Roman (extrait)

Lincoln au Bardo

Écrivain

On connaissait le chagrin d’Abraham Lincoln, 16e président des États-Unis, lors de la mort de son fils. On imagine moins comment le petit Willie, 11 ans, a été accueilli au Bardo, cette sorte de purgatoire tibétain. George Saunders, dont on appréciait les nouvelles et dont on découvrira à la rentrée Lincoln au Bardo (Fayard), son premier roman couronné du Man Booker Prize 2017, met en orchestration une compagnie de fantômes et âmes errantes aussi farcesque que tragique, en pleine Guerre de Sécession. Un roman théâtral et choral, qui emprunte la technique du collage de citations – et dont AOC donne les premières pages aujourd’hui.

I.

 

Le jour de notre mariage j’avais quarante-six ans, elle en avait dix-huit. Oh, je sais bien ce que vous pensez : vieux barbon (pas svelte, légèrement dégarni, patte folle, dents de bois) exerçant sa prérogative maritale, et ainsi abusant de la pauvre jeune —
Mais rien de plus faux.
C’est justement ce à quoi je me refusai, voyez-vous.
Ce soir-là, après la noce, je grimpai l’escalier de mon pas claudicant, les joues rougies de vins et de valses, la trouvai accoutrée d’une petite tenue vaporeuse qu’une tante l’avait forcée à revêtir, collerette de soie frémissant un peu sous l’effet de ses tremblements — et ne pus m’y résoudre.
D’une voix douce, je lui parlai selon mon cœur : elle était belle ; j’étais vieux, laid, décati ; cette union était singulière, puisant à la source de la nécessité plutôt qu’à celle de l’amour ; son père était pauvre, sa mère malade. Telles étaient les raisons de sa présence en ces lieux. Je savais tout cela parfaitement. Et n’eusse pas un seul instant songé à poser la main sur elle, lui dis-je, voyant combien grande était sa frayeur et combien grand son — le mot que j’employai ici fut « dégoût ».
Elle m’assura ne pas ressentir à mon endroit le moindre « dégoût », mais je vis dans l’instant les traits de son (vertueux, vermillon) visage se tordre à ce mensonge.
Je proposai que nous soyons… amis. Que nous nous comportions en apparence, à tous égards, comme si nous avions d’ores et déjà consommé notre arrangement. Qu’elle se sente à l’aise et heureuse dans mon foyer et s’évertue à en faire le sien. Je n’attendrais rien d’autre d’elle.
Et c’est ainsi que nous vécûmes. Nous devînmes amis. De bons amis. Ce fut tout. Et cependant ce fut tant. Nous riions ensemble, nous concertions quant à la conduite de notre ménage — elle m’apprit à me montrer plus soucieux du sort des domestiques, à leur parler avec moins de rudesse. Elle avait du goût et mena superbement la rénovation de notre intérieur pour une fraction de la dépense prévue. Voir son visage s


George Saunders

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