Nouvelle

Ajax

Écrivain

Placé dès l’exergue sous le signe de Laurence Sterne, De l’Angleterre et des Anglais (Gallimard) détaille, nouvelle après nouvelle, l’identité de ce pays dont Graham Swift, l’auteur, est lui-même ressortissant. « Seigneur, dit ma mère, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » lit-on dans Tristram Shandy. « Et c’est quoi ce bidule-là ? » demande la mère du narrateur d’« Ajax », à propos de la « médecine alternative » que pratiquerait, peut-être, Mr Wilkinson. Que l’excentricité, dans cette banlieue anglaise où il vit, perdra. AOC continue sa série en primeur de la rentrée d’hiver, avec cette nouvelle d’un écrivain qui s’est depuis longtemps imposé sur la scène littéraire internationale.

Quand j’étais petit, nous avions un voisin du nom de Wilkinson, qui était un excentrique. Il ne doit plus être de ce monde depuis des années, mais je me suis souvent demandé ce qu’il était devenu. J’avais causé sa perte.
Permettez-moi de préciser que je n’ai jamais vu en lui un excentrique, ce terme ne venait pas de moi. C’était une idée reçue. J’étais trop jeune pour avoir des opinions personnelles, du moins le pensait-on. Je n’étais qu’un gamin qui allait à l’école primaire. Mais je ne trouvais pas Mr Wilkinson excentrique. Il me semblait intéressant, je l’admirais, même. Je fus contraint d’adop­ter un point de vue opposé.
Quand ma mère et moi le croisions dans la rue, il se montrait toujours courtois. Il enlevait son chapeau. Il portait invariablement un chapeau, était tiré à quatre épingles, souvent en complet, même si ce complet n’était plus dans sa prime jeunesse. Il demandait poliment des nouvelles de mon père — Mr Simmonds —, se servant de mots empreints de sincérité, comme si le respect était de mise, plutôt que des politesses mécaniques, ponctuées de phrases toutes faites. Qui sait si son enthousiasme pour le langage ne donna pas à croire à mes parents qu’il était excentrique…
Il avait l’air parfaitement respectable. Le vœu le plus cher à tous les adultes de notre rue était d’être respectable et, par là même, d’améliorer leur condition. Ils auraient donc pu voir un modèle en la personne de Mr Wilkinson. Il était évident, même pour moi, qu’il était, en quelque sorte, au-dessus de la moyenne de notre rue. Il était né pour ça. Il était non moins évident qu’il était ce qu’il est convenu d’appeler « instruit ».
Mes parents m’avaient seriné dès mon plus jeune âge que l’éducation était ce qu’il y avait de plus important dans la vie, la clé qui donnait accès à tout, et je les croyais. « Éducation » fut l’un des premiers mots pentasyllabiques que j’appris, une acquisition qui fut, comme par magie, la démonstration même du but recherché. En classe, je n’avais pas de problème avec mes professeurs. Je les vénérais. Ils étaient pourvoyeurs de cette denrée d’une suprême importance. Il m’apparut que Mr Wilkinson avait les qualités d’un professeur, peut-être même avait-il enseigné autrefois. Il semblait, en fait, encore plus instruit qu’aucun de mes professeurs de l’école primaire, et c’est aussi pour cela que je ne parvenais pas à comprendre pourquoi toute notre rue ne l’admirait pas, au lieu de le trouver excentrique.
Mais Mr Wilkinson vivait seul. Un mauvais point pour lui. Et il avait beau être toujours convenablement vêtu quand vous le croisiez dans la rue, il avait l’habitude de faire de l’exercice physique dans son jardin à l’arrière de chez lui juste en slip. Par tous les temps, fût-ce à la mi-janvier. Juste en slip.
Il ne s’agissait pas que d’exercices. Il semblait y avoir tout un rituel, qui incluait parfois de simples respirations — une vigoureuse expansion de la cage thoracique suivie de l’expulsion de l’air des poumons — ou pouvait se limiter à de simples psalmodies. Car psalmodier était le terme le plus approprié. On aurait pu parfois appeler ça fredonner, voire chanter, mais psalmodier était le terme qui convenait. Et tout ça en slip.
Libre à chacun de faire ce que bon lui semble dans l’intimité de son foyer. C’était là un point que mes parents auraient fermement et à juste titre soutenu. Mais ils disaient aussi, à de nombreux égards, qu’il y avait des limites.

À l’instar de milliers d’autres, notre rue avait été construite dans la banlieue, sur des terrains vacants, juste après la guerre, mais, pour une raison ou une autre, on avait opté pour deux maisons jumelles puis un pavillon alternant avec deux autres maisons jumelles, etc. Si vous possédiez un pavillon, tout était de plain-pied, mais vous aviez le privilège de ne pas être en mitoyenneté. Ce n’était pas gigantesque, mais vous pouviez en faire le tour. Fût-ce en slip.
De l’autre côté, dans la maison jumelle contiguë à la nôtre, il y avait les Hislop. Ils vivaient là, comme mes parents, depuis que ces maisons avaient été bâties, mais ils appartenaient à une génération un peu plus âgée. Leurs deux garçons — jamais je ne vis en eux des « garçons » — n’étaient plus des gamins, l’un d’eux avait fait son service militaire. Je me souviens de lui avec un béret sur le crâne, une moustache à laquelle on ne se serait pas attendu et un sac marin. Leur père possédait une petite imprimerie. Les garçons avaient des copines, rafistolaient des bagnoles et se marièrent. Les Hislop n’étaient pas de grands érudits, ils étaient même un tantinet mal équarris, mais ils formaient une famille et ils étaient normaux.
De l’autre côté vivait Mr Wilkinson.
Une haute palissade surmontée d’un treillis nous séparait de lui, aussi la seule façon dont nous pouvions le voir en slip, c’était depuis notre chambre d’amis ou depuis celle de mes parents, toutes deux au premier étage, à l’arrière de la maison. Voilà qui nous mettait en situation d’espions, alors que tout ce que faisait Mr Wilkinson, c’était de vivre sa vie. Toujours est-il que mes parents, et surtout ma mère, ne voulaient pas avoir pour proche voisin quelqu’un qui était connu pour rester planté là à psalmodier, en slip. Et parfois vous pouviez l’entendre psalmodier sans avoir besoin de regarder.
Mr Wilkinson était, je pense, assez vieux. J’entends par là qu’il me paraissait vieux. Il devait avoir la cinquantaine. Ses cheveux clairsemés étaient poivre et sel, mais il n’avait ni le dos voûté ni l’aspect fragile des personnes âgées. Il était bien bâti, même plutôt musclé (comme on pouvait le constater), bref, il était clair qu’il s’efforçait de rester en forme. Il était la preuve vivante des bienfaits de l’éducation physique.
Je ne me souviens de lui qu’en tant que « Mr Wilkinson ». Je ne pense pas avoir jamais connu son prénom, peut-être eût-il été jugé malvenu de le connaître. Mr Hislop s’appelait Tony. Mes parents m’avaient baptisé James, mais peu à peu ils durent s’incliner devant « Jimmy ». Quand je fus présenté à Mr Wilkinson (nous ne savions rien alors de ses habitudes), ce fut en tant que James, mais aussitôt, et sans doute par amitié, il m’appela Jimmy. Je vis que cela monta ma mère contre lui.
Il y avait non seulement la palissade et le treillis, mais, du fait que la rue était à flanc de colline et que Mr Wilkinson habitait au-dessus de nous, il était pour ainsi dire impossible depuis le rez-de-chaussée de voir l’arrière de son pavillon ou ce qui se passait dans son jardin. Au cours des mois où le treillis n’était pas envahi par la végétation, vous voyiez parfois passer sa tête blanche mais imposante ou, à l’occasion, une épaule rose pâle. Assez peut-être pour que vous vous demandiez si cette fois il était en slip ou en costume d’Adam.
Quand il faisait chaud, j’aimais jouer le long de la plate-bande au pied de la clôture, près de l’arrière de la maison. Jouer signifiait en réalité redessiner la plate-bande en fonction de mes idées de bambin ce qui, bien sûr, n’enchantait pas mes parents. Mais, au vu de ma détermination, ils finirent par m’allouer une partie (strictement délimitée) de ladite plate-bande. Sans doute estimèrent-ils que cela contribuerait à mon développement personnel et que je pourrais un jour devenir ingénieur civil. À vrai dire, je réaménageais en miniature, et à leur insu, notre rue. J’étais responsable de chaque maison qui la bordait.
Imaginez une zone de crépi moucheté agrémenté par-ci par-là de délires faux-Tudor, de sorbiers, de cytises, de haies bien taillées, de pelouses fraîches tondues, de grappes mauves d’aubrietia. Vous voyez le tableau. Je repense à tout cela aujourd’hui avec une étrange tendresse, toujours vaguement conscient de son excentricité.

Un beau jour, absorbé par mes plates-bandes et projets d’urbanisation, je surpris Mr Wilkinson à me regarder attentivement à travers le treillis et les vrilles de clématite. Il devait déjà y avoir un moment qu’il m’observait quand je levai les yeux mais, si étonné que je fusse, je n’eus pas peur. Il attendait l’occasion de me parler plutôt qu’il ne m’épiait (comme nous, nous l’épiions).
Il me demanda si l’agriculture m’intéressait et si j’étais végétarien.
C’étaient là deux mots bien longs qui m’étaient inconnus — je les trouvais même difficiles à mémoriser —, et ma réponse dut décevoir Mr Wilkinson. Mais il semblait vivement souhaiter me voir devenir végétarien. J’en fis part à mes parents (j’étais au fond de moi-même un garçon honnête et consciencieux) et je dus leur répéter les mots avec assez de précision. Ils me répondirent que l’agriculture se résumait aux travaux de la ferme et que les végétariens étaient des gens qui ne mangeaient pas de viande.
Là-dessus, ma mère déclara, et mon père renchérit, que, si j’étais seul, je ne devais jamais parler à Mr Wilkinson à travers la clôture, ni nulle part ailleurs, même s’il me parlait. Quoi qu’il en soit, cela avait sans doute été la première conversation — ou rencontre seul à seul — que j’avais eue avec lui.
Il allait et venait dans son jardin en slip et il était végétarien. Voilà qui suffisait à le classer dans la catégorie des excentriques. Chaque dimanche sans exception toute la rue sentait la viande rôtie.
Si les slips et le végétarisme ne réglaient pas l’affaire, il y avait la question des visiteurs. Mr Wilkinson ne sortait pas à des heures régulières comme les gens qui travaillent, mais il avait des visiteurs. Ils venaient juste de temps en temps — oh pas un défilé continu — et ils ne restaient pas très longtemps. Ils étaient de toutes sortes, mais il est vrai que parmi eux il y avait bon nombre de ce que ma mère appelait des « petites filles ».
Non qu’il y eût quoi que ce soit d’intrinsèquement malséant à ce sujet et, là encore, il fallait surveiller de près le pavillon de Mr Wilkinson pour s’en apercevoir. La simple explication — qui allait avec ses allures de prof — était que Mr Wilkinson donnait des leçons de quelque sorte. Qui sait, de musique. Compte tenu de ses psalmodies, peut-être enseignait-il le chant ? Mais, à vrai dire, personne ne venait chez lui avec un instrument de musique et, même si nous entendions ses psalmodies, jamais le son assourdi d’un piano ou de vocalises éraillées ne nous parvenait du pavillon.
Toujours est-il qu’il enseignait quelque chose, ce pour quoi les gens étaient prêts à venir passer une heure et à le payer. Il me vint, en fait, l’idée incongrue que je pourrais aller trouver Mr Wilkinson moi-même afin qu’il m’enseigne ce qu’il enseignait. Après tout, l’éducation ne jouait-elle pas un rôle essentiel dans la vie ? Mais je me félicitais de ne pas avoir fait part de cette idée à mes parents.
La théorie des leçons particulières ne tint jamais vraiment la route, même si elle était plausible et que je voulais y souscrire. Lors de conversations surprises entre mon père et elle, ma mère en revenait toujours aux petites filles, comme si rien que cela réfutait cette théorie. Pour ma part, je n’avais aucun mal à imaginer Mr Wilkinson enseignant quelque chose à des gamines. Élocution, maintien… J’avais découvert que même les toutes petites filles de mon école primaire pouvaient être soumises par leurs parents à des cours de perfectionnement extrascolaire. Et si Mr Wilkinson montrait quelque intérêt discutable à l’égard des petites filles, c’était en raison de leur très jeune âge (et je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait impliquer). Pourquoi, dans ce cas, ses visiteurs ne se limitaient-ils pas aux seules petites filles ? Là encore, je gardai pour moi cet argument.
La théorie des leçons particulières fut de toute façon démentie car, apprit-on, Mr Wilkinson avait lui-même divulgué certains éléments concernant ses occupations et sources de revenus. Une voisine plus audacieuse ou plus fouineuse que mes parents l’avait épinglé à ce sujet et s’était vu poliment répondre qu’il pratiquait sa méthode à lui de « médecine alternative ». C’était un art qu’il avait développé au fil des ans par l’étude et la pratique. Il faisait passer des annonces professionnelles et il avait de nombreux clients satisfaits. Il avait même demandé à notre fouine de voisine (je crois qu’il s’agissait de Mrs Fox au 7 de notre rue) s’il pouvait faire quelque chose pour elle.
« Médecine alternative ? » lança ma mère avant de reprendre : « Et c’est quoi ce bidule-là ? » Expression qui lui était chère. Puis elle ajouta : « En slip ?
Ces remarques s’adressaient à mon père, je les entendis par hasard, elles n’étaient pas destinées, je le répète, à mes jeunes oreilles. Mon père répondit (et en y repensant, là encore beaucoup plus tard, je trouvai sa réaction très pertinente) : « Médecine alternative ? Si tu veux mon avis, il est possible qu’il ait exercé la médecine classique. Mais à présent, si tu vois ce que je veux dire, il n’a pas d’autre alternative. »
Je retins ces mots car, même si je ne les comprenais pas, je percevais que mon père pensait avoir fait un trait d’esprit dont la finesse l’avait lui-même surpris. Une astuce qui me passa au-dessus de la tête, mais dont je me réjouis pour lui parce qu’un moment au moins il sembla posséder la créativité et l’habileté à manier la langue, apanage de Mr Wilkinson.
Je ne parvenais pas, pour ma part, à imaginer Mr Wilkinson en médecin. L’enfant que j’étais considérait, par expérience, les médecins comme des hommes bourrus, glacials, susceptibles de vous faire des méchancetés. Je continuais à percevoir en lui un professeur, un éducateur et me disais que la médecine alternative (si elle ne se résumait pas à une infecte potion dans un flacon) était peut-être en fait une forme d’enseignement. Sans doute Mr Wilkinson avait-il quelque sagesse particulière à transmettre. Non, il n’avait rien d’un excentrique. Les visiteurs qui venaient de temps en temps sonner à sa porte étaient ses disciples.

Un jour, j’eus une autre « conversation » avec Mr Wil­kinson qui s’avéra plutôt être plus qu’une simple conversation. Je fis ce que je n’étais pas censé faire, et même davantage. C’étaient les vacances scolaires. Mon père était au travail, ma mère devait passer l’après-midi chez sa mère. En son absence, il était prévu que j’irais chez mon ami Roger West qui habitait au 10, et jouerais avec lui sous la surveillance de Mrs West. Quelque incident mineur chez les West dérangea ces plans et ma mère, pour je ne sais trop quelle raison, ne put, en dernière minute, faire faux bond à ma grand-mère par crainte de la décevoir.
Pour la première fois de ma vie sans doute, on me dit que je devrais passer tout un après-midi seul à la maison, ce qui, en réalité, n’était pas si long et que j’étais en âge de faire. J’avais toutefois pour consigne de rester dans la maison ou dans le jardin et de n’ouvrir à personne.
C’était l’été, il faisait chaud, j’étais donc heureux de profiter du jardin et d’œuvrer ainsi à la reconstruction de « ma » zone de la plate-bande. À mon avis, et vu la question qu’il me posa, Mr Wilkinson n’avait aucune idée de ce qui m’arrivait au juste. Mais il était à nouveau là, soudain, à regarder à travers la clématite, et il n’y avait personne pour attester que je rompais mon ser­ment solennel de ne pas lui parler.
« Excuse-moi, Jimmy, me dit-il. Sais-tu si ta mère, Mrs Simmonds, aurait quelque chose pour déboucher les canalisations ? Je suis vraiment désolé de la déranger, mais j’ai un petit problème avec le tuyau d’écoulement qui est là-bas au fond. Oh ! rien de bien grave, mais par cette chaleur, vois-tu… »
Je constatai que Mr Wilkinson portait une chemise, qu’il n’était pas juste en slip.
L’enfant en moi me poussait à taire que ma mère était absente, mais il était grisé par la perspective d’une éventuelle aventure ou, du moins, de mieux connaître Mr Wilkinson. Sans parler de l’attrait qu’exerçait l’interdit sur le gamin que j’étais. Je n’y connaissais rien en plomberie, mais je savais qu’il y avait un placard dans la cuisine où devrait se trouver le genre de produit pour régler le problème.
« Je vais aller lui demander », répondis-je à Mr Wilkinson.
Ai-je dit honnête et consciencieux… ?
Dans le placard, parmi bocaux et bouteilles, se trouvait une grande boîte en fer-blanc portant l’étiquette : « Ajax ». Je savais plus ou moins que ce produit avait de nombreux usages (mon père s’en servait parfois dans le jardin). C’était la solution de ma mère à tout souci domestique. Il y avait une autre boîte de ce produit dans les toilettes du premier. Les canalisations ? Pourquoi pas ?
J’attrapai la boîte et décidai qu’au lieu d’essayer de la lui passer par-dessus la clôture — ce qui était d’ailleurs impossible pour un petit garçon —, mieux vaudrait que je la remette directement à Mr Wilkinson. Il n’y avait qu’à ouvrir la porte de côté, fermée par un simple loquet, puis remonter son allée. J’avoue que j’étais poussé par une secrète curiosité : je serais comme l’un de ces mystérieux visiteurs, dont un ou deux avaient déjà dû venir ce matin-là.
Mr Wilkinson ouvrit sa porte. Il me regarda et sourit. Il était habillé. Ses bras musculeux saillaient sous ses manches retroussées. « Oh ! comme tu es gentil, Jimmy ! Et comme c’est aimable de la part de ta mère ! » Il examina la boîte d’Ajax, peut-être fronça-t-il un peu les sourcils sans toutefois se départir de son sourire. Il ne pouvait guère rejeter mon offre. « Eh bien, ça fera peut-être l’affaire. »
Il me regarda à nouveau, avec sans doute un froncement de sourcils plus marqué, l’air d’hésiter. Je me rends compte à présent qu’il se trouvait face à une décision importante, ou bien prendre la boîte, et me renvoyer en disant qu’il la rapporterait plus tard, ou bien, puisque j’étais là et que c’était notre boîte, me faire participer à son opération de débouchage. Peut-être estimait-il que je n’étais qu’un bambin et qu’il n’y avait aucun danger — du moins à ses yeux. Ou peut-être lui avais-je communiqué cet élan impétueux vers l’aventure qui avait triomphé de moi.
« Eh bien, dit-il, allons-y tout de suite. »
Cela me déçut. Je n’aurais donc pas le droit de passer par la maison. D’autre part, je pouvais voir (ou pus voir par la suite, avec un certain recul), qu’il avait décidé, à tort, de me faire confiance. Si tant est que la confiance eût sa part là-dedans.
Il m’aimait bien, je pense. Il pensait avoir trouvé un ami.
Nous longeâmes le mur latéral du pavillon. Je me trouvais ainsi de l’autre côté de la clôture par-dessus laquelle il m’avait observé et par-dessus laquelle on pouvait, de temps en temps, l’apercevoir à peu près nu en train d’ululer.
Il m’avait repris la boîte et, la soulevant comme une pièce à conviction ou l’objet d’une leçon, il dit : « N’est-il pas triste, Jimmy, que l’un des célèbres héros de la mythologie grecque, l’un des plus glorieux parmi ceux qui ont combattu durant la guerre de Troie, soit réduit à une boîte de poudre à récurer ? »
Je n’avais pas la moindre idée de ce dont il parlait, mais ces mots m’impressionnèrent vivement et ils restent gravés dans ma mémoire. Ils résonnent encore en moi avec l’éloquence badine, mais nostalgique, tels que Mr Wilkinson les prononça. En fait, je dois à cette remarque, inintelligible, mais mémorable, la découverte et l’exploration passionnée des mythes grecs que je fis par la suite. Je lui dois tout un monde de récits, à la fois magique et lourd de sens.
Je lui dois toute une éducation.
Quand mes parents me demandèrent plus tard dans l’année ce que je voulais pour Noël, je leur répondis aussitôt (ayant fait de précoces recherches durant mes classes primaires) que je voulais un ouvrage qui me raconte toutes les histoires des mythes grecs, y compris la guerre de Troie. Pareille demande ne manqua pas de surprendre mes parents, mais ils dénichèrent un ouvrage de ce genre. Il me passa d’abord un peu au-dessus de la tête, mais je finis par l’apprécier. Je l’ai toujours.
Mais plus encore. Bien plus encore. Je dois à cette remarque de Mr Wilkinson mon éternelle fascination non seulement pour la façon dont un célèbre héros grec se mua en une boîte de poudre à récurer, mais pour tous les étranges tours, détours et évolutions que ce monde peut connaître, tous les bizarres caprices de la fortune qu’il peut vous réserver. Et je suis bien placé pour le savoir.
Je dois une éducation à cette boîte de poudre à récurer.
« Quand on parle de poudre à récurer, Jimmy, on entend par là, en fait, un produit pour nettoyer les toilettes, n’est-ce pas? Sans aucun doute qu’à ton âge tu aimes les histoires de toilettes. Sais-tu, Jimmy, que la première chasse d’eau remonte à l’époque élisabéthaine ? »
Cette fois encore, je n’avais pas la plus vague idée de ce qu’il voulait dire, mais je trouvais cette affaire sédui­sante, elle titillait ma curiosité. Il m’emmena à l’arrière du pavillon où un tuyau d’écoulement de sa cuisine menait à un petit fossé avec un orifice d’évacuation et une grille. Nous avions une installation similaire au-dessous de notre cuisine. Je pouvais voir qu’à présent, il se demandait encore s’il devait ou non se lancer dans cette opération en ma compagnie, mais je percevais aussi qu’il était d’humeur à prendre des risques, qu’il voulait même me faire partager son secret. Je voyais qu’il avait retiré la grille et farfouillait dans le tuyau avec un bâton.
« Ajax, dit-il. Cela va-t-il nous tirer d’affaire ? Notre héros va-t-il nous secourir? »
Toujours est-il que ce qui bouchait la canalisation était tout au fond, à moins qu’un coude du tuyau ne compliquât la situation. L’orifice d’écoulement était anormalement plein, il débordait presque d’eau sale, mais il n’y avait pas que de l’eau, c’était de l’eau d’une couleur particulière, rougeâtre. Cela me rappela aussitôt la poubelle de la boucherie où j’accompagnais ma mère, et où des moitiés de cochons, suspendues à de gros crochets, dégoulinaient sur le sol jonché de sciure.
Un petit bout de je ne sais trop quoi, une saleté quelconque, dansait sur l’eau.
Disons qu’à cette époque tout était tellement plus primitif, même si les messieurs saluaient en soulevant leur chapeau. On était tellement plus près du Moyen Âge. Il y avait eu une guerre, il y avait eu des cartes de rationnement. Ma mère était tout à fait capable de vous dépiauter et de vous cuisiner un lapin, mais vint un temps où elle n’eût pas aimé l’admettre, pas plus qu’elle n’eût même mangé du lapin. Quand mes parents commencèrent à ressentir une soif de respectabilité et de promotion sociale, ils voulurent, en réalité, s’immerger dans cette ère moderne encore vierge et laisser derrière eux tout relent de l’ancien ruisseau. Ils ne faisaient pas les délicats, pas plus qu’ils n’étaient naïfs, mais ils désiraient mener une vie rangée et ils n’aimaient pas l’excentricité.
Je pouvais voir qu’en théorie, les habitants de notre rue ne s’offusquaient pas des excentricités de Mr Wilkinson, mais qu’ils n’appréciaient guère d’avoir un excentrique pour voisin. Ils espéraient que, d’une façon ou d’une autre, on réglerait le problème. Mais à défaut de l’intervention d’un élu, ils s’imaginaient que leur opinion prévaudrait et que Mr Wilkinson pourrait être contraint de porter ailleurs ses pénates et son excentricité. Ils voulaient se débarrasser de lui une bonne fois pour toutes. Dans cette situation, on retrouvait toute l’histoire du monde.
Je pouvais voir que l’eau sale dans le tuyau de Mr Wilkinson était en partie constituée de sang et je percevais que, pour quelque raison impénétrable et scabreuse, Mr Wilkinson voulait que je la voie et n’en souffle mot.
Certes, j’étais au fond de moi-même un garçon honnête et consciencieux. Je respectais mon père et ma mère. J’avais un sens moral. J’avais mentionné à mes parents le végétarisme alors que j’aurais aussi bien pu me taire. Restait à présent à leur avouer que j’avais transgressé l’interdit qui avait suivi ce premier élan d’honnêteté et — pire encore — que j’avais pris la boîte d’Ajax et m’étais rendu chez Mr Wilkinson alors que j’étais censé rester dans les limites rigoureusement prescrites.
Mais tout cela était sous couvert de la plus noble et de la plus manifeste observance de la vérité que j’avais : faire savoir que, de toute évidence, Mr Wilkinson n’était pas végétarien, calomnie dont j’étais inconsciemment à l’origine — et qu’il était même, bien que je n’aie pu jeter un coup d’œil dans sa cuisine, un gros mangeur de viande. Et, par conséquent, il était, à cet égard en tout cas, beaucoup moins excentrique qu’on ne le prétendait.
Je ne pourrai jamais être sûr que ce fut cette démarche de ma part, si complexe fût-elle — et qui me valut l’interdiction de mettre le nez dehors, fût-ce dans le jardin, pendant presque tout le jour suivant —, qui entraîna directement le départ de Mr Wilkinson, qui à son tour entraîna, comme je devais le découvrir par la suite, sa mise en garde à vue, tandis qu’un mandat de perquisi­tion était discrètement ordonné à son domicile.
Après avoir été aussi sévèrement puni, je devais bien­tôt me voir mitrailler de questions par un agent de police aussi bienveillant que patient, tandis que ma mère me tenait tendrement la main.
À cette époque, il y avait des choses que vous ne pou­viez pas faire, que la loi n’autorisait pas, mais qui sont permises aujourd’hui. Tout était très primitif et sans doute que les changements qui se sont produits depuis attestent plus encore de l’importance de l’éducation. À titre d’exemple, Mr Wilkinson vivait seul, peut-être était-il homosexuel, mais il n’aurait pas été autorisé par la loi à en être un au sens concret.
Je dis cela car je suis moi-même homosexuel, même si à l’époque je l’ignorais et ne le découvris que plus tard. Vous pourriez dire qu’il a fallu que l’on m’apprenne à vivre mon homosexualité. Il y a toute une autre histoire que je pourrais raconter ; elle nous implique mes parents et moi et elle est encore plus douloureuse, à sa façon, que l’histoire de Mr Wilkinson. Le moment n’est pas encore venu de la raconter, mais sans doute pouvez-vous l’imaginer. Oui, des histoires, il y en a tout plein, mais le moment n’est pas encore venu de les raconter.
Mais je pense à Mr Wilkinson et à ce que je lui ai fait.
Toujours est-il qu’il disparut. C’était le souhait de toute la rue, mais il me manqua, je me sentis même un peu perdu. Je regrettais de ne pas avoir connu son prénom. Un couple charmant, les Fletcher, bientôt parents d’une petite Jilly — je me souviens de son prénom —, objet d’une adoration dont ma mère ne se cachait pas, emménagea. C’était là aussi le souhait de toute la rue.
À présent, certains pourraient dire ou penser de moi que je suis un peu excentrique ou tout au moins bizarre. Mais que voulez-vous, si vous êtes prof de grec, c’est l’une de vos prérogatives, on attend même cela de vous, surtout si votre chef est couvert d’une toison neigeuse, si vous portez des costumes de tweed et affectionnez les nœuds papillon rouges à pois blancs. Je n’ai jamais, jusqu’ici, traversé en slip la cour menant à la salle des professeurs — la pelouse que seuls de rares élus ont le droit de fouler. Ou, pour ajouter au panache, en toge professorale, par-dessus le marché. Je suis toutefois persuadé que si je faisais cela, et j’avoue que ce n’est pas l’envie qui me manque, cela me serait pardonné, au moins une fois, en ma qualité de professeur de grec titulaire de la chaire Morley-Edwards. Et je suis tout aussi persuadé que des incidents beaucoup plus choquants ont eu lieu dans les collèges d’Oxford, et ont pourtant été permis, ou du moins passés sous silence, des incidents qui ne seraient jamais tolérés dans des rues de banlieue.
Toute ma vie, j’ai pris au sérieux — suivi et approfondi — le credo de mes parents selon lequel l’éducation est l’essentiel, elle est un guide qui nous permet de mieux cheminer à travers la vie. Je suis leur modèle, leur justification. Comment aurais-je pu mieux me conformer et rendre hommage à leur doctrine qu’en devenant professeur à l’université d’Oxford ?
Si vous voulez de l’excentricité, de l’authentique excentricité, de cette authenticité dont nous sommes tous faits, si vous voulez de l’original grand teint, alors allez aux mythes grecs et à ce que les Grecs en ont fait. Toutefois n’oubliez pas votre flacon d’Ajax.
Ajax, fils de Télamon, vaillant guerrier que seul Achille surpassa et qui, évincé par l’ingéniosité d’Ulysse, devint fou, prenant un troupeau de moutons pour des Grecs… Je le sais, à présent.

 

Traduction de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek.

Copyright © 2014 by Graham Swift. © Éditions Gallimard, 2019, pour la traduction française.
En librairie le 3 janvier 2019.


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