Essai littéraire

La police est une utopie dont nous sommes les indigènes

Écrivaine

Dix hypothèses sur les narrations que se forge la nation française, vue comme entreprise totale, pour agir sur l’espace et ses habitants. Fanny Taillandier, dont on rappellera le roman-essai Les États et Empires du lotissement Grand siècle sous-titré Archéologie d’une utopie, déroule dans ce texte inédit un fil qui, en passant par l’« utopie », mène de la cour des Miracles à la « zone » – la zone des ZUP et des ZAC. Ou comment l’aménagement du territoire est pensé pour rentabiliser l’humain.

Hypothèse 1 : la police est une entreprise urbaine totale.

 

« Et quant au Lieutenant de Police, il connaîtra du port des armes prohibées par les Ordonnances, du nettoiement des Rues & Places publiques ; donnera les ordres nécessaires en cas d’incendie, d’inondation […] ; aura la visite des Halles, Foires & Marchés, des Hôtelleries, Auberges, Maisons garnies, Brelans, Tabacs & lieux mal famés ; aura la connaissance des Assemblées illicites, tumultes, séditions, & désordres qui arriveront à l’occasion d’icelles ; […] Connaîtra des contraventions qui seront commises par les Imprimeurs, en l’impression de Livres défendus ; […] pourra connaître de tous Délinquants & trouvés en flagrant délit… »
Édit de création de l’office de Lieutenant de Police de Paris, 15 mars 1667

 

Mettons que ça commence toujours par une histoire de mots. Le mot « police » change de sens en français à l’aube du XVIIe siècle. Au Moyen Âge, le terme signifiait le bon ordre, et particulièrement celui d’une ville. Sous Louis XIV, Colbert, l’homme de la rationalisation du territoire, crée pour la capitale la charge de lieutenant de police et la confie à son fidèle La Reynie.

Durant trente ans, celui-ci va faire « bonne police » à Paris, d’une façon inédite qui implique deux modes d’action complémentaires : le contrôle – des corps, des marchandises et des idées – et l’aménagement – des rues (qui reçoivent leurs premiers lampadaires), des égouts (qui sont à peu près inexistants), des anciennes murailles (dont l’ouverture est voulue par Colbert). L’aménagement permet le contrôle, et le contrôle permet l’aménagement. La ville de Paris devient le laboratoire de cette double tâche. Le sens moderne du mot « police » est né.

La Reynie serait sans doute totalement oublié s’il n’avait, dans un épisode mythique, mis fin à la célèbre cour des Miracles en invoquant l’autorité du roi. Les gueux, effrayés, se seraient enfuis aussitôt le nom de Louis XIV prononcé, et bonne police aurait ainsi été faite : ouverture des murs et dispersion des truands par l’unique invocation, thaumaturgique, de l’autorité royale. Faire bonne police : mettre un espace en coupe réglée par l’idée performative du pouvoir.

 

Hypothèse 2 : l’aménagement est la conquête fictive d’hétérotopies imaginées.

 

« Parallèlement à une “politique des gueux”, incarnée par les aumônes générales ou le grand renfermement, se développe, parfois en discordance, un discours descriptif qui révèle plus sur ceux qui le tiennent que sur ceux qui en sont l’objet, dans ce qu’il dit des fantasmes des élites écrivant. »
Roger Chartier, « Les élites et les gueux, quelques représentations (XVIe-XVIIe siècles) », 1974

 

Ce qu’il y a d’étrange avec cet épisode, c’est qu’il n’est rapporté par les historiens qu’à partir du XIXe siècle, et amplifié par les écrivains romantiques, Hugo en tête. Plus étrange encore : nulle mention n’est faite de « cour des Miracles » sur les cartes de Paris avant le XVIIe siècle – en d’autres termes, le lieu est nommé au moment précis où on cherche à le détruire. Son appellation même, suggérant un univers surnaturel, en fait un espace hors du royaume ; le mot « cour », qui renvoie au lieu réel et symbolique du pouvoir, fait de celle des miracles la grande hétérotopie de Versailles et ses bassins, qui célèbrent le triomphe de l’aménagement sur la nature et ses désordres.

Il en va de même de la hiérarchie des habitants de la cour des Miracles, avec son roi des voleurs, et ses adoubements de coupeurs de bourse, telle qu’elle est dépeinte au même moment par l’écrivain Sauval. Cette description est restée dans les annales comme un reflet fidèle du réel, mais cette taxinomie est elle-même issue d’une tradition littéraire plus ancienne, celle des « livres des mendiants » de la Renaissance, à la fois catalogues de mises en garde et recueils de farces. On est, à nouveau, dans une histoire de mots, et une histoire de fiction.

Parée de cette double mythologie, toponymique et littéraire, la cour des Miracles se présente comme une altérité aussi radicale que fantasmatique à la monarchie absolue en train de s’affirmer. Ouverture, fermeture, rationnel, fabuleux : le territoire que La Reynie ouvre dans la vieille ville, il le conquiert plutôt comme un pays lointain, qu’il s’agit désormais de faire passer sous la tutelle de la seule autorité légitime (comme hiérarchie humaine tout comme organisation de l’espace) : celle du roi de France. Il s’agit d’une conquête. Quant aux gueux qu’on y prend, ils sont enfermés ou déportés aux galères.

 

Hypothèse 3 : dans l’ouverture de routes, le lieu devient ressource, et les humains, outils.

 

« Il s’est agi, au fond, de faire du royaume, de faire du territoire tout entier une sorte de grande ville, sur le modèle d’une ville et aussi parfaitement qu’une ville. »
Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, 1978

 

Mais pourquoi, à l’aube classique, cette subite mise en ordre, et cette subite chasse aux gueux ? Foucault émet l’hypothèse que la « police » est désormais l’arme du politique pour décupler les moyens du territoire, au moment où le traité de Westphalie fait de celui-ci une entité close. C’est comme s’il devenait subitement une ressource, quelque chose que le travail rationnel pouvait transformer en richesse, et non plus une nature toujours déjà là, parfois abondante et parfois cruellement avare, que les hommes et femmes avaient l’habitude d’honorer comme une divinité versatile dont on ne peut qu’espérer les bonnes grâces. Par l’aménagement, ses richesses décuplées seront la monnaie d’échange de la France dans la concurrence qui régit désormais les rapports entre les États-nations, conçues – c’est tout le sens du colbertisme – comme des entreprises totales.

Ce changement de statut du territoire, d’espace à ressource, et de mystique à physique, ne se voit nulle part aussi bien que dans la vaste entreprise de mise en routes, commandée par Louis XIII, continuée par XIV et XV. Aux anciens chemins se substitue un nouveau réseau de routes royales, garantes de la circulation des ordres et des marchandises. Toujours des histoires de mots : « chemin » est un mot celte, vernaculaire, tandis que « route » vient du latin, langue d’empire.

L’aménagement est une « valorisation » du sol. Il nécessite de la main-d’œuvre. Elle sera à trouver parmi les gueux mêmes qu’on a chassés. La construction et l’entretien des routes reposent sur la corvée royale, un travail gratuit et obligatoire pour tous les gens valides. Et comme Foucault l’a montré aussi, les vagabonds, les gens sans lieu, circulant sans but, sont désormais considérés comme délinquants. Cela tombe bien : les chantiers navals et les tâches de force sur les ouvrages d’art sont assurés par les galériens – dont 30 000, marqués au fer, sont envoyés directement de Paris par La Reynie.

Corps et lieux sont désormais fusionnés dans l’entreprise nationale, laquelle se donne comme le travail d’un territoire par les forces vives qui l’habitent. La police sera l’outil de cette mise en valeur. Ses rôles de régulation comme de répression sont à comprendre selon ce double principe. Foucault relève d’ailleurs que « policé » et « urbain » connotent le même rapport de distinction, par rapport à la friche ou à la forêt, silva, qui a donné le mot « sauvage ».

 

Hypothèse 4 : hors des frontières, une hétérotopie est une colonie.

 

« Les colonies sont concrètement devenues un espace privilégié où sont observées, élaborées, mises en place, empruntées et testées un certain nombre de techniques de gouvernement et de domination. »
Elsa Dorlin, La Matrice de la race, 2009

 

La « bonne police », c’est en somme la mise au pas du territoire sous l’angle, cher à Colbert, du mercantilisme : en ville s’échangent les richesses produites par le reste du pays, acheminées par les routes. Le royaume devient marché. Dans cette optique, la répression des individus interlopes n’est pas uniquement l’affirmation du pouvoir absolu du monarque. Les sujets sont productifs et s’ils ne le sont pas d’eux-mêmes, on saura les contraindre à le devenir. En 1662, un ordre royal incite ainsi les juges à commuer le plus souvent possible la peine de mort en condamnation aux galères ou au bagne, pour ouvrir d’autres routes, sur terre et sur mer.

Car dans le même temps, la France conquiert son premier empire colonial : Antilles, Réunion, Louisiane. Le défrichage et la plantation peuvent commencer ; l’esclavage est mis en place, développé et codifié en même temps que la culture.

La colonie est la projection des vues du mercantilisme hors du sol métropolitain : on importe des hommes (des esclaves africains qu’on achète d’abord aux Hollandais avant d’aller se servir soi-même en Afrique) et des femmes (notamment les « filles du Roy », déportées depuis les orphelinats et la Salpêtrière pour être mariées aux colons de Louisiane), pour faire fructifier un sol considéré comme vierge – mot synonyme, étymologiquement, de friche. Dans ces espaces, l’esclave trime aux côtés du gueux ou de la fille de joie, pour travailler le sol non pas tant selon ses particularités qu’en fonction des cours des marchandises : dans les Antilles, la culture du tabac est vite abandonnée pour celle de la canne à sucre, plus rentable. Les colonies se donnent comme l’incarnation la plus pure de la théorie de l’aménagement absolutiste : humains considérés comme forçats et sols considérés comme vierges fusionnent pour dégager de la plus-value commerciale.

 

Hypothèse 5 : une utopie est un mythe où les humains défrichent l’espace, et où le territoire police les sauvages.

 

« Ah ! ce n’est plus la confusion de toutes choses ; l’odieux pêle-mêle de la ville et de la bourgade civilisée ; […] la juxtaposition monstrueuse et désordonnée des habitacles de l’homme et des animaux, des fabriques, des écuries, des étables ; la promiscuité des choses, des gens, des bêtes et des constructions de toutes espèces… Le Verbe de la Création a retenti sur le Chaos ; et l’Ordre s’est fait. »
Victor Considérant, Description du phalanstère, 1848

 

Histoire de mots, histoire de fictions. La conquête du Nouveau Monde par les Européens engendre un nouveau genre littéraire : l’utopie, dont le modèle de Thomas More donne la règle première, qui est que l’utopie se présente comme le compte rendu d’une exploration. Fénelon, Cyrano de Bergerac étendent les mondes fictifs au XVIIe siècle ; Voltaire, Diderot et Mercier continuent au suivant. Si les lieux vierges sont immanquablement présents, les sauvages, comme groupe collectif, sont presque absents de cette littérature. Seul compte le territoire clos de l’utopie modelé par la bonne intelligence des pionniers qui la défrichent. L’utopie, c’est un lieu qui occasionne une réflexion sur le meilleur gouvernement possible, lequel se donne à voir en éléments d’architecture ou de paysage : le gouvernement est un aménagement.

En d’autres termes, dans l’imaginaire européen et particulièrement français, l’utopie est le genre littéraire au sein duquel se réalise la parfaite adéquation entre le lieu et la bonne police, l’un et l’autre se reflétant et s’engendrant tout à la fois. Durant deux siècles, les textes utopiques accoutument leurs lecteurs à voir l’espace comme un reflet des vertus de ceux et celles qui le domestiquent ; en retour, en aménageant le premier, on s’habitue à considérer qu’on policera les seconds. Ce que l’on voit à l’œuvre, c’est la bonne police dans son sens ancien ; mais ce que l’œuvre donne à voir, c’est le modèle que la police, dans son sens nouveau, doit atteindre.

Au XIXe siècle se produit un nouveau tournant : les utopies se réalisent dans les lieux. Fourier, Godin, Considérant, Saint-Simon font des plans des phalanstères la garantie des bonnes mœurs des habitants. L’aménagement de l’espace est désormais le fruit d’une idéologie ; en tant que tel, on considère qu’il va former des humains nouveaux. La police est intégrée aux murs : le panoptique et le collectif, le vis-à-vis et l’hygiénisme forment les remparts très concrets contre les penchants du peuple considérés comme immoraux – donc séditieux. L’idée : un aménagement rationnel de l’espace peut rendre la police superflue. Inversement, la surveillance atteint les dimensions du territoire : le livret ouvrier et les cartes d’identité, expérimentées deux siècles plus tôt auprès des esclaves, sont imposés aux voyageurs. C’est dans la dimension spatiale que s’exerce la mise au pas des corps.

 

Hypothèse 6 : l’utopie, pour se réaliser, a besoin des indigènes, qu’on invente à sa suite.

 

« On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. »
Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950

 

Dans le même siècle, la France asservit de nouvelles terres, à nouveau considérées (pourquoi s’embêter) comme des friches : l’Afrique du Nord, l’Afrique occidentale. Les « utopistes » se précipitent d’ailleurs dessus, voyant notamment l’Algérie comme la terre où réaliser une fois pour toutes les vues de Considérant et de Saint-Simon.

Nouvelle invention lexicale : la conquête coloniale achevée, l’autochtone est baptisé indigène. C’est que la France, version IIIe République, se flatte d’avoir des principes : l’esclavage a été aboli. Mais il est facile de le rétablir dans les faits, par le biais de l’infraction. Tout comme le bagnard était souvent un vagabond marqué au fer, l’indigène est un sauvage criminalisé. Les colons n’ont plus qu’à employer gratuitement l’indigène-ressource à la mise en valeur capitaliste des nouveaux territoires.

Il s’agit bien d’une invention : une liste de délits particuliers aux indigènes, dite « Code de l’indigénat », est établie en Algérie dès 1874, avant d’être étendue à l’ensemble des colonies africaines. Les peines sont des jours-amendes, des travaux forcés déguisés, corvées renommées « prestations ». La « bonne police » ne change pas de forme : il s’agit toujours de faire de la répression un outil de mise en valeur. Les chemins de fers et les routes de l’Empire sont construits par ceux qui ont eu la mauvaise idée d’enfreindre le code de l’indigénat (i.e. n’ont pas déclaré une chèvre enfuie ; n’ont pas pris le sentier décidé par décret ; n’ont pas renseigné les autorités coloniales d’un voyage… toujours en somme des motifs de circulation considérée comme non rationnelle ou non rentabilisable). Ce code peut être adapté localement, et les délits modifiés en fonction des objectifs colonialistes. Bourdieu et Sayad ont montré que les réformes foncières appliquées en Algérie française sous la IIIe République se sont faites en proclamant l’illégalité des communs : elles visaient à la dépossession des fellagas et à la mise en place d’une exploitation conforme au dégagement d’une plus-value (le « rendement agricole ») jusqu’alors inconnue de la structure autochtone, et dont les autochtones furent exclus au nom de la loi, par la police. Ce qui s’appelait : l’aménagement.

 

Hypothèse 7 : la police coloniale, avec un peu d’imagination, peut devenir un modèle d’utopie pour la métropole.

 

« À la façon des colonisateurs romains, les officiers chargés d’organiser les nouvelles collectivités commencent par discipliner l’espace comme si, à travers lui, ils espéraient discipliner les hommes. »
Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le Déracinement, 1964

 

La guerre de libération algérienne, à partir de 1954, est l’occasion d’une amplification sans précédent du lien entre espace et répression dans la pensée policière française. Au prétexte de priver le Front de libération nationale du soutien des populations rurales d’Algérie, le commandement ordonne l’exil des villageois, qui sont transférés dans des « camps de regroupement », lesquels ressemblent trait pour trait à des camps d’internement, avec clôtures et surveillance militaire. Plus de 2 millions de personnes sont déportées au cours des huit ans de guerre, coupées de leur moyen de subsistance (le travail de la terre) et de leur environnement économique. Peu importe : pour les militaires français, la guerre y gagne.

En 1958, Paul Delouvrier, inspecteur des Finances, est envoyé par Charles de Gaulle en Algérie pour aménager le pays – comme si l’insurrection était soluble dans l’infrastructure. Les camps commencent à se voir : Michel Rocard, en 1959, estime les décès par famine à 200 000 personnes, et des photos de familles décharnées, enfermées, paraissent dans la presse métropolitaine. Cela rappelle de mauvais souvenirs. On s’émeut.

Delouvrier a alors une idée : changer de mot. Rebaptiser les camps en programme des « nouveaux villages », et l’annoncer avec tambours et trompettes. C’est un double bénéfice : en intégrant aux camps de déplacés des équipements et des infrastructures, on naturalise une situation de violence et de déportation, et on peut se féliciter du même coup de faire entrer les indigènes dans la modernité du salariat, des usines et des bureaux. Comme le disent Bourdieu et Sayad, « tenus à l’origine pour un moyen de reprendre en mains et de contrôler les populations en les plaçant à proximité d’un poste militaire, les regroupements furent peu à peu conçus comme un facteur d’émancipation, […] l’action “humanitaire” restant objectivement une arme de guerre, orientée vers le contrôle des populations ». Comme La Reynie par le passé, le serviteur de l’État compte faire bonne police, agir sur les lieux pour domestiquer les êtres. Rappelé en France un an avant l’indépendance algérienne, il appliquera ses idées à la métropole, avec son grand œuvre : le Schéma directeur de la région de Paris.

 

Hypothèse 8 : si l’indigène n’a plus de charrue, modernisez-le.

 

« Préparer la région de Paris à son avenir – mission de ceux qui ont la charge de son aménagement et de son urbanisme – c’est rendre la vie meilleure aux millions d’hommes et de femmes, ses habitants d’aujourd’hui et de demain ; c’est faire de cette région un outil économique plus efficace au service de la collectivité nationale. »
Paul Delouvrier, Introduction générale, SDAURP, 1965

 

Delouvrier, en avant-propos du schéma directeur, prédit une explosion démographique de la capitale. C’est que dans ces mêmes années, le remembrement des terres agricoles, vaste opération d’aménagement du territoire, massifie l’exode rural en dépossédant les petites exploitations, incapables, comme les agriculteurs algériens auparavant, de s’aligner sur les investissements techno-chimiques des plus grosses pour cultiver des terres toujours plus vastes. Les gueux, indigènes ou quel que soit leur nouveau nom, sont de retour.

Mais l’espace peut les rendre « efficaces » : des villes nouvelles (nouveaux villages plus vastes) avec de grands ensembles, et des axes de transports massifs pour relier les unes et les autres. C’est l’acte de naissance de Cergy et Marne-la-Vallée, du RER et des autoroutes de rocade. Partout où s’étalent des taudis (nom préféré pour les citoyens français à celui de « bidonville », réservé alors aux immigré.es nord-africain.es) Delouvrier propose l’arasement, le zonage fonctionnel, et des circulations bien maîtrisées.

Pour que les indigènes soient rentables, Delouvrier et ses collègues ont eu l’idée de génie : il s’agit de les moderniser. Concrètement : de leur faire acheter des autos – les autoroutes ne sont pas ouvertes aux piétons ; des frigos – pas de courette, au 9e étage, pour entreposer la cloche à fromage. Il s’agit d’en faire, par la consommation, des éléments productifs. Outils encore mais non plus par la force, les consommateurs produisent à tour de bras de la richesse, et c’est l’espace nouveau qui les y contraint.

 

Hypothèse 9 : une zone, c’est une utopie qui court le risque de retomber en hétérotopie.

 

« C’est l’heure où les zonards descendent sur la ville »
Luc Plamondon et Michel Berger, Starmania, 1978

 

Histoire de mots. Le mot zone déferle sur la France des Trente Glorieuses comme une armée en campagne. C’est d’ailleurs un terme militaire ; le terme de zone militaire fortifiée apparaît en pleine expansion coloniale française, en 1842. Dans l’après-guerre de la reconstruction – puis de la décolonisation – la zone s’étend partout : à urbaniser en priorité (ZUP), d’aménagement différé (ZAD) ou concerté (ZAC). Comme l’a montré Jeanne Etelain, dans le changement de sens du terme, « il ne s’agit plus d’un espace qui s’impose de lui-même, mais d’un espace artificiellement délimité auquel on impose une fonction spécifique ». Une invention, en somme. Un baptême performatif. Une utopie, dont l’origine est explicitement guerrière, et qui peut-être donne à voir, mieux que toute autre, les moyens de la bonne police.

En 1969, le « zonard » fait son apparition dans le dictionnaire. Comme la cour des Miracles n’avait été nommée que pour mieux être détruite, le zonard apparaît lorsque la zone ne fonctionne pas comme le plan le voulait. Le zonard est un sujet retombé dans l’indigénat, une modernisation ratée qui comme telle est criminelle. C’est que l’aménagement ne suffit pas toujours à rentabiliser l’humain. C’est que peut-être l’humain n’est pas fait pour être rentable. Mais la police ne peut le reconnaître : depuis La Reynie, elle fonde son existence sur l’idée inverse.

 

Hypothèse 10 : l’état d’urgence est la dernière utopie qui reste à la métropole absolutiste, et nous en sommes les indigènes.

 

« La lutte contre les “violences urbaines” a constitué le lieu de convergence d’une série de réseaux sécuritaires se partageant l’héritage technique issu de la contre-insurrection et des guerres coloniales. »
Mathieu Rigouste, « La Guerre à l’intérieur », 2007

 

On le sait : l’état d’urgence prévu par la Constitution de la Ve République n’a été employé en France métropolitaine que lors des « émeutes » de 2005. Avant cela, il avait été décrété en Algérie et en Nouvelle-Calédonie lors des révoltes indépendantistes. L’état d’urgence doit être voté, mais c’est par décret que sont précisées « les zones où l’état d’urgence recevra application » (article 2 de la loi du 3 avril 1955). Mathieu Rigouste a montré comment cet état d’exception zoné s’était créé à partir des stratégies militaires forgées dans l’empire colonial, réimportées en France à partir des années 1970 – qui virent naître les « zonards ». Or un zonard, c’est quelqu’un qui zone, comme le vagabond sans terre ou la chèvre fugueuse. La zone redevient l’espace de l’exercice de la police ; les zonards en sont les objets ; la première application concrète de l’état d’urgence est de restreindre, voire d’interdire, la circulation. En 2005, le ministre en charge du décret, Nicolas Sarkozy, était à la fois ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement.

Ainsi la zone se révèle-t-elle pour ce qu’elle est : dernier avatar de l’utopie, elle est bien l’invention abstraite d’une solution au désordre de la nature ou des êtres, invention qui de force doit s’imposer à la réalité, par l’action policière. Son périmètre est inventé selon les besoins du moment, et détermine nos places à l’intérieur par le couvre-feu et la biométrie. Dans la constitutionnalisation de l’état d’urgence décidée en 2017, cette zone prend potentiellement les dimensions du territoire tout entier : alors, indistinctement, dans cette utopie (ou-topos : non-lieu, lieu n’existant pas), nous sommes tous désormais les indigènes, toujours susceptibles de commettre de nouveaux délits restant à inventer.

Par exemple : se rendre collectivement dans la rue avec des lunettes de piscine, allumer un barbecue sur le terre-plein d’un giratoire, traîner dans une gare.

Nos circulations, amis indigènes, sont notre essentielle sédition. Dans la zone générale, veillons à conserver le pas de côté.


Fanny Taillandier

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