Roman (extrait)

Un peu cons

Écrivain

Comme tous les mois de juin, AOC consacre ses dimanches à fêter la fin de l’année universitaire en publiant les textes d’étudiants (ou ex-étudiants) en cursus de création littéraire : une manière de découvrir, peut-être, ceux que nous lirons demain. Olivier El Khoury, étudiant à La Cambre (Bruxelles), ouvre magnifiquement la série avec un extrait de son livre en cours d’écriture. On finit par pardonner à ses parents, comme l’aurait dit Oscar Wilde, et l’on est parfois si profondément touché par leur vulnérabilité. Le trait est vif, dense, et va droit au cœur.

C’est dimanche, je rentre du match avec des morceaux de crampons adverses dans les chevilles et la gueule de bois de la veille au creux du cerveau. Ma mère est dans la cuisine et je me demande si elle y est pas née, des fois. Elle me demande si j’ai gagné et si j’ai bien joué et elle oublie instantanément la réponse mais je lui en veux pas. Je me traîne jusqu’au salon, je me laisse tomber dans le canapé, la télé tourne sans que mon père la calcule. Je coupe le son, il remarque pas, je me rapproche de lui doucement. Ses doigts rayent l’écran de son iPhone sur toute la surface, il s’oublie exister. Ses mains épaisses m’empêchent de voir ce qui l’anime, ou l’éteint. Je penche un peu l’air de rien, nos épaules se frôlent et ça fait bien dix ans que rien d’autre que nos mains se sont touchées mais il remarque pas. Je vois mieux maintenant. C’est un terrain de foot avec des joueurs à l’arrêt. Il doit dessiner la trajectoire de ses passes jusqu’au but, en évitant les défenseurs. Il évolue pas mal mais face au goal, il arme et bute sur le bas du poteau. Il doit reprendre depuis le début. Il est patient, il recommence. À l’entrée du grand rectangle, je sais qu’il va retenter la frappe à ras de terre. Je lui dis, enroule un peu plus haut, non ? Il vient de me remarquer. Il dit quoi ? Pas parce qu’il a pas entendu mais parce que ça lui laisse du temps pour retomber sur ses pattes. Je répète alors et sans toucher l’écran, je mime la trajectoire qui me semble idéale pour tromper le gardien. Il s’applique et s’exécute. Le trait est parfait, comme une virgule. Le ballon se met en mouvement et file droit dans le but. Il grogne de plaisir et un petit sourire s’esquisse. Merci, qu’il concède.

Je savoure un moment en continuant de regarder l’écran et les gestes précis de mon père. Il passe le niveau suivant sans encombre, du premier coup. Je le regarde maintenant et il peut pas le soupçonner parce qu’il est aspiré dans sa nouvelle vie et que ça fait un siècle que mes yeux l’ont pas considéré comme un homme. Je retourne dans la cuisine et ma mère me dit qu’il fait plus que ça. Depuis l’accident, il a du temps et encore un bon bout de vie à tuer. Au début, il s’est mis à lire des trucs un peu philosophiques. Il lisait Sapiens plutôt que Douglas Kennedy ou Ken Follet. Puis ça l’a vachement déprimé alors il a viré sur son téléphone. Ma mère, ça la fait chier mais elle préfère ça que la philo. Elle trouve que ça lui allait bizarre. Il lui posait des questions du genre, qu’est-ce qu’on laisse ici-bas, finalement ? Ou juste des interjections obscures, style à quoi bon ? Et puis ? Moi ici ? Vaut mieux ses jeux à la con, il est trente ans trop tard pour se poser ces questions, ou dix ans trop tôt. S’il s’inquiète de ça maintenant, il risque d’être romantique sur son lit de mort. Bien peu pour ma mère.

Quand je reviens, quelques jours plus tard, il est dans la même position que le moment où je l’ai laissé. Je le sors de son nouveau job en lui agitant un gros colis sous le nez. Je lui souhaite un joyeux anniversaire en arabe et il répond merci + son nom, la traduction de papa. J’ai toujours trouvé ça chelou, mais genre ma grand-mère, je l’appelais Teta et quand elle me voyait elle disait Bonjour Teta, ou Viens m’embrasser Teta. Mon père il fait pareil, quand je le replonge dans les réflexes de sa langue natale. Il dit merci bayé.

Il me regarde brancher la console sur la télé. Je lui explique chaque étape et il se concentre pour emmagasiner les infos. Je configure le lancement puis j’insère le disque et le jeu se lance. Je lui mets une manette dans les mains et on lance une partie. Il prend Bruges, moi Anderlecht. Je lui explique comment faire sa compo. Ça prend un temps de dingue et on en est qu’au début mais je reste tranquille et je suis touché par son désir d’apprendre. J’ai l’impression qu’il s’agit un peu de moi. Je lui explique les touches, il écoute. On entame le match, pour du beurre. Prends ton temps, je précise. Je le laisse prendre ses marques, je lui fous pas la pression avec mes joueurs. Je lui rends le ballon quand il se trompe de touche et qu’il envoie une caramel dans les tribunes latérales. Il se braque à jouer avec les flèches. J’insiste pour qu’il attrape le joystick mais naturellement, son pouce attrape les flèches. Tant pis.

L’arbitre siffle la mi-temps et les stats sont nulles. Je lui signale qu’on va commencer un peu à se frotter les épaules et sa tête fait OK sans quitter l’écran. J’ai l’impression qu’il est un peu stressé mais quand même plus excité. C’est toujours bizarre de jouer contre un débutant, il fait des mouvements super étonnants et surtout t’as tellement la confiance que tu joues un peu en dilettante. Il se crée une occasion, je le laisse un peu partir mais il se plante de touche au moment de frapper. Le match finit sur un match nul et il me dit : tu m’as laissé gagner. Et il rigole. Yallah, encore. Et on enchaîne.

Certains soirs, il m’appelle. Il a honte de m’appeler pour me parler Fifa alors il passe par la case comment tu vas ? Et Lou ? Ça dure jamais longtemps mais ça me plaît. Je lui retourne la question et il fait court. Comment on enroule ? Et les lobs ? Je pourrais lui dire qu’on trouve tout ça sur internet mais j’aime le fait d’avoir enfin quelque chose en commun avec lui, lui être utile. Parfois, il pense m’apprendre certains tricks et je fais genre je savais pas. Si tu appuies deux fois sur rond, il fait un centre en retrait, tu savais ? Ah ouais ?

Lou nous trouve un peu cons, tous les deux. Mais elle trouve que je me plains moins ces temps-ci alors c’est OK d’avoir un mec un peu plus con que d’habitude. Elle voit mes efforts avec mon père et elle se dit que peut-être, si je suis capable d’amour avec lui, je le suis aussi avec elle, à condition de creuser un peu. Elle me propose de partir en vacances avec sa famille, juste un week-end. Je réfléchis pas et je dis oui, bien sûr. Ça la fait tomber sur le cul. Moi je dis ça comme ça, oubliant que ça veut dire tirer un trait sur mon match du week-end et sur la picole avec les potes mais elle y voit un élan d’amour alors je reviens pas sur ma décision comme j’ai l’habitude de faire. Je me sens plus léger mais je le montre pas trop, sinon elle va me dire que je grandis.

Je retourne voir mon père et il a le cul vissé dans le fauteuil, mais il s’affale pas dedans. Il a compris tout seul que tu peux pas être efficace si t’es trop à ton aise. La victoire passe par l’attitude aussi. C’est presque une leçon de vie de penser ça en voyant le padre se rougir les pouces sur ce bout de plastique. Ma mère m’en parle avec une voix qui goûte les huîtres, bien qu’elle sait que je fais ça pour son bien et que la console c’est pas pire qu’autre chose, et finalement, ces beaux yeux verts qui se camouflent de plus en plus dans le passé et dans tous ceux qu’elle aurait pu noyer dedans, ils sont le résultat d’une existence à avoir été aimée en dilettante. Et avoir traversé un bon bout de siècle aux côtés de, pour, mais pas vraiment avec.

Faut croire que le paysage traverse la vitre comme une tempête et que des débris de verre viennent se déposer dans ses yeux parce que ce qui en sort me coupe les jambes. Elle se déchire la rétine sous l’abri des paupières, rien qu’à les chauffer aux rayons de la lumière. C’est la grande première, je sais aussi que c’est la dernière. Miracle de voir pleuvoir du feu d’un nuage. Faut que je transforme ces braises de tristesse en une promesse de grâce. Je ramasse ses larmes sur ses pommettes, j’enlace son corps, ce sacrifice, et ça me fait l’effet d’une ombre sur les bras, un midi d’été.

Plus loin, j’entends jurer en arabe. On dirait moi.


Olivier El Khoury

Écrivain