Roman (extrait)

Archives des enfants perdus

Ecrivain

Ils travaillaient à collecter les sons de New York, et les langues qui y sont parlées, quand ils se sont rencontrés. Elle entreprend maintenant un travail de recherche sur la « crise » des enfants réfugiés à la frontière mexicaine. Lui veut travailler sur les Apaches. Le moyen de concilier les deux, peut-être, sera un roadtrip à travers les États-Unis avec leurs deux enfants. L’archivage des traces, la documentation de la vie qui passe : chacun a sa boîte, y compris les enfants. C’est tout un monde à l’intérieur d’une voiture, transformé par l’enfance, bouleversé par celle de ces enfants laissés dans le désert, ou expulsés. Le prochain roman de Valeria Luiselli (éditions de l’Olivier, traduction de Nicolas Richard), écrivain américaine d’origine mexicaine, promet d’être un livre majeur. Extrait inédit.

DENTS

 

Encore combien ?

Encore combien de temps ?

J’imagine que c’est pareil pour tous les enfants : s’ils sont réveillés à l’intérieur d’une voiture, ils réclament votre attention, veulent faire des arrêts pipi, veulent grignoter. Mais, pour l’essentiel, ils demandent :

Quand est-ce qu’on arrive ?

Nous répondons habituellement au garçon et à la fillette qu’il n’y en a plus pour très longtemps. Ou alors nous disons :

Jouez avec vos jouets.

Comptez toutes les voitures blanches qui nous doublent. Essayez de dormir.

Maintenant, tandis que nous nous arrêtons à un poste de péage près de Philadelphie, ils se réveillent soudain, comme si leur sommeil était synchronisé – à la fois entre eux et, de manière plus inexplicable, avec les variations de vitesse de la voiture. Depuis la banquette arrière, la fillette lance :

Encore combien de pâtés de maisons ?

Encore un tout petit peu avant qu’on s’arrête à Baltimore, dis-je. Mais combien de pâtés de maisons avant qu’on arrive tout au bout ?

Tout au bout c’est l’Arizona. Nous projetons de rouler de New York jusqu’au coin sud-est de cet État. Tandis que nous roulerons vers le sud-ouest en direction de la zone frontalière, mon mari et moi allons tous deux travailler à nos nouveaux projets sonores, nous effectuerons des enregistrements sur le terrain et des enquêtes. Je me concentrerai sur des entretiens avec des gens, capterai des fragments de conversations parmi des inconnus, enregistrerai les nouvelles à la radio ou des voix dans les diners. Quand nous arriverons en Arizona, je ferai mes derniers enregistrements et commencerai le montage de tout cela. J’ai quatre semaines pour tout terminer. Ensuite il faudra sans doute que je prenne l’avion pour rentrer à New York avec la fillette, mais rien n’est encore sûr. Je ne sais pas non plus quel est le projet exact de mon mari. J’étudie son visage de profil. Il se concentre sur la route devant lui. Il recueillera des sons comme celui du vent soufflant dans les plaines ou les parkings ; des bruits de pas sur le gravier, le ciment ou le sable ; peut-être des piécettes tombant dans des caisses enregistreuses, des dents concassant des cacahuètes, une main d’enfant s’enfonçant dans une poche remplie de cailloux. Je ne sais pas combien de temps lui prendra ce nouveau projet sonore, ni ce qui se passera ensuite. La fillette brise notre silence, elle insiste :

Je vous ai posé une question, maman, papa : combien de pâtés de maisons avant qu’on arrive tout là-bas ?

Nous devons nous rappeler qu’il nous faut être patients. Nous savons – j’imagine que même le garçon le sait – combien ce doit être déroutant de vivre dans le monde sans repère temporel d’une enfant de cinq ans : un monde non pas dépourvu de temps mais où le temps est en excès. Mon mari donne finalement à la fillette une réponse qui semble la satisfaire :

On arrivera tout là-bas quand tu auras perdu ta deuxième dent du bas.

 

LIENS DE LA LANGUE

La fillette avait quatre ans et avait commencé l’école quand elle a prématurément perdu une dent. Immédiatement après, elle s’est mise à bégayer. Nous n’avons en réalité jamais su s’il y avait un rapport de cause à effet entre les événements : l’école, la dent, le bégaiement. Mais dans notre récit familial, tout du moins, ces trois éléments ont formé un nœud déroutant et affectivement chargé.

Un matin, au cours de notre dernier hiver à New York, j’ai eu une discussion avec la mère d’une des camarades de classe de ma fille. Nous étions dans l’auditorium, attendant pour voter à l’élection de nouveaux représentants de parents d’élèves. Nous faisions toutes deux la queue, échangions des histoires sur les achoppements culturels et linguistiques de nos enfants. Ma fille bégayait depuis un an, lui ai-je dit, parfois au point de ne pas pouvoir communiquer. Elle commençait chaque phrase comme si elle était sur le point d’éternuer. Cependant, elle avait récemment découvert que si elle chantait une phrase au lieu de la dire, celle-ci sortait sans bégaiement. Et donc, lentement, elle avait réussi à vaincre son bégaiement. Son fils, m’a dit la maman, n’avait pas prononcé un mot depuis presque six mois, dans aucune langue.

Nous nous sommes mutuellement interrogées sur nos origines et sur les langues que nous parlions chez nous. Eux étaient des Mixtèques de Tlaxiaco, m’a-t-elle dit. Sa première langue était le trique. Je n’avais jamais entendu parler le trique, et la seule chose que je savais, c’est que c’était l’une des langues tonales les plus complexes et qu’elle comptait plus de huit tons. Ma grand-mère était Hñähñu et parlait otomi, une langue tonale plus simple que le trique, qui n’avait que trois tons. Mais ma mère ne l’avait pas apprise, ai-je dit, et moi non plus, naturellement. Quand je lui ai demandé si son fils parlait le trique, elle m’a dit non, bien sûr que non, et a ajouté :

Nos mères nous apprennent à parler et le monde nous apprend à nous taire.

Après avoir voté, juste avant de nous dire au revoir, nous nous sommes présentées, même si nous aurions plutôt dû commencer par cela. Elle s’appelait Manuela, comme ma grand-mère. La coïncidence lui a paru moins amusante qu’à moi ; je lui ai demandé si elle serait d’accord pour que je l’enregistre, un jour, et je lui ai parlé du projet de documentaire sonore sur lequel mon mari et moi avions presque fini de travailler. Nous n’avions pas encore enregistré de trique – c’était une langue que l’on entendait rarement. Elle a dit d’accord, sur un ton hésitant, et lorsque nous nous sommes rencontrées au parc à côté de l’école quelques jours plus tard, elle a dit qu’elle demanderait une chose en échange. Elle avait deux filles plus âgées – de huit et dix ans – qui venaient juste d’arriver aux États-Unis, après avoir traversé la frontière à pied, et qui étaient retenues dans un centre de détention au Texas. Elle avait besoin que quelqu’un traduise de l’espagnol en anglais certains papiers administratifs, pour pas cher voire gratuitement, car elle devait trouver un avocat pour empêcher qu’elles soient expulsées. J’ai accepté, sans savoir dans quoi je mettais les pieds.

 

PROCÉDURES

Au début, il s’agissait simplement de traduire des documents officiels : les certificats de naissance des filles, leurs attestations de vaccinations, un bulletin scolaire. Puis il y a eu une série de lettres écrites par une voisine, au pays, et adressées à Manuela, fournissant un compte rendu détaillé de la situation là-bas : les vagues de violence incontrôlables, l’armée, les gangs, la police, les disparitions soudaines de personnes – pour la plupart des jeunes femmes et des filles. Et puis un jour, Manuela m’a demandé de l’accompagner à un rendez-vous avec une avocate potentielle.

Nous nous sommes rencontrées toutes les trois dans une salle d’attente du tribunal de l’immigration à New York. L’avocate a soumis un bref questionnaire à Manuela, posant les questions en anglais, que je traduisais en espagnol. Manuela a raconté son histoire, et celle de ses filles. Elles venaient toutes d’une petite ville à la frontière des États d’Oaxaca et de Guerrero. Environ six ans plus tôt, quand la plus jeune des deux filles avait eu deux ans et que l’aînée en avait quatre, Manuela les avait confiées à leur grand-mère. Elle n’avait pas de quoi les nourrir correctement ; il était impossible d’élever les fillettes avec si peu, a-t-elle expliqué. Elle avait traversé la frontière, sans papiers, et s’était installée dans le Bronx où elle avait une cousine. Elle avait trouvé un emploi, avait commencé à envoyer de l’argent chez elle. Le projet était d’économiser et de rentrer au pays le plus vite possible. Mais elle était tombée enceinte, la vie était devenue compliquée et les années avaient passé à toute vitesse. Ses filles grandissaient, discutaient avec elle au téléphone, entendaient parler de chutes de neige, de grandes avenues, de ponts, d’embouteillages, et, plus tard, de leur petit frère. Entre-temps, la situation dans son pays était devenue de plus en plus compliquée, dangereuse, si bien que Manuela avait emprunté de l’argent à son patron et avait payé un coyote pour qu’il lui ramène ses filles.

La grand-mère avait préparé les filles pour le voyage, leur avait dit que ce serait un long périple, avait rempli leurs sacs à dos : bible, bouteille d’eau, fruits secs, un jouet pour chacune, une culotte de rechange. Elle leur avait fait des robes assorties et, la veille de leur départ, avait cousu le numéro de téléphone de Manuela sur leurs cols. Elle avait essayé de leur faire apprendre par cœur les dix numéros, mais les filles n’en avaient pas été capables. Donc elle avait cousu le numéro sur le col de leurs robes et n’avait cessé de leur répéter une seule instruction : elles ne devaient pas enlever leurs robes, jamais, et dès qu’elles arriveraient en Amérique, le premier Américain qu’elles rencontreraient, que ce soit un policier ou n’importe quelle personne, il faudrait qu’elles lui montrent l’intérieur de leur col. Cette personne composerait alors le numéro cousu sur les cols et elles pourraient parler à leur mère. Le reste suivrait.

Et c’est ce qui s’était passé, mais pas tout à fait comme prévu. Les filles étaient arrivées saines et sauves à la frontière, mais au lieu de les accompagner jusqu’au bout, le coyote les avait laissées dans le désert en pleine nuit. Elles avaient été retrouvées par la Border Patrol, assises au bord d’une route, à proximité d’un poste de contrôle, et avaient été placées dans un centre de détention pour mineurs non accompagnés. Un agent avait appelé Manuela pour lui dire que les filles avaient été retrouvées. Il avait une voix douce et gentille pour un agent de la patrouille frontalière, a-t-elle dit. Il lui avait expliqué que normalement, conformément à la loi, les enfants du Mexique et du Canada, contrairement aux enfants d’autres pays, devaient être renvoyés immédiatement. Il avait réussi à les garder en détention, mais à partir de maintenant elle allait avoir besoin d’un avocat. Avant de raccrocher, il l’avait laissée parler à ses filles. Il leur avait accordé cinq minutes. C’était la première fois, depuis qu’elles avaient entamé leur voyage, que Manuela entendait leur voix. La plus âgée avait parlé, lui avait dit qu’elles allaient bien. La plus jeune s’était contentée de respirer dans le combiné, sans rien dire.

L’avocate que nous avons rencontrée ce jour-là, après avoir écouté l’histoire de Manuela, s’est dite désolée de ne pas pouvoir la représenter. Elle a prétexté que l’affaire ne présentait pas d’éléments « assez forts », sans donner davantage d’explications. Manuela et moi avons été raccompagnées jusqu’à la sortie du tribunal, nous avons marché dans des couloirs, avons pris un ascenseur et nous sommes retrouvées dehors. Nous avons marché sur Broadway, c’était la fin de la matinée et la ville était toute bourdonnante, les immeubles hauts et solides, le ciel d’un bleu limpide, le soleil éclatant – comme si rien de catastrophique n’était en train de se produire. Je lui ai promis que je l’aiderais à démêler la situation, à trouver un bon avocat, que je l’aiderais par tous les moyens.

 

DÉCLARATION COMMUNE

Le printemps est arrivé, mon mari et moi avons rempli notre déclaration de revenus, et nous avons livré notre matériau pour le projet de paysage sonore. Il y avait plus de huit cents langues parlées à New York, et au bout de quatre ans de travail, nous les avions presque toutes enregistrées. Nous pouvions enfin passer à autre chose – à ce qui se présenterait ensuite. Et c’est exactement ce qui s’est produit : nous avons commencé à passer à autre chose. Nous allions de l’avant, mais pas tout à fait ensemble.

Je m’étais davantage impliquée dans les démêlés des filles de Manuela avec la justice. Une avocate au sein d’une association à but non lucratif avait finalement accepté de s’occuper de l’affaire et, même si les filles n’étaient toujours pas avec leur mère, au moins avaient-elles été transférées d’un centre de détention brutal et sécurisé du Texas à un environnement théoriquement plus humain – un ancien hypermarché Walmart converti en centre de détention pour migrants mineurs, près de Lordsburg, au Nouveau-Mexique. Afin de suivre l’affaire, j’avais étudié un peu plus en profondeur la loi sur l’immigration, assisté à des audiences au tribunal, parlé à des avocats. Des affaires comme celle-ci, il y en avait des dizaines de milliers dans tout le pays. Sur les six ou sept derniers mois seulement, plus de quatre-vingt mille enfants sans papiers, venus du Mexique et du Triangle du Nord – mais pour la plupart du Triangle – avaient été détenus à la frontière sud des États-Unis. Tous ces enfants fuyaient des conditions de vie indescriptibles, la maltraitance et les violences systématiques, ils fuyaient des pays où les gangs avaient fondé des États parallèles, usurpé le pouvoir et imposé leurs propres lois. Ces enfants étaient venus chercher une protection aux États-Unis, retrouver une mère, un père ou d’autres membres de leur famille ayant émigré avant eux et susceptibles de les accueillir. Ils ne couraient pas après le rêve américain, contrairement à ce qui se dit habituellement. Ils cherchaient juste un moyen d’échapper à leur cauchemar quotidien.

À cette période, la radio et quelques journaux commençaient peu à peu à rapporter des récits sur la vague d’enfants sans papiers qui affluaient dans le pays, mais aucun média ne semblait évoquer la situation du point de vue des enfants concernés. J’ai décidé de m’adresser à la directrice du Centre pour la Science Urbaine et le Progrès de NYU. Je lui ai présenté dans les grandes lignes mon projet de raconter l’histoire sous un angle différent. Après plusieurs allers-retours et quelques concessions de ma part, elle a accepté de m’aider à financer un documentaire sur la crise des enfants à la frontière. Rien de trop ambitieux : juste moi, mon matériel d’enregistrement et un calendrier serré.

Je ne l’avais pas tout de suite remarqué, mais mon mari aussi avait commencé à travailler sur un nouveau projet. Ce fut tout d’abord un tas de livres sur l’histoire des Apaches. Ils s’empilaient sur son bureau et sur sa table de nuit. Je savais que le sujet l’avait toujours intéressé, et il racontait souvent aux enfants des histoires sur les Apaches, donc ça ne m’a pas étonnée qu’il lise tous ces livres. Puis des cartes du territoire apache et des images de chefs et de guerriers ont progressivement envahi les murs autour de son bureau. J’ai commencé à avoir le sentiment que ce qui avait été chez lui l’intérêt de toute une vie se métamorphosait en un véritable sujet d’étude.

Sur quoi tu travailles ? lui ai-je demandé un après-midi.

Juste des histoires.

Sur ?

Les Apaches.

Pourquoi les Apaches ? Lesquels ?

Il a dit qu’il s’intéressait au grand chef Cochise, à Geronimo et aux Chiricahuas, car ils avaient été les derniers chefs apaches – au plan moral, politique et militaire – des derniers peuples libres sur le continent américain, les derniers à se rendre. C’était, bien entendu, une raison tout à fait incontestable d’entreprendre des recherches, mais ce n’était pas tout à fait la raison à laquelle je m’étais attendue.

Par la suite, il s’est mis à désigner ces recherches comme un nouveau projet sonore. Il a acheté des boîtes d’archivage et les a remplies de choses : livres, fiches cartonnées noircies de notes et de citations, coupures, fragments, cartes, enregistrements de terrain, extraits audio qu’il avait trouvés dans des bibliothèques municipales et des archives privées, ainsi qu’une série de petits carnets bruns dans lesquels il écrivait au quotidien, de manière presque obsessionnelle. Je me demandais comment tout cela se traduirait finalement en une œuvre sonore. Lorsque je l’ai interrogé sur toutes ces boîtes et leur contenu, ainsi que sur ses projets et dans quelle mesure ils étaient compatibles avec nos projets communs –, il a simplement dit qu’il l’ignorait encore mais qu’il me le ferait savoir bientôt.

Et lorsqu’il l’a fait, quelques semaines plus tard, nous avons discuté de ce que nous envisagions pour la suite. Je voulais me concentrer sur mon projet, enregistrer les histoires des enfants et leurs audiences au tribunal de l’immigration de New York. J’ai également dit que je songeais à poser ma candidature pour un poste dans une station de radio locale. Sans surprise, il m’a répondu que ce qu’il voulait, c’était travailler à son propre projet de documentaire sur les Apaches. Il avait fait une demande de bourse et l’avait obtenue. Il a ajouté que le matériau qu’il devait collecter pour ce projet était associé à des lieux précis, mais que ce paysage sonore-là allait être différent. Il l’appelait un « inventaire d’échos », précisant qu’il porterait sur les fantômes de Geronimo et des derniers Apaches.

Ce qui se passe lorsqu’on habite avec une personne, c’est que même si on la voit tous les jours et qu’on peut anticiper toutes ses répliques dans une conversation, même quand on peut lire ses intentions derrière ses actions et estimer de manière assez précise ses réactions selon les circonstances, même quand on est sûr que pas un seul repli de cette personne ne reste inexploré, même dans ces conditions, un beau jour, l’autre peut soudain devenir un inconnu. Ce à quoi je ne m’attendais pas de la part de mon mari, c’est qu’il me dise que, afin de pouvoir travailler sur son nouveau projet, il avait besoin de temps, et pas seulement d’un été. Qu’il avait aussi besoin de silence et de solitude. Qu’il avait besoin de s’installer de façon plus permanente dans le sud-ouest du pays.

Comment ça, de manière plus permanente ?

Probablement un an ou deux, peut-être plus. Et où dans le Sud-Ouest ?

Je ne sais pas encore.

Et mon projet ici ? ai-je demandé.

Un projet sérieux, c’est tout ce qu’il a dit.

 

SEULS ENSEMBLE

J’imagine que mon mari et moi ne nous étions tout simplement pas préparés pour la deuxième partie de notre vie ensemble, la partie où nous menions tout bonnement la vie que nous avions construite. Sans un futur projet professionnel ensemble, nous avons commencé à nous éloigner l’un de l’autre. J’imagine que nous – ou peut-être seulement moi – avions commis l’erreur très courante de penser que le mariage était un mode de mise en commun absolue, une suppression de toutes les frontières, au lieu de l’aborder simplement comme un pacte entre deux personnes acceptant d’être les gardiens de la solitude de l’autre, ainsi que Rilke ou quelque autre esprit équanime et philosophe l’avait formulé il y a bien longtemps. Mais peut-on réellement se préparer ? Peut-on affronter les effets avant de détecter les causes ?

Lors de notre fête de mariage quelques années plus tôt, un ami nous avait dit, avec cette aura prophétique qu’ont certains hommes ivres juste avant de sombrer, que le mariage était un banquet auquel les gens arrivaient trop tard, alors que tout était à moitié mangé, que tout le monde était déjà trop fatigué et avait envie de partir, sans savoir comment ni avec qui.

Mais moi, mes amis, je peux vous dire comment le faire durer éternellement ! avait-il dit.

Puis il avait fermé les yeux, plongé sa barbe dans sa poitrine et perdu connaissance dans son fauteuil.

 

RELEVÉ DÉTAILLÉ

Mon mari et moi avons passé de nombreuses soirées délicates, après avoir couché les enfants, à discuter logistique pour son projet d’emménagement dans le Sud-Ouest de manière plus permanente. De nombreuses nuits blanches à négocier, à se disputer, à baiser, à renégocier, à chercher un arrangement. J’ai passé des heures à tenter de comprendre son projet, ou du moins de l’accepter, et encore davantage à m’efforcer de trouver des moyens de le dissuader de mettre son plan à exécution. Sortant de mes gonds un soir, je lui ai même jeté à la figure une ampoule électrique, un rouleau de papier-toilette et une bordée de piètres insultes.

Mais les jours ont passé, et les préparatifs du périple ont commencé. Il faisait des recherches en ligne et achetait du matériel : glacière, sac de couchage, gadgets. Moi j’ai acheté des cartes des États-Unis. Une grande de tout le pays et plusieurs autres des États du Sud que nous traverserions probablement. Je les étudiais jusque tard dans la nuit. Et, comme le voyage devenait de plus en plus concret, j’essayais de me réconcilier avec l’idée que je n’avais d’autre choix que d’accepter une décision déjà prise, et ensuite j’ajoutais lentement mes propres conditions au contrat, faisant de gros efforts pour ne pas dresser un relevé détaillé de notre vie ensemble comme si elle pouvait désormais me donner droit à des abattements forfaitaires, une sorte d’estimation morale des pertes, des avoirs et des biens imposables. Autrement dit, j’essayais de toutes mes forces de ne pas devenir quelqu’un que je finirais par mépriser.

Je pouvais mettre à profit ces nouvelles circonstances, me disais-je, pour me réinventer professionnellement, pour rebâtir ma vie – et d’autres notions de ce type qui ne sont convaincantes que dans les prédictions des horoscopes, ou lorsque quelqu’un s’effondre et a perdu tout sens de l’humour.

Plus raisonnablement, concentrant un peu mes pensées sur des jours meilleurs, je me persuadais que le fait que nous nous écartions l’un de l’autre professionnellement n’impliquait pas nécessairement une rupture plus profonde de notre relation. Le fait de poursuivre nos propres projets ne devait pas conduire à la dissolution de notre monde ensemble. Nous pourrions descendre en voiture jusqu’à la zone frontalière dès que l’année scolaire des enfants serait terminée, et chacun travaillerait sur ses projets respectifs. Je ne savais pas trop comment, mais je me disais que je pourrais commencer des recherches, établir lentement une archive et élargir mon étude à la crise des enfants réfugiés, en partant du tribunal de l’immigration à New York, sur lequel j’avais focalisé toute mon attention, pour me fixer sur un de ses points de cristallisation géographiques dans la zone frontalière du Sud. C’était un développement évident dans la recherche proprement dite, bien entendu. Mais aussi, c’était un moyen de rendre nos deux projets, très différents l’un de l’autre, compatibles. Du moins pour l’instant. Suffisamment compatibles, à ce stade, en tout cas, pour que nous entreprenions un roadtrip familial dans le Sud-Ouest. Après cela, nous trouverions bien une solution.

 

Valeria Luiselli, Archives des enfants perdus, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, © Éditions de l’Olivier, 2019.
En librairie le 14 août 2019.

 


Valeria Luiselli

Ecrivain