Récit

Monter à cheval

écrivain et musicienne

Depuis quelque temps, Blandine Rinkel a entrepris d’écrire des « vies disparues ». Des vies d’hommes et femmes ayant contribué à « La Grande Histoire », mais par la petite porte. Des silhouettes au fond des grandes scènes. Des oubliés des légendes. Certaines vies contemporaines, d’autres plus anciennes. Elle inaugure pour AOC la publication de cette série avec Saxon Sydney Turner, qui contribua au Bloomsbury Group, côtoya Bertrand Russel, Rupert Brooke ou Virginia Woolf et disparut sans rien laisser de lui que son nom dans leurs journaux intimes.

 

Saxon Arnold Sydney-Turner (1880-1962) was a member of the Bloomsbury Group who worked as a British civil servant throughout his life.
« Both physically and mentally, Saxon was a ghost-like, shadowy, as if not alive »
Leonard Woolf, An autobiography of the years 1880-1904

 

Que voit Saxon Sydney Turner dans la cheminée qu’il observe maintenant depuis 27 minutes, au 46 Gordon Square, WC1, London ? Y décèle-t-il quelque partition en morse incandescent, qu’il déchiffre en silence et nous jouera tout à l’heure sur le piano droit du living-room ? Y contemple-t-il plutôt quelques créatures grecques, des Critobules et des Socrates, dont il connaît images et textes par cœur ? Ou bien est-ce tout à fait autre chose qu’il observe, entre les bûches flambantes, un boviné tordu, un amour égaré ou un soleil peut-être ?

Ce n’est certainement pas, en tous cas, un gâteau victorien comme le Battenberg Cake qui gît, éventré, devant Leonard Woolf et TS Eliot, en trois-pièces et comblés ; Saxon n’ouvre jamais la bouche pour manger aux réunions de l’intellectuel et victorien Bloomsbury Group, pas plus d’ailleurs qu’il ne l’ouvre pour autre chose, sinon pour y fourrer sa pipe, mais pour parler non, Saxon n’est pas quelqu’un qui s’exprime, c’est quelqu’un qui observe, qui écoute, qui décortique, mais ce n’est pas quelqu’un qui se lève et qui solennellement prononce : face à la cheminée, assis, Saxon s’évanouit dans les flammes.

Parfois, n’exagérons rien, il énonce tout de même un mot, deux. Vous le voyez qui se retourne, comme s’il allait vous regarder, puis qui ne vous regarde pas mais, tout de même, retire son calumet de ses lèvres et, le contemplant, articule très sobrement une phrase comme « Son nom était Emily » ou bien encore « C’est lui qui avait raison ». Raison de quoi ? Quelle Emily ? Après un nombre considérable de recoupements mentaux, vous finirez tout de même peut-être — si vous êtes en forme ce jour-là — par comprendre que la première remarque s’applique à une conversati


Blandine Rinkel

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