Pimoe)

j’emprunte son nom
– j’ignore le vrai
le vrai ce sera Pimoe –
au Kumulipo de Keaulumoku
poète hawaïen
dont nous ne savons rien
si ce n’est qu’il vécut
peut-être
au début du XVIIIe siècle
précision que nous devons à la reine Lilu’uokalani
dont nous savons seulement qu’elle naquit
plus tard mais aussi
fin XIXe dans la baille
Hawaï
Polynésie

je suis heureux qu’elle soit née là
Pimoe
ma Pimoe
dans le Kumulipo
connaissez-vous plus bel endroit pour naître
que le Kumulipo
écrit par Keaulumoku et traduit par la reine Lilu’uokalani
connaissez-vous un nid plus doux

je voudrais rester fidèle à cette origine magique
et que cette histoire que je vais me conter
l’histoire de Pimoe
cette histoire qui dès à présent s’écarte du Kumulipo
que j’ai lu d’un trait
(un bref extrait)
qui s’en écarte pour n’y plus revenir
qu’elle conserve quelque chose de la magie que ce nom recèle
Kumulipo
que l’on ne regrette pas trop qu’elle se soit écartée si vite
et définitivement du Kumulipo
(non
rien à voir avec l’Oulipo)
le poème litanique auquel j’emprunte son nom
Pimoe
Pimoe parce qu’il lui va bien
admirablement
comme un gant
comme l’autre aussi
comme deux socquettes proprettes
et comme le fourreau de soie dans lequel elle a coulé son corps souple
les pieds d’abord ou la tête
on ne sait pas
il aurait fallu être là
oh là là
être là à ce moment-là

ohé Pimoe
mais elle ne se retourne pas
ma voix ne lui dit rien encore
elle porte qui la portent aussi
des chaussures de nacre rose
c’est du lambi
c’est Pimoe
on ne saurait croire qu’elle fut conçue dans le noir
et à tâtons
par une matrice et un piston
Pimoe
quand je la vois la première fois
est assise sur un muret bas
je la vois de dos
et pour ses chaussures j’ai dû deviner
à quoi elles ressemblaient
(j’ai choisi la nacre de lambi
c’est improbable inconfortable
mais ça ne manque pas de fantaisie)
je la vois de dos donc
et elle a pour visage l’océan devant elle
avec des yeux d’un bleu profond
mêlé de gris de vert
et une expression de colère
bien charmante tout de même
car j’en peux déduire qu’elle va
bientôt déferler sur moi
et m’emporter dans les vagues si bien formées qu’elles ne s’affaissent
jamais de ses seins
et de ses fesses
puis il paraît que ses hanches et ses reins
ont parfois des creux de seize mètres
si j’en crois la confidence d’un vieux marin
qui crache ensuite
dans la crique
son jus de chique

Pimoe était assise
sur ce mur de pierre grise
très banal
ni bas-reliefs ni pilastres
mais tout avait changé sur l’astre
à mon grand étonnement
la paramécie avait eu raison
finalement
de s’hybrider vaille que vaille
dans la vase et les alluvions
de se hisser sur la berge
agrippée à une verge
ou à un jonc
pour pousser le cri primal de l’espèce animale
– au début son projet m’avait étonné –
mais elle voyait loin en se dotant de pattes
quatre dans sa hâte
et d’organes sensoriels pour distinguer la poix du miel
tout s’expliquait enfin
elle visait ce jour parmi les jours
et les saisons
ce beau matin
cette incarnation
ce miracle
ce pinacle
Pimoe sur son bas muret
ohé

ohé ?

ohé Pimoe
mais Pimoe ignore encore
qu’elle se prénomme Pimoe
Pimoe vraiment je me prénomme Pimoe
me demandera-t-elle plus tard
et je lui répondrai oui Pimoe
tu te prénommes Pimoe
et je verserai un peu d’eau sur son front
et de sel
(dans la mer ils se mêlent
on aurait plus vite fait
pour les baptiser
de noyer les nouveau-nés)
mais on va penser que je me vante
ou que j’invente
Pimoe
merci flatté
alors que c’est elle qui m’a fait
naître parmi les êtres
qui étais-je avant Pimoe
Albert Moindre célibataire
un pauvre hère
minable serpillière
en boule dans ma garçonnière
où s’amoncelaient la poussière
et les cadavres de blattes
que je ramenais sous mes savates en revenant des cabinets
où je passais de longs moments
à lire
à rêver
en poussant de temps en temps
et en pissant copieusement
car la bière exaspère les fonctions urinaires
des célibataires qui se masturbent moins souvent
conséquemment

puis plus du tout
depuis que je me suis coulé dans l’espace
autour de Pimoe comme un rapace
de façon à épouser – épouser comme à Vegas –
les reliefs de Pimoe
les doux reliefs de Pimoe
les reliefs en pente douce
de Pimoe
la silhouette parfaite
de Pimoe
ça vous change un homme
ça gomme
tout ce qu’il a d’aigre
de maigre
mon corps d’angles aigus
d’arêtes sèches
s’est découvert une souplesse de nouveau-né
de serpent
de serpent naissant
je n’en reviens pas
mais c’est bien moi
mes os n’étaient donc pas ces branches
sèches et cassantes
plutôt des branches de noisetier
avec quoi on fait les arcs
(une fois les noisettes dans le sac)
un arc
je suis devenu un arc
et sa flèche
tchac
qui vise le cœur de Pimoe
je vois loin
pour un petit myope soudain
jusque là-bas je vois
jusqu’à Pimoe c’est dire
si ma vue s’est améliorée
il va falloir viser maintenant
et viser juste
pour me planter là
dans le cœur de Pimoe
j’hésite
pas comme dans le mythe
(tu seras une pomme
mon fils
dit Guillaume
Tell père
à Walter
Tell fils)

l’amour de Pimoe ce fruit-là
ne pousse pas dans les vergers
je ne peux envoyer un petit diable
de garçonnet le décrocher pour moi
qui porterait un pantalon trop large
retenu par une ficelle
nouée autour de sa taille
ou des bretelles
sur son chandail
un gosse de paysan matois
au patois incompréhensible
comme le babil de Babel
dans la Bible
aux cheveux de blé dur
en épis
à la figure un peu sale
et le nez toujours morveux
mais tant de malice dans les yeux
allant pieds nus sur les chemins
les jonchées
dénichant les couvées
piégeant les lapins au collet
et dans ses nasses des gardèches
– n’empêche
menu festin
de fretin –
or malgré son agilité de singe
il n’ira pas décrocher pour moi
ce linge trop haut perché
ce drapeau glorieux
l’amour de Pimoe
le lange de cet ange dans les cieux
ni même contre un couteau neuf
(servi qu’une fois pour faire un veuf)
dans sa gaine de cuir odorante
vachette façon requin
rien de moins
que cet animal de maroquinerie
qui ne vit ni dans l’eau ni dans la prairie
ni si je le gâte d’agates
deux pleins sacs remplis à la loyale
en faisant mouche sans tirer une seule cartouche
(toute ma commisération à l’homme
dont les trophées
sont des têtes de sangliers
quelle bauge son home)
prends-les gamin
mes billes qui brillent
plus besoin
et donne-moi ton solide bâton de marche
il sera mon bolide
mon arche
je pars rechercher Pimoe
l’en-allée
ohé

ohé ?

long chemin et bien tortueux
mais puisqu’elle est au bout
je le parcourrai joyeux
et quand il le faudra je tirerai de moi un fil de soie
(j’ai vu une araignée le faire
alors un célibataire)
pour passer d’une planète à l’autre
car à la nôtre Pimoe préfère
des étoiles plus radieuses où hâler
ses épaules laiteuses
que caressent
– jamais de tresses –
ses cheveux
un feu de brousse
tant de mèches rousses
pour une seule bougie
comme elle rougit
rien que d’honnête
ses seins sont deux gouttelettes
de cire qui s’étirent
à peine
et freinent plus bas
pour devenir
tout aussi doux
ses genoux

ohé ?

ohé Pimoe
mais non
ne m’entend pas
beaucoup trop loin de moi
ce point là-bas même pas
c’est une montagne que voilà
et une haute coiffée de neige
éternelle comme mon pull beige
avec des forêts sur ses pentes
montantes ou descendantes
savoir par quel bout les prendre
rude ascension et quel vertige
– échange deux jambes contre une tige
enracinée profondément –
quel vent
un bébé geint dans chaque sapin
et quel froid
mais pourquoi frissonner
pourquoi
puisque ce n’est pas Pimoe

ohé ?

la nuit menace
ça vous harasse toutes ces pierre
mieux posées qui vous feraient une terrasse
sous les pieds
ça vous accable
ce monde si mal pensé
qu’il pourrait être admirable
or je n’ai que mes moyens
de grammairien
pour y aller
bien petit âne
mais obstiné
enfin paraît une cabane
un refuge abandonné
un ranch tout en planches
et rondins de sapin
(hypothèse : du mélèze)
je pousse la porte
vermoulue grince
cède
(donc pas du cèdre)
et je suis chez moi
reste assez de bois dans l’âtre
(merci au petit pâtre)
pour une bonne flambée
je bois une gorgée de rhum
mon sang revient
enfin une photo couleur dans l’album
une feuille d’automne
finie la dèche
je mords même dans une saucisse sèche
je suis bien
triste infiniment
mais gagné par la volupté
de ce confort inattendu
voici tout mon sang revenu
Pimoe dessus
dans un canoë
spécialement affrété

ohé ?

Pimoe donc
la première fois que je l’ai vue
était assise comme Artémise
(Artémise s’asseyait parfois)
sur un muret bas
et me tournait le dos
c’était déjà beau
très beau
la lourde chevelure rousse les épaules
nues un peu pointues
très blanches
la taille fine et le départ des hanches
pour la Chine
hop
on y va
aux antipodes
mais stop
on ne passe pas
on se cogne au bloc
de granit
cette pierre là ne s’effrite pas vite
oh que non
et le temps de l’érosion me fut refusé
des passants s’interposaient
des gros
en nombre
en panne
si loin de leur savane
les éléphants encombrent
et dérobaient mieux que sa robe
la silhouette sur la murette
ces secondes où elle disparaissait
ma vie s’arrêtait
ah
seuls savent mon calvaire
les enfants dans les caves
garrotés
sans lumière
(bien sûr il reste la prière
mais pas le Notre Père
trop méchant
avec maman)

ah l’enfance
tous ces souvenirs de vacances
bon
où en étions-nous
ah oui tout à ma contemplation
de cet horizon
Pimoe sur son bas muret
la nuit même ne me détacha pas
de ce spectacle
ni plus tard l’hiver ne me tacle
et pourtant cette année-là
sans discontinuer la neige tomba
du ciel et y remonta
épaisse et douce
comme un livre de messe
(d’ailleurs les vieilles toussent
et glissent
comme à l’église)

au printemps suivant
gonflé de forces nouvelles
et tout bouillant mon jeune sang
je fis un pas en avant
le premier homme dans l’espace
aurait-il eu cette audace
bien décidé à adresser
la parole à Pimoe
ohé ohé
dire au moins ohé
ohé Pimoe

ohé !
(j’ai osé)

elle n’y était plus
le croiras-tu
abolie
depuis quand partie
seul demeurait le muret bas mais le muret bas
sans Pimoe dessus ne m’intéressait plus
redevenu un banal ouvrage de granit gris
et non de jade
entre la promenade et la plage
j’y posais même le pied
pour renouer mon lacet
c’est dire ma désinvolture envers ce petit mur

je m’assois là
juste à l’endroit
où Pimoe était restée
si longtemps sans bouger
ainsi délicieusement très à l’étroit
je me coulai
dans le corps absent de Pimoe
dans cette amphore
quelle volupté
pour la première fois de tels spasmes
qui ne devaient rien à mon asthme
puis je regardai la mer
comme elle l’avait regardée
mes yeux voyaient ce qu’elle avait vu
les vagues qui se brisaient
sur les rochers un bigorneau qui luisait
dans un trou d’eau
et le trait de l’horizon où nulle silhouette
ne paraissait
où flottait un nuage rond
et la lumière qui le nimbe
je le sais
c’est Pimoe dans les limbes
en-allée
ohé

ohé ?

allons voir de l’autre côté
je m’embarquai
je fus le mousse l’amiral la vigie et le soutier
et surtout le rameur pour mouvoir sur le flot
mon petit canot
qui refusait d’avancer au seul gré de ma volonté
et l’espoir est décidément
un gréement insuffisant
j’avais beau l’encourager
mon canot
allez allez
il accepta seulement un beau jour de se retourner
je me laissai couler
comme un plomb
au fond peut-être trouverai-je Pimoe
puisque en surface nulle trace
je m’échoue dans une faille
parmi les choux de corail
des coquillages plutôt jolis mais habités
par des mollusques nécrophages
et encore des crabes des poissons
qui s’écaillent c’est dommage
comme de vieux Corot
de moins en moins beaux
puis aussi des holothuries
une seiche qui me crache
à la figure sa colère
dans un phylactère
(or ça ne l’empêche pas de se taire)
puis l’épave rongée par le sel
de mon canot couvert de patelles
je me suis attardé trop
Pimoe ne gît pas sous l’eau
je m’en réjouis puis je sens
que me frôle le maroquin
légèrement grenu d’un requin
soudain je sais nager le crawl
plutôt bien
et voici toute ma personne extraite
de l’eau comme un exocet

je pose le pied sur une terre inconnue
que connaissent pourtant les varans
les babouins les tortues
et un perroquet auquel je demande des précisions sur la région
mais il ne sait que les blasphèmes
et les hoquets
que les missionnaires mêlèrent à leurs prières
quand prit fin le carême de leur vie sur cette terre
dans des conditions singulières
je m’engage donc dans la forêt
qui fait rage en lisière de la plage
Pimoe
Pimoeeeeeeeeeeeee ohé
ohé Pimoeeeeeeeeee
on ne sait jamais
mais j’ai beau crier
seule une espèce d’anaconda
ou de boa
(même absence de différences qu’entre la pieuvre
et huit couleuvres)
s’éprend de moi
voici le célibataire bien tenté de se laisser faire
entrer vif dans la peau d’une créature de la nature
et n’être plus cet ingénu
mais il paraît que c’est décevant
la première fois que ça arrive
aussi je repousse son bras
je l’esquive
je dénoue cette étreinte en coupant la tête de la bête
(avoir sur soi un couteau
je tiens le conseil d’un bedeau qui redoutait les moulinets
de lasso et de se pendre
à la corde de la cloche
et personne pour entendre
ses cris d’agonie
quand lourdement elle hoche
appelant le distrait passant
à la miséricorde)

alors j’avance
peu importe le sens
je fraye ma voie droit devant moi
à travers les buissons de moustiques
et autres épineux
je saigne un peu
puis c’est la panne
je reçois sur le crâne un coup de massue
ou d’un autre truc aussi dru
et je suis ligoté serré
tous mes os en fagot
quand je reprends connaissance
c’est recouvrer la pensée
de Pimoe
quelle chance
Pimoe intacte sur son bas muret
ce casse-tête
quel tact
en rouvrant toutes mes fontanelles
n’a pas dérangé un seul des cheveux
de ma belle
je referme mes paupières sur elle
comme sur la lumière
puis je les rouvre
ébloui
un sorcier ou un mage me dévisage
horriblement grimace
en proférant des menaces
je ne m’en soucie pas
je souris
ils dansent autour de moi
leurs transes me laissent froid
des hommes à demi nus
de seules peintures vêtus
les femmes chantent
en malaxant la garniture
d’ignames d’iguanes de mangues
je parlemente
dans la langue du perroquet
j’offre des colifichets
– mes ongles mes dents –
en échange de ma liberté
elle m’est accordée
on me rend mon corps
et dans une calebasse
la mélasse que je dévore
sans la viande
qui devait l’accompagner
ce qu’un instant je regrette
comme l’écureuil son amande
avant de me souvenir
et de vomir
conséquemment
mes abattis
dans un taillis

une décoction de venin
et de champignons
me remet tout à fait d’aplomb
je vais bien
à ma question on répond
non
mes hôtes n’ont pas vu Pimoe
je visite leur collection
de scalps par précaution
je les renifle je les palpe
il y a là des toisons et des soies de tout poil
depuis la crinière intégrale
aux épis de lumière qui flamboient
jusqu’au chamois des calvities parfaites
des crêtes d’Iroquois
des chevelures jusques aux reins
qui croissent encore trois jours après la fin
du festin
la brosse d’un militaire
étrilleur étrillé
dont les os sont des flûtiaux
la musique adoucit les mœurs
il ne fait plus du tout peur
je tapote cette dépouille
(ouille)
avec un serrement de cœur
adieu petit hérisson sans malice
qui sortait à la nuit tombée
chasser la limace au bon goût de réglisse
mais je ne vois pas dans ce musée
les cheveux roux de Pimoe
et j’en suis d’abord contrit
je renifle
puis je me gifle
c’est donc qu’elle vit
youpi

mais ça se complique
le roi de cette tribu lointaine veut me marier là-bas
ici
tout près de lui avec sa fille Magdeleine
future reine
rien de plus laid que sa hure de laie
large comme une tour et dans cette tour
si j’accepte
(j’ai dit peut-être)
il y aura ma Pimoe à jamais enfermée
ma fiancée
souffrant mille faims et désolée
je décline
et je vois se rembrunir le doux sire
(charbon sa mine)
tous ses archers me visent
je vais mourir d’avoir refusé
un empire
il y a morts pires
adieu Pimoe si tu savais
si tu savais comme je t’ai aimée
et cherchée jusque sur des lunes
où l’homme n’a jamais posé le pied
ni moi-même car je m’y traînais
à genoux pour t’adorer
Pimoe
ohé

ohé ?

Magdalena pleure à cette harangue
sa langue éponge
ses larmes
les lape
flap flap
à longs traits elle boit son chagrin
puis le ronge
coupant ses libations de gigots
de rôtis
qu’elle mâche de bon appétit
pleurant un petit coup là-dessus
pour faire passer un pâté
de pommes de terre ou un jésus
avalé de travers
les émotions creusent
en elle
des canyons à la pelleteuse
moi patient comme une cible
j’attends que l’on me crible
c’est un peu de temps gagné
pour penser à Pimoe
et me blottir dans mon souvenir
auprès d’elle sur ce muret bas
où je la vis la première fois
il faut que je vous raconte ça

elle était seule
et regardait la mer bien en face
– toutes ces vagues qui s’entassent
pas étonnant qu’il y ait tant d’eau
sous les bateaux –
le soleil se coucha dans ces beaux draps
lavés de frais
la nuit fut là
on la connaît
soudain il n’y en a plus que pour elle
elle avale d’un coup tout ce qu’il y a
seule la lune quelquefois ne passe pas
ce grain d’orge alors se loge
dans sa gorge
pas cette fois
son gésier le concassa
la nuit tomba sur mon amie
et l’ensevelit sans faire un pli
au matin elle n’y était plus
Pimoe avait disparu
tout juste là un muret bas
et le célibataire Albert
qui en caresse
mélancoliquement
la pierre

à ce moment-là
une première flèche transperce mon bras
tout juste si je n’en ris pas
douleur tellement mineure
comparée
à celle d’être séparé de Pimoe
(celle-là tord mon cœur
si bien que l’essore
de tout mon sang)
la deuxième flèche se fiche en ma cuisse
moi je m’en fiche aussi
et la troisième traverse mon épaule
ou est-ce une plume qui la frôle
bref ils ne parviennent à extraire ni la vie
ni un cri de moi
et bientôt me prennent pour l’immortel esprit
de la montagne ou du puma
ils se prosternent
on me délie
on applique sur mes plaies sanglantes
de larges feuilles qui exsudent un baume consolant
(fumées ensuite
ô volupté
je lévite avec Pimoe)

Magdeleine est mon infirmière
– mais son père l’appelle Opapa –
elle m’apporte des sorbets des fruits
hop-là
en trois jours je suis rétabli
ma jambe jamais ne fut si bien tournée
mon bras a pris du muscle sans bouger le petit doigt
et mon épaule
mon épaule je pourrai charger dessus
mon corps rompu
dans une hotte
quand il en aura plein les bottes
quand il peinera dans les montées
je prends congé de mes hôtes
cette estive n’a que trop duré
adieu
adieu je m’esquive
je laisse derrière moi des regrets
une contrée plus désolée
que si je l’avais ravagée
brûlant les cultures les masures
pillant massacrant égorgeant
violant des corps immatures
lançant encore sur les enfants
mes éléphants

je regrettai cette escapade
qu’étais-je venu chercher ici
dans cette rade
le vent fait claquer sans repos les petits fanions
les drapeaux
il brûle ma peau
mes poumons
le cri des mouettes me vrille
les tympans
il y a le rossignol pourtant
qui s’égosille
dans les taillis
les trilles du canari
derrière sa grille
même les hou du hibou
dans la nuit
sont des hou de farceur
qui ne font pas vraiment peur
(sauf à la musaraigne
parce qu’ensuite elle saigne)
mais le cri de la mouette
oh le cri de la mouette
plutôt l’angoisse muette que cette déchirure
du plus bel azur
cet écorchement d’enfant aux ciseaux
de couture
ce cri d’horrible découverte d’un cadavre
dans l’herbe verte
– le téléphone sonne dans le havre
on apprend la mort
de maman –
la mouette hurleuse ne laisse pas prendre l’illusion
de la pause heureuse
elle rapporte sur la rive la détresse infinie
de la dérive à ciel ouvert dans l’immensité de la mer
une femme perd les eaux à mille miles de toute terre
la mouette ricane dans le serein
pour nous rappeler à chaque instant que la vie n’est qu’un cillement
du jour entre deux nuits
merci pour ce cours gratuit
mouette
j’allais oublier la réalité
à trop écouter siffler
la bergeronnette
dans le mûrier

je reprends la mer à l’envers
et dès que je touche terre
je marche droit comme au labour
mais sans ces vains allers-retours
jusqu’à la cité populeuse
si dense
si nombreuse
qu’il faudrait bien de la malchance pour n’y point croiser Pimoe
enfin
enfin je vais voir son visage
car il me reste à découvrir
(puis mourir)
cet aspect de mon personnage
pour l’en aimer davantage
davantage aimer Pimoe
vous y croyez
quand je verrai son visage
le visage de cette fille
son front son nez ses pommettes
et peut-être à la faveur d’un bâillement
sa luette
– ah que mes yeux s’écarquillent
assez pour embrasser
dans leur iris
son clitoris –
alors s’iriseront comme bulles de savon
tous mes globules
et les molécules qui me font moi
être moi
pétilleront comme bulles de champagne
– on comprend pourquoi je me magne –
je serai moi pour de bon
cette fois absolument
finis les changements de cap
car il arrive que je dérape
qu’un vent me happe
Albert Moindre célibataire retourne souvent à la poussière
comme en témoigne son pied-à-terre
(sa serpillière manque de poigne)
je me rassemblerai
en quelques secondes
éparpillé de par le monde
dès que paraîtra Pimoe dans cette foule composite
et bigarrée ce sera elle
je le saurai
tout de suite
entre toutes les petites bien jambées qu’elle recrute
et qui gracieusement crapahutent
en ondulant des hanches
– par contrecoup nos genoux flanchent –
pas un instant je ne douterai en voyant cette demoiselle
que c’est elle
qu’elle est Pimoe
ohé
ohé Pimoe
cette fois sans hésiter je l’aborderai
– mes mains d’enfant sur ses seins
comme des grappins –
je me ventouserai à son flanc
s’il le faut
je parasiterai son boyau
et si j’ose
je lui déclamerai le poème
que je compose depuis que je l’aime
de mon lever à mon coucher d’un seul jet
et même en dormant
je confère à mes ronflements la régularité du vers français
c’est affaire de respiration
le génie de notre nation
tient entier dans la prosodie
cadencée de sa poésie
elle en sera touchée
émue et comme nue déjà
elle vacillera
je n’aurai qu’à ouvrir les bras
(ah ça je n’y manquerai pas)
ainsi je scrute les passantes
en espérant à chaque instant voir apparaître mon amante
elle va surgir soudain
elle sera là et mon désir ne fait que grandir dans l’attente
je bande
– sous ma gabardine on dirait
une carabine de contrebande –
oh Pimoe
ma chambre est spécialement aménagée
pour que tu t’y cambres en triangle
sans te blesser
Pimoe
tant d’années à rattraper
je n’ai jamais embrassé
que la chasteté
laquelle se laisse étreindre sans protester
roide maîtresse aux petites fesses
un peu froides
mais bien moulées
dans le léopard
dans sa mâchoire aux dents de sabre
pas si nitouche
elle couche dès le premier soir
à la morgue dans un tiroir
(la femme
j’en sors
la mort
dans l’âme
disait Laforgue
et moi j’y entre
chacun son orgue
la peur au ventre)

mais Pimoe
ohé
avec Pimoe ce sera différent
elle m’enlacera si tendrement
elle sera si timide elle aussi
sa main me guide gentiment
c’est humide et doux
c’est brûlant
la plaie a précédé le sabre
d’instinct me viennent les mouvements
elle se cabre
je me calme
et je reprends

donc
je scrute les passantes
espérant à chaque instant
voir apparaître mon amante
et il y a de jolis brins de filles
dans la foule qui s’éparpille
et se rassemble incessamment
mais aucune ne lui ressemble
l’une au moins pourrait faire mine
les plus fines d’entre elles faire semblant
à quoi bon tant de femmes charmantes
cette farandole démente
si nulle n’évoque par équivoque
ma Pimoe
ces filles en surnombre
redoublées par leurs ombres
qui mordillent mes chevilles
ah certaines oui sont bien jolies
une main de fer me serre le cœur
quand elles sourient d’un air moqueur
en surprenant mon regard fou
qui les déshabillent debout
brisant l’attache du soutien-gorge
et qui arrache plus qu’il ne l’ôte
leur culotte
c’est hâtif mais c’est du satin
et j’ai des griffes
or je ne suis pas ce vaurien
en temps normal
pas si brutal
poète troussant l’odelette
le madrigal
un genou planté dans le sol
déclamant ces fariboles
sur mandoline
et sous glycine
– ô balcons –
un vrai con de la vieille école
ouvrant soudain sa gabardine
devant ces grilles où s’agglutinent
des filles si dépravées
que ses exhibitions sans caleçon ne leur font pas plus d’effet
que ses aubades
les unes et les autres noyées sous la même cascade
de rires et d’eau froide

je laisse la ville derrière moi
Pimoe ne s’y trouvait pas
hors de son nuage toxique
enfin je respire
le parfum suave des colchiques
je me mire dans l’eau du ruisseau
dont les galets s’entrechoquent
comme pour faire du feu
c’est ambitieux
de ces cailloux je me moque
de ces bouts de brique
mais leur musique
m’arrive aux genoux
– un castor
ça alors
on en voit si peu
– et maintenant deux –
d’un coffre dans l’onde s’échappent les couverts
d’argent du grand monde
sur cette nappe de sable
toute la vaisselle du restaurant de poissons
étincelle
à table
mais fuite de la truite
et du goujon
je grille alors dans mon chapeau
des lentilles d’eau
puis un saule me prend par l’épaule
il m’invite en copain
je visite le petit coin de paysage
de son feuillage éployé
enfin un geste d’amitié
dans l’ombre douce je m’allonge
sur la mousse propice au songe
de Pimoe

ohé ?
c’était il y a déjà plusieurs mois
un peu avant l’automne
qu’assise sur un muret bas m’apparut cette personne
silhouettée parfaitement sur le ciel couchant
moi mèche
elle poudre
voici la foudre
aussitôt j’aimai Pimoe
et c’est une évidence pour mes cheveux qui se dressent
pour ma peau qui s’avive
pour mon sang qui s’empresse
pour mon âme moins démonstrative
mais touchée aussi sévèrement
qui se consume
comme dans la flamme le sarment
(mais ne fume pas autant)
même pour mon plus petit orteil
plus rien ne sera pareil
sous le soleil
dorénavant
il naît à une vie nouvelle
il gratte le sol comme un sabot
de taureau
et les ailes d’Éole repoussent à mes malléoles
mais mes lèvres ne savent que dire
quels mots prononcer
que pâlir et trembler

ohé ?

et maintenant rattraper
le retard accumulé
en allongeant mes enjambées
un pied dans une vallée
un pied dans l’autre
la cime effleure mes bourses
sans ralentir ma course
et les heures sombrent dans l’abîme
pas moi
mon ombre est celle d’un chamois

écoutez-moi
Pimoe sur son muret bas regardait la mer
et ne me voyait pas
normal
je me trouvais derrière
Albert Moindre célibataire
mâle solitaire
grêle ou frêle
je ne sais pas
mais trop maigre en ce temps-là
pour être les deux à la fois
cet espace entre elle et moi
mes impasses en fermaient l’accès
comment le franchir
atteindre l’autre côté sans défaillir
cet espace était toute ma vie
non-accomplie
dans cet espace j’avais grandi
puis je m’étais rabougri
– sauf ma colère bien en main
dans mon poing –
célibataire endurci
du bois
ne mollissant que sous ses propres doigts
compatissants
(mais passons outre
et l’éponge
côté vert
récurant
sur les songes
récurrents
du célibataire
et sur son foutre)
mes jours s’étaient consumés là
et je n’ose évoquer mes nuits
pourtant si allons-y
mes nuits
la meilleure part de ma vie
dormant comme une bête brute
après le rut
mais sans le rut avant
jamais ne rêvais pourtant
Pimoe vivait
mais je ne le savais pas
quelle béance
cette ignorance
lacune devenue lagune
Venise en crue
la mer intérieure de mes pleurs contenus
ma joie se formait ailleurs
sans moi
Pimoe de sa dent pointue crevait un grain de raisin
se baignait nue dans un bassin
puis s’habillait d’une simple robe
un mauvais microbe l’enrhume
atchoum
(fait tellement froid dans les backrooms)
elle se mouchait
Pimoe se mouchait
elle apprit à lire compter danser écrire
une fois elle avala un verre d’eau claire
et toussa
tout ça
que je ne savais pas

beauté bien lunatique
Pimoe
bien dissimulée
cela fait l’affaire d’Albert
quand on y pense
l’envieux garçon se glisse dans son absence
en vieux garçon plein de vices rances
et de manies (vider le croûton de sa mie)
d’habitudes (de vingt heures à minuit étude d’Apulée
comme par hasard dans une traduction de Nisard)
ou de phobies (horreur un kiwi)
le vide créé dans ma vie par Pimoe
l’envolée
est l’espace qui me manquait
j’y entasse les albums de Mickey que je collectionne
(trois tonnes)
puis mon imagination s’y engouffre
dès que j’ai un moment je souffre
la Passion
le reste du temps je rêve
j’expulse ma sève entre les lèvres ourlées parfaitement
d’un bourrelet de mon oreiller
ayant tout de même un peu la frousse
d’une visite quand je défroisse sa housse
ensuite
– souvent la poisse
à la poisse s’ajoute
mais je passe entre les gouttes –
Pimoe me permet d’exister
je prends corps là
hors de moi
je me projette grâce à cette feinte
dans un futur où sa conquête
et sa capture
et l’étreinte de ses cuisses bien sûr
font dès aujourd’hui les délices
de ma vie non-accomplie
quelle santé cet Albert
et vive le célibat le célibat
le célibataire
il n’y a pas plus heureux sur terre

ohé ?

ohé ohé
Pimoe ohé Pimoe ohé
ohé Pimoe
vois dans quel état je suis
je gis sur ce grabat et la vie
est sans saveur pour moi
elle a la fadeur de la mie
la pâleur de l’hostie
et sa ronde indifférence à l’horreur de ce monde
qui recommence à chaque enfance
avec les claques dispensées
sans compter
à ces petits êtres honnêtes
et bien disposés

mais assez de ces souvenirs
repartir
la nostalgie
n’est pas une vie
le malheur a encore
de beaux jours à venir
il faut se lever alors
après Pimoe courir
combler cette distance
voilà un projet concret
une chance pour Albert
d’habiter enfin cette terre
il n’échangerait contre un empire
cet enfer à traverser
ce pays dont il est la seule population recensée
où il ne tolérerait personne
bête ni homme
prêt à en découdre avec quiconque
et ce quelconque à le dissoudre si oncques
(admis en poésie)
il osait soupirer après Pimoe
il existe des acides puissants
des pesticides qui agissent contre ce type de parasite
impitoyablement
je les connais
embrassez tant que vous voudrez
vos Isabelle vos Azalée
mais ne prononcez pas le nom de la belle Pimoe devant moi
ni ailleurs d’ailleurs
maudit soit celui qui le profane
avec sa langue avec ses dents
il apprendra de son crâne
shakespearien
ce que c’est que de n’être rien
ou rien

on y va
on y va
il fallait en finir avec ça
voilà

voilà
c’est une vallée paisible
que maintenant je passe au crible
mon peigne fin trace
partout où je passe
de courts mais profonds sillons
si Pimoe était une graine
ou une pépite je l’aurais trouvée
or ce sont des lièvres de garenne
que ma fièvre de chercheur d’or lève
dans leur gîte et fait détaler
pris de peur dans les fourrés
parfois encore un rat musqué
débusqué
malheur je suis aussi loin de Pimoe
que la pomme du poirier
que Crusoë de son home
au moins j’apprends cela
où elle n’est pas
elle n’est pas
elle n’est pas
au Népal
non plus
je l’aurais su
(le brame du yack
nous vient de loin
sans rame
ni kayak)

puis une idée me pousse en tête
si je m’arrête
ne sera-ce point comme si Pimoe
nécessairement mobile
animée de mouvements labiles
de sentiments versatiles
à son tour enfin me cherchait
sans se douter
ni se dérouter
son parcours irrésistiblement va la conduire à moi
au carrefour elle débouche
et je suis là sur une souche
finies les courses frénétiques
nouvelle tactique
m’asseoir
attendre
plutôt sur une balançoire
pour élargir
pour étendre mon champ d’action
de vision
ou de tir
patient
immobile
sensible au moindre frémissement de l’air
guetter le moment où inévitablement elle va poindre
ou se pointer
le moindre changement d’atmosphère
qui l’annonce
Pimoe fonce
vers moi
sans le savoir elle avance droit
sur mon piège
ce siège qui se balance
suspendu par deux chaînes à la branche d’un chêne-liège
(pourvu qu’elle tienne ni ne flanche)

et commença la longue attente
d’Albert sur sa planche
printemps été automne hiver
toutes les saisons y passèrent
puis revinrent
comme repentantes de ne pas ramener l’absente
parfois un buisson frissonne
c’est elle enfin c’est Pimoe
ohé

ohé

peine perdue
et je repars au hasard
– ses voies courbes son verglas sa tourbe –
Pimoe m’avait plu
immobile statue
elle file maintenant
elle cingle et je l’aime moins
en mouvement
allez planter une épingle
dans l’abdomen de ce spécimen
le chagrin me mine
on me trouve pâle mine
c’est sûr je couve un mal
original
un sale machin
dentelles mes poumons
guipure crécelle
ma respiration friture
direction le sanatorium
trois mois d’azur pour Albert
chaise-longue air pur
pèse sur les jambes de l’homme une couverture
en coton gris
et sur ses iambes l’ennui
des altitudes
la solitude des nuits
je tousse mes vers grippés
pour la rousse Pimoe
qui s’en soucie comme de mes études
consacrées aux petits scarabées chatoyants
qui coexistent effrontément avec le cafard
dans ce paysage pentu de schiste noir
où s’étagent les mélèzes
quelle vue
et quel malaise
je me languis
je me traîne
mes bretelles me tiennent debout
la nuit un hibou
effleure de son aile la fenêtre de ma chambre
j’ai peur mes membres gèlent
mon être se fêle
se lézarde surtout mon myocarde
que sais-tu Pimoe de ces heures
où la lune dans les nues est ma sœur
d’infortune
où je pleure sans retenue
où le cœur d’Albert bat à tort
et à travers
et se disloque
sa bouche se tord
lorsqu’il évoque pour une mouche le muret bas
où tu lui apparus la première fois
face à la mer
et le dos nu
comme une figure de proue
les cheveux si roux que le feu de la lanterne
dans la mâture était bien terne
et peu matures les réflexions qui agitèrent
la cervelle de Tautavel
de ce polisson d’Albert

– Faites ah… ?
– Ohé !

vous êtes moins livide
constate le médecin qui me tâte le sein
il me déclare guéri
puis m’indique
– un autre mourant piaffe pour avoir mon lit –
la sortie de la clinique
(si ceci n’est point un récit picaresque
peint à fresque
sur le chemin avec mes pieds
chaussés de forts souliers
alors qu’est-ce que)

j’ai repris la route
j’avance
je me déleste de mes doutes
dans le silence
sous la voûte céleste
sur la croûte terrestre
droit devant moi
mais quoi
mais quoi
au bout d’un moment je remets mes pas
dans mes pas
je reconnais cet endroit-là
ce canal
le sentier de halage où je menais le cheval
de mon père
autrefois
quand il fallait désensabler les péniches des mariniers
La Marie-Jeanne ou La Cibiche
en panne de moteur
je faisais le tracteur
j’en ai bavé avec Maman
notre jument
nos sabots sonnaient clairs
de concert sur le sol gelé
ce tableau me désole
tant que je voudrais mourir sur-le-champ
m’anéantir et qu’il ne soit plus question de rien
désormais
ni de moi
ni de cette passion sans lendemain
pour Pimoe et c’est alors
dans ce décor d’agonie
qui m’a vu naître
dans ce pays que j’ai haï de tout mon être
et que j’ai fui
où je suis revenu
c’est ici
soudain
qu’elle surgit
Pimoe
en vain cherchée du nord au sud
jusque dans les ports d’altitude
ohé ohé
la voici qui promène
nonchalamment son port de reine
sur le sentier de ma jument

ohé ?

ohé Pimoe
je cours vers elle
hirsute un peu
retour des azimuts
affreux sans doute
elle prend peur et se déroute
incongrûment vers le canal
mon cœur s’emballe
elle accélère
Albert est derrière
– attention la bûche –
elle trébuche et c’est le plongeon
dans les eaux glacées
– tiens bon
Pimoe
j’arrive
je suis déjà sur la rive

déjà j’ôte mon manteau
mon veston
mes pantalons
mes souliers de peau
déjà je fourre dans mes chaussettes
ma montre et mes lunettes
afin de porter secours
à mon amour
voilà je saute
dès que j’aurai plié
ma culotte
(et ma chemise où l’ai-je mise
quelle angoisse
le nylon se froisse)
enfin un éclusier saisit
avec sa perche
Pimoe par les lanières
de son caraco de serge
et la ramène sur la berge
évanouie

ohé !

ohé Pimoe
je crie
ohé
je suis ici
ohé
j’agite les bras
les siens
les miens
ohé
c’est moi
ohé
mais elle n’entend pas
ni ne bouge
à sa lèvre un peu de sang rouge

ohé ?

sapristi
encore partie

 


Éric Chevillard

Écrivain

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