Nouvelle

Bikini rouge sur fond jaune

Écrivain, anthropologue

Anthropologue, Eric Chauvier est aussi écrivain. D’ailleurs son magnifique premier récit littéraire, publié en 2006 par Allia, était sobrement titré Anthropologie. Les ronds-ponts figurent au centre de nombre de ses livres, qui tous prennent la forme d’enquêtes. En 2011, il a publié Contre Télérama : en réaction à une couverture de l’hebdomadaire culturel sur « la France moche », il prenait la défense du périurbain. C’est donc assez naturellement qu’AOC lui a commandé, dans le contexte actuel, cette nouvelle.

J’ai connu Laura durant l’été 1986 à la piscine municipale de la petite ville où nous sommes nés à quelques années d’intervalle – je dois avoir deux ans de plus qu’elle. À vrai dire, je l’ai peut-être rencontrée auparavant, mais je ne m’en souviens plus. Dans une lumière blanche, je me rappelle son bikini rouge vif et ses formes naissantes qui aiguisaient ma libido d’adolescent. J’étais fou d’elle mais bien incapable de l’aborder. Je sortais de l’enfance et imaginais encore nos histoires d’amour potentielles sur le mode de Jane et de Tarzan, de filles à sauver et d’aventuriers miraculeux. J’étais timide et elle était hardie ; j’avais l’impression qu’elle faisait partie de ces filles qui savent à l’avance les effets qu’elles vont produire. Elle était une énigme à mes yeux, un continent de fièvres et de ravins. Me voyait-elle seulement ? Peut-être ? J’étais le fils de l’instit, et jouissais à ce titre d’une sorte de statut remarquable. Elle semblait cependant ne pas y prêter attention. Elle s’amusait à feindre la violence avec des garçons plus musclés que moi, plus audacieux aussi. Elle les embrassaient avec passion et la piscine municipale se recouvrait de ténèbres. C’est à cette époque que j’ai songé pour la première fois à quitter la petite ville et ses gens pleins de rumeurs, d’accent et de Pernod. J’allais partir pour la grande ville, dont j’étais digne, assurément. Il fallait que je sois particulièrement aveugle pour ne pas voir que je fuyais en réalité un bikini rouge vif.

En 1986, la petite ville était en pleine activité. Ses vingt-deux bars, ses huit boulangeries-pâtisseries, ses trois bijoutiers, ses neuf vêtements de prêt-à-porter, ses cordonniers, ses deux libraires, ses marchands de chaussures, de vêtements de sport, ses bouchers, ses charcutiers, ses maraîchers, ses épiciers… et sa piscine municipale où se nouaient et se dénouaient les drames de ma génération. Trois ou quatre patrons locaux étaient les principaux employeurs de la ville. Ils profitaient de la situation pour dicter leurs conditions aux maires successifs : pas de syndicat, pas de contre-pouvoir, pas de « rouge » (ils gardaient en mémoire, comme un traumatisme, les mouvements ouvriers du début du siècle). Les édiles, radicaux-socialistes, obtempéraient. La classe ouvrière ne connaissait pas le chômage, ce qui lui permettait d’accéder aux emprunts bancaires et aux pavillons, aux crédits à la consommation, à l’électro-ménager et aux voitures familiales. Autour, des paysans vivaient avec vingt hectares de terre. Bref, personne n’aurait songé à se plaindre de la vie dans la petite ville durant ces décennies réputés « glorieuses ». Certains esprits critiques relevaient la hiérarchie implacable des classes sociales et le mépris dont étaient l’objet les plus pauvres. Mais comme il n’y avait pas de lutte explicite, on (ce « on » plein de désirs de télévision et de vacances sur la Costa Brava) les prenait pour des mauvais coucheurs. Ce monde allait pourtant bientôt disparaître avec l’avènement de l’économie mondialisée et de l’agriculture intensive. Par une logique implacable, ailleurs vantée comme un progrès, la petite ville allait se vider de ses commerces ; les usines, de leurs ouvriers ; les fermes, de leurs paysans.

L’automne suivant, je m’abuse dans la grande ville avec des filles qui se prennent pour de vraies citadines. J’essaie d’oublier Laura mais un bikini rouge brûle encore dans ma mémoire. Je me tiens vaguement informé. Je sais qu’elle est tombée amoureuse du fils d’un des industriels de la ville. « Ils ont une histoire », voilà ce que me dit une collègue de ma mère. Elle ajoute qu’elle a décroché le « gros lot ». Cette expression me choque, car elle assigne irrémédiablement Laura à sa classe inférieure : condamnée à toucher « le gros lot », ce qui supposait qu’elle avait prévu depuis sa naissance de faire fructifier son joli minois et ses formes auprès de quelques descendants d’huiles locales.

En juin 1990, comme je reviens voir mes parents pour les vacances d’été, je les croise au carrefour de la mairie. Lui, l’héritier, au volant de sa Golf cabriolet, habillé avec des vêtements que nous ne trouvons pas dans la petite ville ; elle à ses côtés, les yeux charbonneux et les lèvres carmin. Comme j’ai 18 ans et l’esprit mal dégrossi, je trouve qu’elle fait « un peu pute », ce qui me la rend plus désirable encore. Peu importe, puisque je l’indiffère. Elle ne voit que lui. Elle boit chacune de ses paroles. Elle lui caresse l’oreille d’un geste sensuel. J’imagine qu’il est fier de parader ainsi, avec la plus jolie fille de la ville. Pourtant, il a l’air impatient. Il regarde ailleurs, et ce signe, dans l’instant, me trouble, comme s’il anticipait son départ vers des terres plus favorables, plus urbaines. Se doute-t-il que dix ans plus tard l’usine de son père sera transformée en écomusée ? En attendant, Laura aime ça de toute évidence : cette hauteur un peu aristocratique, cette quasi-condescendance. Elle a l’impression d’être au bon endroit et de le mériter – sans trop savoir pourquoi cependant. Lorsqu’il accélère brutalement, faisant ronfler le turbo de son cabriolet (ce sont des choses qui se faisaient alors dans la petite ville pour démontrer sa virilité), elle est aux anges. Ses cheveux s’envolent. Et elle rit, elle n’en finit pas de rire. Ce rire, avec un peu de concentration, je peux encore l’entendre aujourd’hui. J’étais jaloux et les regardais avec l’assurance, chevillée en moi, de la défaite. Je pensais me consoler avec les filles de la grande ville, mais ce n’est pas pareil, n’est-ce pas, les filles de la grande ville. Ça ne vaudra jamais le petit fantasme originel, concocté là, tout près de l’origine du monde. Quelque chose résistait, comme une odeur de nourriture brûlée au fond d’une casserole, qui me retenait de croire totalement dans le bien-fondé de mon mode de vie citadin. Pour le dire autrement, j’avais un cafard monstre.

Durant l’hiver suivant, leur couple se défait brutalement. « À son initiative à lui, ou presque. » C’est encore cette collègue de ma mère qui me l’apprend. Ils ont vécu quelques mois ensemble. « Elle était folle de lui, ça se voyait. » Mais son père à elle, l’avait mise en garde : « Ces gars-là sont bien nés, méfie-toi, ils ont d’autres projets en tête qu’une fille d’ouvrier. » Je pense que Laura a méprisé son père pour ses propos, mais qu’au fond d’elle elle était consciente de la situation ; quelques mois auparavant, à la boîte de nuit locale, je l’avais entendue répéter à une jeune femme les mots de la collègue de ma mère – qu’elle avait « décroché le gros lot » – comme si elle avait incorporé, par cette expression, toutes les opinions à son sujet. « Elle savait à quoi s’attendre », me dit aussi la collègue de ma mère. J’évalue dans l’instant à quel donjon et à quelles oubliettes peuvent nous vouer ce genre de propos – aujourd’hui, j’y reconnais carrément une malédiction. Quant à la raison de leur rupture, le patriarche l’élabore et l’expose de façon claire : il ne veut pas d’une fille d’ouvrier, polie mais bon, sans projet de carrière, assène-t-il. Une paumée. Une fille de peu. Un peu traînée aussi. Il faut dire qu’ils l’ont aperçue un jour, lui et la mère, par inadvertance, avec le maquillage rouge et noir que l’héritier avait exigé d’elle pour exciter son désir. Est-ce que l’hostilité du père vis-à-vis de Laura s’est enracinée dans cette vision ou bien dans la croyance en un déterminisme social plus profond ? Il ne savait pas très bien ce qu’il voulait pour leur fils, mais il savait ce qu’il ne voulait pas. Il lui a proposé de partir à Houston, au Texas, pour découvrir le monde et pour oublier « la cassos’ » comme il disait. L’héritier a mollement protesté, mais son père, qui pouvait tenir tête à une « horde de syndicalistes enragés » (selon un témoin digne de foi), lui a ordonné de trouver – ce sont les mots qui sont venus spontanément : une jeune femme différente. « C’est quoi différente ? » a demandé le fils. « Pas elle, en tout cas », a répondu le patriarche. Il lui a aussi fait comprendre qu’ils avaient les moyens, eux les membres de la dynastie, de ne pas s’attacher aux situations qui font souffrir et que c’était là leur « supériorité » sur la « plèbe ». C’était l’expression la plus claire de leur volonté de s’élever et d’entreprendre. L’héritier n’a pas bronché.

Durant les mois suivants, j’ai un peu oublié Laura. Pendant ce temps – je l’ai appris plus tard, elle était en train de lutter pour ne pas tomber dans un puits sans fond de désespoir. Qu’a-t-elle fait durant les deux années suivantes ? Je ne connais que les grandes lignes – autrement dit pas grand-chose. Comme elle avait arrêté ses études après la classe de seconde, pour vivre avec lui, qui lui avait promis un boulot avec responsabilités dans l’usine de son père, son avenir était bouché. Et puis, comme elle avait tout misé sur lui, elle n’avait plus le goût ni l’énergie pour entreprendre quoi que ce soit. Je sais qu’elle a vécu un temps chez ses parents, qui se désolaient de son mutisme et de sa déprime chronique. Sa mère lui a obtenu un boulot dans une petite usine d’une commune voisine où, sous les « ordres d’un sale con pervers » (ce sont ses mots) elle a emballé des « objets sinistres dans des cartons sinistres huit heures par jour durant presque quinze mois » (ce sont encore ses mots). J’étais dans ma période humaniste. Je voulais lui dire qu’il n’y avait pas de sot métier. Mais je me suis ravisé. Il n’y avait pas à tergiverser : son boulot me semblait effectivement pourri jusqu’à l’os, capable de précipiter dans la folie le plus optimiste des êtres humains.

Est-ce ce travail sans perspectives qui a précipité les atteintes à son état psychique ? Toujours est-il qu’elle s’est mise à broyer du noir en revoyant ad nauseam l’image délavée de l’héritier. On (ce « on » plein de médecine et de désespoir) lui a prescrit des anxiolytiques et comme ça ne suffisait pas elle s’est mise à boire. Un été, je l’ai trouvé affalée dans les toilettes de la boîte de nuit en compagnie de deux types qui la pelotaient. Elle s’était vomie dessus. Elle avait 19 ans et me faisait de plus en plus penser à Laura Palmer, l’héroïne de la série Twin Peaks qui à l’époque était diffusée pour la première fois en France. En plus, elle avait le même prénom, ce que je trouvais à la fois absurde et romantique.

L’hiver suivant, on (ce « on » plein de tombes et de serpents qui convient si bien à la petite ville) a surpris Laura dans une sorte de partouze avec des notables des environs : des banquiers, des notaires, des petits patrons d’industrie, des artisans. C’était l’époque où la petite ville était devenue un coin tranquille pour les pratiques échangistes (une de nos deux boîtes de nuit fut même reconvertie en club œuvrant en ce sens durant quelques mois). Concernant cette information, rien n’était moins sûr, mais beaucoup de gens du coin avaient envie de croire à cette version au sujet de Laura. Il faut dire qu’elle remplissait toutes les conditions pour devenir proie de la rumeur : elle était désirable, humiliée et rendue mutique par son traumatisme, ce qui renvoyait aux habitants de la petite ville un reflet déformé de leur condition de classe. Par ailleurs, une fois de plus, la situation cadrait bien avec Laura Palmer, la traumatisée camée et prostituée de Lynch. Nous avions nous aussi, dans notre arrière-pays, une frontière canadienne symbolique et des cabanes-bordels en proximité de vastes étendues boisées. Notre petite ville et ses environs se constituaient de plus en plus de boulots précaires, de pratiques obscures et transgressives, ce que nous étions quelques-uns à mettre sur le compte du lessivage survenu à la fin du capitalisme industriel – mais nous avions quitté la petite ville et on (ce « on » plein de rancœur identitaire) nous reprochait de juger de cela depuis les métropoles où tout était doré. Quoiqu’il en soit je pensais toujours à elle. Je faisais l’indifférent, mais j’étais bouleversé, tant par la possibilité qu’elle ait pu chercher à conjurer dans le sexe (monnayé ?) avec des notables son traumatisme de classe, que par la rumeur qui l’assignait de toute façon à cette position. Si la rumeur ne dit pas la vérité, elle l’accomplit presque toujours comme un crime parfait.

Lorsque je rentrais au pays et tombais sur un type qui connaissait la série Twin Peaks, j’avais pris l’habitude de demander : « Tu as des nouvelles de Laura Palmer ? » On rigolait – ce « on » plein de rêves et de désirs mutilés – un peu jaune. Je fuyais encore – ne sachant même pas ce que je devais fuir.

Je l’ai croisée un soir, très tard, au milieu des années 90, dans une boîte de nuit des environs de la petite ville. Je savais qu’elle s’y trouvait parce qu’on (ce « on » plein de souffre et de linceuls) m’avait dit qu’elle y passait ses soirées. Elle y était, comme prévu. Je me suis assis à côté d’elle au comptoir. Elle m’a souri et m’a fait du gringue pour que je lui paye un gin-tonic (elle passait sa main sur la mienne). Je me souviens qu’elle roulait ses cigarettes en essayant de ne pas trembler. Elle regardait de façon compulsive autour d’elle. Je lui ai demandé comment elle allait, mais elle n’a rien répondu. Elle m’a juste demandé si j’avais du shit. Je lui ai dit non. Elle était toujours aussi jolie. Je voulais lui parler de la piscine municipale, de ce que j’éprouvais pour elle depuis si longtemps et qu’aucune grande ville ne pourrait jamais effacer. Mais elle s’est mise à pleurer. Je lui ai offert un gin-to, puis un autre, puis un troisième. Nous avons bu ensemble. Elle était un peu plus enjouée. La musique recouvrait nos paroles, mais j’ai compris qu’elle me parlait de lui, encore de lui, l’héritier, ce « sale con » et que « voilà, pas du même monde, quoi ». Elle avait essayé de le retrouver, parce qu’elle avait « dans la peau ce salaud », a-t-elle larmoyé. J’ai essayé de lui parler d’autre chose, de mes études universitaires dans la grande ville, mais elle s’en foutait. Elle m’a demandé une fois de plus si j’avais du shit. J’ai redit non. Son regard fuyait continuellement vers la fosse à purin qui lui servait de passé. J’ai essayé de l’embrasser, mais elle s’est mise à pleurer, ce qui a refroidi mes ardeurs. J’ai posé ma main sur son épaule, j’ai caressé ses cheveux. Je voyais bien, autour de nous, que les gens de la petite ville nous trouvaient un peu pathétiques. Moi en train de consoler la paumée du coin. Ça allait finir en plan cul, c’est sûr. Au début, cette sensation m’a gêné. Puis je l’ai oubliée. Et j’ai serré Laura contre moi comme si ma vie en dépendait. Elle s’est endormie durant quelques minutes. Lorsqu’elle s’est brutalement réveillée, elle semblait perdue. Elle a bafouillé puis m’a dit « salut » et a quitté la boîte en titubant. Un type que je ne connaissais pas lui a proposé de la ramener. Elle a accepté. Il avait du shit.

Quelques mois plus tard, j’ai su par ma mère – qui connaissait ses parents – qu’elle s’était mise en ménage avec un ouvrier forestier. Elle voulait prouver à son père qu’elle pouvait fonder une famille. Elle avait même retrouvé un boulot d’aide à la personne. Ma mère a cependant ajouté qu’ici, dans la petite ville, au vu de la conjoncture économique pour le moins difficile, tous ceux qui ne trouvaient pas de boulot finissaient immanquablement par faire de l’aide à la personne. Ce que j’ai su de la suite – trois gosses, la violence conjugale, l’alcoolisation quotidienne massive, le placement des enfants dans une famille d’accueil – m’a un temps laissé penser que la vraie Laura Palmer avait finalement trouvé dans la mort une issue préférable.

Au cœur des années 2000, comme je demandais à un ami resté au pays s’il avait des nouvelles de Laura Palmer, il m’a fait comprendre qu’elle avait trouvé le courage de rompre avec son mari. Ah parce qu’ils étaient mariés ? « Oui, m’a-t-il dit, elle voulait que son père soit fière d’elle. Mais leur histoire s’est soldée par un putain de fiasco. »

Un peu avant Noël j’ai croisé Laura dans une grande surface des environs. Elle m’a souri, mais s’est aussitôt reprise, se mordant la lève inférieure ; il lui manquait une dent, une incisive. De toute évidence, elle avait honte de me montrer ce trou noir dans sa dentition. Je n’ai pas eu le temps de lui parler ; elle s’est enfuie dans un rayon, comme si j’étais un témoin compromettant de ses années de perdition. Je suis resté désorienté quelques instants, meurtri par cette vision. Des années plus tard, les prétendues paroles d’un président de la République au sujet des « sans-dents » de ce pays me sont apparues comme une bassesse inouïe. S’il a réellement tenu ces propos, s’il les a seulement pensés, sans doute ne vaut-il pas mieux que l’arrogant crétin qui a laissé tomber Laura pour obéir aux ordres de son puissant géniteur.

Durant l’été 2016, j’ai fêté mentalement les trente ans de l’image de Laura dans son bikini rouge. J’ai aussi retrouvé Laura sur Facebook, assez facilement je dois dire. J’ai enfin pu lui faire part de mes émois adolescents. Je lui ai aussi rappelé qu’elle était à jamais pour moi la plus jolie fille de la petite ville. Elle m’a répondu par des smileys. J’ai trouvé que ça manquait un peu de romantisme mais ça m’a fait plaisir. Elle a fini par m’envoyer un message quelques jours plus tard, pour me dire que sur la piscine municipale on (ce « on » des décideurs indistincts, mi-locaux, mi-mondialisés) avait coulé une chape de béton et qu’on avait construit un peu plus loin un centre hélio-marin-nautico-récréatif, s’il vous plaît ! Sauf qu’à 5 euros l’entrée, m’a-t-elle écrit, ça ne concerne pas vraiment les habitants les plus pauvres de la petite ville, qui sont aussi les plus nombreux. Je lui ai demandé si elle avait des projets et comment elle se portait. Elle m’a juste répondu : fatiguée. Très fatiguée.

En 2018, à l’approche des fêtes de Noël, des mouvements citoyens se sont constitués un peu partout dans les zones délaissées de ce pays pour signifier au gouvernement que la vie y était devenue insupportable. Leurs revendications (un meilleur partage des richesses et de l’imposition fiscale) n’avaient rien d’utopique. Ils avaient bel et bien fini de rêver et aspiraient simplement à vivre avec dignité. Ils ont bloqué la plupart des ronds-points du pays. Or, des enquêtes attestent que le rond-point est par définition ce que l’on ne voit pas durant les trajets routiniers en automobile ; les employés municipaux ont beau les végétaliser de façon distinctive, aucun automobiliste ne peut rétroactivement décrire la composition végétale des ronds-points qu’il vient d’emprunter. S’y installer constituait un acte symbolique fort : cet acte revenait à devenir visible, à sortir de l’angle mort de la gouvernance et des médias. J’ai évidemment pensé à Laura et à l’enclavement de la petite ville ; depuis la capitale il fallait plus de temps pour s’y rendre que pour aller à New York, ce qui constituait un bon motif pour se sentir à la traîne de l’économie triomphante des métropoles. Était-elle à l’un des ronds-points ? Je les ai tous passés en revue, mais je ne l’ai pas trouvée. Ma mère m’a dit qu’elle était partie et vivait peut-être – elle l’avait entendu dire par une commère du coin – dans une petite ville du nord du département.

Au rond-point sud, celui qui était destiné à absorber les flux automobiles du centre commercial, un brasero était allumé. Une vingtaine de personnes était assise autour. Elle y était aussi. Oui, c’était bien elle. Ça ne pouvait être qu’elle. Je me suis garé et me suis dirigé vers le brasero. À vrai dire, ce n’était plus un rond-point mais une sorte d’espace domestique où chacun semblait, pour ainsi dire, habiter. Elle s’est tournée dans ma direction. Elle me souriait, il lui manquait toujours une dent, mais elle me souriait. Elle a donné une tape affectueuse au type à qui elle parlait l’instant d’avant, puis elle s’est avancée vers moi : « Éric, tu es venu ? ». J’ai dit oui.

Ô Laura, après toutes ces années passées à te chercher, comment aurais-je pu rater ce rendez-vous ?


Éric Chauvier

Écrivain, anthropologue, Chargé de cours à l'Université Victor Segalen Bordeaux II

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