Saint-Alban, dernière frontière
Encore la nuit, expressos comptoir, les portières claquent, faire de l’essence, légers encombrements porte d’Orléans, après quoi les avions clignotent au-dessus d’Orly, les camions réfrigérés déboîtent à Rungis, puis c’est un relais d’autoroutes fluides vers Clermont-Ferrand, la descente vers le sud tandis que le jour monte, impression que nous sommes seules à filer sur la voie qui soudain se rétrécit à hauteur de Saint-Chély-d’Apcher. Onze heures, la Lozère, on ralentit, on s’écarte.
Le paysage, on l’a pas vu venir. Pâtures d’un chaume cendré à perte de vue, mousses et lichens saisis dans le froid, plaques de neiges boueuses le long de la D 806. On traverse cette toundra sauvage le ciel au ras du capot. Les gelées matinales piquent la prairie de points lumineux. Autour de nous, un sol scandé de mille plateaux, quelques Salers contemplatives, des poteaux électriques inclinés sous le vent, des fermes isolées, On est au pays de John Ford ou quoi ? De fait, c’est bien là un décor de western, une terre vierge, à peine foulée, où se raconteraient La Prisonnière du désert ou La Chevauchée fantastique, et c’est heureux car nous sommes venues chercher ici la dernière frontière.
Ce voyage en France commence à Saint-Alban-sur-Limagnole, chef-lieu de canton, 1336 habitants, auxquels on ajoutera la centaine de fous soignés au centre hospitalier François-Tosquelles, EPSM de Lozère (Établissement Public de Santé Mentale).
D’entrée de jeu, les fous sont là. « Fou », c’est le mot qui nous vient immédiatement, c’est celui qu’on se choisit et qu’on gardera pour ce voyage parce qu’il nous plait — vif et rapide, une syllabe pour dire l’étonnement, la tendresse et l’angoisse —, c’est celui qu’on associe sans hésiter à ces silhouettes inquiètes qui surgissent sur notre chemin, à ces passants aux gestes désaccordés et à la démarche incertaine ; d’ailleurs un trio inattendu escorté par une infirmière signale que nous sommes arrivées. Le motif de cette virée se précise : dans ce village à l