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Carnets

Écrivaine

En 1976, Goliarda Sapienza a terminé L’Art de la joie, le roman de la débordante Modesta, qui la fera connaître, hélàs, post-mortem. Elle entame alors la rédaction de son journal, entreprise de 20 ans, jusqu’à sa mort, soit près de 8 000 pages de carnets qui ne nous parviennent qu’aujourd’hui (traduits par Nathalie Castagné pour Le Tripode). Ses amis, ses livres, son ex-mari Citto, Angelo, son deuxième mari (et éditeur de ses œuvres), Luchino Visconti, sa précarité financière… c’est l’Italie des années 1970 vue par une femme artiste, féministe, affranchie des postures et carcans.
Après la série estivale dédiée à la littérature étrangère de la rentrée de septembre, AOC inaugure avec cette grande auteure italienne une nouvelle série en avant-goût de la rentrée de l’hiver. 40 ans après l’écriture de ces pages datées de janvier 1979.

Janvier 1979

 

Nous allons partir à la montagne, dans la petite ferme d’Antonio, où nous dormirons à dix dans deux chambres : les hommes d’un côté et les femmes de l’autre. Le vieil andante de mazurka sicilienne revient se faire entendre dans mon inconscient.

Peut-on demander davantage à la vie ? Réussir, à mon âge, à se faire de nouveaux amis en l’espace de vingt jours me paraît une vraie conquête, et j’espère – comme disait ma mère – qu’il en sera ainsi tant que je vivrai.

Mourir avec des yeux juvéniles qui vous rappellent que la vie continue est ce qu’elle et moi voulons : c’est la seule assurance que quelque chose de vous continue en eux, votre regard dans le leur, votre voix peut-être, et, si on a de la chance, une ou deux pensées fruit d’une vie dans leur intelligence, pour créer demain une nouvelle vie.

Trois jours et deux nuits là-haut, dans la petite ferme de montagne ; tout est prévu et pourtant tout est nouveau. La fumée, le froid ou la chaleur excessive des poêles à charbon. Cuisiner, ou mieux : jouer à cuisiner toute la journée. Lidia et Rosemarie sont merveilleuses, du moins pour moi qui n’aime pas les complications, ni en amour ni en amitié.

Avec elles, c’est comme lorsque j’étais jeune adolescente, dans cette époque provinciale où même le saphisme (quand il s’agissait de cela) avait des intonations sereines. Et, dans le cas contraire, on pouvait tranquillement s’embrasser ou se toucher des mains, des yeux, de la voix, sans préjugé ou crainte de perturber une femme qui, marchant sur les traces de l’homme – comme cela se voit aujourd’hui, où l’on a affaire non pas à des lesbiennes mais à des femmes-femmes qui veulent être hommes (je sais, je me répète, mais c’est une idée que je ne veux pas oublier) –, vous oblige (cela, oui, c’est un vrai terrorisme des sentiments) à être circonspecte, sur vos gardes, attentive à ne pas enflammer des sentiments que l’on ne veut pas susciter. En un mot, il faut se défendre d’elles comme autrefois on se défendait des


Goliarda Sapienza

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