Roman (extrait)

Solénoïde

Ecrivain

« Je veux écrire un compte rendu de mes anomalies. Dans ma vie obscure en marge de l’histoire (…) il s’est passé des choses qui d’ordinaire n’arrivent pas, ni dans la vie ni dans les livres. » Serait-ce à cause du champ magnétique créé par le solénoïde, énorme bobine de 9 mètres de diamètre inventée par un obscur physicien, qui ne marcha pourtant jamais, et que cet inventeur original enterra dans les fondations de sa maison. Avant de vendre celle-ci au narrateur. Il n’y a pas que des échos de Rousseau dans ce journal d’un homme hanté par le mystère de l’existence, de la vie organique, de la normalité. Borges ou Kafka rôdent non loin. Voici les deux premiers chapitres de ce chef-d’œuvre du grand écrivain roumain Mircea Cărtărescu, traduit par Laure Hinckel et à paraître aux éditions Noir sur Blanc.

1.

J’ai de nouveau attrapé des poux, cela ne m’étonne même plus, ne m’effraie plus, ne me dégoûte plus. Cela ne fait que me démanger. J’ai des lentes presque tout le temps, j’en fais tomber quand je me coiffe dans la salle de bains : des petits œufs couleur nacrée, à l’éclat sombre sur l’émail du lavabo. Il en reste pas mal entre les dents du peigne, que je nettoie ensuite avec une vieille brosse à dents, celle dont le manche de bois a moisi. Impossible pour moi d’échapper aux poux – je suis enseignant dans une école de la périphérie. La moitié des enfants ont des poux, on les trouve à la rentrée, lors de la visite médicale, quand l’infirmière écarte les mèches avec les gestes experts des chimpanzés – mais sans écraser entre ses dents les carapaces de chitine des insectes capturés. En revanche, elle conseille aux parents une solution crayeuse et blanche, qui sent la chimie, la même que les enseignants finissent par utiliser aussi. En quelques jours, toute l’école en arrive à sentir la solution anti-poux.

Ce n’est pas si grave, car au moins nous n’avons pas de punaises, on n’en a pas vu depuis longtemps. Je me souviens d’elles, j’en ai vu de mes propres yeux quand j’avais trois ans, dans la petite maison du quartier Floreasca où j’ai vécu dans les années 1959-1960. Papa me les montrait, quand il soulevait brusquement le matelas du lit. Elles étaient comme des petits grains écarlates, aussi luisants que des fruits des bois, aussi durs que ces baies noires du lierre dont je savais qu’il ne fallait pas les porter à la bouche. Sauf que ces grains entre le matelas et le cadre du lit couraient vite vers les coins sombres et leur précipitation me faisait rire. J’étais impatient que papa soulève de nouveau le lourd matelas par le coin (au changement des draps) pour revoir les petites bêtes dodues. Je rigolais tellement que maman, qui me laissait les cheveux longs et pleins de boucles, me prenait dans ses bras en me lançant d’invisibles postillons affectueux pour me protéger


Mircea Cărtărescu

Ecrivain, Poète, critique littéraire