Roman (extrait)

Toni

Ecrivain

C’est les 20 ans de Toni ce soir, et un morceau de mélancolie reste coincé dans les plis de la journée qui commence. Shane Haddad, étudiante du master de création littéraire à l’École supérieure d’art/Université du Havre, donne ici les premières pages de son roman en cours. On progresse par petites touches dans ce flux de conscience où la première et la troisième personnes tissent ensemble une narration à l’apparence minimaliste. On avance pas à pas dans la dramatisation de l’infra-ordinaire de cette jeune femme — il va arriver quelque chose. Et l’on continue à découvrir, pendant ce mois de juin, les travaux prometteurs d’auteurs « en herbe ».

1.

Toni se réveille un matin avec quelque chose entre le cœur et la gorge qui lui donne un air chagrin. Le matin elle est sensible. C’est le matin d’un match, c’est un vendredi. Possible que Toni ait fait un mauvais rêve la nuit dernière, parce que cette chose qu’elle a entre le cœur et la gorge n’est pas là tous les matins. Certains matins elle a cette chose, ce qui fait qu’elle connaît la sensation. Mais certains matins, elle ne l’a pas et elle oublie que la chose existe. Toni ne saurait pas comment appeler cette chose. Quand la chose est là elle regarde juste le plafond et écoute les bruits de son studio. Toni ne sait pas vraiment quoi faire quand cette chose est là. Ce n’est pas tout à fait qu’elle attend, mais c’est plutôt qu’elle laisse la chose prendre son corps et laisse son corps se réveiller et laisse son corps se connecter avec le monde qui a beaucoup avancé depuis hier soir. Mais aujourd’hui c’est vendredi, et c’est journée de match. Elle ne fait pas vraiment le lien entre le match et le quelque chose qui est entre son cœur et sa gorge et qui lui donne un air chagrin, et l’on n’est pas vraiment obligé de faire le lien entre les deux, mais c’est possible que les deux soient liés. Toni reste encore dans son lit. Elle entend les voisins faire l’amour. Toni n’en pense rien. Après tout, tant mieux pour eux. J’aimerais être à leur place, j’aimerais l’avoir lui, quel qu’il soit. Voilà ce que pense Toni. Lui, il serait bien, quel qu’il soit, parce que j’ai beaucoup d’amour à donner. Est-ce que Toni pense cela, peut-être, mais elle n’en a pas conscience. Toni a beaucoup d’amour à donner ce matin, et ce qu’elle a entre la gorge et le cœur est toujours là.

Toni ne prend pas de douche en se levant et cela en étonne plus d’un. Elle préfère prendre sa douche le soir pour aller au lit propre. C’est important. Alors ce vendredi Toni se lève et ne se lave pas. Mais l’air chagrin reste, et si elle avait admis que prendre une douche ce matin n’est pas une mauvaise idée, elle se serait permis d’aller prendre une douche le matin et elle aurait pu, qu’on y croie ou non, elle aurait pu laver le chagrin. Il vaut mieux porter sur soi le calcaire de la ville plutôt que le sel de la mer. Toni le sait, mais Toni peut être têtue, rien n’en sera dit.

Toni prépare son petit-déjeuner. Pourtant elle n’a pas faim. Toni bâille. On n’a pas forcément faim le matin. C’est le plaisir du goût, le goût du beurre salé. Elle aurait dû prendre une douche. J’ai pas faim. Toni pense à l’envers, c’est comme si tout était à l’envers. Elle ira seule ce soir. Déjà Toni pense au métro. Personne ne vient avec moi, je serai seule. Le mot peut revenir plusieurs fois, s’ajouter à l’air chagrin qu’elle porte entre le cœur et la gorge. Tonitonitonitonitonitonitonitoni, de temps en temps elle entend ça aussi dans sa tête. C’est mon prénom. Elle décortique les sonorités et les trouvent complètement inappropriées. C’est pas un prénom ça. Elle s’excite, ce soir c’est le match. Possible qu’on gagne. Si on gagne mon père sera content.

Toni, elle soupire. Inexplicable. Des fois c’est comme ça que ça se passe. La lumière est éteinte encore. Toni oublie rarement d’allumer la lumière.

Ce qui apparaît, c’est le bruit épais de la bouilloire et le ressort du grille-pain. Deux tartines qu’elle va manger, et après elle aura le ventre gros. Faut pas trop que je mange ; déjà elle pense aux frites de ce soir. Elles sont pas bonnes. Elle va sortir quinze minutes avant le coup de sifflet pour moins faire la queue, elle la fera quand même. Les frites souvent elles sont froides et moites. C’est ça, elles sont moites. Toni sourit. Elle sourit en regardant la bouilloire. Elle attend que la bouilloire fasse clic. Toni se sent sourire, ça lui fait presque plaisir ; et puis le quelque chose qu’il y a entre sa gorge et son cœur réapparaît. Toni a encore les yeux lourds, l’air chagrin, elle sait que ça partira un peu plus tard. On ne contrôle pas ces choses-là, et même quand on va voir un psy, le psy n’empêche pas ces choses-là d’arriver. La bouilloire a fait clic, c’est ça qui compte. Toni peut préparer son café. La café du matin, c’est comme la non-douche du matin. Il est important. Il doit être assez fort pour ne pas sentir l’eau mais assez léger pour être fluide. Dans le récipient Toni met trois doses, la dernière est plus légère que les deux premières. Elle met l’eau dans le café, remue le mélange avec une cuillère. Elle aimerait acheter ce machin qui permet de touiller le mélange, selon la tradition italienne. Toni pense que le machin est italien, mais en vérité elle n’en sait rien. J’en sais rien. Toni aime bien penser que son café est italien. Elle ne sait pas si ça veut dire quelque chose vraiment, mais ce qui est sûr, c’est que touiller avec une cuillère, ça n’est pas italien. Elle verse le reste de l’eau, et elle écrase les grains avec cet autre machin qui fait partie de la cafetière. Un pressoir, je vais appeler ça. Et elle verse le café dans une tasse. Et elle attend que le café dans la tasse refroidisse. Ça lui plaît, le café du matin. Il y aura les tartines, mais l’important, c’est le café.

La question qui s’élève entre l’air chagrin et la gorgée de café, c’est comment va se passer le match ce soir. Je préfère ne pas répondre. Elle aimerait d’ailleurs ne pas y penser tout de suite. C’est-à-dire que mes yeux sont encore gros, je le sens. Je ne veux pas me regarder dans le miroir. Mes cheveux, mes cheveux. Les tartines sautent. Je vais prendre mon écharpe, mais quel manteau. Elle va rester statique, surtout qu’elle sera seule. J’ai dit que je n’y pensais pas. Toni va mettre de la musique. C’est bien pour moins entendre la pensée. La musique, et bien fort. Sweet Jane, c’est un morceau qu’elle aime mettre le matin. Sweet Jane par les CowBoys Junkies. C’est la voix qui est particulière. La fille chante bien, et Toni aime la basse. Toni a l’impression qu’un nuage de fumée plane au-dessus d’elle, et qu’elle regarde. Un peu à l’ouest, dans sa cuisine. Elle ne connaît pas les paroles. La voix de la fille, et les mots Sweet Jane, ça va bien ensemble. La chanteuse s’appelle Margo. Toni pense souvent à Margo. Elles ne se connaissent pas. Malheureusement, je ne la connais pas personnellement. J’aimerais. Parce que Toni trouve Margo très belle. Toni apprécie les boucles de ses cheveux et la manière dont elle ferme les yeux dans les clips. Toni apprécie sa mâchoire carrée et sa voix d’ange. Toni pense qu’elles s’aimeraient plus que tout, elle et Margo. La Margo des années quatre-vingt-dix. Toni aime cette musique. Un beau nuage blanc et calme, immobile et mouvant. Ça va bien avec l’odeur des tartines, douce Jane.

Toni boit son café, elle aime le goût. Elle se souvient de ses premiers cafés ; elle était jeune. Je ne sais pas à partir de quel âge je laisserai mes enfants boire du café. Est-ce que j’aurai des enfants. Toni a aimé rapidement le café. Une fois Toni se souvient, une fois un serveur a refusé qu’elle s’assoie dans la brasserie parce qu’elle était trop jeune. Elle boit son café doucement. Et elle fredonne sur la voix de Margo. Toni essaye de faire passer la chose qui est en elle. Quand elle aura pris la dernière gorgée de son café, il faudra qu’elle se dépêche. Toni a cours bientôt. Elle a l’impression que la chanson lui dit dépêche-toi un peu Sweet Toni. Toni s’habille mais ses yeux sont toujours gros. Toujours autant que tout à l’heure, et qu’est-ce que je peux faire avec une tête comme ça. Mes cheveux, mes cheveux. Toni pense que ses cheveux ne sont pas comme il faut, mais elle ne sait pas comment il faudrait qu’ils soient. Le corps de Toni ne suit pas et elle va être en retard. Est-ce que je repasse chez moi ce soir. Il faudra que je me couvre un peu plus, j’ai déjà dit. Toni se parle à elle-même, dans sa tête. Il faut que j’y aille. Après tout c’est son anniversaire.

2.

Elle a vingt ans, et quand elle se regarde dans la glace, elle n’a pas l’impression d’avoir vingt ans. C’est son anniversaire et c’est jour de match. Mais personne ne me regardera. Toni se demande si les filles qu’elle voit dans la tribune en général sont bien habillées ou pas. Souvent, Toni se dit, elles sont maquillées. Mais Toni ne se maquille pas. Toni se rend compte que la tribune est un des quelques lieux où les garçons ne regardent que le terrain. C’est peut-être pour ça qu’elle aimerait aller autre part qu’au match ce soir. Ce soir j’aimerais qu’on me regarde. Toni se sert un deuxième café. Elle vient de se réveiller, et pourtant elle reste fatiguée. Elle a enfilé la manche d’un tee-shirt, et une chaussette. Elle retourne dans la cuisine pour beurrer ses tartines, elle le fait debout. Elle n’a pas envie de s’asseoir. Toni boit une gorgée de café. La veille était une mauvaise soirée. Toni se souvient de ce qu’elle a entendu. Elle a entendu un inconnu la traiter de sale pute. Elle n’arrive pas à oublier ces mots. Toni s’est endormie hier soir avec ces mots en tête. Je sais que c’est faux. Mais Toni sait que la question n’est pas là. Elle s’est dit n’y pense plus. Toni sait qu’il ne faut pas essayer de raisonner ce genre de choses. Elle n’apprécie pas croquer dans sa tartine. Sa tartine a un goût pourri. Toni pense : c’est moi qui suis pourrie ce matin. Elle n’oublie pas ces mots parce qu’ils sonnent faux. Ces mots sont durs, pense Toni. Ils ne sont pas souples, ils ne se courbent pas. Ils s’enfoncent directement.

Elle n’a pas eu son père concernant le match. Elle ne sait pas ce que pense le coach, ce que pensent les joueurs, ce que pensent tous les gens qui pensent au match de ce soir. On est enthousiaste. On se renforce. On a une tactique solide. Un 4-4-2 efficace. Ça veut dire quatre joueurs en défense, quatre joueurs en milieu, deux attaquants qui bombardent. Toni imagine qu’on pourrait dire ça. Toni est allée voir sur internet ce que voulait dire 4-4-2. Pourtant, on parle de foot depuis longtemps dans la famille. La première règle qu’elle a apprise, c’était le hors-jeu. Elle n’y comprenait rien. Sur le canapé devant un match. L’écran est vert quand le foot joue sur la télé. C’est cette pelouse, elle prend l’œil. Elle est sur le canapé, et elle demande ce que veut dire hors jeu. Parce que son père a dit à voix haute « hors jeu. » Alors elle demande. Ça veut dire que quand un joueur envoie la balle vers un but, l’attaquant de l’équipe du joueur n’a pas le droit de dépasser la ligne des défenseurs de l’équipe adverse tant que la balle n’a pas été envoyée. C’est pas clair. Toni a demandé des explications claires. Ça a été long. Plus tard dans l’année, elle a demandé à son frère. Ça veut dire que tu peux pas dépasser la ligne sinon t’es hors jeu. Mais quelle ligne. Tu la vois pas la ligne des défenseurs. Mais je comprends pas, tu vas pas dépasser la ligne de ta propre équipe. Quoi, je comprends pas ce que tu ne comprends pas. Mais c’est de quel côté le hors-jeu. Comment ça tu comprends pas de quel côté est le hors-jeu, tu veux pas réfléchir deux minutes. Tu veux pas juste m’expliquer clairement, toi. Elle a demandé encore à son père. Pas compris. Finalement les choses se sont tassées. De l’eau est passée sous les ponts. Et un jour, elle a compris. Maintenant elle connaît bien cette règle. Il y en a d’autres qu’elle ne connaît pas. La règle du corner reste un mystère. Mais elle ne le dit pas. Il faut savoir faire semblant. Un bon supporter est un supporter qui est dévoué. Qu’il sache ou ne sache pas les règles. On m’insulterait si je disais ça à tout haut. Mais moi je suis un bon supporter. Elle le sait Toni, qu’elle supporte bien. Elle supporte sans doute mieux que les autres supporters. Elle a plus à supporter en tous cas. Parce que le foot chez elle, ce n’est pas que la joie de la tribune. Toni en sait plus que les autres. Je ne veux pas être prétentieuse. Toni ne veut pas être prétentieuse, ce n’est pas ça. C’est juste qu’elle sait, au fond, en savoir plus que les autres supporters. Mais elle aimerait être un supporter normal, Toni. Ça non plus, elle ne le dira pas à haute voix.

Toni se force à croquer encore dans la tartine. Pourquoi tu fais ça demande Toni. Toni a envie de vomir, mais elle mâche ce qu’elle a croqué. Je ne veux pas avoir faim en cours. Le ventre qui gargouille, Toni n’aime pas. Elle sait que tout le monde entend quand son ventre gargouille. De manière générale, on entend les ventres gargouiller. D’ailleurs les gargouillis sont presque comme une force de la nature, je trouve. Incontrôlables. Toni a beau rentrer son ventre, se concentrer, faire semblant qu’elle ne sait pas qu’il gargouille, rien n’y fera. Alors elle croque la tartine. Le café est bon, et ça c’est le signe d’une bonne journée. Je dois m’habiller. Toni ne peut pas continuer sa journée avec une chaussette et une manche de tee-shirt sur son bras. Toni met des vêtements, s’attache les cheveux, retourne dans la cuisine.

Toni continue de boire son café, son café d’anniversaire. Elle ne va pas regarder son téléphone. On ne fête plus vraiment les anniversaires, dans la famille de Toni. Les enfants sont grands maintenant, sa mère dit souvent. Toni, il y a quelques heures, avaient dix-neuf ans. Est-ce que c’est grand dix-neuf ans, ou est-ce que ça se donne des airs de grands, pense Toni. C’est une bonne question. Toni ne se sent pas particulièrement grande. Elle croit, je crois qu’il y a encore quelque chose d’enfantin. C’est peut-être la chose qui réside de temps à autres entre sa gorge et son cœur. Quelque chose d’enfantin qui reste proche du cœur, mais qui aimerait partir. Ou quelque chose d’enfantin qui aimerait rester proche du cœur, mais que l’on veut faire sortir. J’en sais rien. Je ne vais pas regarder mon téléphone. Toni pense que personne ne se souvient de son anniversaire, puisqu’elle ne le rappelle à personne. Ce n’est pas important. Ce n’est pas important, je m’en fiche. Peut-être qu’ils feront un dîner en famille. Toni ne dira pas qu’elle aimerait un diner en famille. Toni ne dit rien. Elle est contente d’aller au match. Mais Toni sait que le match est plus important que le dîner d’anniversaire en famille et elle respire fort devant sa tasse de café. Ce soir elle fêtera son anniversaire dans la tribune, et sans doute elle sera la seule à le savoir. Toni sait que son frère pensera pas. Toni se souvient que pour ses quinze ans, elle s’est retrouvée avec son père au petit-déjeuner, et il avait oublié son anniversaire. Ça a fait de la peine à Toni, mais elle n’a rien dit. Ce n’est pas important. Ce qui est important, c’est le match de ce soir. Toni a hâte de retrouver la tribune. Elle se dit qu’à défaut d’un cadeau, elle aura l’euphorie des supporters. Elle s’y sent bien, dans le stade.

Être supporter, c’est comme faire partie d’un amour tragique, Toni pense. J’aime et j’aimerais ne pas aimer. J’espère qu’on va gagner. Il y a quelque chose de pâteux dans l’air que je n’arrive pas à décrire. Si l’équipe gagne ce soir, on monte en Ligue 1. Toni imagine ce qu’il va se passer si ce soir c’est une victoire. Les grilles seront ouvertes, les spectateurs courront sur la pelouse. Une journée de montée. Toni apprécie avoir quelques mots de vocabulaire concernant le football. Et c’est pas tous les jours qu’on monte d’une division. S’il y a la fête sur la pelouse, j’aurai qu’à penser que c’est pour mon anniversaire. Le foot me changera les idées. Oui, le foot lui changera les idées. Toni ne veut pas voir ses amis aujourd’hui. Elle va changer de musique.

Toni est habillée, mais elle n’est pas bien dans ses habits. Finalement elle va se changer. Mes cheveux, mes cheveux. Il y a des jours où les cheveux sont plats, et on n’y peut rien. Elle se regarde dans le miroir. Souvent elle a pensé à taper le miroir parce que l’image qu’elle y voit, elle ne l’aime pas. Mais je ne peux pas en vouloir au miroir, c’est pas de sa faute, et il faudrait en racheter un après. Le miroir, elle s’y regarde quelques instants. Qu’est-ce qu’il y a dans cette peau, dans ces hanches, dans ces seins. Pourquoi cette forme de visage, ces épaules. Elle sait Toni, qu’au fond, c’est dans sa tête. Hier il y a eu cet inconnu qui lui a dit sale pute, et il y a eu M. qui n’a pas joué la finesse. Il a dit : je ne t’aime pas. Toni le savait déjà, ce n’était pas une grande nouvelle. M. devait venir au match de ce soir, il l’aurait fait pour Toni. Il ne l’aime pas, mais il aime lui faire plaisir. Toni le sait, et ça lui allait. Est-ce que ça lui va, ou est-ce que ça lui allait et maintenant ça ne va plus. Je ne sais pas. Je ne sais pas si au fond, ça me va. Il n’y a pas eu de surprise. Mais d’abord il y a eu le sale pute, et après il y a eu les mots : je ne t’aime pas. Toni tu le sais. Que ce n’est pas possible, j’ai pas de sentiments. Non, enfin, c’est pas possible. C’est pas ça entre nous. C’est pas ça entre nous, c’est pas ça entre nous c’est pas ça entre nous c’est pas ça entre nous se dit Toni. Est-ce que ce n’est pas ça entre nous, je me demande bien. Il n’y a rien d’autre à dire. Sans doute Toni a les sentiments que lui n’a pas. Je ne l’aime pas non plus. Encore une gorgée de café. Toni ouvre la fenêtre de sa cuisine. Elle donne sur une cour. Toni allume une cigarette. Ce n’est pas son style. Ce n’est pas mon style. Pourquoi est-ce que je fume une cigarette. Elle en a envie. Il est tôt, et dans moins d’une heure, j’ai cours. La cigarette lui fait tourner la tête. C’est une sensation qu’elle n’apprécie pas vraiment, pourtant, elle la cherche. La musique s’est arrêtée depuis une certain temps. Entre la fumée et la fenêtre, Toni pense à quelque chose. La musique s’est arrêtée, ce qui lui colle à la peau n’est pas parti.

Si je devais être autre chose aujourd’hui, je serais une plante ou un poteau. Elle lève les yeux. Elle avait oublié que le ciel était là, aussi. Le ciel est toujours là au cas où, Toni se dit. Elle sent le vent passer, le vent est calme. Beaucoup de pensées traversent l’esprit de Toni. Comme si elle sentait les connexions se faire entre les choses du cerveau. Il n’y a rien dans le ciel. Pas de nuage, pas de soleil. Le ciel doit être en train d’avancer mais le ciel est bleu. Pourquoi le ciel est bleu se demande Toni. Un bleu si clair. Les choses sont bien faites ici, pour que le ciel ait une couleur si décidée. Toni se dit que c’est important de se rendre compte de ça. Elle sent le vent passer. Maintenant elle comprend. Cette solitude-là n’est pas désagréable.

3.

Toni sort de son immeuble, Toni marche vite. Elle pourrait mordre les gens qui sont sur son passage. Toni ne veut pas arriver devant la salle de classe, toquer à la porte, voir le visage du prof qui continue de parler comme s’il n’était pas vexé et tous les étudiants qui la regardent. Non, ça je peux pas. Surtout avec mes cheveux, mes cheveux. Ce n’est pas mon jour. Pourtant c’est mon anniversaire. Toni rougit vite, et imaginer tous ces étudiants qui la regardent, elle en rougit déjà. Elle est dans la rue et elle rougit, elle voit les gens qui la regardent et elle rougit encore plus. Elle marche droit devant. D’abord le balai puis le bus.

La ville avance vite, ce matin. Toni se dépêche, mais la ville avance vite. Quand elle s’est levée, elle savait déjà qu’elle avait pris du retard. J’ai du retard sur moi-même. Qu’est-ce qu’il faut faire quand on a du retard sur soi-même. Les passants la bousculent. Épaule droite, épaule gauche, poteau dans le ventre, épaule droite épaule gauche poteau dans le ventre, klaxon, juron. C’est comme une danse. Toni a l’impression d’être essoufflée, mais ce n’est pas la réalité. La réalité c’est que Toni marche plus vite que tout le monde. Mais tout de même, quelque part dans sa tête, on bouscule son épaule droite, son épaule gauche, elle se prend le poteau dans le ventre puis le klaxon et le juron. Débile, elle entend. Toni alors se souvient de l’insulte d’hier. Elle se souvient au milieu des passants et des bruits qu’hier un jeune homme lui a dit : sale pute. D’un coup Toni se dit que la prochaine personne qui la bouscule sera mordue par là où il a bousculé. Cette chose est toujours là, entre son cœur et sa gorge. Toni oublie de mordre. Cette chose est toujours là, à lui dire qu’elle et Toni ne se comprennent pas. Comme un insecte qui dérange. Qui mange doucement une partie du corps, on ne sait pas trop quoi. Pourtant Toni a vingt ans, maintenant.

Il y a des voitures qui vont à droite à gauche, en bas en haut. Le ciel a l’air fatigué, déjà. Ce que Toni voit sur le trottoir, c’est toutes ces lumières déjà allumées. Les feux de circulation, les feux des voitures rouges et blancs. Les gilets des cyclistes, les bandes blanches des piétons. Les couleurs des panneaux publicitaires. Il y en a beaucoup pour mes yeux. Toni sent les lumières percer ses yeux. Toni aimerait déjà être à ce soir, ou presque. Dans le stade, il n’y a pas de feux rouges, il n’y a pas de panneau publicitaire. Des feux rouges. Toni s’arrête au feu rouge. Dans le stade, les passants ne sont plus des passants. Ils courraient sans doute comme moi ce matin, et ils se retrouvent pour chanter. Ils se retrouvent pour s’arrêter. Toni avance, tous ces gens sont lents. Elle jette des regards à qui veut bien les voir. On ne lit pas vraiment ce qu’il y a dans ses yeux.

Sa mère lui a dit, quand ses parents ont divorcé, Tu es si douce ma chérie. Toni l’a reçu comme une insulte. Toni entend dans son esprit une phrase très précise et très bien articulée : j’ai entendu ces mots et je me suis retournée pour déglutir mais rien n’est sorti. Elle avance le pied pour traverser, regarde à gauche. Eh, eh là, oh, eh attention : elle entend, elle recule. Vélo dangereux la frôle. Le vélo regarde en arrière avec un visage de guerre. Toni sort un Putain de vélo de merde. J’ai eu peur. Il allait vite, il allait vite. Toni souffle et puis crie fort : connard. C’est rien ; ça va bien mademoiselle, demande la dame à côté, elle est gentille, mais Toni a les deux mains sur les genoux, penchée en avant, ça va oui. À l’intérieur elle pense ça à l’air d’aller là, je dois être blanche comme ces bandes piétonnes qui ne servent à rien apparemment, je me sens pas bien. La dame se penche sur elle, mademoiselle, ça va, et Toni répond Non, non ça va ; mais elle n’a pas le temps de finir. Toni vomit dans le caniveau. Elle se dit à l’intérieur : voilà le gâteau d’anniversaire.

4.

Toni arrive devant la salle de cours. Ce n’est toujours pas l’heure. Même avec le vélo et la dégueulade, je suis en avance. Elle a quatre minutes d’avance sur les onze minutes initiales qu’elle pensait avoir perdues. Elle se colle contre le mur. Est-ce que je m’assois. Elle regarde un peu autour d’elle. Il y a vraiment beaucoup d’étudiants dans ce couloir. Il doit y avoir une vingtaine de salles rien que dans cette partie du bâtiment. Des gens passent, des gens passent. Ils rient en bande, ils relisent des fiches en marchant vite, ils sont en tailleur sur le sol, ils passent avec des écouteurs, comme s’ils étaient des professionnels de la musique. Il y a tout un tas de gens. L’université n’est pas un lieu de rencontres, pense Toni. Non, l’université est un lieu de passage. On y vient pour quelques années, mais rien ne reste. Elle regarde les murs et le sol, les murs et le plafond, et voilà ce qu’elle conclut : vivement la fin. Vivement la fin de ces couloirs moches et de ces portes mal peintes, et de ces projecteurs qui ne fonctionnent pas. Vivement la fin de ces profs qui ne nous voient pas. Voilà ce que pense Toni. Les murs sont sales, il faut le dire. Des murs sales, ce n’est pas confortable. Toni vraiment aimerait savoir pourquoi les murs sont peints de cette couleur. C’est un blanc presque marron. Entre le blanc le gris et le marron. Qui a choisi cette couleur. Toni aimerait savoir qui a choisi cette couleur. Toni aimerait savoir pourquoi rien n’est accueillant. Le garçon sur le banc n’était pas accueillant. Le banc non plus n’était pas accueillant. Les étudiants ne sont pas accueillants. Les escaliers ne sont pas accueillants. Je ne suis pas accueillante. L’accueil de l’université n’est pas accueillant. Toni aimerait savoir pourquoi les études se transforment en un couloir fantôme. Parce que Toni aime étudier. Est-ce qu’elle est la seule. Elle pose cette question dans sa tête, et tout est vide. Est-ce que je suis la seule. Toni se rend compte que le bâtiment principal de l’université ressemble à celui du stade. Le même béton, la même géométrie. L’université, c’est un beau concept. Toni se dit ça en regardant tous ces étudiants mous comme des vers. Je les connais pas et déjà je sens qu’on est tous mauvais. Tous dans le même bateau. Toni aimerait dire d’un coup, comme ça, sans se poser la question de ses cheveux : levez-vous bande de branques, debout les mollusques, faites quelque chose, allez toi lève-toi, tu t’appelles comment, Cerise, Cerise lève-toi et dis-moi quelle est ta passion, pas de passion, euh je sais pas, c’est tout ce que t’as dans le ventre, pas de passion-euh je sais pas, c’est ça, moi je vais te dire, muscle-toi, muscle ton cerveau, va faire du sport, secoue-toi, et toi aussi le mou du genou, bande de tartes molles. Il n’y a rien de pire qu’une tarte qui a trop d’eau en elle, une tarte qui ne croustille pas, une tarte qui coule dans les mains, rien de pire qu’une tarte qui glisse, qui veut être une tarte qui glisse ici, qui veut être la tarte que les gens laissent sur la table parce qu’ils sentent que y’a trop d’eau dedans, ils sauront que les tomates n’ont pas été assez bien cuisinées, ni les courgettes, ils sauront que l’eau des légumes s’est infiltrée dans la pâte et que cette pâte n’est pas celle d’un cuisinier qui a su s’affirmer, qui a su être singulier dans la confection de sa tarte aux légumes. Ils sauront parce que ça se voit une tarte molle, ça se voit à des kilomètres, on peut rentrer dans une salle à buffet et deviner que cette tarte-là, au milieu des autres tartes, est une tarte qui n’amusera pas la bouche et qui sera décevante à la première seconde où on la tient dans notre main, où on la pose sur la serviette en papier. On sait où sont les tartes molles sur une table de buffet. Que quelqu’un me dise qu’il a l’ambition de faire une bonne tarte croustillante, dorée, sablée et je me tairai. Même de l’ambition pour me faire taire, ça suffit. Pourquoi tout le monde se tait dans ce couloir. Vous avez tous perdu votre langue. Je suis seule c’est ça, je suis seule à ne plus vouloir de ces murs, toute seule à être dégoûtée de ces murs de ce carrelage, de ces responsables administratifs, de ces chiottes immondes qui puent la pisse et ces lavabos plein de cheveux de filles, et de ce papier toilette infernal qui ne veut jamais rouler et dont on ne trouve jamais le bout, merde de merde réveillez-vous, dites-moi quelque chose. Rien, rien ne sort, rien ne sort de rien ; ni de la bouche des passants, ni de la bouche de Toni. Tout m’attire vers le sol. Je vais m’asseoir, c’est finalement une bonne idée, oui, deux secondes comme ça, je vais m’asseoir et rejoindre cette communauté de mollesse. Après tout c’est fatigant de devoir penser pour tous ces étudiants qui n’ont rien dans le cerveau, Toni ferme les yeux, la tête penche, la bouche un peu ouverte, les paumes vers le ciel. Elle est pâle et sa bouche, malgré ce qu’elle dit, sent encore le vomi.

Elle se réveille au bruit des Bonjour monsieur que certains étudiants murmurent devant la porte. Elle a vu pendant ce court sommeil le but de son équipe. Lève-toi Toni, mes cheveux mes cheveux. Toni entre dans la salle comme si de rien n’était. Elle ne connaît personne dans ce cours, elle ne sait jamais où s’asseoir. Les tables sont des pupitres géants, comme dans un amphi. Tout le monde doit glisser sur le banc. C’est pas commode ces pupitres, je connais personne. Ils veulent tous être aux extrémités et moi aussi. Toni se retrouve au milieu du sixième pupitre. Pas de bol. Les tables sont égratignées par des clés, raturées par des stylos. Certains ont essayé de les trouer, même. Des mots, des numéros de téléphone, des dessins. Toni sait qu’en-dessous des tables il y a beaucoup chewing-gums. Surtout ne pas mettre son genou contre se dit Toni. Surtout n’y touche pas. Toni imagine le nombre de personnes qui sont passées dans cette salle, à ce pupitre-ci et qui ont décidé de mettre leur chewing-gum sous la table. Un chewing-gum collé à un autre, lui-même collé à un autre. Il y a des stalactites de chewing-gum là-dessous que Toni n’a pas envie de voir. Ces doigts de jeunes anonymes qui devaient déjà être plein de cochonneries. Ils ont sorti le chewing-gum d’une bouche remplie de bactéries et ils l’ont collé sous la table sans trop se poser de question. Ils ont sorti leur chewing-gum de leur bouche avec des doigts qui ont touché un mur, une barre de métro, une porte des toilettes, une porte d’entrée, une rambarde d’escalier, un bouton d’ascenseur, un visage boutonneux, des lèvres avec un bouton de fièvre, une blessure au coude pleine de pus, une étagère couverte de poussière, un chat avec des puces, ou pire un chien avec des tiques, ou pire encore le corps d’un enfant qui s’est roulé par terre dans la rue là où le chien avec des tiques a fait ses besoins. Ces doigts-là ont osé prendre un chewing-gum d’une bouche pour le coller sous la table. Toni ne doit surtout pas toucher l’envers de la table, ni même regarder. Toni a déjà regardé sous la table. C’est une image que l’on oublie pas. C’est une image que je n’oublie pas. Quelque chose me dégoûte à l’université. C’est peut-être cette mauvaise matinée qui dégoûte Toni. Après tout, c’est elle et personne d’autre qui a vomi dans la rue, et qui se retrouve avec un tee-shirt sale, des chaussures tachées de vomi. Toni regarde rapidement les élèves de la classe. Au fond comme ça, elle a l’impression que personne ne sait qu’elle existe. Personne ne me connaît et je connais personne. Je suis derrière. Les gens à côté d’elle n’ont pas l’air de se connaître non plus. Tout le monde est silencieux, sans doute que personne n’a envie d’être là. Il fait soleil dehors, la belle saison commence, mais le prof a baissé les stores. Pourquoi est-ce qu’il a fait ça. Pourquoi est-ce qu’il ne veut pas de soleil. C’est sans doute la seule chose agréable dans son cours, je vais lui dire. Non je ne vais pas lui dire. Toni chuchote. Excuse-moi, eh excuse-moi, toi là-bas, tu peux ouvrir le store. C’est le prof qui l’a fermé. Ah d’accord, désolée connard, Toni aimerait répondre, mais elle ne le fera pas non plus. Elle dit juste : ah. Tant pis, pas de lumière. Le prof est peut-être un vampire. Il a toujours ce chapeau et sous son manteau il a une veste et sous sa veste un pull et sous son pull une chemise, peut-être même un tricot. Il a une barbe pour cacher un peu plus sa peau. Il n’a pas de moustache, juste cet horrible collier. Ses lunettes se teignent en fonction de la luminosité. Quand il s’assoit et qu’il croise une jambe en biais du bureau, ses chaussettes ne laissent jamais voir sa peau. Peut-être qu’il a des tire-chaussettes. Toni ne sait pas comment on appelle ces choses qui tirent les chaussettes sous les pantalons d’homme. Les jarretelles sans doute. Des jarretelles pour hommes, des petites jarretelles pour mollet. Des bébés jarretelles ; des mini-jarretelles. Une femme avec des jarretelles c’est tellement plus sexy, se dit Toni, que des bébés jarretelles pour des profs avec des colliers aux mentons. Le prof est un vampire aux jarretelles pour mollet. Il donne cours la journée pour ne pas éveiller les soupçons. Peut-être qu’il fait des cours du soir aussi. Toni a sorti son cahier. Elle tient sa tête dans sa main gauche, le coude sur la table. De l’autre, elle dessine. Elle entend les bribes d’un cours. Bien, veuillez noter la problématique du cours. Il donne des cours du soir, ils finissent à neuf heures, disons. Nous allons étudier aujourd’hui la passion chez Clément Marot. Il donne des cours du soir et à la sortie, il va se mettre devant l’université, dans le coin d’une ombre. Il attend que les derniers étudiants sortent. Ce qu’il préfère, ce sont les jeunes garçons. Ceux qui font le plus adolescent. Imberbes et pas trop musclés. Toni dessine sur son cahier le jeune étudiant. Nous verrons en quoi la mythologie. L’étudiant commence à rentrer chez lui, insouciant, fatigué. M. Bernot arrive comme ça sans faire de bruit, sa pipe à la bouche. Enfin, il s’agira d’étudier la place de l’Humanisme. Vous avez du feu s’il vous plaît. L’étudiant lui donne du feu. M. Bernot demande : vous allez par où. Je vais par là monsieur. Je vous accompagne, c’est sur mon chemin. Et puis M. Bernot raccompagne l’élève. Au moment de se quitter à l’arrêt de bus, il lui serre la main et il lui fait le baiser du vampire pour qu’il perde connaissance. Ce qu’il faut savoir sur la Renaissance lyonnaise, c’est que. Alors il l’emmène dans son château sur la colline de la ville, et fait un festin avec ses gobelins. Il torture l’élève, le fait saigner, se délecte de ce jeune corps. Clément Marot n’est pas seul dans ce cas. Il le boit, mais garde les deux dernières gouttes pour écrire la note de la dissertation du jeune étudiant.

Euh tu peux te décaler tu prends toute la place là. Le voisin de Toni lui dit qu’elle prend toute la place. Elle s’est étalée, elle est partie. Elle rigole à l’intérieur. Ce serait bien qu’il soit vampire. Eh oh, tu peux te décaler. Oui. Toni se décale. Il faudrait qu’elle prenne le cours, qu’elle prenne le pli, mais rien n’y fait. Le prof parle plat comme dit Toni. Pas de surprise, pas d’enthousiasme. Il lit sur sa feuille. Donne-nous ta feuille plutôt monsieur Vampire. Ce qui énerve le plus Toni, ce sont les trois stylos parfaitement alignés dans la poche de sa veste. Le bleu le rouge et le stylo plume. Le rouge est peut-être fait de l’encre de sa dernière victime. Toni fixe le professeur en train de lire sa feuille. Quand il fait une pause entre deux phrases, il ouvre un peu la bouche. Puis jette un œil indifférent aux élèves. Il doit avoir une haleine chaude qui sent la soupe froide. Il ne voit pas que je le fixe. Toni le fixe avec dégoût. Il y a cet air de dégoût dans l’université aujourd’hui. Regarde-moi monsieur Bernot. Regarde-moi et vois comme je me fous de Clément Marot. Toni appelle le prof dans sa tête. Il faut qu’il voie que quelqu’un trouve ça mauvais. Je me demande bien quand est-ce que ce prof s’est dit : je veux enseigner. Il lève les yeux. Regard vide encore. Toni fronce les sourcils. Réagis monsieur Bernot. Regarde-moi monsieur Bernot. Regarde, je m’en fous de ton quinzième siècle. Je me fiche de leurs poèmes en vieux français. Toni voit que tout le monde écrit. Toni ne comprend pas. En sortant de la salle, j’entendrai tout le monde dire pas génial ce cours, on s’est fait chier. Mais ici, personne ne dit rien et tout le monde écrit. Toni continue de regarder le prof. Maintenant elle est énervée contre lui. Monsieur Bernot, baisez un coup. Il lève les yeux à nouveau, et croise ceux de Toni. Elle est déterminée. Je vais lui montrer qu’il y a quelqu’un ici. Quelqu’un qui ne se fait pas berner. Quelques minutes après, ils se croisent encore. À l’intérieur de Toni, c’est une révolution silencieuse.

Toni a vingt ans aujourd’hui. Elle avait presque oublié. Ce qu’il y avait ce matin entre sa gorge et sa poitrine revient. C’est là encore, se dit Toni. Toni sent bien que son anniversaire est un poids. Elle aimerait l’expliquer. Je ne l’explique pas écrit Toni dans son cahier. Ce soir si on gagne, on est sûr de monter d’une ligue. Ce serait un beau cadeau d’anniversaire. Est-ce que ce serait un beau cadeau d’anniversaire, dit la voix de Toni dans sa tête. Est-ce que c’est si important que l’on monte d’une division, demande la voix de Toni dans sa tête. Il faut dire que ce serait l’aboutissement d’un long combat. Toni pense que ce serait beau à voir, mais ce n’est pas mon cadeau, parce que je ne veux pas ça comme cadeau. De toute façon ce n’est pas pour moi que l’équipe monte, je le sais bien. De toute façon personne ne sait que j’ai vingt ans aujourd’hui. Toni sait que si elle avait eu vingt et un ans ou dix-neuf ans aujourd’hui, ça n’aurait pas autant compté. Elle n’aurait pas fait semblant que ça ne compte pas, en tout cas. Vingt ans que je suis sur cette terre, alors. Vingt ans de famille, de bulletins, de bêtises, d’apprentissage. Apprentissage. Toni s’étonne d’avoir pensé ce mot. Elle écrit apprentissage dans son cahier. De quoi parle monsieur Bernot. Il publie des blasons. Est-ce que quelqu’un dans la classe peut me dire ce qu’est un blason s’il vous plaît ; j’en ai parlé la semaine dernière. Ne levez pas tous la main en même temps. Toni pense : moi je sais monsieur Bernot, mais je ne dirai rien parce que je vous hais. Je vous hais vous et votre collier et vous me dégoûtez.

Monsieur Bernot dit : personne dans la classe ne sait ce qu’est un blason. Eh bien, ça vole pas haut. Et Toni pense : Non monsieur Bernot, ça vole pas haut dans cette classe où les stores sont fermés. Il dit : un blason est un court poème qui célèbre une partie du corps féminin. Toni déteste comme sa voix ne chante pas. Il va parler de la poésie pornographique pendant la Renaissance. Ce soir il y aura onze joueurs sur la pelouse que j’encouragerai loin de la poésie porno de la Renaissance. Ce n’est pas très séduisant un joueur de football sur le terrain, pense Toni. Pourtant ils savent que leurs corps sont sculptés, pas qu’un peu. Pas qu’un peu répète Toni, à voix haute. T’as dit quoi demande son voisin. Rien, t’occupe. Ils ont peur je suis sûre se dit Toni. Ils ont peut d’être sexy aux vestiaires, sinon on les prendrait pour des homos. Ils veulent pas de ça, je suis sûre. Toni pense à toutes ces fois où elle a vu un joueur faire viril après avoir marqué un but. Trop drôle, Toni dit à haute voix. Son voisin la trouve bizarre. Il la fixe. Toni lui retourne le regard. Y’a un problème. Non répond le voisin. Toni s’étale sur la table. Le voisin fait mine de souffler pour faire comprendre qu’il y a, en fait, un problème. Mais Toni mâche le bout de son stylo. Ce qui est séduisant au foot, c’est la tribune. C’est d’être dans la tribune. Dans la tribune c’est excitant. Parfois Toni se demande comment elle serait si elle n’avait pas le foot dans sa vie. Mais tout de suite, ce qui se fait sentir et qui n’est pas séduisant, c’est le poids dans sa poitrine qui revient avec la nausée.

Tout d’un coup sa tête tourne un peu et elle sent son cœur battre plus fort. J’angoisse peut-être à force de réfléchir. Toni de temps en temps se rend compte qu’elle doit respirer et détendre son corps. Il lui est arrivé de faire des crises d’anxiété ou peut-être de stress. Je sais pas je m’en fous anxiété ou angoisse ou stress je sais pas. Toni se demande bien comment elle peut essayer de trouver le mot juste alors qu’elle se sent comme ça. Du tout du tout là je me sens pas bien. Son voisin la regarde ; mais qu’est-ce que t’as encore. Tais-toi toi, essaye de répondre Toni. Je me sens pas bien. T’as de l’eau s’il te plaît. Il lui donne de l’eau. Toni est coincée au milieu du rang, et ça m’aide vraiment pas, elle dit à son voisin. T’es blanche comme mon cul il répond. Ça fait rire Toni mais son cœur continue de battre fort. Et donc Clément Marot n’hésite pas à utiliser le blason pour. Je me sens pas bien. Elle essaye de se calmer. Tu devrais sortir dit le voisin. Toni se lève d’un coup. Oui, demande monsieur Bernot, y’a un problème. Toni pousse tout le monde, vous pouvez, pardon, elle va attraper la poignée de la porte, je vais y arriver, Toni sent bien que ça va recommencer, elle sent qu’ils la regardent dans son dos. Le prof dit des choses sur elle sans doute mais elle n’entend pas, elle attrape cette fichue poignée elle sort elle ne ferme pas la porte. Bon, conclut M. Bernot. Il se lève pour fermer la porte, le calme est revenu. Elle doit avoir des problèmes de fille, il dit. Personne ne réagit et lui sourit. Toni est en train de courir dans le couloir. Les toilettes, encore la porte, puis une autre porte. Toni se jette sur la cuvette, elle vomit. Pas beaucoup, mais elle vomit. Une fille à côté ne fait pas de bruit. La cuvette est sale. Toni voit des cheveux collés, des poils, des traces de sang. C’est dégueulasse c’est dégueulasse qu’est-ce que j’ai se dit Toni. Elle ne supporte pas de toucher cette cuvette. Toni transpire du front. Ses cheveux collent à sa peau. Pourtant hier elle n’a rien mangé de mauvais. Elle a bu, pourtant pas tant que ça. J’ai pas bu comme ça c’est autre chose. C’est fini. C’est allé vite. Toni entend la chasse d’eau d’une autre fille à côté. Elle pousse ses cheveux avec ses poignets, elle se met contre le mur, assise par terre. Elle entend les talons de l’autre fille marcher, elle entend la porte s’ouvrir et puis silence. Elle expire comme si elle n’avait pas respiré depuis des heures ; Toni vide ses poumons et vide ses poumons sans le faire exprès. Ses affaires sont restées dans la classe. Toni ferme les yeux quelques secondes. Je suis fatiguée.

 


Shane Haddad

Ecrivain