Poésie

Vous êtes ici

Poète

John Freeman, critique littéraire américain, éditeur, et notamment jusqu’en 2013 de la célèbre revue littéraire Granta, est aussi poète. Avis aux amateurs de Whitman, William Carlos Williams, ou encore Cavafy. Des histoires un peu partout dans le monde, la vie vivante rendue avec simplicité, élégance, liberté et mélancolie. La sensation est la matière première ; elle cohabite autant avec l’abstraction qu’avec le quotidien. En avant-première de la rentrée de janvier, voici quelques poèmes de la première partie de Vous êtes ici, traduit par Pierre Ducrozet et à paraître chez Actes Sud.

ROCKLIN

 

Je l’ai vue sortir de la cuvette
de nos collines, les arbres disparaissaient,
mois après mois, remplacés par des routes lisses,
des écoles vides, des culs-de-sac* et des parcelles taillées dans la masse,
des maisons inachevées, des murs antibruit qui incurvaient
les routes en larges sourires de ciment. On

y allait dans les voitures de nos parents – dépassant
les manoirs en toc –, jusqu’aux ronds-points en marguerite,
les feux encore dans leurs housses de mousseline
oscillant lentement dans la brise d’été,
l’air si sec et si chargé de pins qu’on pouvait entendre
les coups de marteau à des kilomètres.

Une ville fantôme, sans ce bruit. On
s’asseyait dans le stade inachevé du lycée, au bord
de ce qui deviendrait les gradins, le multiplexe
à moitié construit au loin, on écoutait le rien
devenir quelque chose, en attendant que le ciel
vire au violet, que le trafic se taise.

Bientôt l’heure du couvre-feu, alors on rentrait à fond à travers
la ville désormais sans limites, radios poussées à bloc
pour noyer nos cœurs lancés à toute allure, les pneus crissaient
sur les grandes artères veloutées. On pensait
que ça ne s’arrêterait jamais,
le ciel vide, cette ville sans importance,
et on retenait notre souffle en éteignant
les phares pour brûler les feux rouges.

 

 

BEYROUTH

 

pour N

Ce château d’eau rouillé tombant
en ruine c’était la salle de cinéma
où les amants s’asseyaient dans une sidération enfumée
pendant que James Bond allumait ses cigarettes.
Le centre commercial tapissé de miroirs
où l’on vendait des jeans belles-fesses et des montres clinquantes
avait longtemps été un souk, où un vieil homme
vendait du za’atar pour quelques pièces.

C’est ici, au coin, que ton père
expliqua au revolver enfoncé dans sa bouche :
il retournait en voiture à
l’appartement pour récupérer le chien
que tu y avais laissé, l’appartement attribué
au chef du Deuxième Bureau,
car lorsqu’un homme comme lui demandait une faveur
il n’avait pas besoin de demander, et on ne refusait pas.

C’est ici, au coin, avec la mer qui brille non loin
que Marianne prit une balle
dans la bouche et se demanda, à terre,
si une autre balle allait venir. Et là,
ce magasin où on avait trouvé la table en nacre, et l’hôtel
où les snipers jouaient
à être Dieu, et les mouches sur les corps dans la rue
ondulante, ceux qui étaient tombés n’étaient que
blessés, mais encore des cibles légitimes. Et ici,

où partout était un ailleurs,
où les panneaux dans les rues indiquent la direction de Paris et
la ville invisible appelle à travers ses sarcophages
vieux de mille ans, nous nous déplaçons comme des fantômes.
On ne peut pas se fier à la lumière. Elle a été
si facilement déviée. On s’oriente dans
la nuit, suivant le vent, guettant
un bruit soudain. On attend le goût des cendres.

 

 

LÉGENDE

 

Le père de mon père avait pris le train
vers l’ouest jusqu’à la Grass Valley, il enterra trois enfants
à l’ombre d’un arbre qui étendait ses bras autour de sa boulangerie.
Par les nuits froides, il voyait des étoiles qu’il
n’aurait pas imaginé exister, entendait des animaux sauvages
hurler une solitude qu’il connaissait.

Sa femme était morte, et chaque matin
il se levait pour le pain et à cause du froid. Les chevaux
reniflaient dans le noir. Il avait souffert de la faim,
déjà, au Canada, un hiver si dur
que son chien en était mort, et ce chagrin-là était
le sentiment qui remontait vers le nord de sa poitrine.

Le cœur n’est pas un diamant qu’on peut comprimer
en quelque chose de dur comme la pierre, non, c’est plutôt le mot
que le père de mon père se disait à lui-même
pendant ces nuits trop froides de Californie où
tout ce qu’il pouvait voir était le travail devant lui,
et les morts derrière –

son nom à elle.
C’est son nom qu’il disait.

 

 

PETITE MONNAIE

La foule est mue par des signaux chimiques
mitraillés dans les intervalles synaptiques,
des zéros et des un lancés dans l’espace,
téléchargés sur des écrans, réassemblés
en mots, qui exhortent les Parisiens à se rassembler
à République à six heures, ce qu’ils font par
milliers, commençant leur valse
autour de la statue drapée qui montre
comment les bonnes idées doivent être brandies,
séparées, comme douze vies transformées
en trésor des martyrs, un côté
de la pièce figurant la décadence,
l’insulte, et l’autre, offerte ici,
l’insouciance courageuse d’avant les idéaux
rétrogrades. Un tir de canon proclame
leur transcendance, des existences
se transforment en lanternes de papier, qui s’élèvent
des mains de silhouettes vêtues de
noir escaladant le socle de la statue
tels des agents de sécurité de la justice.
Des ballons brillants et blancs montent
au ciel dans la bruine
argentée et des milliers de personnes
applaudissent comme un seul homme, unies,
ce soir, tout comme ailleurs,
des milliers d’autres partagent
aussi l’idée qu’une vie n’est pas
seulement une vie, mais un vaisseau
pour le sens que nous lui donnons.

 

 

VOUS ÊTES ICI

 

Quand j’arrive, métro jetons pièces,
ma poche comme des dents, salons de massage XXX
chewing-gum Sixième Avenue au sud de la 34e.
On se gare à Astor Place les mercredis,
on attend le Voice, rouleau de piécettes et chaussures de tennis,
prêts à courir plus vite que tous les autres vers les cabines
téléphoniques, pour choper les mythiques quatre-pièces
à moins de deux mille dollars.

Tout le monde prend le métro, la 6, la J,
la N, collés les uns aux autres.
Le métro F s’arrête sur la Deuxième Avenue chauffée à blanc
comme un fumoir, on se met au-dessus des grilles
pour un souffle d’air, on débarque à
Allen Street, un quatre-pièces au cul
d’un immeuble qui tremble au passage des semi-remorques vides
sur Houston Street à la nuit tombée. Un jour,
un métro creusera sa route vers le sud
à travers ces poisseuses fondations.

Sois patient, ils préparent ça
depuis 1929. La ville broie
ses molaires la nuit, d’attentives explosions
creusant des cavités sous
Manhattan, pendant que d’autres lignes
roulent à toute heure dans la lumière jaune, glissant
jusqu’au poteau zébré,
au milieu de chaque quai,
que le conducteur montre toujours du doigt, comme pour
dire, oui, vous êtes ici.

 

« Vous êtes ici » de John Freeman, poèmes traduits de l’anglais (États-Unis) par Pierre Ducrozet
© Actes Sud 2019 pour la traduction française.
En librairie le 2 janvier 2019.


* Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.
(Note du traducteur.)

John Freeman

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Notes

* Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.
(Note du traducteur.)