Nouvelle

Lutèce-sur-Nil — 48.32 N, 02.01 E

Écrivain

Rien ne change mais rien n’est pareil sous les latitudes afrofuturistes de l’écrivain djiboutien Abdourahman Waberi. Sous le soleil de Lutèce-sur-Nil, où se télescopent peuples et civilisations, on ne serait peut-être pas étonnés de tomber sur un rond-point. On l’est davantage quand on trouve dans son jardin une jambe, seule, sectionnée au niveau de la cheville. Une nouvelle inédite.

La vie m’a dit « Sèche tes larmes, le Ciel ne se venge pas
Reste toi, soit forte ou le monde te changera
Accroche-toi à ta flamme et transmute la fable
Relève-toi vite à chaque fois que ce monde te fait un croche-patte
Ne cultive pas la haine ou elle te mangera
Guéris car si tu es mal en toi-même ce sera pareil autre part
Si tu cherches un coupable, regarde-toi dans la glace
Ta réalité tu la fais, elle n’est rien d’autre qu’une question d’octave »…
Keny Arkana, Tout tourne autour du soleil (couplet 1, album du même titre, 2012)

 

Une petite commune coquette de la banlieue de Lutèce, entre nœuds autoroutiers, panneaux stellaires et friches industrielles, à proximité du Stade du Pharaon. Il est 7 h 32 du matin. Un homme sort de chez lui. En jean, parka et bottes de cuir. De loin, on entend le crissement de ses pas sur le gravier. L’homme referme la grille du jardinet derrière lui, sort un paquet Marlboro rouge de la poche gauche de sa parka défraîchie. D’un coup de dents, il extirpe une cigarette du lot, l’allume et tire la première bouffée. De ravissement, il titube avant de retrouver l’équilibre. Les sensations sont connues pour être plus éphémères que les paysages, eux, plus éphémères que les espèces et la biosphère. Tous les fumeurs le savent, la première cigarette n’a pas son pareil pour vous remettre la tête à l’envers. Big bang sous le cuir chevelu ! Joseph Meunier ne l’ignore pas et savoure ces infimes secondes avant de démarrer sa camionnette de la marque Citroën Camel qu’il gare tous les soirs sur le terrain d’en face. Elle dort la nuit dehors, elle ne risque pas grand-chose dans cette zone pavillonnaire aisée, calme et boisée. Les vols et les dégradations touchent les gens du centre-ville qui se trouve à plus de quatre kilomètres, et encore plus sûrement ceux entassés dans les logements collectifs qui justifient l’existence de ces cités populaires reprises à la gauche par des dirigeants de la droite musclée. Décomplexée, souverainiste. Ses édiles clament partout que bientôt ils vont gouverner la Lutèce nubienne. Ils n’ont, jurent-ils sur la tête de leurs bambins joufflus, qu’un seul but : remettre cette Lutèce à l’endroit, la rendre au peuple bafoué et humilié. Chez nous une grande partie du département nage dans la politique ultra-sécuritaire. Ça se cultive comme une essence recherchée : les uns lui trouvant une fraîcheur inédite, les autres une saveur naturelle, profonde comme la terre mouillée. Ça bourgeonne sans laisser de traces puis ça s’évapore. Il faut admettre que ces dirigeants locaux n’ont pas fait l’ENAR, cette école aux couleurs républicaines où l’on apprend à causer de tout en ne disant rien de substantiel, alors ils slaloment sur le terrain de la misère humaine, l’immigration et les conséquences du chômage avec leurs propres armes. La population la plus démunie, la plus colorée aussi, cache son visage et baisse la voix comme pour assourdir ses sanglots. Elle s’enfonce dans le silence, supplie qu’on l’oublie. On ne la voit guère sur les écrans de télévision nubienne et quand elle entend sa voix hésitante bredouillant quelques phrases sur les difficultés de la vie, la traversée de la Sibérie sociale et l’excessive rigueur du racisme structurel, elle se reconnaît à peine tant le sceptre de sa soumission est profond.

 

Joseph Meunier s’apprête pour rejoindre ses serres mais quelque chose le retient. Il remet ses gants de latex dans le coffre. Sort du Citroën Camel, allume une cigarette, la deuxième de la matinée et il n’est pas encore 8 h. Il se sent au bout du rouleau avant d’avoir soulevé un seul cageot. Les derniers jours ont été épouvantables en raison de la grippe aviaire qui a d’abord touché ses deux filles avant de s’emparer de sa femme et la clouer au lit pendant 72 heures. Lui n’a pas de fièvre pour l’instant mais rien ne dit qu’il ne s’effondrerait pas ce soir ou demain, contaminé à son tour.

 

Et voilà qu’il tousse de plus belle. Non, ce n’est pas la cigarette qui a eu raison de ses poumons, quelque chose d’indicible se produit qui pourrait bien le fait hurler à la mort. Il flotte dans l’air une odeur de pneu calcinée, songe-t-il soudain. Étrange atmosphère pour cette petite ville de banlieue éclose sur le flanc oriental du Nil, longeant un canal qui rendit jadis de grands services industriels, y compris après le déclin de l’extraction du charbon et l’abandon des terrils. Pourquoi ici, pourquoi aujourd’hui ? La poitrine en feu, tout d’un coup il se sent seul dans cette zone pavillonnaire où il n’y a pas un logis ou un immeuble qui soit plus vieux que le dernier monarque Idriss V, où tout est calme comme dans les parcs autour du réacteur #4 à Tchernobyl après l’explosion survenue le 26 avril 1986. S’il pouvait contrôler son souffle, il entendrait assurément la sonnerie en provenance du lycée voisin où, comme de coutume, la cour de récréation se vide le temps qu’il faut pour les élèves de griller une clope maïs. De ce côté-là, Joseph Meunier verrait qu’il n’y a rien de spécial à signaler. À peine si on noterait le retour d’un surveillant ou l’arrivée d’un stagiaire fraîchement sorti de l’institut universitaire de formation des maîtres du Planning éducatif.

 

Indécis, toussotant encore, Joseph Meunier renonce à se rendre directement au boulot. Il fait le tour de la camionnette puis s’enfonce dans le jardin. Et voilà qu’il s’accroupit. Il se tait, de plus en plus inquiet. Désireux aussi de donner à ses poumons le temps de retrouver leurs sensations, et à tout son corps de refaire surface. Ce qu’il découvre dans son jardin étonnerait le plus blasé des inspecteurs de la police judiciaire. D’abord les traces de cendre, puis les bouts de vêtements noircis, recroquevillés par la combustion. Enfin, à deux mètres de là, dans la portion de jardin du voisin, une jambe presque intacte sectionnée au niveau de la cheville. La jambe d’un homme couleur neige dans le jardin potager. Joseph Meunier lâche un crachat sur le trottoir, prend sa tête entre ses mains et revient chez lui en courant. Il tombe sur son épouse sur le pas de la porte, n’a pas les bons mots en bouche. Il décroche le téléphone pour prévenir les pompiers et la police municipale.

 

Joseph Meunier ne fait pas de politique, son travail de maraîcher lui prend tout son temps. Sans rechigner à son labeur ni travestir ses idées il parvient à s’entendre avec tout le monde, les Gaulois et les Nubiens, les réfugiés climatiques et les immigrés économiques, l’équipe municipale comme les jeunes des cités environnantes. Du moins c’est ainsi que les choses se présentent à lui et c’est ainsi qu’il les décrirait s’il avait le temps de sonder son cœur. Mais il n’est pas certain désormais que cette version satisfasse tout le monde. Si certains acquiescent pour la forme, d’autres ne se gênent pas pour remettre les pendules à l’heure. Il se trouve toujours quelqu’un pour murmurer, dans son dos, qu’il est encarté à droite. Et ce courageux commentateur de s’emporter : « Bordel de bordel de merde ! I’faut pas exagérer quand même ! On sait tous qu’il exploite des Danois et des Teutons rétribués en sandwichs accompagnés de radis noir et de feuilles de salade, ses deux produits phares. » La messe est dite, pas besoin de consulter des radiesthésistes, des voyants et autres ufologues.

Ainsi va la vie à Lutèce. Chacun livre ce qu’il croit saisir du monde alentour, parle de ses impressions comme si elles formaient la texture de ce monde, confie à son interlocuteur ses désirs et ses peurs.

 

« Nous avons vraiment de la chance de vivre dans ce pays et de ne pas prendre des risques aussi fous que ces malheureux. » Voilà ce que Joseph Meunier déclare à la journaliste de la presse locale émue et stupide comme un lamantin étrusque. À ses pieds, Giscard, son labrador gigote de tout son corps. Le clébard a la trouille. Il regarde sans cesse alentour de lui comme un ivrogne qui a perdu l’aptitude à revenir sur ses pas et retrouver le chemin qui mène à sa couche.

 

Neuf fois sur dix, tout est calme dans ce bout de banlieue. En tendant bien l’oreille, on entendrait les lointains échos de l’autoroute et les hululements des chouettes sur la cime des peupliers qui bordent l’allée qui mène au pavillon des Meunier. La plupart du temps, on continue à ruminer dans son coin. On rêve de revanche sans rechercher à changer de braquet et on se contente de vivre toutes les expériences par procuration. Pourtant ce matin quelque chose d’indicible couvait à l’instant où Joseph Meunier est sorti de sa voiture pour allumer une petite cigarette.

 

À douze ou treize mille kilomètres de là, sous le train d’atterrissage d’un Airbus de la Scandinavian Airlines en provenance de Petrograd, on retrouvera le reste du corps. Mais pas de portefeuille, ni de pièce d’identité.

« Dans l’état actuel de nos investigations, à l’heure où je vous parle, il n’y a pas de danger que d’autres corps tombent du ciel dans les communes avoisinant l’aéroport de Lutèce » a prévenu le préfet d’Alexandrie dans le journal télévisé du soir. Déjà, dans Le Mektoub, ce bar du centre-ville où les amis de Joseph Meunier ont leurs habitudes, l’information glisse dans le trou noir de l’inconscience et de l’indifférence populaires. Les informations se suivent en une cadence ordinaire qui ne trouble surtout pas le rituel de l’apéritif, offert ou non par la maison. Une suite d’images informes qui laisse Giscard indifférent. Puis c’est au tour de la météo et la publicité de fermer le ban. Personne n’a éprouvé l’envie irrépressible de fracasser le poste de télévision. Devant Le Mektoub, les feuilles mortes tourbillonnent dans la pénombre du jour déclinant. Le vent ramène des bois environnants des effluves de pin et de latex mêlés.

 

Joseph Meunier et les siens se sentent si bien à Lutèce-sur-Nil, ils ont oublié qu’ils avaient vécu longtemps dans un petit deux-pièces situé dans une barre de cité à l’abandon. Les filles jumelles sont nées là-bas. Giscard a été accueilli trois ans plus tard. Comme tout le monde Joseph et Mounira ont longtemps rêvé d’une maison avec jardin dans un bourg pas trop éloigné. Le besoin de changer d’air et d’existence est naturel chez les humains, les voisins de palier et leur tripotée de gosses changent régulièrement. Des mères, des jeunes sœurs qui jouent les matrones. Les pères sont absents ou partis. Tombés peut-être sur les champs d’honneur d’un travail synonyme d’accidents mortels ou de dépression carabinée.

 

Et puis un jour, ils se sont décidés à l’issue d’une réunion familiale. C’est l’heure de partir, de lever les voiles avant qu’un monde s’écroule ou qu’un volcan se réveille pour expulser fissa sa rage longtemps contenue. Plusieurs fois ils sont allés visiter des maisons recommandées par des proches. À chaque fois, ils ont été surpris par les exigences des banquiers. Les rares fois où ils avaient eu l’impression que les taux pourraient éventuellement leur convenir, on leur rétorquait que la maison de leur rêve était partie depuis des semaines. Le maigre salaire de Mounira a l’avantage d’être régulier mais même avec les économies de Joseph, on était loin du compte. Son statut de maraîcher et d’époux d’une infirmière ne rassurait pas tant les banquiers.

 

Au sein du Mektoub, en fin d’après-midi, les clients regardent habituellement la 7e chaîne, celle que l’on dit régionale avec un brin de dédain dans la voix. Djibril Lepers fait le mariole en enchaînant les séquences de Questions pour un pharaon. Entre deux silences, il jette un œil sur un bristol jaune canari qu’il fait danser entre l’index et le majeur, il lance à la volée un savoir que personne ne veut ici. Surtout pas ce soir, avec tout ce qui leur tombe sur la tête. De quoi s’agit-il déjà ? D’un des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, Les Mille et Une Nuits (Alf layla wa layla) qui fête justement ce mois-ci, claironne le présentateur, le tricentenaire de sa traduction en lutécien par un érudit picard du nom d’Antoine Galland. Cet anniversaire avait échappé à tout le monde, sauf à moi dit-il en souriant. Sacré Lepers ! Il compte ainsi bourrer la cervelle des chômeurs avec les récits de Shéhérazade, les aventures de Sindbad le marin ou les mystères surgis de la lampe d’Aladin qui une génération plus tôt leur étaient bien familiers parce que l’école lutécienne transmettait encore un savoir et des civilités. Jadis, dans les manuels de philo on apprenait que la connaissance comprend les trois facultés, nécessaires à tout être libre, que sont la mémoire, l’imagination et la raison.

 

Joseph Meunier n’a aucune envie de lambiner dans le bar-tabac. Pas le cœur pour une anisette ou une brève de comptoir. Son thé sucré avalé, son nouveau paquet de cigarettes dans la poche, il souhaite une bonne soirée à tout le monde. C’est en observant les feuilles tourbillonner que lui vient une idée. Il faut qu’il demande à Mounira de prendre son reliquat de jours de congé, et si les filles sont d’accord il va dégoter un séjour pas cher quelque part en Slovénie ou en Islande. Ses femmes lui réclament de la neige, pourquoi ne pas leur faire plaisir dès le week-end prochain. Il s’imagine bien en parka sur une piste poudrée en Helvétie, ça le change d’Héliopolis. Davos, San Remo qu’importe ; elles seront très contentes, pas vrai ?

 

À Lutèce-sur-Nil, le seul évènement notable fut l’enlèvement des bancs publics du centre-ville. Dans un soudain accès de zèle, la mairie veut éviter – Joseph Meunier le tient de son ami Habib Canetti géologue de son état – à tout prix que les clochards, les sans-papiers, les migrants, les SDF, bref tous ces Gaulois qui changent de noms et de lieux de naissance au gré de la fortune, viennent y prendre racine. Toujours encline à préserver les intérêts de la municipalité, l’opposition a suivi la direction du maire sans se faire prier.


Abdourahman Waberi

Écrivain, Enseignant à l'université George Washington

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